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Document généré le 21 juin 2018 19:22 Études françaises Ceci n’est pas un vieux nègre : le corps ambivalent chez Oyono Christiane Ndiaye La représentation ambiguë : configurations du récit africain Volume 31, numéro 1, été 1995 URI : id.erudit.org/iderudit/035963ar DOI : 10.7202/035963ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Ndiaye, C. (1995). Ceci n’est pas un vieux nègre : le corps ambivalent chez Oyono. Études françaises, 31(1), 23–38. doi:10.7202/035963ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal , 1995

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Document généré le 21 juin 2018 19:22

Études françaises

Ceci n’est pas un vieux nègre : le corps ambivalentchez Oyono

Christiane Ndiaye

La représentation ambiguë : configurations du récitafricainVolume 31, numéro 1, été 1995

URI : id.erudit.org/iderudit/035963arDOI : 10.7202/035963ar

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Éditeur(s)

Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN 0014-2085 (imprimé)

1492-1405 (numérique)

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Citer cet article

Ndiaye, C. (1995). Ceci n’est pas un vieux nègre : le corpsambivalent chez Oyono. Études françaises, 31(1), 23–38.doi:10.7202/035963ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Les Presses de l'Université deMontréal , 1995

Ceci n'est pas unvieux nègre :le corps ambivalentchez Oyono

CHRISTIANE NDIAYE

Les romans de Ferdinand Oyono font aujourd'hui partiedes classiques qui ont déjà suscité d'innombrables lectures etqu'on n'a pourtant pas fini de lire. C'est le cas surtout duVieux Nègre et la médaille qui, depuis sa parution, a provoquéchez les lecteurs des réactions difficilement conciliables.Tandis que certains l'ont salué comme une satire efficacedénonçant avec brio les méfaits du système colonial, d'autresn'y ont vu que caricatures réductrices, misérabilisme, etconstat d'échec devant le pouvoir du colonisateur. Le com-mentaire indigné de Y.S. Kantanka Boafo est particulièrementintéressant à cet égard: «le climat colonial évoqué dans leroman est infiniment plus clément, écrit-il, que celui de beau-coup d'autres romans traitant du même sujet. Enfin, le por-trait des Blancs est, paraît-il, plus charmant que celui desNoirs1». «Bref, conclut-il, un tableau relativement beau desBlancs2». Et c'est sans doute le mot-clé dans cette contro-verse : relativement.

Une représentation n'est jamais que plus ou moins«vraie » par rapport au réfèrent réel. L'artiste, qu'il soit écrivain,

1. Y.S. Kantanka Boafo, « Portraits dans Le Vieux Nègre et la médaille»Présence Francophone, n° 19, automne 1979, p. 41.

2. Y.S. Kantanka Boafo, Ibid., p. 39.

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peintre ou danseur, en prend son parti en adaptant du mieuxqu'il peut son système sémiotique à son propos. Cette «adap-tation» est évidemment tributaire des conventions qui ré-gissent les différentes formes de communication dans lemilieu socio-culturel où œuvre l'artiste. Le problème deslecteurs d'Oyono (et des autres romanciers africains dits «réa-listes») est que ces conventions ne sont pas (encore?) claire-ment établies. Dans un contexte où l'écriture rencontre destraditions orales elles-mêmes encore en évolution, celui quidécide de «raconter une histoire» dispose de diverses tech-niques de représentation qu'il peut combiner à son gré. D'oùla question insoluble qui se pose, à savoir si l'avènement duroman en Afrique constitue une rupture avec les traditions ouplutôt une continuation des conventions existantes par assimi-lation d'autres formes d'expression. Ce qu'on oublie parfoisdans ce débat, c'est que la richesse de signification des repré-sentations en question ne relève pas de leur degré de réa-lisme. Boafo se serait-il indigné devant une manifestationparodique traditionnelle de type théâtral, par exemple, enconsidérant que le masque d'Oyibo (l'Homme Blanc) est plus«charmant» que celui des personnages noirs, «féroces» ouplus «comiques3», ou parce que la représentation est réduc-trice par rapport à l'idée qu'on se fait de la chose représentée ?Le malentendu vient manifestement des notions de «portrait»et de «réalisme4». Or, comme le souligne B. Mouralis à pro-pos des œuvres de Mongo Beti, Ousmane Sembène, WilliamsSassine, Ousmane Socé et quelques autres, «pas plus que lathéorie de la chute des corps ne représente le réel dont j'ail'expérience immédiate, les romanciers examinés ici ne nousproposent une représentation de la réalité»; pour mieuxappréhender les divers sens possibles de ces textes, il faudrait,suggère-t-il, « s'écarter du concret, de l'immédiat et du recon-naissable5».

De ce point de vue, il est plutôt surprenant que certainslecteurs soient aussi déroutés par le manque de «vérité» des«portraits» d'Oyono. En créant des personnages aussi peu«reconnaissables», l'écrivain n'affirme-t-il pas clairement sestechniques, signifiant par là, presque aussi explicitement que

3. Voir la description que fait Ruth Finnegan des «ghost plays» dusud-est du Nigeria, dans Oral Literature in Africa, Nairobi, Oxford UniversityPress, 1976, p. 510-12.

4. Notons que Boafo n'est pas le seul à déplorer les procédés d'Oyo-no. Kwabena Britwum, par exemple, abonde dans le même sens dans « Lespitreries de Meka : notes sur le comique dans Le Vieux Nègre et la médaille deFerdinand Oyono», Présence Francophone, n° 19, automne 1979, p. 49-58.

5. Bernard Mouralis, «Pays réels, pays d'utopie», Notre Librairie,n° 84, juillet-septembre, 1986, p. 55.

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ne le fait le célèbre tableau de Magritte, que «ceci n'est pasune pipe»? N'invite-t-il pas, justement, son lecteur à considé-rer que toutes les représentations («réalistes» ou autres) sevalent en tant que signes et que le sens de son propos résidedans la manipulation et la combinaison de ces signes et nondans une quelconque ressemblance avec les phénomènes dé-signés de la réalité concrète ?

Autrement dit, Oyono ne procède-t-il pas comme le fontles conteurs «depuis toujours» en prenant pour support deson histoire des personnages stylisés que tous reconnaissentcomme fictifs et qui permettent à chacun d'apprécier le récitselon son propre état d'esprit? Certains peuvent se contenterde passer un moment de détente agréable en savourant l'artdu conteur, tandis que d'autres chercheront des significationsplus complexes, « cachées », concernant les mystères de la vie6.Minyono-Nkodo abonde d'ailleurs dans le sens de Mouralis enaffirmant que tous les arts africains se caractérisent par cettetechnique de la stylisation :

Le souci fondamental de l'art africain n'est donc pas de repré-senter, de peindre la réalité d'après nature, mais de suggérer laréalité, disons mieux la vérité. [...] Le tableau, comme la statue,comme le masque, sont donc des signes et pourquoi pas deslivres, énigmatiques, ouverts à la compréhension des initiés7.

Le Vieux Nègre et la médaille fait manifestement partie de ceslivres-signes énigmatiques qui «suggèrent» des «vérités»plutôt que d'essayer de les «peindre» selon des procédésdits réalistes. Les lecteurs qui s'intéressent à la dimension co-mique du roman l'admettent d'ailleurs d'emblée : « dès cetteépoque héroïque où le carcan réaliste enserre encore étroi-tement le roman africain, paraissent deux œuvres qui onttrouvé une façon [...] de le déserrer, de lui donner un peude "jeu", de s'en "dégager" [...]8», souligne N. Martin-Gravel,en précisant que l'une des œuvres en question est Le VieuxNègre et la médaille d'Oyono.

Mais de quelles «vérités» s'agit-il alors? Dans la mesureoù les «créatures» d'Oyono n'appartiennent pas au réper-toire traditionnel (devant lequel l'auditoire «sait» comment

6. Voir à ce propos les remarques de Ruth Finnegan sur les contesdont les personnages sont des animaux, op. cit., p. 350-51.

7. Mathieu François Minyono-Nkodo, « Le monde romanesque deFerdinand Oyono ou pour une esthétique de la décadence», dans Colloquesur littérature et esthétique négro-africaines, Dakar, Nouvelles Éditions Afri-caines, 1979, p. 178.

8. Nicolas Martin-Gravel, Rires Noirs. Anthologie de l'humour et dugrotesque dans le roman africain, Paris, Éditions Sépia, 1991, p. 11.

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réagir), le cas du Vieux Nègre et la médaille demeure complexe.Faut-il rire, se désoler ou se révolter devant cet assemblage defigures grotesques? Pourquoi mettre en scène tant de laideurphysique et morale, au point où le comique même du récit setrouve compromis (à en juger par les réactions citées) ?Quelle «théorie de la chute des corps» Oyono cherche-t-ilainsi à démontrer? Ne s'agit-il que d'une «esthétique de ladécadence » développée à travers la pratique généralisée de lacaricature et qui vient renforcer une vision du monde émi-nemment pessimiste, affirmant l'universalité du Mal, du Men-songe et de la Médiocrité9? Minyono-Nkodo lui-même, quis'efforce d'illustrer cette hypothèse, concède que «la philo-sophie de la vie» qui se dégage de l'œuvre d'Oyono est enmême temps, «paradoxalement», optimiste et empreinted'humour10. Mais peut-être suffira-t-il d'élargir quelque peul'analyse des figures stylisées d'Oyono que Minyono-Nkodo aamorcée (et qui est incomplète selon le critique lui-même)pour établir que le paradoxe n'est qu'apparent.

En effet, la lecture du critique camerounais semble sepiéger elle-même en prenant comme point de départ lanotion de la caricature définie en termes remarquablementélitistes et occidentaux.

Et d'abord le terme de caricature. Ce terme appartient avanttout au domaine de la peinture. La caricature consiste dans lareprésentation grotesque de personnes, de situations, d'événe-ments, d'objets... que l'on veut rendre risibles par la déforma-tion ou par la charge. Ajoutons enfin qu'il s'agit d'un art assezrécent dont Hogarth, Rowlandson, Gillray, Newton en Angle-terre, et le Poitevin, Daumier et Félicien Rops, en France, sontles véritables fondateurs européens11.

Et s'il ne s'agissait pas de cet «art assez récent» de la carica-ture, mais bien d'une forme de représentation grotesqueplus ancienne, enracinée dans la culture populaire? C'estune piste de lecture que suggèrent les travaux de MikhaïlBakhtine dont plusieurs portent sur une imagerie ambiva-lente comparable à celle qu'Oyono produit dans ses romans.Peut-être pourra-t-on en effet découvrir le secret du «double

9. Mathieu François Minyono-Nkodo, op. cit., p. 175.10. Ibid., p. 181.11. Ibid., p. 176. L'étude de Gerald Storzer achoppe sur cette même

difficulté de trouver une définition adéquate pour le type de «caricature»développé par Oyono. Voir «Narrative Techniques and Social Realities inFerdinand Oyono's Une vie de boy and Le Vieux Nègre et la médaille», Critique :Studies in Modem Fiction, vol. XIX, n° 3, 1978, p. 89-102.

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langage12» d'Oyono dans ces représentations grotesques, maisà condition de les interpréter d'un point de vue populaire.

L'on sait que les études de Bakhtine situent l'origine del'imagerie grotesque dans les traditions populaires du MoyenÂge et de la Renaissance européens. Cependant, il soulignelui-même que le phénomène est beaucoup plus répandu :

Le mode grotesque de représentation du corps et de la viecorporelle a dominé des milliers d'années dans la littératureécrite et orale. Considéré du point de vue de sa propagation effective,il est encore prédominant au moment présent : les formes grotesquesdu corps prédominent dans l'art non seulement des peuplesnon européens, mais même dans le folklore européen (surtoutcomique) [...]13

Étant donné qu'aucune étude aussi exhaustive portant surl'humour et le grotesque dans les traditions populaires afri-caines n'existe, à ce jour, les remarques de Bakhtine peuventêtre utiles comme points de repère pour cerner les enjeuxde ce mode de représentation, tel qu'il se manifeste dans lesromans d'Oyono14.

A travers les traditions populaires de la représentations'exprime une vision du monde bien particulière, soutientBakhtine, laquelle se révèle notamment au moment du carna-val et dont le grotesque résume, en quelque sorte, les prin-cipes fondamentaux. Selon Bakhtine, le monde du carnavalest un monde profondément ambi-valent dans la mesure où ilfait co-exister deux conceptions du monde, deux systèmes devaleurs, c'est-à-dire, d'une part, la vision du monde des institu-tions sociales officielles qui prônent la stabilité et la perma-nence (y compris dans le domaine des codes esthétiques) et,d'autre part, la conception populaire — carnavalesque — deschoses qui privilégie, au contraire, le renouveau et le devenir.Aucune des deux conceptions n'élimine complètement l'autre ;ce n'est pas de l'anarchie qui se produit au moment du carnaval,

12. L'expression est ici empruntée à K. Harrow, qui, dans une étuderécente, examine d'autres aspects du «paradoxe» des romans d'Oyono, ens'appuyant, entre autres, sur les travaux de Henry Louis Gates concernant la« bivocalité » dans la tradition discursive des peuples noirs. Voir KennethHarrow, « Of Fathers and Sons — A Cusp in African Literature », dans Thres-holds of Change in African Literature, Portsmouth, NH, Heinemann, 1994,p. 152-3.

13. Mikhaïl Bakhtine, L'Œuvre de François Rabelais et la culture popu-laire au moyen âge et sous la renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard,1970, p.317.

14. L'anthologie de Martin-Gravel ne s'intéresse qu'aux textes écrits;elle n'a pas l'ambition de remonter au-delà pour rechercher les origines dugrotesque dans les traditions orales.

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mais une relativisation des vérités reçues. La logique carnava-lesque englobe, en quelque sorte, la conception du mondeofficielle; elle s'empare de ses symboles, les inverse, les ren-verse, les transpose du sérieux dans le comique et réussit ainsià relativiser tout ce qui relève de l'ordre établi15.

L'image grotesque du corps humain occupe une placede choix dans ce monde à l'envers. Les travaux de Bakhtineont démontré qu'il s'agit d'une représentation fondée surl'exagération et le fantastique, qui n'a donc rien de «réa-liste», mais qui sert à abolir les hiérarchies sociales, à intégrerl'être humain à la nature et au cosmos, à rabaisser tout ce quise veut «noble», «spirituel», ou «supérieur», au niveau ducorps et du concret. Ce sont des représentations hybrides quirelativisent également le phénomène de la mort en affirmantles principes de la vie en tant que processus de changement.Contrairement à cet «art assez récent» — bourgeois — de lacaricature, l'imagerie grotesque de type carnavalesque necherche pas simplement à dénigrer tel individu, tel groupesocial. Elle n'est pas purement négative; elle illustre les di-verses phases du devenir propre aux organismes vivants.

Le grotesque ambivalent s'oppose par conséquent àl'esthétique préconisée, généralement, par les instances offi-cielles, dans la mesure où il ne représente pas le corps humaincomme une entité parfaite, autonome, idéale. Tandis que lesconventions reconnues par l'ordre établi tendent à valoriserles corps jeunes, beaux, forts, parfaitement proportionnés,sans le moindre défaut, sans devenir ni besoins, l'imageriegrotesque met en scène tous les corps possibles imaginablesen mettant l'accent, justement, sur leurs «imperfections» et lesfonctions naturelles. Voici quelques précisions de Bakhtine.

le corps grotesque est un corps en mouvement. Il n'est jamais prêt niachevé : il est toujours en état de construction, de création et lui-mêmeconstruit un autre corps; de plus, ce corps absorbe le monde et estabsorbé par ce dernier [...].

C'est pourquoi le rôle essentiel est dévolu dans le corpsgrotesque à ses parties, ses endroits, où il se dépasse, franchit sespropres limites, met en chantier un autre (ou second) corps : le ventreet le phallus; ce sont ces parties du corps qui sont l'objet deprédilection d'une exagération positive, d'une hyperbolisation ;elles peuvent même se séparer du corps, mener une vie indépen-dante, car elles évincent le restant du corps relégué au secondrang [...]. Après le ventre et le membre viril, c'est la bouche quijoue le rôle le plus important dans le corps grotesque, puis-qu'elle engloutit le monde; et ensuite le derrière. Tous cesexcroissances et orifices sont caractérisés par le fait qu'ils sont le

15. Voir Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 19.

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lieu où sont surmontées les frontières entre deux corps et entre le corpset le monde, où s'effectuent les échanges et les orientationsréciproques. C'est la raison pour laquelle les événements prin-cipaux, qui affectent le corps grotesque, les actes du drame cor-porel, — le manger, le boire, les besoins naturels (et autresexcrétions: transpiration, humeur nasale, etc.), l'accouple-ment, la grossesse, l'accouchement, la croissance, la vieillesse,les maladies, la mort, le déchiquetage, le dépeçage, l'absorp-tion par un autre corps — s'effectuent aux limites du corps et dumonde ou à celles du corps ancien et du nouveau ; dans tous cesévénements du drame corporel, le début et la fin de la vie sontindissolublement imbriqués16.

Ces observations suggèrent déjà assez que la « décadence »aussi peut être perçue comme un phénomène tout relatif.

Il faut noter, par ailleurs, que la représentation gro-tesque du corps ne se limite pas aux apparences extérieures,comme le voudrait la conception habituelle du «beau». Legrotesque carnavalesque s'intéresse aussi à la physionomie in-terne du corps : il met en valeur le sang, les entrailles, le cœuret les autres organes17, ainsi que toutes les matières quientrent et sortent du corps humain. Ce qui est beau dans lecorps grotesque, ce n'est pas son aspect extérieur, son appa-rence, mais sa fonction. Le corps humain est perçu comme unmicrocosme où est conservé quelque chose de la force cos-mique qui assure la régénération constante de l'espècehumaine.

Si l'on relit le texte d'Oyono à la lumière de cette inter-prétation du grotesque, l'on peut relever sans difficulté laplupart des caractéristiques citées. Quelques exemples suffi-ront à illustrer qu'en insistant sur le « bas corporel » le textene se complaît pas dans un misérabilisme malsain, mais metplutôt en œuvre, au niveau des techniques de la représenta-tion, le principe du changement et de renouveau évoqué plusexplicitement par la thématique du roman. On s'accorde eneffet, généralement, pour voir dans les mésaventures du vieuxMeka une sorte de descente aux enfers où le bon colonisécrédule meurt pour donner naissance à un rebelle lucide quiest désormais immunisé contre les manipulations du Blanc18.Il n'y a donc pas que déchéance ; il y a aussi régénération.

En examinant de près les figures grotesques d'Oyono,on peut en dégager un processus analogue. Les «caricatures»ne paraissent alors plus comme une simple technique

16. Ibid., p. 315-16.17. Ibid., p. 316.18. Voir Kenneth Harrow, op. cit., p. 165 et Minyono-Nkodo, op. cit.,

p. 175.

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comique visant uniquement la dérision, mais plutôt commeune stratégie esthétique dont le but est de refuser, à un niveauplus fondamental, celui des modes d'expression, les valeursimposées par la «vision du monde officielle» qui, en l'occur-rence, est celle des colonisateurs blancs. Tandis que les mis-sionnaires prêchent le perfectionnement et incitent lesindigènes à développer leur vie spirituelle, tandis que lesAutorités sévissent au nom d'une Civilisation où tout est censéêtre Noble puisque la liberté-fraternité-égalité règne, les re-présentants de cet Ordre exemplaire se livrent sans retenue àl'oppression et à tous les plaisirs de la vie matérielle. Cettehiérarchie basée sur de fausses apparences et un discoursmensonger est non seulement dénoncée par le récit mais sys-tématiquement renversée par les procédés figuratifs du textequi rabaissent tout et tous au niveau du corps et de la viequotidienne concrète, matérielle. Car n'est-ce pas là, précisé-ment, que commence la liberté-fraternité-égalité ?

Ce phénomène de «nivellement» de tous les êtresvivants a déjà été signalé par Marcellin Boka, dans son étudedes figures de style qu'il commence en précisant qu'Oyono«met en œuvre tout un ensemble de techniques d'approcheayant pour objet de mêler dans une étrange promiscuité leshommes, les animaux et les choses [...]19». Ainsi, en faisantl'inventaire des comparaisons, Boka démontre que tous lespersonnages, sans exception, Blancs et Noirs, sont affublés detraits divers suscitant des rapprochements avec toutes sortesd'animaux : chiens, gorilles, buffles, lézards, ânes, antilopes,chèvres, chameaux, etc.20 Mais ce n'est qu'un aspect de l'ima-gerie grotesque; les créatures d'Oyono «franchissent leslimites» de bien d'autres manières encore.

Il est incontestable, par exemple, que le roman privilégieles scènes où se déroulent les « actes du drame corporel » : unematière abondante entre et sort des corps humains, noirs etblancs. Les moments-clés du roman, notamment, sont marquéspar des festivités où tous mangent et boivent ensemble à satiété,partageant les joies, les peines et la révolte de Meka. Lestoutes premières velléités de cette révolte apparaissent d'ail-leurs au début du récit où Meka se permet de boire un petitcoup chez Mami Titi, dans son débit clandestin d'«africa-gin», malgré les interdictions formelles du Révérend PèreVandermayer et du Commandant. Après avoir fraternisé unmoment avec les autres buveurs, Meka reprend sa route vers la

19. Marcellin Boka, « Comparaisons et métaphores. Fonction et signi-fication dans Le Vieux Nègre et la médaille de F. Oyono », Revue de littérature etd'esthétique négro-africaines, n° 2, 1979, p. 49.

20. Ibid., p. 54-56.

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Résidence, où il est convoqué, se sentant «libéré, jeune, heu-reux...21» au point de chanter une chanson lubrique et d'es-quisser un pas de danse. De même, la supercherie queconstitue la remise de la médaille est révélée justement aumoment d'une autre «beuverie», c'est-à-dire lors du fameuxvin d'honneur où le « Grand Chef des Blancs», après avoir faitun beau discours sur l'amitié, refuse l'invitation du médailléde venir manger son bouc avec lui et ses amis. Et c'est encoreen buvant avec ses amis que Meka fête son retour chez lui (sadésaliénation) en savourant l'idée qu'il aurait pu obliger leGrand Chef à épingler la médaille trompeuse sur son cache-sexe, en ne mettant rien d'autre. Ainsi le corps et ses fonc-tions naturelles participent au périple de Meka et «dirigent»même chaque étape de son évolution vers une vie nouvelle,moins corrompue par les exigences dénaturantes de la «civili-sation».

Une lecture attentive révèle, par ailleurs, que cette logiquedu rabaissement et de l'accentuation des principes de la viedans ses manifestations les plus élémentaires prend d'autresformes encore. Dès la première page, le bon croyant et colo-nisé exemplaire qu'est Meka est présenté au lecteur par sanarine gauche, orifice remarquable, où tombe le rayon desoleil qui réveille cet Ami-des-Blancs (VN, 9). Ce rayon, quali-fié de «bonjour du Seigneur», anéantit à lui seul tout le dis-cours des institutions religieuses en suggérant que l'homme n'aaucunement besoin des hiérarchies ecclésiastiques pour com-muniquer avec Dieu : celui-ci peut très bien atteindre l'âmedu croyant en passant par son corps. Voilà donc résumée encette seule image d'«orientation réciproque» toute la problé-matique du «réveil» (d'un vieillard «endormi») à un moded'être «naturel» où rien n'entrave la communication.

Nous assistons ensuite aux préparatifs de la journée duvieil homme, dont le premier soin est d'aller faire ses besoinsderrière un buisson où une truie attend impatiemment qu'ilfinisse (VN, 10). On voit que, d'emblée, le texte insiste poursituer l'homme au sein de la nature, dans une chaîne alimen-taire où chaque maillon a son importance et où le mépris etles bons sentiments «civilisés» n'ont pas leur place. Cettemême scène se reproduit, en outre, à la fin du roman où lasignification affirmative est renforcée par la prise de cons-cience de Meka; la dimension satirique s'y rajoute pour créerl'ambivalence réellement carnavalesque de la scène. Au

21. Ferdinand Oyono, Le Vieux Nègre et la médaille, Paris, Union Gé-nérale d'Editions (Julliard), Coll. 10/18, 1956, p. 18. Toutes les référencesultérieures à cet ouvrage seront identifiées par le sigle VN suivi du numéro depage, entre parenthèses dans le texte.

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retour de sa nuit «aux enfers», le profil de la truie évoque,dans l'esprit de Meka, l'image du commandant blanc :

— Je vois, haleta-t-il. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt? Ceprofil est bien celui du Chef des Blancs... Le monde vientvraiment de Dieu, répétait-il, on ne peut pas dire que ce n'estpas le même ouvrier qui a fait le Chef des Blancs et cecochon... (VN, 160)

C'est donc d'abord dans la nature que se manifeste «l'ou-vrier» qui a créé un monde où la laideur et l'imperfectionsont le partage de tous, humains et animaux.

D'autres descriptions effectuent des rabaissements ana-logues. Le catéchiste Ignace Obebé, notamment, se distingueplus par son gros ventre, sa «masse de chair» (VN, 20), sagourmandise et sa voix fluette (VN, 27) que par sa connais-sance de l'évangile. D'ailleurs, ses tentatives de prêcher labonne parole lui attirent plutôt les moqueries des villageoisqui estiment que «s'il n'a rien entre les jambes, il n'a qu'à setenir tranquille » (VN, 30). Le symbolisme de cette représenta-tion du catéchiste ne peut échapper au lecteur : c'est encoreau niveau du corps qu'Oyono représente l'impuissance que lasoumission à l'institution religieuse produit chez les indi-gènes. La représentation des croyants se préparant à la prièretraduit la même attitude irrévérencieuse devant les chosesabstraites et «spirituelles» : «Quand tous les derrières furenten l'air, il [Meka] posa la main sur le front. — Au nom duPère, commença-t-il. » (VN, 90).

L'admiration du personnage de De Gaulle qu'on a voulususciter chez les Africains fournit à Oyono la matière pourd'autres transferts grotesques. Sur la route menant à Doum,les parents de Meka et Kelara s'arrêtent chez des amis etrencontrent un petit personnage que le texte présentecomme suit :

Le fils de Binama était né à l'époque où le nom du célèbregénéral était en vogue. C'était au lendemain de la DeuxièmeGuerre mondiale. Tout était De Gaulle comme tout était main-tenant zazou. Le portrait du général était dans toutes les cases.Il y avait des De Gaulle filles, des De Gaulle garçons. Celui quisalissait les cuisses d'Amalia avait cinq ans. (VN, 68)

Ce petit De Gaulle sale possède, par ailleurs, tous les attri-buts du corps grotesque répertoriés par Bakhtine :

De Gaulle, un doigt dans le nez, avança vers Engamba. On nepouvait savoir quel était exactement son teint. Toute la pous-sière ocre de la cour, mêlée aux cendres du foyer et à l'huilede palme qui avait dégouliné sur son petit ventre ballonnéavaient formé un enduit polychrome rayé de traces de gouttes

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d'eau. Son nombril, ferme et volumineux comme un sein dejeune fille, s'inclinait vers son petit prépuce noirci par le fondde marmite qu'il avait tenu entre ses jambes. (VN, 67)

Voilà un petit corps tout en excroissances et orifices qui endit long sur ce que la France, en la personne de De Gaulle, aapporté à l'Afrique.

Chez le personnage principal, Meka, c'est aussi le corps,en premier lieu, qui dément les discours trompeurs dont sonesprit crédule a encore du mal à se dessaisir. On peut mêmedire que le corps du vieillard fait preuve d'une sorte d'autono-mie et procède à sa propre révolte, devançant celle de laconscience de Meka. Ce sont les « événements du drame cor-porel » qui forcent cet esprit engourdi par le discours officiel àdevenir plus lucide. Comme il a déjà été signalé, c'est d'abordla soif et l'angoisse qui poussent Meka à poser un petit gestede «désobéissance civile» plutôt malgré lui. Le jour de lacérémonie, au milieu de son cercle de chaux où il attendhéroïquement la venue du Grand Chef, c'est une autre « envie »qui vient interrompre le petit discours d'auto-encouragementconcernant l'Honneur, la Force et la Dignité que le médaillése tient à lui-même.

«Même s'il arrivait à la nuit, j'attendrais, se dit-il. Même s'ilarrivait demain, dans un an ou à la fin du monde... »Tout à coup, un pli barra son visage qui prit une expressionsinistre. Il lui sembla que son bas-ventre lui pesait. Il sentaitvenir de loin, de très loin, l'envie de satisfaire un petit besoin.(VN, 98)

Cependant, Meka résiste à cet appel de son corps; au lieu des'en aller pour satisfaire ce besoin, il se fait violence, s'ef-force de penser à autre chose et, finalement, en désespoirde cause, selon son habitude, s'adresse à Dieu :

Dieu Tout-Puissant, pria-t-il intérieurement. Toi seul qui voistout ce qui se passe dans le coeur des hommes, Tu vois quemon plus cher désir en ce moment où j'attends la médaille etle Chef des Blancs, seul dans ce cercle, entre deux mondes[...], mon cher et grand désir est d'enlever ces souliers et depisser... oui, de pisser... (VN, 99)

Et il faut croire que le Tout-Puissant entend cette prièreplutôt originale et qu'il intervient de nouveau au niveau ducorps puisque le supplicié parvient à dompter son corpsrebelle et à se comporter encore quelque temps en boncolonisé « civilisé ».

Ce vieux corps fatigué d'obéir n'a toutefois pas dit sondernier mot. Ayant obligé Meka à faire un petit somme au

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beau milieu des palabres du vin d'honneur, le corps révoltétrahit à nouveau son maître lorsque celui-ci se fait interpellerpar des policiers, la nuit, en plein orage, dans le quartier desBlancs où il s'est égaré. Sommé de produire ses papiers, Mekacherche fébrilement et, pour mieux explorer ses poches, dé-boutonne sa veste et déboucle sa ceinture. Se méprenant surles intentions du vieillard, l'un des gardes le saisit brutalementpar la nuque et lui lance : « Cache-moi ton vieux derrière ! Etmontre-moi tes papiers! [...] » (VN, 137). Évidemment, le sim-ple fait de suggérer qu'on puisse vouloir montrer son derrièreau lieu de montrer ses papiers constitue un autre rabaisse-ment des symboles de l'ordre établi, typique du grotesque, et,en ce qui concerne Meka, se lit comme un nouveau pas invo-lontaire vers la révolte ouverte.

Comme on le sait, cette révolte aura lieu en prison, fina-lement, lorsque le médaillé déchu s'attaque physiquement àses gardes et, par la suite, refuse de donner la main au Com-missaire (Gosier d'Oiseau) sous prétexte que ses mains sontboueuses (VN, 153). Vive le corps sale! Cependant, même siMeka a perdu toutes ses illusions quant aux intentions desautorités politiques, il reste soumis au Dieu que les Blancs luiont appris à invoquer. C'est ainsi que, après sa nuit de mal-heurs, traversant la «forêt du retour» (VN, 159), Meka en-tame machinalement sa prière du matin. Mais voilà que soncorps intervient encore pour l'amener à achever sa reconver-sion à ses valeurs antérieures: «II marchait gravement, lesbras croisés sur la poitrine, les yeux levés au ciel, jusqu'à ceque son gros orteil butât sur un caillou» (VN, 156). Ce «re-tour au réel» lui fait non seulement oublier sa prière, mais luirappelle du même coup la conception du monde de ses ancê-tres : «Son gros orteil buta encore sur une racine. —Je tom-berai décidément sur un bon repas! dit-il» (VN, 158).Quelques pas plus loin, un oiseau lui laisse tomber ses excré-ments sur la tête :

— Quelle chance ! dit Meka en se passant la main sur la têtepour mieux y écraser la fiente céleste. [...]

Toutes ces superstitions avaient rejailli dans son esprit, ba-layant comme un raz de marée des années d'enseignement etde pratique chrétiens. (VN, 158-9)

Le corps du colonisé malmené a répondu à l'appel de la«forêt du retour» : Meka rentre chez lui ayant retrouvél'harmonie de l'esprit et du corps, de l'homme et de lanature. C'est dans la boue et au cœur des éléments déchaî-nés, en écoutant les besoins de son corps, que le vieux nègreaccomplit sa renaissance. Et le récit de s'achever sur ungrand rire régénérateur qui jaillit des corps en liesse et se

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perd dans le paysage environnant. Le vieux nègre a reprispossession de son espace22.

Bouches édentées, fesses et seins allègrement décou-verts, ventres et doubles mentons tressautants, crânes lissescomme des œufs, visages ridés et rugueux comme des peauxde lézard, tas d'immondices et poto-poto : tout cela n'est-ilque déchéance et caricature «impardonnable23»? Ou est-cel'expression d'une conception du monde autre où les «actesdu drame corporel» ne sont ni beaux ni laids mais simple-ment une «vérité» incontournable de la vie humaine? D'ail-leurs, dans un monde où les beaux habits ne servent qu'àcamoufler des imperfections de toutes sortes, être « mal vêtu »n'est peut-être pas si déplorable. Le portrait des Blancs est-ilréellement plus «charmant» que celui des Noirs? Selon quelscritères? Ce qui est certain, c'est que la fête qui se produit auretour de Meka est l'occasion d'une manifestation de vitalité(sinon de révolte) qu'Oyono ne décrit nulle part chez lesBlancs. Et qui a décrété que la vieillesse, la décadence et lapauvreté matérielle sont des réalités indignes d'être représen-tées? Ne vaut-il pas mieux être simplement un «vieux nègre»que d'être «le dernier des imbéciles» affublé de médailles etde vestes zazous?

Autrement dit, ce qui ressort de l'analyse de l'imageriegrotesque chez Oyono, c'est que la question n'est pas de sa-voir qui, du Blanc ou du Noir, est plus beau, meilleur, pluscivilisé. Tant qu'on pose le problème en ces termes, on évalueles choses selon les critères de l'Autre; on continue à repré-senter le réel selon des conventions sémiotiques empruntées.Or, le mérite d'Oyono est d'avoir changé complètement deparadigme, dans ses procédés de représentation. Pour parlerde dépossession, d'incommunication, d'injustice, de déshu-manisation, etc., il emploie des techniques qui, en mêmetemps, affirment la primauté de la Vie sur toutes choses. Pour-quoi Oyono met-il en scène un peuple qui «ne semble pasvouloir examiner la possibilité de s'opposer aux Blancs24»?Prône-t-il la résignation ? Le refus de Meka de serrer la maindu Commissaire et l'idée de se faire épingler une médaille surle cache-sexe suggèrent tout autre chose. D'ailleurs, les contesde la tradition orale enseignent « au peuple » depuis les tempsanciens, qu'il y a bien des façons de s'opposer aux prédateurs.

22. Kenneth Harrow écrit : « Laughter functions as the novel's ultimatestrategy of revolt, reversing the previous perspectives : the initial laughter at thewhite's hypocrisy and failings turns into an affirmation of a long-suppressedidentity», op. cit., p. 171.

23. C'est, on s'en doute, le mot de Boafo, op. cit., p. 44.24. Ibid., p. 42. Marcellin Boka tire Ia même conclusion, op. cit., p. 65.

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Dans les contes d'animaux, c'est rarement le plus fort quil'emporte mais plutôt le petit animal rusé qui se sert dessituations propices pour piéger son adversaire. Pourquoi sejeter dans la gueule du loup25? Ce qu'Oyono met en scène, cen'est pas un peuple naïf ou résigné ; c'est un peuple qui aimevivre et qui croit viscéralement aux forces vitales de la natureet de la nature humaine. En attendant son heure, il pratiqueune résistance pacifique : il refuse de se laisser abattre ; ils'entête à vivre. Tant qu'il continue à manger, à boire, à rireet à danser, à célébrer collectivement ses morts et ses nais-sances, ni injustices, ni privations matérielles, ni exploitationsne pourront jamais le déshumaniser. Du moins est-ce cequ'on peut lire à travers les traits ambivalents de l'imageriegrotesque d'Oyono.

Que cette esthétique concrétise une vision du mondebien africaine ne fait, par ailleurs, aucun doute. M. Boka, parexemple, bien qu'il conclue aussi au pessimisme d'Oyono,n'hésite pas à affirmer :

Le roman de Ferdinand Oyono se nourrit donc de sève popu-laire. L'esprit du romancier découvre spontanément des ana-logies dans la chaude nature qui l'entoure. Son imaginationrapproche les animaux et les hommes; elle les fond, pour ainsidire, dans le mouvement de la vie universelle. Cette assimila-tion [...] est une mystérieuse participation à la vie. Il s'agitavant tout, par ce procédé, de traduire effectivement uneespèce de communion de toute la nature avec le drame hu-main qui tourmente Meka [...]26.

Autrement dit, il va de soi qu'il ne faudrait pas chercher unequelconque influence directe dans les ressemblances avec legrotesque carnavalesque européen que décrit Bakthine. Ils'agirait plutôt de causes semblables ayant produit des effetscomparables. Ce sont les traditions populaires qui, à partird'une vision du monde fondée sur des principes analogues,produisent, en Europe médiévale, le carnaval (et ensuite lalittérature écrite « carnavalesque » comme celle de Rabelais)et, en Afrique, des manifestations « divertissantes » diverses,dont les romans d'Oyono.

Même s'il n'existe pas, pour le moment, d'étude de syn-thèse sur les modes de représentation «grotesques» dans lestraditions populaires africaines, de nombreuses recherchesont pu démontrer que la plupart des éléments fondamentaux

25. Cf. cette remarque de Kenneth Harrow : « The key weapon in Oyo-no's arsenal in combatting colonialisme is not physical force, but the mask»,op. cit., p. 168.

26. Marcellin Boka, op. cit., p. 63-4.

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que Bakhtine identifie à la vision du monde carnavalesque seretrouvent dans les «philosophies» africaines. La communionde l'être humain avec la nature, notamment, évoquée dans lesobservations de Boka, la conception de l'homme comme unepetite cellule du grand corps cosmique, la fraternité des êtresvivants, hommes, animaux et plantes, ainsi que la perceptionde la mort comme un simple point de passage d'un « mode »de vie à un autre, tout cela constitue des croyances fondamen-tales qui s'expriment aussi dans les traditions orales africaines.De même, les manifestations humoristiques africaines fontappel à ces procédés baptisés « carnavalesques » par Bakhtine :démesure, corps grotesques, profusion d'injures et de grossiè-retés, rabaissement des autorités et choses «nobles», et sur-tout le rire universel que ne connaît aucun tabou. «Lelangage cru, les mots débridés, c'est ce qui caractérise aussinos conteurs traditionnels», rappelle D. Ndachi Tagne27. Leconte populaire n'hésite pas à mettre en scène des êtres dé-crépits et à tenir des propos salaces, pour le plus grand plaisirde l'auditoire, et le théâtre Kotéba propose aux spectateursdes personnages grotesques tout aussi tragi-comiques queceux d'Oyono28. Même les épopées sont souvent ornées dereprésentations grotesques, comme le rappelle Isidore Okpewhoen donnant cet exemple éloquent, tiré de l'épopée man-dingue Kambili où est décrite la « femme favorite » du chef,«friponne» convaincue qu'elle est celle qui accouchera del'enfant-héros :

Elle bondit, les fesses comme le toit d'une case de brousse,Son énorme ventre ressemblait à un tambour maure.La tête de l'incorrigible était plate comme un tambour mandingue,Sa bouche, comme une boîte de tabac mandingue.Elle bondit avec ses énormes roulements de ventre,Balomme, balomme, balomme...29

Il apparaît ainsi que ce ne sont pas seulement quelques élé-ments stylistiques et l'intégration de plusieurs proverbes,chants populaires et expressions dialectales qui font «l'afri-canité » des romans d'Oyono. Les assises mêmes de son

27. David Ndachi Tagne, Roman et réalités camerounaises, Paris, L'Har-mattan, 1986, p. 129.

28. Voir les descriptions de Werewere Liking et Marie-Josée Houran-tier dans «Les vestiges du Koteba», Revue de littérature et d'esthétique négro-africaines, n° 3, 1981, p. 35-50, et les remarques de Ruth Finnegan, op. cit.,p. 505-9.

29. Isidore Okpewho, The Epic in Africa, New York, Columbia Univer-sity Press, 1979, p. 203. Je traduis.

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esthétique participent d'une conception du monde foncière-ment africaine.

On a pu dire qu'Oyono, dans ses romans, défend lathèse de la responsabilité partagée30 : si le comportement descolonisateurs est, à tous points de vue, reprehensible, celuides colonisés n'est pas non plus entièrement irréprochable.Ainsi Oyono serait parmi les premiers à s'écarter du chemintracé par les écrivains de la négritude qui s'efforçaient detoujours valoriser le passé précolonial et d'embellir la cultureafricaine. Le tableau «moins charmant» d'Oyono doit-il alorsêtre perçu comme une mise en cause des valeurs de la Négri-tude? La belle assurance qui inspirait les écrivains de cettegénération s'est-elle effondrée31 ? Rien n'est moins sûr. Lesreprésentations «grotesques» dans Le Vieux Nègre et la médaillesuggèrent que cette assurance s'est, au contraire, renforcée ense déplaçant de la «matière» vers la «manière». Le tigre neressent plus le besoin de proclamer sa tigritude, pour re-prendre le mot célèbre de Soyinka : il agit simplement entigre. De ce point de vue, Oyono apparaît comme un précur-seur de Kourouma : ils n'ont pas besoin de faire un portrait«charmant» de l'Africain; le charme tout africain de leursœuvres se situe au niveau de l'esthétique.

30. Voir Claire Dehon, Le Roman camerounais d'expression française,Birmingham, Summa Publications, 1989, p. 98.

31. Kenneth Harrow écrit : «A sense of revolt remains, but the basis ofassurance on which it had rested for writers of the Négritude generation is nolonger there», op. cit., p. 172.