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1 CHAPITRE 1 MODELES DE JUSTICE ET THEORIES DE LA PEINE Les objectifs de l'étude Les objectifs de l'étude présentée dans ces pages sont de décrire les représentations sociales de la sanction pénale. Il s'agit de définir comment se situent les conceptions populaires de la juste peine face à la multiplicité des théories en la matière, aux incertitudes quant aux finalités attribuées aux sanctions et aux débats publics sur ces thèmes. Cette description est articulée selon trois niveaux complémentaires. Le premier est d'appréhender les finalités essentielles reconnues à la sanction pénale (les valeurs attribuées à la peine), le deuxième de reconnaître i) les critères utilisés pour associer une peine donnée à un crime ou un délit particulier (principes d’attribution) et ii) les modalités envisagées pour l'exécution de cette peine (philosophies d'exécution) et le troisième de déterminer la place à accorder aux différents acteurs (magistrats, spécialistes, jurés, etc.) devant intervenir dans les procédures de détermination de la sanction pénale (rôle possible des intervenants). Ces niveaux de représentation doivent aussi être mis en rapport avec les «cartes cognitives» de référence dont disposent les personnes quant à la distribution sociale de la déviance et de la criminalité dans la société. Il s'agit ensuite de relier ces représentations aux trois types de facteurs que sont : i) le niveau de pouvoir socio-économique des personnes; ii) le type de relation (proximité/distance, similitude/différence, etc.) existant entre l'auteur de l'infraction et la victime et iii) l'identité (catégorielle et individuelle) des acteurs en présence. Ces objectifs seront détaillés dans la première partie du chapitre 2 «Notions utilisées et méthode d’enquête». Il s'agit enfin de tenter de dégager les grands traits qui distinguent et caractérisent les diverses philosophies générales de la peine, représentées dans les mentalités populaires.

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CHAPITRE 1

MODELES DE JUSTICE ET THEORIES DE LA PEINE

Les objectifs de l'étude

Les objectifs de l'étude présentée dans ces pages sont de décrire les représentations

sociales de la sanction pénale. Il s'agit de définir comment se situent les conceptions

populaires de la juste peine face à la multiplicité des théories en la matière, aux incertitudes

quant aux finalités attribuées aux sanctions et aux débats publics sur ces thèmes.

Cette description est articulée selon trois niveaux complémentaires. Le premier est

d'appréhender les finalités essentielles reconnues à la sanction pénale (les valeurs attribuées à

la peine), le deuxième de reconnaître i) les critères utilisés pour associer une peine donnée à

un crime ou un délit particulier (principes d’attribution) et ii) les modalités envisagées pour

l'exécution de cette peine (philosophies d'exécution) et le troisième de déterminer la place à

accorder aux différents acteurs (magistrats, spécialistes, jurés, etc.) devant intervenir dans les

procédures de détermination de la sanction pénale (rôle possible des intervenants). Ces

niveaux de représentation doivent aussi être mis en rapport avec les «cartes cognitives» de

référence dont disposent les personnes quant à la distribution sociale de la déviance et de la

criminalité dans la société.

Il s'agit ensuite de relier ces représentations aux trois types de facteurs que sont : i) le

niveau de pouvoir socio-économique des personnes; ii) le type de relation (proximité/distance,

similitude/différence, etc.) existant entre l'auteur de l'infraction et la victime et iii) l'identité

(catégorielle et individuelle) des acteurs en présence.

Ces objectifs seront détaillés dans la première partie du chapitre 2 «Notions utilisées et

méthode d’enquête».

Il s'agit enfin de tenter de dégager les grands traits qui distinguent et caractérisent les

diverses philosophies générales de la peine, représentées dans les mentalités populaires.

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Le cadre conceptuel de la recherche

A l'orée de ce chapitre, il est important de prendre quelques précautions sémantiques et de

remonter, jusqu'à la racine du terme justice et à sa définition philosophique. En voici, de

manière très succincte, les grandes lignes. Platon, le premier, attribue le droit de punir à la

puissance publique (La République). L'intérêt de la Cité impose de mettre le coupable hors

d'état de nuire et de détourner les autres du crime par l'exemple de la punition infligée

(Raynaud et Ryals, 1996). Aristote reprend ce concept dans l'Ethique à Nicomaque et

distingue tout d'abord la justice universelle1 et la justice particulière. C'est cette dernière

qu'il subdivise en justice distributive et justice corrective, ou réparatrice ou commutative

(chapitre V, paragraphe 5, 1131a).

Selon Aristote, la justice distributive consiste dans la répartition des honneurs, richesses

et avantages; elle ne s'applique qu'à la distribution des biens entre les membres de la

communauté (cette définition sera reprise par Thomas d'Aquin et les scolastiques). C'est dans

ce cadre très large que les sciences sociales utilisent le terme de justice distributive, pour

prendre en compte l'étude des normes et des règles que l'on peut mettre au jour pour définir la

manière dont les ressources d'un groupe (que ce soit de l'argent, des services, mais aussi du

support émotionnel, etc.) doivent être réparties parmi ses membres.

La justice corrective ou commutative s'applique, quant à elle, d'une part aux contrats par

l'équivalence des obligations et des charges qu'ils stipulent; il s'agit alors de rapports qui

énoncent l'égalité des choses échangées. Mais elle s'entend aussi pour les rapports juridiques

qui naissent à la suite d'un délit ou d'un crime – vol, adultère, meurtre, violence, etc. C'est tout

le versant de la justice pénale qui s'applique aux obligations nées de la commission d'actes

délictueux (Lalande, 1972; Bessone, 2000). Son expression formelle contemporaine est la

sanction pénale2. La sentence pénale introduit un acte de rétribution qui relève de la justice

commutative selon le principe, pour ainsi dire incontesté, qu'est juste un échange qui se fait

selon le principe de l'équivalence de ce que l'on prend et de ce que l'on reçoit. L'expression de

justice commutative rend bien compte de cette nécessaire exigence d'équivalence du poids

mis dans chacun des deux plateaux de la balance (Raynaud et Ryals, 1996). Elle reste

entièrement ouverte quant à la définition de ces poids presque toujours inexistants d’ailleurs

dans l’iconographie de la justice (C.-N. Robert, 1998).

1 La justice universelle est identique à la vertu, en tant que la vertu est tournée vers les autres. Le sommet de la vertu morale et politique est d'accomplir des actes vertueux en conformité aux lois de la Cité. 2 Dans le cadre du présent rapport, le terme «sanction pénale» désigne uniquement la peine au sens strict. Il est ainsi fait abstraction des mesures de sûretés.

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Dans les deux volets de la justice dont il est question, la justice distributive et la justice

corrective, il s'agit de mettre en oeuvre des logiques de raisonnement qui font appel à

l'équilibre. C'est en ce sens que l'on peut y déceler une certaine parenté. En effet, toutes les

formes de justice, et par extension du droit, supposent une activité commune, qui est celle du

jugement. L’opération de jugement suppose dans tous les cas un effort de qualification de la

situation, c’est-à-dire «un cadrage et un repérage des éléments significatifs qui sont

nécessaires au jugement et qui permettent d’inscrire la décision finale du juge dans les formes

du syllogisme juridique» (Thévenot, 1986). Mais cette opération de qualification n’est pas

réservée au seul jugement juridique, elle sous-tend aussi tous les jugements ordinaires. Ainsi,

sous cet angle, le travail du juge rejoint en partie les jugements opérés par les personnes dans

leur quotidien ou lorsqu’elles sont soumises à une enquête. Ce qui va différer, c’est

l’équipement dont est pourvu le juge dans son travail. En effet, le droit fournit un ensemble de

«repères conventionnels» qui facilite le cadrage et l’oriente (Thévenot, 1986) alors que les

jugements ordinaires sont plus souples et peuvent intégrer différents aspects, exclus a priori

par le droit, ou encore se référer à un éventail de règles plus larges. C’est par cet aspect

d’équipement conventionnel de l’espace de jugement juridique que le droit pénal se distingue

de manière importante du droit civil. Chacun des droits invite à saisir de manière différente

des situations qui, de surcroît, sont dès l’origine orientées vers l’un ou l’autre des espaces.

Mais, à ce niveau alors, la comparaison semble s’arrêter et l’on est tenté de parler

d’incommensurabilité des deux droits. Néanmoins, comme on l’a souligné auparavant,

l’opération de jugement est aussi ce qui lie toute évaluation à finalité de justice. Il existe donc

un second aspect du jugement qui permet de réintroduire la comparaison entre les différents

moments du droit et plus largement toute justification. Il s’agit ici des différents principes qui

permettent de qualifier un jugement de juste. Le droit se construit en effet en intégrant

différentes conceptions de la justice qui dépassent le cadre des juridictions spécifiques. Tant

le droit pénal que le droit civil sont susceptibles, par exemple, d’introduire des considérations

liées aux motivations, aux besoins ou encore au traitement égal des parties en jeu. On retrouve

derrière ces diverses considérations des éléments qui renvoient à diverses constructions du

sentiment de justice (Kellerhals et al., 1997). Ce sont des considérations similaires qui

apparaissent dans les jugements ordinaires de justice qui peuvent être émis par les non-

juristes. Ceux-ci seront d’ailleurs plus libres de les évoquer dans la mesure où ils ne sont pas

soumis au précadrage des catégories juridiques. Il devient ainsi possible de penser ensemble

les espaces des justices rétributive et corrective en soumettant les jugements qu’elles

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impliquent à un questionnement sociologique similaire. Un tel questionnement a déjà

largement débuté en ce qui concerne la justice distributive (Kellerhals et al., 1992).

Pour être plus concret, les questions qui se posent dans le domaine de la justice

distributive : «Comment répartir les ressources d'un groupe entre les personnes qui,

directement ou indirectement, ont participé à leur constitution ou en dépendent ?», «Quelles

règles doivent être suivies pour ce partage ? Faut-il considérer les mérites, les efforts ou au

contraire ne tenir compte que des besoins ? Est-il plus fondé d'assigner à chacun une part

parfaitement égale ?» ont un écho dans le domaine de la justice corrective. Cet écho est

l'interrogation qui porte sur : «Comment sanctionner les personnes qui ont porté atteinte à la

définition collective des comportements et attitudes que le groupe assigne à chaque statut et

bien en raison d’une tradition culturelle, c'est-à-dire au consensus majoritaire ?» On pourrait

citer ici la définition de la peine selon Ortolan (1848) : «Jamais plus qu'il n'est juste et jamais

plus qu'il n'est utile»3. La problématique du «juste» dans tous les domaines où sa pertinence

est fondée, la mise au jour des diverses modalités de sa représentation comme de son

application concrète se pose donc avec constance dans tous les groupes humains à plusieurs

niveaux.

S’agissant de la justice distributive, les études empiriques sur les normes et

représentations du «juste» se sont multipliées depuis plusieurs décennies. Une brève revue des

réflexions des chercheurs sur ce thème permet de brosser un tableau de la représentation du

juste qui évolue d’une vision objectiviste - représentée par des auteurs tels que Homans et

Adams - à une vision contextualiste - révélée par des chercheurs comme Deutsch ou Lerner.

On peut, en simplifiant à l'extrême, opposer deux conceptions sociologiques de la genèse

de ces normes.

Pluralité des normes de justice

La tentation d'une norme universelle et objective : proportionnalité et équité

Selon cette théorie, avancée dans les années 60, les rétributions de différents acteurs

doivent être proportionnelles à leurs contributions (Homans, 1953, 1974 et Adams, 1963,

1965). Les thèses de Homans seront reprises et systématisées avec la théorie de l'équité

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(Walster et al., 1978), qui a surtout mis l'accent sur l'hypothèse d'une norme unique de justice

- le Mérite - caractérisée par le couplage direct des contributions et des rétributions : il y a

justice lorsque l'on est payé/sanctionné proportionnellement à ses mérites/fautes, et le

sentiment d'injustice (accompagné de tendances à la rééquilibration) s'ancre dans le non-

respect de cette proportionnalité. On a là l'expression d'une conception a-culturelle et an-

historique de la justice.

Les premières recherches empiriques sur le sentiment de justice dans les groupes, fondées

sur l’hypothèse de l’existence de cette norme universelle, ont surtout utilisé des situations de

travail comme cadre d’observation. On y montre, pour l’essentiel, que des employés ou des

ouvriers moins bien payés que leurs collègues réagissent souvent à cette inégalité de

traitement par un ralentissement de leur rythme de travail ou par une altération de sa qualité.

Pour Homans, il n’existe pas de critère absolu permettant à un acteur de décider de la

justice ou de l’injustice «en soi» du traitement qui lui est réservé. C’est toujours en se

comparant qu’on éprouve de l’injustice. Cette comparaison se base sur une règle, ou principe,

unique, la proportionnalité, qui veut que les rétributions de différents acteurs soient

proportionnelles à leurs contributions (investissements, efforts, coûts, etc.). On retrouve ici

l’ancienne idée d’Aristote sur l’égalité de traitement. Il y a sentiment de justice lorsque cette

règle est respectée, impression d’injustice lorsqu’elle est violée. Cette conception du juste est,

pour Homans, construite par l’expérience : la personne apprend progressivement à associer un

résultat probable à une action donnée, et ces attentes se transforment en normes.

Cette norme de justice est, pour Homans, universelle puisqu’on la trouve dans toutes les

cultures et à toutes les époques, mais elle n’est pas sans paradoxes.

D’une part, on se compare plus volontiers à des semblables qu’à des personnes ou des

groupes de statut nettement supérieur ou inférieur. On les connaît en effet mieux, tant du point

de vue de leurs contributions que de leurs rétributions. D’autre part, Homans estime que ce

processus de comparaison est téléologique : plus les acteurs espèrent une modification des

termes de l’échange dans lequel ils sont impliqués, plus ils se comparent à autrui. Enfin, le

sentiment d’injustice est accompagné de deux réactions proportionnelles à l’ampleur de celui-

ci. La personne comparativement sur-rétribuée éprouve un sentiment de culpabilité. Celle qui

est sous-rétribuée ressent de la colère. Cet inconfort déclenche un mouvement de

rééquilibration : la «victime» cherche à accroître ses rétributions, l’«exploiteur» tente

d’augmenter ses contributions.

3 Cette réflexion s'inscrit dans le cadre des réactions de criminalistes au Code pénal napoléonien très répressif de 1810.

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En résumé, pour les tenants de la théorie de l’équité, la norme de proportionnalité est un

moyen privilégié pour équilibrer deux dimensions de l’interaction : la tendance des individus

à s’approprier un maximum de ressources rares et la nécessité de la coopération pour

augmenter l’efficacité du travail. Entre voracité individuelle et rentabilité collective, la norme

de proportionnalité apparaît comme un mécanisme simple de conciliation des contraires qui

permet la poursuite de l’interaction. De là lui vient son universalité.

Mais cette théorie a aussi ses limites dont les principales sont les suivantes :

- la difficulté de tenir compte de la différence des statuts (âge, sexe, nationalité, etc.),

des investissements (diplômes, expériences, etc.) et des prestations (productivité,

qualité, etc.) des parties prenantes à l’échange;

- la complexité du processus de comparaison quand plus de deux personnes sont en

scène et la délicate distinction entre les normes générales légitimées par les acteurs et

leur jugement particulier dans une situation donnée;

- la définition subjective des frontières de l’échange dans le temps - faut-il privilégier

l’équilibre local (celui de la prestation en cours) ou l’équilibre global (le bénéfice des

avantages acquis au cours de l’expérience de vie) - et dans l’espace. C’est ainsi que

pourraient intervenir des réciprocités indirectes.

Vers une pluralité des normes de justice : la perspective contextualiste

Si elle satisfait l'esprit par sa simplicité, la théorie de l’équité a suscité par la suite bon

nombre de recherches qui postulent l'existence de plusieurs normes de justice. Diverses

enquêtes (Alves et Rossi, 1978; Shepelak et Alwin, 1986) montrent, d'une part, que les

critères de justice utilisés par chacun pour juger d'une situation concrète sont au moins au

nombre de trois : le Mérite, mais aussi le Besoin (de chacun selon ses possibilités, à chacun

selon ses besoins») ou encore l'Egalité («tout le monde pareil») et, d'autre part, que le

jugement final est en fait constitué d'un mélange de ces principes plutôt que de l'emprise d'un

seul. Approfondissant encore les réflexions autour de la norme de justice, différents

chercheurs (Greenberg, 1982; Berger et al., 1972) ayant relevé les limites du

proportionnalisme ont observé notamment comment cette norme varie en fonction des

différents statuts qu'occupent les personnes dans la société. Le niveau de pouvoir - représenté

par les ressources matérielles et symboliques - des acteurs qui sont partie prenante aux

échanges sociaux fait varier le sentiment de justice. La norme du mérite n'est plus la seule

adéquate, elle entre en concurrence, selon les situations, avec celles du besoin et de l'égalité,

qui doivent aussi être reconnues.

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L'accent mis sur le principe du mérite augmente avec le pouvoir (la proportionnalité

prime) alors que l'importance donnée au besoin et à l'égalité est plus grande lorsque le pouvoir

social est faible (acceptation du découplage entre contributions et rétributions).

De plus, la légitimation accordée à l'un ou l'autre de ces principes est attachée à la relation

existant entre les protagonistes d'une action donnée de même qu'aux objectifs principaux visés

par le groupe dans lequel les acteurs sont insérés. En ce qui concerne la relation liant les

acteurs, on se demandera si l’on rétribue de la même manière des personnes semblables et des

personnes différentes, des acteurs liés par un degré de proximité important et d’autres séparés

par une distance relationnelle plus grande. Quant aux objectifs principaux du groupe, il s’agit

essentiellement de prendre en compte la spécificité de son type de cohésion face à ses

orientations prioritaires.

Des chercheurs, tels que Deutsch et Lerner, ont rendu compte de cette complexité.

L’essentiel de la contribution de Deutsch (Deutsch, 1975, 1985) est d’avoir relevé que les

orientations ou fonctions prioritaires du groupe déterminent la règle de distribution à adopter

pour que la coopération soit optimale (et qu’ainsi la masse à répartir soit maximale). Deutsch

distingue trois orientations prioritaires :

- la production des biens, ou orientation économiste qui appelle la norme de

proportionnalité;

- les relations interpersonnelles ou orientation communautariste régies par la norme

d’égalité;

- le bien-être personnel ou orientation individualiste qui valorise la règle du besoin.

Les décisions de justice peuvent donc varier selon les objectifs que les membres du

groupe assignent à l’échange.

Lerner (Lerner, 1977) met, quant à lui, l’accent sur la variabilité des normes et critères de

justice selon le genre de relation existant entre les acteurs. Il propose donc une interprétation

typiquement interactionniste de la justice, dont voici les grandes lignes. Pour lui, comme pour

les tenants de la théorie de l’équité, l’exigence de justice est une attitude construite durant le

processus de socialisation. Au cours de celui-ci, l’enfant est amené, sous l’influence de son

entourage, à différer la satisfaction immédiate de certains besoins au profit de bénéfices

ultérieurs plus importants. Il développe ainsi une sorte de «contrat personnel» : tels ou tels

investissements sont associés à des gratifications identifiables. Aux yeux de Lerner, la

stabilité de ces schèmes liant des investissements donnés à des gratifications données est très

importante. Or, cette attente d’une correspondance entre les efforts et les résultats n’est rien

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d’autre finalement que l’exigence de justice. Mais, pour cet auteur, à la différence de la

théorie de l’équité, ces droits légitimes intériorisés sont, dans leurs principes, définis en

termes de correspondances (apprises, culturellement définies) et non en termes de

proportionnalité. Ils sont en conséquence susceptibles de se concrétiser dans des règles très

diverses, dont la prévalence est fonction, selon Lerner, du type de relation existant entre la

personne concernée et son entourage.

Le point essentiel de la démonstration de Lerner est donc que la norme de justice varie

avec la structure des interactions dans lesquelles sont prises les personnes. Il montre que six

normes de justice différentes se construisent selon le degré de proximité des acteurs et de

personnalisation des relations. Sur le premier axe sont situés trois contextes relationnels. Ce

sont : i) l'identité, qui correspond à une similitude quasi absolue entre des acteurs - ils se

perçoivent comme étant de même nature, appartenant à la même histoire; ii) l'unité, qui définit

des relations dans lesquelles les acteurs partagent certaines caractéristiques mais se

différencient par rapport à d'autres, aussi importantes - certains buts sont communs, mais le

destin individuel des acteurs ne se confond pas avec celui de la communauté; iii) l'altérité qui

caractérise des situations dans lesquelles les acteurs ne se sentent unis par rien : ils n'ont pas

de projets communs et diffèrent totalement de statut. Dans chacun de ces trois contextes, les

individus peuvent percevoir autrui soit de manière essentiellement personnelle (c'est-à-dire

sous l'angle de son identité profonde), soit de façon avant tout positionnelle (c'est-à-dire

comme l'occupant d'un rôle transitoire, ou d'un rôle donné parmi d'autres). La combinaison de

ces deux axes correspond à six relations-type marquées par différentes règles de justice.

Il apparaît, suite à ces travaux, que les normes de justice distributive, loin de consister

simplement en un rapport objectif et instinctif aux choses (équilibrer les apports et les

gratifications), traduisent un rapport subjectif (dans le meilleur des sens) aux personnes, une

manière de les reconnaître et de promouvoir certains types de relations. L’idée d’un principe

unique de justice animant les acteurs dans toutes les situations évolue vers l’idée que

l’exigence de justice prend des formes variables selon les contextes. Peut-on alors étendre

cette conclusion à d'autres aspects de la justice, tant dans le domaine du droit civil – on pense

notamment au cas des droits et obligations qui se forment par contrat et aux conceptions

prévalantes de la responsabilité civile -, que dans celui du droit pénal ? C'est vers l'étude de

ces questions que se sont orientées les recherches du CETEL au cours de ces dernières

années.

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Genèse de la recherche sur les représentations sociales de la juste peine

Situation des recherches de sociologie juridique sur le sens du juste au sein du CETEL

Le CETEL mène depuis plusieurs années des recherches empiriques sur le sens du juste

au sein des groupes sociaux contemporains. D'abord centrées sur l'étude des règles du partage

et de la résolution des conflits normatifs en matière d'équité dans les groupes sociaux et plus

particulièrement au sein de la famille (Kellerhals, Coenen-Huther, Modak, 1988), les

recherches se sont ensuite étendues à certains aspects de la justice des procédures, en

l'occurrence au cas des droits et des obligations interpersonnels qui se forment par contrat. On

a donc cherché à définir quelles conceptions de la validité, de la responsabilité et de la

prescription en matière contractuelle prévalent dans les mentalités contemporaines

(Kellerhals, Modak, Perrin, Sardi, 1993). Enfin, dans une troisième vague de travaux, on a

élargi cette perspective à la responsabilité civile au sens large, vue sous l’angle de la «juste»

imputation des responsabilités dans la réparation de dommages, de la juste évaluation de

l’ampleur de ces derniers et de la réparation que doit fournir le responsable, des justes

modalités d’intervention de l’assurance et enfin du juste degré de liberté ou de contrainte dont

doit disposer la personne en matière de prise de risques individuels (Kellerhals, Languin,

Sardi, Lieberherr, Aeschimann, 1998).

Si l'on rapproche les principes de justice émanant de ces différentes recherches et que l'on

nivelle un peu les spécificités ou idiosyncrasies liées à chaque domaine, on peut dégager de

l'ensemble de ces thèmes trois images-type distinctes de ce qui constitue le juste : 1) le juste

est ce qui résulte de l’expression concordante des volontés; 2) le juste est ce qui produit un

«bien» supérieur; 3) le juste est ce qui garantit un même sort à des acteurs de même statut (et

réciproquement).

De nos travaux se dégagent trois philosophies de justice, qui vont être maintenant

brièvement définies.

Le volontarisme, (formalisme ou libéralisme) fait équivaloir le juste à l'expression de la

volonté des parties. Une fois celle-ci exprimée elle devient concrètement applicable. Dans les

accords commerciaux, cette conception contractualiste de la justice caractérise la légitimité

reconnue aux procédures auxquelles on a explicitement adhéré, c'est aussi le trait dominant de

la conception libérale de la responsabilité, dégagée par nos travaux et dont l'accent principal

est mis sur le primat des droits et des devoirs induits par la volonté individuelle.

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Le providentialisme est une logique qui repose sur l'idée dominante - d'orientation

consumériste - du souci de protection systématique du statut du consommateur. Dans le

domaine contractuel, la personne qui se lie par contrat à une entreprise (magasin, employeur,

régie d'immeubles, etc.) devrait toujours être protégée. Cette conception repose, pour une

bonne part, sur le constat que les organisations avec lesquelles les individus entrent

aujourd'hui en rapport sont, comparativement, trop puissantes, trop riches en ressources pour

que l'on puisse juger les échanges entre les deux parties comme étant le produit de deux

volontés égales. Dans la sphère de la responsabilité, cela se marque par le souci d'avoir des

droits mais peu d'obligations, c'est-à-dire d'être protégé en toutes circonstances sans être

limité dans ses actions : l'assomption personnelle des responsabilités est peu marquée.

Le finalisme (ou communautarisme) est centré sur les conséquences, les finalités que les

acteurs peuvent retirer d'une action. Plus que l'accord des volontés, c'est le bien-être des

individus, la valeur intrinsèque des choses et la pesée des intérêts ultimes des parties qui

servent de critères au jugement moral. Est juste une distribution qui provoque des

conséquences heureuses (harmonie des relations, épanouissement personnel, efficacité du

groupe). Contractuellement, le juste est alors défini par l'équilibre des intérêts bien compris

des parties en présence. En matière de responsabilité, la protection de l'individu va de pair

avec une légitimation accordée à l'Etat de contrôler la prise de risque : c'est dire combien

l'équilibre des intérêts est pris en compte.

Au-delà de ces lignes de convergence il importe aussi de relever, dans chacune de ces

études, trois genres de variations qui se font jour dans les préférences subjectives pour l'un ou

l'autre principe de justice :

Le sens de ce qui est juste, les règles qui guident sa mise en application, dépendent

singulièrement du niveau de ressources de l’acteur : l’accroissement des ressources

correspond à une insistance plus grande mise sur le principe d’expression des volontés; un

faible niveau de ressources correspond à un souci de formes variables de providence, qui

viendraient rétablir des situations jugées iniques, quitte à faire fi de l’expression concordante

des volontés ou de l’égalité de traitement.

Ce même sens du juste varie sensiblement avec le type d’enjeu qui lui est associé. On

n’appliquera pas les mêmes principes selon que de l’argent, des droits civiques, de la

sollicitude ou des états de santé sont en jeu.

L’idée du juste varie aussi selon le degré de proximité affective et d’abstraction des

acteurs en présence. Plus cette proximité est nette – et, de surcroît, moins l’abstraction est

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grande - moins l’accent sur le formalisme, sur la seule prise en considération de l'expression

des volontés ou de l’égalité de traitement, se fait fort. On préfère des critères finalistes.

L'intérêt d'une étude sur les représentations populaires de la juste peine

Les études que nous avons menées jusqu'à présent s’inscrivent dans le domaine de la

justice distributive; il nous a paru intéressant de les compléter et de nous interroger sur les

représentations populaires de la juste peine dans le secteur de la justice pénale. Il s'agit donc

de compléter nos recherches sur les conceptions populaires du juste en abordant le versant

pénal de la justice et de dégager les philosophies de régulation pénale qui sont à l'œuvre dans

les mentalités. Mais il faut aussi relever que ce thème déborde largement la simple recherche

d'une parenté ou d'une éventuelle analogie avec les recherches précédemment menées au

CETEL. Il place l'interrogation sur les représentations populaires de la juste peine – quelle

peine pour quel délit et pour quel auteur ? – dans une approche multidimensionnelle large

pouvant permettre d'appréhender plusieurs niveaux de représentations complémentaires : la

finalité du jugement de justice, sa structure (l'adéquation entre la peine et le crime) et ses

modalités d'exécution. De plus, un volet supplémentaire d'interrogation devra permettre de

situer ces représentations par rapport aux perceptions et aux connaissances des individus en

matière de criminalité. On fait en effet l'hypothèse que le raisonnement de justice des

individus dans le domaine pénal repose sur leurs conceptions du phénomène déviant.

La recherche prend aussi un relief et un intérêt particuliers pour deux raisons précises, qui

tiennent avant tout au climat politique et social dans lequel elle s'inscrit. La première concerne

plus particulièrement la Suisse. Notre pays a entamé voici près de deux décennies un

processus de réforme du Code pénal qui est maintenant proche de son terme. Nous nous

trouvons donc dans une situation intéressante de synchronie qui permet, toutes proportions

gardées, de mettre en rapport, dans certains domaines précis, les propositions des experts

mandatés en matière de réforme du droit des sanctions pénales avec les résultats d'une

recherche empirique sur les représentations populaires de la juste peine. Il en sera question

dans la partie de ce chapitre consacrée au contexte théorique et aux débats sur la sanction

pénale (voir p. 15). Le second est relatif au degré exceptionnel d'incohérence et de volatilité

que l'on relève actuellement dans le champ de la politique pénale et en particulier de la peine,

désordre attesté par la littérature récente sur le sujet.

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Nombreux sont, en effet, les auteurs qui, analysant les politiques pénales actuelles et

l’évolution législative du droit des sanctions pénales, évoquent à leurs propos, une situation

paradoxale, apparemment incohérente, chaotique, et tenant peut-être à l’ambivalence du

sentiment punitif (Valier, 2000). Cette situation provoque l’émergence d’une multitude

d’hypothèses et d’explications concernant ce que l’on pourrait appeler cursivement la peine

post-moderne. Deux auteurs récents peuvent être ici cités en exemple. P. O’Malley évoque

«une pénologie en état d’inconsistance n’ayant probablement pas de précédent dans l’histoire

moderne de la justice criminelle» (O'Malley, 1999, p.176). B. Vaughan, se référant à

l’approche de N. Elias, n’hésite pas à caractériser la peine moderne comme ambivalente,

puisque tiraillée entre un processus de civilisation de la répression et la résurgence toujours

recommencée d’une agression instinctive4 (Vaughan, 2000). Ce qui renouvelle donc la

problématique de la peine et interpelle le criminologue, le juriste, le sociologue quant aux

finalités reconnues, admises, prétendues et/ou pratiquées de la peine.

En 1983 déjà, et s’agissant de l’«humanisation de la pénalité», M. Foucault avait répondu

«je (…) rappellerai ce qu’a dit Nitetzsche : «nos sociétés ne savent plus ce que c’est que

punir». A la punition, dit-il, nous donnons comme par sédimentation, un certain nombre de

significations comme la loi du talion, la rétribution, la vengeance, la thérapeutique, la

purification et quelques autres qui sont effectivement présentes dans la pratique même de la

punition (…) nous sommes dans un grand embarras» (Foucault, 1994, p. 691).

L’expression qui retient l’attention ici, justifie et explique tout à la fois une archéologie de

la pénalité, c’est cette sédimentation des fonctions de la peine, sédimentation qui s’est

élaborée dans l’histoire moderne, à laquelle seule il faut se référer, s’agissant de la sanction du

droit pénal contemporain.

L’opinion publique et ses représentations sociales, les juges et les autres décideurs du

système de justice pénale n’échappent pas à la vision transversale de cette sédimentation et

s’y alimentent. L’on pourrait, pour résumer, dire que la peine, électron libre dans la

synchronie, pourra être attirée vers l’une ou plusieurs des strates suivantes sans jamais

présenter une finalité unique.

1. Discipline

Les travaux de M. Foucault et de ses émules ont insisté sur l’aspect disciplinaire de la

pénalité moderne. Laborieuse, autoritaire, stricte, modelée sur la vie bourgeoise et capitaliste,

4 L’ambiguïté du discours ordinaire sur la peine est bien décrite par M. Smith, R. Sparks, E.Girling : «Educating

13

la peine garde cette dimension ou, plutôt, la remet en exergue dans la pénologie

comportementaliste, dont les expressions les plus exagérées seraient le «Boot camp»

américain, mais aussi toutes les formes de traitements destinées à réorienter instinctivement

les comportements déviants vers la norme tolérable. Les populations ciblées par cette

discipline sont croissantes en nombre; on pourra citer les «toxicomanes», les «délinquants

sexuels», les «délinquants dangereux», etc.5

2. La rétribution

Le classicisme de la rétribution, de Platon à Kant et Hegel peut avoir plusieurs acceptions;

la plus courante est celle qui fait de la peine, la juste conséquence d’un acte. La peine est alors

méritée, mais exclusivement «tournée vers la conduite passée et proportionnée à la gravité de

l’infraction» (Poncela, 2001, p.70) . Le retour de la rétribution (théorie reprise aux Etats-Unis

sous l’appellation de «just desert») est significatif à la fin des années 1970. Possible effet

pervers des critiques faites à l’égard de très hypothétiques traitements pénitentiaires et de

l’échec prétendu de la peine individualisée, la rétribution reprend sa place dans le discours sur

la peine au moment où s’effondre économiquement et politiquement l’Etat providence. Ce

n’est pas un hasard. Il demeure que «punir, c’est toujours rétribuer» (ibidem, p.65), mais la

jachère de l’Etat providence a facilité l’aggiornamento de la rétribution.

3. Réhabilitation

C’est l’Ecole pénitentiaire française du XIXe qui fit de la réhabilitation son cheval de

bataille. Toujours présent, son utilitarisme visant à une resocialisation, une réintégration

sociale accompagne la peine avec des accès et des excès. «L’individualisation de la peine» de

R. Saleilles (1898) reste l’ouvrage de référence; elle est remise à l’ordre du jour des grandes

réformes pénitentiaires aux lendemains de la 2ème guerre mondiale. De nombreuses

législations l’évoquent formellement comme mode d’exécution de la peine (tel le CPS de

1942 à l’art. 37). Cette programmatique va perdurer durant la décennie 1960-1970, pour

poursuivre sa survie au gré des générosités et des disettes budgétaires.

sensibilitie», Punishment and Society, (2000), vol. II, N° 4, pp. 395-414. 5 En soulignant le fait que nous utilisons par simplification des étiquettes conventionnelles sur lesquelles d’expresses réserves doivent être formulées.

14

4. Neutralisation

S’il est évident que la peine privative de liberté neutralise un condamné, à tout le moins

vis-à-vis de l'extérieur, cette contingence devient fonction essentielle par le relais des

politiques pénales américaines des années 80; sous l’égide du slogan «Law and Order»,

l’incapacitation devient une logique tierce, car ni réhabilitative, ni punitive. Sa logique est

actuarielle, fondée sur le risque que peut faire courir à la société un condamné (Vacheret,

Dazois et Lemire, 1998). Neutraliser aussi fréquemment que possible et le plus longtemps

possible devient la règle. Cette politique pénale n’est pas sans lien, elle aussi, avec les

critiques émises à l’égard de la réhabilitation dont de nombreuses études cliniques ont mis en

évidence la vanité. Le «Nothing works» des méta-analyses de programmes de traitements

pénitentiaires n’est pas sans corrélation avec la vigueur de la neutralisation. Si la prison ne

parvient pas à ses fins de dissuasion négative (réduction ou suppression de la récidive), il

convient alors de développer la neutralisation. L’Europe n’échappe pas à cette illusion

actuarielle, et l’allongement des durées de peines, une plus grande sévérité quant à l’octroi de

la libération conditionnelle, des congés, des mesures non institutionnelles, relèvent de cette

politique de neutralisation plus ou moins directement.

5. La restitution

Sur la scène classique du théâtre pénal, la victime n’avait aucune place; pourtant, dès

1960, et sans cesse croissant, le rôle de la victime devient décisif dans le procès pénal et ceci

de la dénonciation du crime à l’exécution de la peine. Ce n’est pas le lieu d’analyser

l’émergence d’un acteur sans rôle dans la partition originelle du procès pénal, mais il convient

de reconnaître que c’est l’attention que prête de plus en plus le droit pénal à la victime qui a

posé, voire imposé cette fonction de restitution à la sanction pénale. Cette mode, nouvelle, qui

n’a guère plus de trente ans, jouit d’une forte popularité et s’avère, par ailleurs, politiquement

payante. Reste à savoir si la société civile, dans son état actuel, permet de reprendre des

modes de résolution de conflits, criminalisés par le droit pénal, qui lui étaient antérieurs

(composition) ou propre à d’autres systèmes juridiques (droit civil). Il demeure que des

peines, considérées comme novatrices sur le continent européen, comme le travail d’intérêt

général, relèvent directement d’une symbolique de la restitution, voire d’une réparation

matérielle concrète de la victime.

Les derniers avatars de la restitution sont promotionnels d’une justice dite restaurative,

aux antipodes d’une justice pénale gardienne et affirmative de l’ordre public. Elle présente

15

l’intérêt de bouleverser radicalement le système de résolution des conflits dans notre société,

jusqu’à proposer la médiation, même et principalement dans le champ des infractions pénales

de petite et moyenne gravité.

Ainsi présentées dans la diachronie, à l’incitation de la sédimentation des philosophies de

la pénalité, l’on ne peut s’épargner de penser qu’aujourd’hui, et dans la synchronie, toutes ces

strates s’offrent comme des lieux d’ancrage possible de la peine d’aujourd’hui,

alternativement ou cumulativement.

Mais si certains pénologues continuent de distinguer mode d’exécution et finalité de la

peine, ces strates, pas toutes compatibles entre elles, entraînent des conséquences distinctes

sur le mode de détermination de la peine : selon l’adhésion du juge à telle ou telle finalité ou à

plusieurs d’entre elles, la peine pourra varier sensiblement en qualité et en quantité. Avec

l’élargissement constant de l’éventail des sanctions pénales, des peines privatives de liberté

aux peines restrictives de droits, pécuniaires ou thérapeutiques, le chaos peut bien être posé

comme une hypothèse vraisemblable pour l’ancrage actuel de la pénalité post-moderne dans

les représentations sociales.

Si tel est le climat politique et social actuel dans lequel dans lequel s'insère notre étude,

elle s'inscrit aussi dans le fil des réflexions théoriques qui constituent l'histoire des finalités

assignées à la sanction pénale et de la pratique de leur mise en œuvre. C'est ce cadre qu'il

convient maintenant de mettre en place avant d'examiner comment s'organisent les

raisonnements et les conceptions des mentalités populaires en matière de peines.

Contexte théorique et débats sur la sanction pénale

La mise en contexte théorique faite ici passe du général au particulier. Nous présenterons

donc d'abord les grandes rationalités punitives qui traversent et structurent les principales

philosophies de la peine6; puis, nous intéressant à la politique pénale, nous rechercherons

comment les principaux auteurs de référence dans ce domaine traitent de la question des

fonctions de la peine; enfin, nous rendrons compte des débats actuels en matière de sanction

pénale et de leur écho dans la révision du Code pénal suisse.

6 Approche empruntée à P. Poncela (1995, 2001) qui reprend le cadre théorique élaboré par Michel Foucault.

16

Les grandes rationalités punitives structurant les philosophies de la peine

Différentes acceptions de la notion de rétribution coexistent; dans sa forme minimale, la

rétribution est une façon «de regarder la peine en face» (Poncela, 1983). En effet, qu’est-ce

que punir si ce n’est rétribuer, c’est-à-dire attribuer en retour ? Avant d’être porteuse

d’idéologies ou messagère de politiques pénales, la rétribution est d’abord réponse à une

infraction.

Aristote, Platon, Saint-Thomas d’Aquin, Kant, Hegel, pour ne citer que quelques grands

noms de la philosophie, ont chacun développé une conception de la justice rétributive. Ces

conceptions ne sont pas superposables. Pourtant, inmanquablement, les conceptions actuelles

d’une peine rétributive empruntent, le plus souvent à leur insu, à telle ou telle philosophie. La

justice rétributive ne se réduit ni à l’impératif catégorique de Kant ni au «rétributivisme»

actuel.

Une infraction pénale est composée d’une norme d’incrimination et d’une norme de

sanction, dont l’articulation peut se rechercher à partir des deux notions de dissuasion et de

rétribution :

- dissuader de commettre l’acte visé par la norme d’incrimination en persuadant, par la

peine, que l’intérêt bien compris de chacun est de s’abstenir de toute infraction;

- rétribuer l’acte prohibé commis en attribuant en retour une peine.

Une peine dissuasive

Un bouleversement dans la manière de penser la peine se produit dans la deuxième moitié

du XVIIIe siècle. Il est le fait de ceux que l’on a coutume d’appeler les «réformateurs»,

fortement influencés par le mouvement philosophique de l’utilitarisme. Si la dissuasion a

toujours été considérée comme un effet de la peine, elle devient à ce moment «le principe de

son économie, et la mesure de ses justes proportions» (Foucault, 1975). La nouvelle technique

dissuasive qui naît doit diminuer le coût économique et politique de «l’art de châtier» en

augmentant son efficacité et en multipliant ses circuits.

La peine est un mal et n’a pas de valeur en elle-même. Elle est un moyen pour atteindre

une fin qui, elle, est un bien, à savoir la diminution voire la suppression de la délinquance.

Cesare Beccaria (1764), fortement influencé par Hume et Helvétius, développa avec

succès une telle conception de la peine, dont le but était «d’empêcher le coupable de causer de

nouveaux dommages à ses concitoyens et détourner les autres de suivre son exemple». Ce

17

sont les premières expressions des finalités appelées plus tard, prévention spéciale et

prévention générale.

Le calcul utilitaire d’une peine dissuasive repose sur la règle suivante : l’infracteur

éventuel doit avoir plus d’intérêt à éviter la peine qu’à risquer l’infraction. Or, cet intérêt est

objet de représentations. Il en résulte, d’une part, que les lois doivent être claires et connues

de tous et, d’autre part, que les peines doivent être certaines, c’est-à-dire effectivement

prononcées. Prononcées et non nécessairement exécutées; Jeremy Bentham distinguait à cet

effet entre peine «réelle» – c'est-à-dire la peine réellement exécutée - et peine «apparente» –

c'est-à-dire la peine telle qu'elle a été prononcée -, la seconde étant de loin la plus importante

pour prévenir la délinquance. En effet, la représentation de la peine infligée que se font les

Suisses romands est plus importante que la réalité de l'exécution de la peine.

De fait, la prévention spéciale n’est l’objet de systématisation que plus tard. Sa forme

première et presque rudimentaire est sans aucun doute l’amendement ou la réformation

morale du condamné pour reprendre l’expression qui prévaut durant le XIXème siècle.

Ce sont les premiers criminologues de la fin du XIXe siècle, appelés aussi positivistes

italiens «les trois mousquetaires» : Lombroso, Ferri, Garofalo lesquels, par une critique sévère

de la prévention générale, introduisent la nécessaire adaptation de la peine aux «classes de

criminels» et impulsent ce que Saleilles systématisera dans la notion d’individualisation des

peines.

La suma divisio de la politique pénale actuelle trouve, avec les positivistes, un fondement

qui se veut scientifique car issu d’une connaissance médico-sociale des délinquants : d’un

côté, ceux qu’il faut éliminer, de l’autre, ceux qu’il faut traiter.

La fonction d’élimination de la peine est ancienne et a longtemps entretenu des rapports

étroits avec l’exemplarité quand l’exécution de la peine de mort était publique et précédée de

supplices. A l’échelle mondiale, cette conception de l’élimination n’a pas totalement disparu.

Par contre, les Etats européens ont officialisé et solennisé la disparition d’une telle conception

de la peine par diverses conventions, dont le Protocole additionnel n° 6 à la Convention

européenne des droits de l’Homme. Une autre chose est de savoir si elle a totalement disparu

des représentations sociales de la sanction pénale. Quoi qu’il en soit, la finalité d’élimination

a pris d’autres formes, d’autres noms aussi : neutralisation ou incapacitation, le plus souvent

temporaires. De plus, l’élimination s’est individualisée dans ses formes, adaptée aux types de

délinquances avec la diversification d’interdictions ou de suspensions de droits civiques,

civils, professionnels ou familiaux. La neutralisation nouvelle prend place dans une politique

de réduction des risques et une justice de prévention sociale.

18

A côté de l’amendement ou de la réformation morale, sans doute encore présents dans les

représentations sociales de la peine, se sont développées diverses conceptions de

l’individualisation des peines. Elles sont liées à l’histoire et à l’évolution des études

criminologiques. C’est dire qu’elles sont variées et variables dans leurs assertions. Leur point

commun réside dans un projet de transformation - ou correction - des auteurs d’infraction afin

de diminuer ou de supprimer leur risque de récidive. Il s'agit de transformer les individus par

une action sur la personnalité ou sur les facultés et possibilités d’adaptation à la société. Le

«traitement», terminologie dominante dans les années 60, est devenu «resocialisation», puis

«réinsertion», sans pour autant disparaître totalement; il fait un retour important aujourd'hui

pour les délinquants sexuels et les toxicomanes.

Mais le traitement, qu’il soit médical, psychologique ou socio-culturel, fut l’objet de vives

critiques et la mise en cause des diverses techniques dissuasives a pu sembler marquer un

certain retour à la peine rétributive. La peine, mesurée au comportement futur et à l’infraction

commise, est apparue injuste et souvent abandonnée à l’arbitraire de l’administration. La

peine, a-t-on dit, ne doit pas seulement être utile, elle doit être méritée, elle doit constituer une

juste rétribution.

Une peine rétributive

Les critiques des diverses formes de prévention par la peine se sont d’abord fait entendre

aux Etats-Unis, terre d’élection de l’utilitarisme, sous l’influence du philosophe John Rawls

(1971) et sous couvert d’un néo-kantisme pénal.

Deux principes devant présider à la conception de la peine juridique sont posés d’emblée.

D’une part, la peine juridique ne saurait être considérée simplement comme un moyen de

réaliser un autre bien, soit pour l’infracteur lui-même, soit pour la société civile; d’autre part,

l’infracteur ne saurait être traité simplement comme un moyen pour réaliser les fins d’autrui et

être confondu avec les objets du droit réel, ou droit relatif aux choses.

Ainsi, Andrew Von Hirsch reprend les critiques de J. Rawls sur l’utilitarisme pour mettre

en question les conceptions utilitaires de la peine. Le plaisir du plus grand nombre, l’intérêt de

la majorité, ne lui apparaissent pas comme étant, en eux-mêmes, des bases justes pour priver

l’auteur d’une infraction de sa liberté ou de son honorabilité. Calculée en fonction de sa seule

force dissuasive, la peine optimale est celle qui maximise les bénéfices (délinquance

prévenue) tout en minimisant les coûts. Il en résulte qu’une peine sévère peut sanctionner une

infraction mineure et, inversement, qu’une peine légère peut sanctionner un crime grave, ce

19

qui a pour conséquence de masquer le problème moral posé par la peine. En effet, la peine

doit être fondée sur le mérite (desert), tournée vers la conduite passée et proportionnée à la

gravité de l’infraction. Le but de la peine est double : priver l’auteur de l’infraction de

l’avantage obtenu par son non-respect des règles et lui infliger un blâme. La peine «n’est pas

seulement un moyen de prévenir la délinquance, mais une réponse méritée à l’action de

l’infracteur, rectifiant la balance dans le sens kantien et exprimant une réprobation morale de

l’acte commis» (Von Hirsch, 1976). Une stricte proportionnalité doit être établie entre la

sévérité de la peine et la gravité de l’infraction, assurant une relative égalité des peines

prononcées pour une même infraction.

Ces critiques de l’utilitarisme et des divers programmes dit de «réhabilitation» mis en

œuvre ou, très souvent, énoncés dans des programmes d’intentions, sont à rattacher

principalement aux pratiques nord-américaines du sentencing, dont l’Europe n’a pas connu

l’équivalent, sauf peut-être pour les mineurs. Elles ont pourtant trouvé un écho sur le vieux

continent, car elles ont correspondu, dès la fin des années 70, au développement de politiques

sécuritaires et à la remise en cause des régimes d’exécution des peines privatives de liberté.

Ces changements dans les politiques pénales ont coïncidé avec, d’une part, les

revendications d’un droit de l’homme à la différence et, d’autre part, avec une critique d’un

contrôle social généralisé. L’intervention pénale minimaliste souhaitée dans le second cas a

trouvé un écho chez les tenants d’une justice pénale indifférente aux variables personnelles

des auteurs d’infraction et à leurs possibilités d’évolution positive. Ce fut un grand

malentendu. Mais l’appel à une justice rétributive est alors réapparu, prenant la forme d’un

«retour à l’acte» et affirmant qu’une peine juste est d’abord une peine proportionnée à la

gravité de l’infraction.

Pour autant, toute perspective dissuasive n’est pas abandonnée mais elle se traduit par une

croyance en l’exemplarité de peines sévères et certaines. Ce n’est pas la certitude beccarienne

ou benthamienne laquelle portait sur le prononcé lui-même d’une peine; il s’agit d’une

certitude qui réside entièrement dans l’adéquation entre peine prononcée et peine exécutée.

D’où le thème contemporain des peines dites incompressibles7.

Ce nouveau rétributivisme, à l’honneur dans de nombreuses politiques pénales, s’appuie

aussi sur une attention soutenue aux victimes d’infraction. La notion de réparation et la place

des victimes dans le procès pénal sont des points forts des discours sur la peine aujourd’hui.

7 Le droit pénal suisse ne contient pas de dispositions relatives à des peines incompressibles, mais la question est cependant présente dans le débat public. Les entretiens qualitatifs préalables que nous avons réalisés ont permis d'en attester.

20

Une peine réparatrice

L’insistance sur la finalité réparatrice de la peine s’inscrit dans une recherche

d’alternatives, non seulement à la peine mais aussi au procès pénal lui-même. Cette recherche

prend place, soit dans un souci de meilleure gestion des ressources pénales, soit dans un idéal

de disparition du système pénal animant ceux que l’on a appelé les «abolitionnistes». Ces

deux mouvements se sont retrouvés dans l’institution des médiations, c’est-à-dire un moyen

d’éviter le procès pénal en organisant la rencontre entre la victime et l’auteur de l’infraction

en présence d’un médiateur, aux fins de négociation sur la sanction.

La «victimophilie» est aujourd’hui un pôle important d’attraction de la peine, lequel

risque, s’il se développe trop, de transformer complètement le rôle du droit pénal comme

gardien de l’ordre public (C.-N. Robert, 1997). Ce mouvement à connotation populiste,

entraînant des surenchères répressives, commence à provoquer des réactions de ceux-là

mêmes qui avaient défendu l’instauration d’une justice réparatrice. Ils tentent aujourd’hui de

concevoir une justice restauratrice ou restaurative (Walgrave, 1999).

Alors que certains auteurs proposent d’en finir avec le système pénal qualifié de «punitif

et réhabilitatif», d’autres prétendent inclure la justice restaurative au sein du système pénal

existant. Cette deuxième position est défendue par Tony Marshall, qui définit ainsi la justice

restaurative : «La justice restaurative constitue une approche de résolution de problèmes qui

implique les parties elles-mêmes et la communauté en général dans une relation active avec

les institutions légales. Il ne s’agit pas d’une pratique particulière mais d’un ensemble de

principes qui pourraient orienter la pratique de toute institution ou de tout groupe ayant à

traiter des problèmes de délinquance» (Marshall, 1999). Le système pénal risque d’enfermer

la justice restaurative et d’empêcher son développement. Par conséquent, la survie de ce mode

de justice devra passer par une remise en question de son intégration dans le système pénal

(Peters, 2000).

De nombreuses interrogations portent aujourd’hui sur la notion de réparation : des

dommages et intérêts peuvent-ils être l’équivalent d’une peine ? Quels dommages s’agit-il de

réparer ? Que signifie réparer les dommages faits à la société ?

Pour y répondre, des efforts sont faits pour concevoir autrement la réparation, laquelle ne

serait pas réduite à une indemnisation de la victime, quelle qu’en soit la forme. Ainsi en est-il

de la «réparation psychique», partie intégrante d’une pédagogie de la responsabilité, où

l’indemnisation des victimes et la conciliation ne sont que des éléments dérivés (Vaillant,

1999).

21

A l'intérieur de ces trois grandes rationalités punitives, plusieurs manières de décliner les

diverses fonctions possibles de la sanction pénale existent.

De la philosophie de la peine à la politique pénale : la question des fonctions de la peine

Les fonctions de la sanction pénale, qu'elles soient ou non ordonnées en théorie générale

ou en philosophie de la peine, sont comme les pièces, non d'un puzzle, ce qui supposerait

qu'existe une seule composition valable, mais d'un jeu d'assemblage laissant place à

l'imagination et parfois à la confusion.

Il n'est pas d'exposé de politique pénale qui n'emprunte à l'un ou à l'autre de ces

assemblages de fonctions. Toute réforme de la législation pénale contraint le politique à réunir

une information préalable sur le thème en discussion. Dans la plupart des cas, il ira puiser

dans les écrits disponibles sur la question.

S'agissant de la sanction pénale, l'une des premières démarches sera de consulter les

études les plus récentes écrites par des spécialistes de la question afin de faire une sorte d'état

des lieux de la réflexion sur le thème. Souvent, une commission d'experts sera chargée d'un

rapport; le choix des experts désignés est d'une grande importance, puisqu'il risque de pré-

déterminer le cadre même de la réflexion de la commission et bien entendu l'étendue et la

teneur de ses propositions. A cet égard, la commission de révision du Code pénal suisse n'a

pas échappé à la règle : un professeur de droit pénal, Hans Schultz, y a joué un rôle central, à

tout le moins initialement.

Il est dès lors intéressant d’essayer de dégager une sorte de topographie des manières de

présenter la question des fonctions de la sanction pénale, plutôt que d'enfermer d'emblée la

réflexion dans un cadre que nous aurions plus ou moins arbitrairement fixé. Nous avons donc

analysé les écrits des pénalistes suisses qui ont servi de référence aux travaux de la

commission de révision du Code pénal. Afin de caractériser leur approche de la sanction

pénale, nous avons effectué une comparaison avec les principales approches de la sanction

pénale adoptées par quelques auteurs étrangers de référence sur cette question. Il était

important d'étudier plus précisément les conceptions de la peine présentes chez les pénalistes

suisses, dans la mesure où le questionnaire ici commenté, a été administré exclusivement à

des Suisses, et à un moment où un nouveau droit des sanctions pénales en Suisse doit

prochainement entrer en vigueur.

Nous avons ainsi observé cinq modes de présentation des diverses fonctions de la peine,

révélateurs de conceptions différenciées sur le droit pénal lui-même, que nous avons qualifiés

de prescriptif, énumératif, empiriste, pragmatique et nominaliste.

22

Le mode prescriptif

Dans ce type d’approche, les auteurs donnent leurs propres définitions des diverses

fonctions de la sanction pénale et désignent les «vraies» fonctions, soit en réfléchissant au

contenu même des fonctions, soit en sélectionnant dans la réserve que constitue l'histoire des

idées sur la sanction pénale.

C’est la démarche adoptée par F. Tulkens et M. Van de Kerchove qui prennent soin,

préalablement à tout développement, de définir les divers concepts traditionnellement utilisés

dans les discours philosophiques sur la peine : fondements, finalités, effets et fonctions de la

sanction pénale (Tulkens et Van de Kerchove, 1998).

Pour ces auteurs, les fonctions de la sanction pénale entretiennent entre elles un jeu

permanent de relations dialectiques et paradoxales. Quatre sont nommées sur lesquelles une

appréciation critique est portée : la prévention, la réparation, la rétribution et une fonction

socio-pédagogique. Les fonctions de prévention et de rétribution sont restituées dans toute

leur complexité avec un contenu assez proche de celui que nous leur avons donné en

dégageant des rationalités punitives. En revanche est soulignée l’ambiguïté de la fonction de

réparation, soit proche de celle de rétribution, soit confondue avec celle remplie par les

sanctions civiles; quant à la fonction socio-pédagogique, elle apparaît trop souvent associée,

dans le sillage de Durkheim, à des présupposés consensualistes.

Le mode énumératif

Cette approche des fonctions de la sanction pénale est de loin la plus répandue. Les

auteurs se contentent en général d'énumérer les fonctions de la sanction pénale sur le ton de

l'évidence, avec, à la clé, la méthode juridique éprouvée de la conciliation des points de vue.

Ces conceptions éclectiques de la sanction pénale sont en général liées à une vision

naturaliste et anhistorique de la peine. Ainsi, B. Bouloc commence sa présentation des

fonctions de la peine par cette affirmation : «Les fonctions reconnues à la peine sont en étroite

liaison avec le fondement philosophique ou pragmatique que l’on a assigné de tout temps au

droit de punir», et plus loin : «Ubi societas, ibi jus» (Bouloc, 1998). Suit alors une

énumération sans surprise des diverses fonctions ordonnées en deux catégories, la fonction

morale et les fonctions utilitaires.

Le mode énumératif est largement répandu en Suisse alémanique. Ce constat apparaît à la

lecture d’ouvrages de pénalistes tels que Hans Schultz (1982), Günter Stratenwerth (1989),

Franz Riklin (1997) et Karl-Ludwig Kunz (2000).

23

Le rôle de Hans Schultz, auteur de l'avant-projet de Code pénal suisse de 1985, justifie

que nous présentions plus précisément sa «théorie» de la peine. Il dégage trois types de

théories de la peine : les théories absolues (die absoluten Theorien), relatives (die relativen

Theorien) et mixtes (die Vereinigungstheorien).

Les théories absolues cherchent un fondement unique de la peine comme réponse à un

crime. (Punitur quia peccatum est); Kant et Hegel seraient les tenants les plus connus de ces

théories. Les théories dites relatives de la peine envisagent la peine sous l'angle du but qu’elle

atteint (Punitur ne peccetur); elles se divisent en deux axes : la prévention générale (par la

menace de la peine ou par l’exécution de la peine) et la prévention spéciale. Pour illustrer

cette dernière orientation, l’auteur nous renvoie aux travaux de Protagoras, Platon, Sénèque,

Pestalozzi, von Liszt, Grammatica, Ancel, J. Graven, etc .

Les théories mixtes résultent de la combinaison des deux autres théories. (Punitur quia

peccatum est nec peccetur). Elles sont aujourd’hui dominantes et sont défendues en Suisse par

des auteurs tels que Stooss et Hafter et en Allemagne par Maurach et Peters.

Ensuite, H. Schultz critique ces théories, ou plutôt le contenu que lui-même leur a donné.

Les théories absolues sont rejetées en ce qu'elles se fondent uniquement sur le principe de

rétribution mais ne coïncident pas avec la réalité sociale. De plus, parler de la peine comme

moyen d’expiation ne peut pas fonctionner parce que la réalité sociale doit être traitée sous

l’angle de l’individualité.

Quant aux théories relatives, elles devraient permettre à l’Etat d’intervenir avant que le

délit ne soit commis. Mais lorsque le système s’occupe d’améliorer le délinquant après que le

délit eût été commis, il en résulte un danger d’une atteinte à certains biens juridiques (liberté,

patrimoine, vie privée, etc.). De plus, l’amélioration ne pourra parfois aboutir qu’au terme de

plusieurs années après la commission de l’infraction. Dans ce cas, le devoir de prévention

générale du droit pénal sera négligé.

Enfin, si les théories mixtes évitent les erreurs propres aux deux premières théories, il est

cependant regrettable qu'elles ne recherchent pas le fondement de la peine. Ce manquement a

pour conséquence l’effritement du système judiciaire dans son ensemble.

Günter Stratenwerth traite des fonctions de la peine dans un paragraphe de son manuel

portant sur le contrôle social pénal.

Il organise sa pensée en trois points. Il traite ainsi séparément la peine (die Strafe), les

mesures de sûreté (sichernde Massnahmen) et les sanctions apparentées (verwandte

Sanktionen). Cette dernière catégorie conmprend les sanctions administratives, les sanctions

disciplinaires et les sanctions privées.

24

La peine est envisagée dans un premier temps comme compensation de la faute. Dans

cette perspective, l’auteur aborde la question de la faute, de la rétribution et de l’expiation et,

enfin, de l’influence de ce qu’il appelle «les intérêts réels» (realen Interessen).

Dans un second temps, il est question de la peine comme moyen de prévention du crime.

Stratenwerth distingue la prévention spéciale et la prévention générale, laquelle est divisée en

deux branches : la prévention générale positive et la prévention générale négative.

Enfin, l’auteur attribue à la peine la fonction de compensation auteur-victime.

Pour ce qui est des mesures de sûreté, l’auteur considère qu’elles poursuivent

principalement un but de prévention spéciale (par l'éducation, le traitement, la guérison, les

soins de l'auteur, etc.). Toutefois, dans certains cas, ces mesures ont aussi une fonction de

protection de la société.

Franz Riklin, à l’instar de Schultz, articule son discours autour des trois types de théories

de la peine : les théories absolues, relatives et mixtes. Après avoir présenté ces théories,

l’auteur brosse un tableau évolutif des courants de pensées relatifs à la peine, en tous points

fidèle à l'histoire des idées communément reprises par la majorité des pénalistes : l’école

moderne (sociologique) du droit pénal (v. Liszt et Radbruch), la théorie italienne du droit

pénal du XIX ième siècle (Lombroso, Ferri et Garofalo), l’école classique du droit pénal

(Beling et Binding) et la défense sociale (Grammatica et Ancel). Puis l’auteur se penche sur

deux points : l’existence de nouveaux développements sur les fonctions de la peine et la

question de l’abolition du droit pénal.

D’une part, la pensée de la resocialisation est plus forte et les théories de la rétribution ont

reculé. D’autre part, on exige de plus en plus une extension de l'amende et des autres

sanctions alternatives à la peine privative de liberté. Il est aussi constaté un élargissement de

l'exécution conditionnelle de la peine et des mesures socio-thérapeutiques. Enfin, la notion de

réparation et la compensation dues à la victime sont entrées dans la discussion sur le

fondement de la peine.

Concernant la question de l'abolition du droit pénal, F. Riklin relève que Radbruch pensait

que le droit pénal devait être remplacé par quelque chose de mieux. Dans le cas d’une société

idéale, on peut renoncer au droit pénal puisque aucun crime n’est commis. Mais cela ne

reflète pas la réalité quotidienne. L’idée d’abolir le droit pénal n’a pas vraiment de sens dans

l’immédiat pas plus que d’insister obstinément sur la punition. Une alternative à l’abolition du

droit pénal serait l’instauration d’une mesure administrative qui dépendrait de la dangerosité

des auteurs. La question de l’opportunité d’un tel système demeure sans réponse.

25

Karl-Ludwig Kunz situe le droit pénal entre les notions de sécurité et de liberté et au

centre du conflit opposant les intérêts individuels aux intérêts de la société. Une fois cette

mise en contexte effectuée, il reprend la division des théories de la peine en trois catégories :

absolues, relatives et mixtes. L’orientation principale des théories relatives, à savoir la

prévention, est analysée dans ses deux variantes (prévention spéciale et générale). Celles-ci

font l’objet d’une évaluation reprenant pour chacune d’entre elles un inventaire des aspects

positifs et négatifs qu’elles revêtent.

Le mode empiriste

Cette approche, relativement rare, part de travaux de sociologie empirique consistant à

évaluer l'efficacité des peines pour valider ou invalider telle ou telle fonction de la sanction

pénale.

C’est la méthode adoptée par Martin Killias (1991), qui consacre la troisième partie de

son traité de criminologie à l’étude des fonctions de la sanction pénale sous le titre «la société

face au crime». Il fait donc un exposé des principales recherches empiriques effectuées sur les

deux fonctions de prévention générale et de prévention spéciale de la peine, puis il en dresse

un bilan permettant d'évaluer la pertinence de ces fonctions, en termes d'efficacité des peines.

Le mode pragmatique

Les auteurs recherchent les fonctions utilisées en fait par les magistrats pour motiver la

sanction pénale qu'ils prononcent.

Ainsi, Hélène Dumont (1993) analyse le discours judiciaire sous l’angle de la motivation

de la peine par les tribunaux et y voit les signes d’une évolution sur l’interprétation des

fonctions traditionnelles de la peine - dissuasion, réhabilitation et rétribution. Cette démarche

est rendue possible par l’article 726.2 du code criminel canadien qui prévoit que «lors du

prononcé de la peine, le tribunal donne ses motifs et énonce les modalités de la peine; les

motifs et les modalités sont consignés au dossier de la poursuite».

Selon l'auteur, on assiste dans la pratique des tribunaux à un dépérissement de la théorie

plurifonctionnelle de la peine (dissuasion, réhabilitation et rétribution). Les tribunaux tentent

de redéfinir chacune des fonctions traditionnelles de la peine et opèrent une hiérarchisation de

ces dernières.

26

Le mode nominaliste

Cette approche est radicalement différente des précédentes. Les auteurs recueillent les

définitions des usages discursifs sur les fonctions dans une perspective à la fois historique et

non-évolutionniste.

D’après Georges Kellens (1991, 2000), on ne peut parler des fonctions de la peine en

termes de progrès ou d’évolution mais en termes de succession d’essais et erreurs. Cette

succession ne s’organise pas dans un ordre linéairement logique mais dans une sorte de

«circularité complexe». G. Kellens reprend la liste classique des fonctions de la peine : la

vengeance (faire payer et laver l’offense), l’expiation (se racheter), l’intimidation (rappeler

par l’exemple), l’amendement (remettre à sa place), la défense sociale (éliminer et soigner), le

travail social (surveiller et aider), la gestion des risques (canaliser les dangers) et la

conciliation (vider le différend). Les éléments de cette liste ne constituent pas des fonctions

uniques mais des conceptions dominantes à certaines époques et dans certains lieux. De plus,

la pratique actuelle de la peine démontre que ces différentes conceptions de la peine sont

amenées à coexister.

Une méthode assez proche est adoptée par Pierrette Poncela (1995, 2001). Les fonctions

de la peine sont étudiées comme des éléments interchangeables à l’intérieur de philosophies

ou théories générales de la peine appartenant elles-mêmes à des types de rationalité punitive,

lesquelles sont des principes de cohérence et d’intelligibilité des divers discours sur la

sanction pénale. Les développements relatifs aux fonctions des sanctions pénales résultent de

l’observation et de l’analyse des politiques pénales s’inscrivant dans des rationalités punitives

qu’il s’agit de caractériser; ils ne correspondent donc pas à l’exposé d’une politique pénale

idéale qui privilégierait telle ou telle fonction compte tenu des objectifs poursuivis.

Les travaux de la commission de révision du Code pénal suisse, mais plus encore les

débats auxquels ils ont donné lieu, traduisent ce jeu d’assemblage de fonctions ou de finalités

des sanctions pénales dans un constant souci de conciliation. La plupart des auteurs de

référence sur la sanction pénale en Suisse (Stratenwerth, Kunz, Hans Schultz) sont

germanophones et ont une approche énumérative des fonctions de la sanction pénale, donc

relativement peu critique.

Il a été observé (Hurtado Pozo, 1997) que la révision de la partie générale du Code pénal

avait été réalisée dans l’idée que la «philosophie» du Code pénal ne devait pas être remise en

cause. Les experts qui ont travaillé à la révision auraient eu pour objectif d’approfondir ou de

27

développer certains concepts ou idées en tenant compte d’une part de la jurisprudence, et

d’autre part de la doctrine.

Les débats actuels sur la sanction pénale et la révision du Code pénal suisse

Dans la plupart des pays européens, les débats actuels sur les finalités et les formes des

sanctions pénales, ainsi que sur les modalités de leur exécution, sont tributaires d’orientations

plus larges contenues dans les politiques pénales et notamment des cibles proposées aux

organes de répression. Ainsi en est-il, à des degrés divers selon les pays, de la délinquance

sexuelle, de la délinquance des jeunes, du trafic de stupéfiants, des étrangers en situation

irrégulière, de la délinquance économique et financière, de la délinquance écologique et de

santé publique.

Tous ces types de délinquance suscitent des réactions spécifiques et parfois

contradictoires. C’est pourquoi nous pouvons parler d’une pénalité post-moderne, dans le sens

où il y a une confusion des styles et des genres, c’est-à-dire s’agissant de la pénalité, des

demandes, des attentes et des actions difficilement conciliables.

Parfois, des thèmes se détachent mais sous forme d’opposition entre deux options. Le

débat sur la libération conditionnelle est, à ce titre, exemplaire en ce qu’il met en présence

d’un côté les tenants d’une certitude de la peine prononcée et de peines incompressibles, et de

l’autre côté les défenseurs d’une peine prononcée individualisable dans son exécution, donc

modifiable compte tenu de l’évolution du condamné (Cusson, Lemire et al., 2000).

Le débat sur la libération conditionnelle renvoie lui-même à la question majeure de la

récidive. Prévention générale et prévention spéciale s’opposent mais se retrouvent aussi sur le

terrain d’une politique de diminution des risques à laquelle se réduisent de plus en plus

souvent les politiques pénales.

Les débats sur la sanction pénale sont aussi influencés par l’évolution des modèles de

justice pénale dans lesquels les victimes et la société civile ont conquis une place importante.

D’où la mise en vedette des procédures de médiation et de la finalité réparatrice de la sanction

pénale.

La Suisse se trouve dans une situation particulièrement intéressante pour une étude sur la

sanction pénale. En effet, il y a maintenant dix-sept ans qu’un processus de réforme du Code

pénal a été initié avec la mission, confiée, en 1983 à Hans Schultz, professeur de droit pénal à

l’Université de Berne, d'examiner la nécessité de réviser les dispositions générales du Code

pénal. Deux ans plus tard, en 1985, Hans Schultz présentait un avant-projet et un rapport

28

explicatif. La même année Martin Stettler, professeur de droit civil à l'Université de Genève,

était chargé d’étudier une réforme du droit pénal des mineurs; en 1986 il remettait les résultats

de son travail.

En février 1987, une commission d’experts, composée de trente membres, était désignée

pour procéder à l’examen des deux avant-projets et des incidences de leur application. Trois

sous-commissions furent créées dont l’une, présidée par Franz Riklin, fut spécialement

chargée des sanctions. La commission adopta, en 1992, les nouveaux avant-projets élaborés

par les sous-commissions.

Après consultation des cantons, des partis politiques et des diverses organisations

intéressées, le 21 septembre 1998, le Message du Conseil fédéral8 est enfin publié concernant,

d’une par, la modification du Code pénal suisse et du Code pénal militaire et, d’autre part, une

loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs.

Deux des points soulignés dans le Message concernant la modification du Code pénal

suisse doivent retenir notre attention : d’une part, l’instauration d’un nouveau système de

sanctions; d’autre part, le renforcement de la sécurité publique par des mesures de protection

contre les délinquants violents et dangereux. C’est surtout sur le premier point qu’une

discussion doctrinale a eu lieu.

Les commentaires doctrinaux sur la réforme des sanctions pénales se sont principalement

attachés aux questions suivantes :

- la nécessité de supprimer ou de maintenir les (très) courtes peines privatives de

liberté;

- les modalités de détermination de la peine par les juges, en particulier la question de

la motivation de la peine prononcée;

- l'inégalité inhérente aux peines pécuniaires et les modalités de calcul de la peine de

jour-amende;

- les modalités d'application des peines de travail d'intérêt général, d'ajournement du

prononcé et du sursis;

- la transformation des privations de droits en santion pénale;

- la question dite du net widening ou d'effet d'extension et de déplacement;

- les mesures à prévoir pour les délinquants violents et dangereux;

- les modifications apportées au droit pénal des mineurs.

8 Message concernant la modification du Code pénal suisse - dispositions générales, entrée en vigueur et application du Code pénal - et du Code pénal militaire ainsi qu’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs (FF 1999, II, p. 1787).

29

Nous reprendrons ces différents points après avoir fait quelques observations générales.

Observations générales

Le débat suisse semble dominé par la question des courtes peines privatives de liberté, au

détriment d'une discussion sur les peines alternatives elles-mêmes.

Si l’on s’en tient au texte du projet de Code pénal suisse, les courtes peines privatives de

liberté sont, selon les dispositions concernées, celles dont la durée est comprise entre 6 mois

et 3 ans.

Quant aux peines alternatives prévues pour s’y substituer, elles sont organisées en deux

temps. Dans un premier temps, il existe des alternatives directes aux peines privatives de

liberté : l’exemption de peine, la peine pécuniaire et le sursis. Dans un deuxième temps, sont

prévues des alternatives aux peines pécuniaires, elles-mêmes alternatives aux peines

privatives de liberté : l’ajournement du prononcé d’une peine et le travail d’intérêt général.

A la seule lecture du texte, deux observations peuvent être faites concernant les peines

alternatives. D’une part, leur champ d’application est très restreint; d’autre part, elles

présentent une faible diversité. Ces deux caractéristiques sont encore plus marquées si l’on

compare le nouveau système de sanctions avec ceux existant dans d’autres pays européens.

C’est le cas notamment, pour une comparaison avec le système français, dans lequel, d’une

part les peines alternatives concernent tous les délits, c’est-à-dire toutes les infractions pour

lesquelles la peine maximale encourue est de 10 ans d’emprisonnement; d’autre part, le choix

du juge est beaucoup plus étendu, et cela depuis la loi du 11 juillet 1975, puisqu’il peut

notamment prononcer à titre de peine principale l’une ou plusieurs de toutes les peines

complémentaires encourues (peines privatives de droit, interdictions de séjour ou de territoire,

etc.) ainsi que le jour-amende et le travail d’intérêt général introduits en 1983.

Une autre caractéristique du système suisse est son parti-pris de monétarisation de la

peine. Dans le message, les courtes peines privatives de liberté sont définies comme des

« peines privatives de temps libre fort onéreuses ». Quelle solution plus adéquate alors que de

les remplacer par une peine pécuniaire ? En conséquence, les discussions sur les avantages ou

inconvénients des courtes peines privatives de liberté, sur leur caractère dissuasif et sur leur

effet désocialisant semblent décalées et l’argument économique parait l’emporter.

30

Des peines alternatives aux courtes peines privatives de liberté

La suppression des courtes peines privatives de liberté prend, dans le projet de Code pénal

(pCP), les formes suivantes :

- Substitution à toutes les peines égales ou inférieures à 6 mois d’une peine pécuniaire

calculée en jours-amende. Cette peine de jours-amende peut elle-même être remplacée

par un ajournement ou un travail d’intérêt général. En cas d’impossibilité de toute

peine alternative, le prononcé d’un emprisonnement doit faire l’objet d’une

motivation spéciale.

- Une exemption de peine est possible lorsque les conséquences de l'acte sont peu

importantes et que l'auteur a, soit réparé le dommage, soit fourni des efforts de

compensation, soit été suffisamment atteint par les conséquences de son acte.

- L'exécution des peines inférieures à un an peut être ajournée.

- Le sursis est désormais possible pour les peines comprises entre 1 an et 3 ans

d'emprisonnement.

La question des courtes peines privatives de liberté a suscité un débat doctrinal opposant

partisans et adversaires de leur suppression.

Les premiers se sont attachés à souligner tous les effets négatifs de ce type de peine.

Repris à l'appui du Message, ces effets concernent principalement les répercussions sociales

d'une privation de liberté, telles que la détérioration des liens familiaux, la perte du travail, ou

l'incompatibilité d'une courte privation de liberté avec l'objectif de resocialisation. A cela

s'ajoute, pour les infractions courantes, le phénomène dit «d'interchangeabilité des

sanctions» : l'effet sur le taux de récidive serait le même quelle que soit la sanction pénale

prononcée. Le principe de proportionnalité conduirait alors à choisir une peine alternative à

l'emprisonnement.

En outre, le Message souligne que l'objectif du nouveau Code pénal (pCP) n'est pas

principalement de désengorger les prisons et que, dans ces conditions, les calculs de

probabilité d'une absence de baisse sensible du nombre de détenus par la suppression des

courtes peines privatives de liberté ne sauraient constituer un argument pertinent.

Cependant, quelques pénalistes - et notamment Martin Killias - demeurent favorables au

maintien des courtes peines privatives de liberté et avancent les arguments suivants :

- En l'état actuel des recherches, il n'est pas possible de présenter des conclusions

claires concernant l'interchangéabilité des sanctions.

31

- La suppression des courtes peines privatives de liberté risque de conduire à plus

d'inégalité, dans la mesure où les personnes aisées ne se verront quasiment jamais

incarcérées, alors que les pauvres continueront à connaître la privation de liberté.

- De plus grands affrontements violents entre détenus sont possibles, par disparition

d'une population plus mouvante dans le milieu carcéral.

- Un choc bref et violent (short, sharp, shock) peut être bénéfique dans certains cas.

- L’effet dissuasif des peines privatives de liberté est plus important sur les infracteurs

bien intégrés socialement.

- Les courtes peines privatives de liberté peuvent parfois remédier à des difficultés

sociales ou financières et à des problèmes de dépendance.

Enfin, et la remarque est importante, le choix d’une forme de sanction pénale doit aussi

dépendre de la valeur morale de cette dernière.

Fixation et motivation des peines

Dans l'avant-projet de Code pénal qu'il remit en 1985, Schultz invitait le Tribunal fédéral

(TF) à accroître son pouvoir de contrôle sur la détermination de la peine. Il fut entendu

puisque, à partir de 1990, le TF a modifié les limites relatives à son pouvoir d'examen en

matière de fixation de la peine et a rappelé les critères à prendre en considération (Liniger,

1996).

Ainsi le TF retient deux critères principaux : d'une part la faute, dont la gravité s'apprécie

à partir d'une liste d'éléments relatifs à l'acte, au comportement de l'auteur et à son histoire

personnelle; d'autre part la prévention spéciale, dans le sens ou la peine prononcée doit

permettre la réinsertion sociale et prévenir la récidive. Il est précisé que les considérations de

prévention générale (exemplarité et dissuasion du public) ne peuvent intervenir qu'à titre

secondaire.

De plus, le TF examine dans quels cas l'exercice du large pouvoir d'appréciation du juge

peut être excessif et constituer une violation du droit fédéral. L'un d'eux est le cas du juge qui

parvient à une sentence gravement choquante, c'est-à-dire soit arbitrairement sévère, soit

arbitrairement clémente. L'autorité de jugement doit donc motiver sa décision, le choix de la

peine et la quotité qu'elle a fixée.

Comme il a été observé (Liniger, 1996), l'obligation de motiver a un double but : la

connaissance par le citoyen des motifs de la décision prise à son encontre, et un auto-contrôle

du juge.

32

L’art. 47 du pCP énonce des indications injonctives sur la fixation d’une peine appropriée

à la culpabilité de l’auteur et leur inobservation pourra constituer une violation du droit

fédéral. La question de savoir si la récidive devait faire l’objet de dispositions spécifiques a

divisé les experts. Contrairement au droit en vigueur, il a finalement été décidé que la récidive

ne devait être examinée que lors de l’appréciation des antécédents, pour déterminer la

culpabilité.

Enfin, une nouvelle obligation de motivation a été introduite; elle concerne le prononcé

des peines d'emprisonnement égales ou inférieures à 6 mois.

L’inégalité inhérente aux peines pécuniaires et les modalités de calcul de la peine de jour-amende

L’article 48 du CP en vigueur prévoit que le juge fixe le montant de l’amende en fonction

de la culpabilité de l’auteur et de la situation économique de ce dernier. Le projet de nouveau

Code pénal maintient ce principe et renforce son effectivité par l’introduction du « jours-

amende ». Ce système avait déjà été proposé par Carl Stooss au cours des travaux

préparatoires du CP à la fin du siècle dernier.

Selon cette méthode, la fixation de la peine s’opère en deux temps. La première étape

consistera à déterminer l’importance de la peine en fonction de la culpabilité de l’auteur. Le

résultat de cette opération sera traduit par un certain nombre de jours (art. 34, al.1pCP). Dans

un second temps, il s’agira de fixer le montant du jour selon la capacité économique de

l’auteur (art. 34, al.2 pCP).

Par conséquent, les décisions infligeant des peines pécuniaires devraient tendre vers plus

d’équité. Toutefois, selon A. Kuhn (1999), la valeur des jours-amende devraient être

déterminée par une autorité administrative qui soit proche de l’autorité fiscale. Ce système

garantirait l’indépendance des deux décisions (d'une part, le nombre de jours-amende et

d'autre part, la valeur d’un jour-amende).

Les modalités d’application des peines de travail d’intérêt général, de l’ajournement de peine et du sursis

Depuis 1990, les autorités d’exécution des cantons peuvent ordonner l’exécution de

courtes peines privatives de liberté sous la forme d’un travail d’intérêt général. Lors de

l’adoption du projet de CP, vingt cantons faisaient usage de cette possibilité. Ce même projet

de CP permet au tribunal de prononcer, avec l’accord du condamné, une sanction de travail

d’intérêt général à la place d’une peine de 180 jours-amende (art. 37 à 39). Il s’agit d’un

33

travail de 720 heures au plus, non rémunéré, effectué sur une durée maximum de deux ans, au

profit d’institutions sociales, d’œuvres d’utilité publique ou de personnes dans le besoin.

L’aménagement plus précis est laissé à l’appréciation du canton compétent pour l’exécution

de la sanction.

L’ajournement de peine correspond à la «condamnation conditionnelle» prévue dans

l’avant-projet; elle est la forme de sanction la plus légère applicable aux délits, lorsque

l’exemption de peine n’est pas opportune pour des raisons de prévention générale ou spéciale.

L’auteur de l’infraction doit remplir les conditions d’une peine pécuniaire ou d’une peine

privative de liberté de moins d’un an, lesquelles ne doivent pas paraître nécessaires pour

éviter une récidive.

Actuellement en Suisse, près des trois quarts des peines privatives de liberté sont

prononcées avec sursis. Les innovations du projet concernent l’introduction du sursis partiel et

les limites supérieure et inférieure de la peine privative de liberté pouvant être prononcée avec

sursis, passées respectivement à 3 ans et 1 an.

La transformation des privations de droits en sanction pénale

L'avant-projet et la commission d'experts avaient proposé de faire de l'interdiction de

conduire une sanction pénale, et à ce titre prononcée par le juge pénal pour les infractions à la

circulation routière. Un certain nombre de pays européens ont opté pour cette solution,

notamment la France depuis 1975. Dans ce pays, la suspension et l'annulation du permis de

conduire sont devenues les peines alternatives le plus souvent prononcées.

Mais sous la pression d'autorités décentralisées actuellement compétentes en la matière

(autorités administratives cantonales), la proposition des experts suisses n'a malheureusement

pas été retenue. L'interdiction de conduire demeure donc une sanction administrative,

prononcée par les autorités administratives cantonales.

L'effet d'extension ou net widening

Par net widening, il faut entendre un effet non voulu d'une réforme créant une nouvelle

peine ou modifiant les modalités de son prononcé, cet effet étant une aggravation des peines

et/ou une extension du champ d'application de certaines peines à des personnes qui

auparavant n'en étaient pas l'objet.

Un auteur (Kuhn, 1999) s'est ainsi appliqué à prévoir un «scénario catastrophe» pour

chacune des sanctions nouvelles prévues dans le projet de Code pénal, dans leur forme ou

34

dans leurs modalités; il souligne ainsi l'éventualité de voir naître une «extension du champ

pénal à des individus qui n’y sont pas soumis ou qui y sont soumis de manière moins forte

sous le droit actuel».

Le risque de net widening concerne d’abord l'objectif de remplacement de la peine de

prison par la peine pécuniaire, par un travail d’intérêt général ou par l’ajournement de la

peine. L’objectif poursuivi est d’infliger des peines de substitution à des condamnés qui,

actuellement, sont privés de liberté. Il est toutefois à craindre de voir infliger des peines

pécuniaires à des individus qui aujourd’hui sont condamnés à des peines de prison avec sursis

et non à des peines de prison fermes.

Ce risque est encore plus élevé pour les travaux d’intérêt général (TIG) . On imagine

aisément les juges condamner des personnes à des TIG alors qu’ils ne les condamnent pas à

des peines de prison fermes sous le régime actuel.

L’extension du domaine d'application du sursis et l’introduction du sursis partiel dans le

système suisse ne vont pas sans engendrer elles aussi un risque de net widening. Ainsi, le juge

estimant qu’un individu mérite une peine ferme pourrait être tenté de le condamner à une

peine dépassant de quelque peu la limite supérieure du sursis. Dans cette hypothèse, nous

assisterons à un allongement des peines prononcées. Enfin, l’adoption du sursis partiel

pourrait amener les juges à condamner certains individus à purger une partie de leur peine

alors que ces derniers auraient bénéficié du sursis total sous le régime actuellement en

vigueur.

La question des mesures relatives aux délinquants violents et dangereux

Le principe de mesures de sûreté pouvant excéder en durée la peine mesurée à la seule

infraction commise n’a été que peu remis en cause. Quelques garanties ont cependant été

introduites : précisions apportées aux conditions mises à leur prononcé, notamment par

référence au principe de proportionnalité. La mesure doit donc être adéquate, nécessaire et

présenter une «relation raisonnable» entre le but envisagé et les moyens employés.

Les mesures déjà existantes demeurent : traitement institutionnel des malades mentaux,

des alcooliques et des toxicomanes; mesures applicables aux jeunes adultes; traitement

ambulatoire; internement. Mais une mesure supplémentaire est créée pour les délinquants dits

dangereux et violents. Il s'agit des personnes souffrant d'un grave trouble mental et auteurs

d'assassinat, meurtre, lésion corporelle grave, viol, incendie, ou de toute autre infraction

traduisant la volonté de causer à autrui un grave dommage corporel, psychique ou matériel

35

(art. 64a pCP). Un internement est alors possible «aussi longtemps que la sécurité l'exige»

(art. 59-3 pCP). L'internement devrait être exécuté dans un établissement psychiatrique fermé,

dans un établissement fermé d'exécution des mesures ou dans une section spéciale d'un

établissement pénitentiaire, lesquels restent à créer...

La problématique des délinquants dangereux ne laisse pas insensible. Ainsi, en mars

2000, les criminologues suisses se sont rassemblés pour tenter de répondre à la question : Que

faire avec les délinquants particulièrement dangereux ? (Groupe suisse de travail de

criminologie, 2000).

Une initiative populaire fédérale intitulée «Internement à vie pour les délinquants sexuels

ou violents jugés très dangereux et non amendables» a été déposée à Berne le 3 mai 2000.

Elle prévoyait d'introduire un article 65bis dans la Constitution fédérale rédigé ainsi : «Si un

délinquant sexuel ou violent est qualifié d'extrêmement dangereux et non amendable dans les

expertises nécessaires au jugement, il est interné à vie en raison du risque élevé de récidive.

Toute mise en liberté anticipée et tout congé sont exclus.»

De nouvelles expertises ne sont effectuées que si de nouvelles connaissances scientifiques

permettent d'établir que le délinquant peut être amendé et qu'il ne représente dès lors plus de

danger pour la collectivité. L'autorité qui prononce la levée de l'internement au vu de ces

expertises est responsable en cas de récidive.

Toute expertise concernant le délinquant est établie par au moins deux experts

indépendants qui prennent en considération tous les éléments pertinents».

Cette initiative avait recueilli plus de 200 000 signatures, mais le Conseil fédéral a décidé

de recommander son rejet sans lui opposer de contre-projet, estimant suffisante la révision du

CP.

Les modifications apportées au droit pénal des mineurs

Le droit pénal sanctionnel actuellement en vigueur et destiné aux mineurs est entré en

vigueur en 1942 comme partie intégrante du Code pénal suisse de 1937 (art. 82 à 99 CPS).

Son champ d’application vise les enfants et les adolescents de moins de 18 ans. Il n’a depuis

connu aucune réforme majeure. Son contenu a été précisé et affiné par la révision de 1971

sans que cette dernière toutefois n’introduise de bouleversements majeurs.

Le projet de révision a été élaboré par M. Stettler. Cette réforme concerne surtout les

sanctions pénales applicables aux mineurs. Les principaux points de la réforme du droit pénal

des mineurs proposée par le Conseil fédéral sont les suivants :

36

- La condition pénale des mineurs sera séparée du Code pénal suisse et constituera

désormais un corps à part et distinct de ce dernier. Cette séparation vise à accentuer

les différences existant avec le droit pénal des adultes. Toutefois cette réglementation

ne constitue en rien une loi générale de protection de la jeunesse, qui traiterait

également des mineurs qui ne sont pas encore tombés dans la délinquance, telle

qu’elle peut exister dans d’autres pays européens.

- A l’heure actuelle, l’autorité de jugement décide en premier lieu de l’opportunité

d’une mesure. En vertu des articles 84 CPS et 91 CPS, si le mineur a besoin de soins

éducatifs particuliers, s’il est très difficile, abandonné ou en sérieux danger, l’autorité

de jugement ordonnera une mesure de protection (assistance éducative, placement

familial ou dans une maison d’éducation). Si une mesure ne s’avère toutefois pas

nécessaire, l’autorité de jugement peut prononcer une peine. La réforme du droit pénal

des mineurs vise à abandonner ce système moniste où le juge est contraint de choisir

entre une peine et une mesure de protection. Ces deux moyens pourront être

combinés, octroyant ainsi une plus grande flexibilité à l’intervention du juge.

- L’âge de la majorité pénale passe de sept à dix ans. Malgré cette élévation, ce seuil

reste un des plus bas au niveau européen. En dessous de dix ans, l’enfant ne relève pas

du droit pénal et ne peut en aucun cas être tenu pour pénalement responsable.

- Pour les infractions particulièrement graves commises par des mineurs de plus de 16

ans, la durée maximum de la peine privative de liberté passe de un an à quatre ans.