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CHAPITRE 1
MODELES DE JUSTICE ET THEORIES DE LA PEINE
Les objectifs de l'étude
Les objectifs de l'étude présentée dans ces pages sont de décrire les représentations
sociales de la sanction pénale. Il s'agit de définir comment se situent les conceptions
populaires de la juste peine face à la multiplicité des théories en la matière, aux incertitudes
quant aux finalités attribuées aux sanctions et aux débats publics sur ces thèmes.
Cette description est articulée selon trois niveaux complémentaires. Le premier est
d'appréhender les finalités essentielles reconnues à la sanction pénale (les valeurs attribuées à
la peine), le deuxième de reconnaître i) les critères utilisés pour associer une peine donnée à
un crime ou un délit particulier (principes d’attribution) et ii) les modalités envisagées pour
l'exécution de cette peine (philosophies d'exécution) et le troisième de déterminer la place à
accorder aux différents acteurs (magistrats, spécialistes, jurés, etc.) devant intervenir dans les
procédures de détermination de la sanction pénale (rôle possible des intervenants). Ces
niveaux de représentation doivent aussi être mis en rapport avec les «cartes cognitives» de
référence dont disposent les personnes quant à la distribution sociale de la déviance et de la
criminalité dans la société.
Il s'agit ensuite de relier ces représentations aux trois types de facteurs que sont : i) le
niveau de pouvoir socio-économique des personnes; ii) le type de relation (proximité/distance,
similitude/différence, etc.) existant entre l'auteur de l'infraction et la victime et iii) l'identité
(catégorielle et individuelle) des acteurs en présence.
Ces objectifs seront détaillés dans la première partie du chapitre 2 «Notions utilisées et
méthode d’enquête».
Il s'agit enfin de tenter de dégager les grands traits qui distinguent et caractérisent les
diverses philosophies générales de la peine, représentées dans les mentalités populaires.
2
Le cadre conceptuel de la recherche
A l'orée de ce chapitre, il est important de prendre quelques précautions sémantiques et de
remonter, jusqu'à la racine du terme justice et à sa définition philosophique. En voici, de
manière très succincte, les grandes lignes. Platon, le premier, attribue le droit de punir à la
puissance publique (La République). L'intérêt de la Cité impose de mettre le coupable hors
d'état de nuire et de détourner les autres du crime par l'exemple de la punition infligée
(Raynaud et Ryals, 1996). Aristote reprend ce concept dans l'Ethique à Nicomaque et
distingue tout d'abord la justice universelle1 et la justice particulière. C'est cette dernière
qu'il subdivise en justice distributive et justice corrective, ou réparatrice ou commutative
(chapitre V, paragraphe 5, 1131a).
Selon Aristote, la justice distributive consiste dans la répartition des honneurs, richesses
et avantages; elle ne s'applique qu'à la distribution des biens entre les membres de la
communauté (cette définition sera reprise par Thomas d'Aquin et les scolastiques). C'est dans
ce cadre très large que les sciences sociales utilisent le terme de justice distributive, pour
prendre en compte l'étude des normes et des règles que l'on peut mettre au jour pour définir la
manière dont les ressources d'un groupe (que ce soit de l'argent, des services, mais aussi du
support émotionnel, etc.) doivent être réparties parmi ses membres.
La justice corrective ou commutative s'applique, quant à elle, d'une part aux contrats par
l'équivalence des obligations et des charges qu'ils stipulent; il s'agit alors de rapports qui
énoncent l'égalité des choses échangées. Mais elle s'entend aussi pour les rapports juridiques
qui naissent à la suite d'un délit ou d'un crime – vol, adultère, meurtre, violence, etc. C'est tout
le versant de la justice pénale qui s'applique aux obligations nées de la commission d'actes
délictueux (Lalande, 1972; Bessone, 2000). Son expression formelle contemporaine est la
sanction pénale2. La sentence pénale introduit un acte de rétribution qui relève de la justice
commutative selon le principe, pour ainsi dire incontesté, qu'est juste un échange qui se fait
selon le principe de l'équivalence de ce que l'on prend et de ce que l'on reçoit. L'expression de
justice commutative rend bien compte de cette nécessaire exigence d'équivalence du poids
mis dans chacun des deux plateaux de la balance (Raynaud et Ryals, 1996). Elle reste
entièrement ouverte quant à la définition de ces poids presque toujours inexistants d’ailleurs
dans l’iconographie de la justice (C.-N. Robert, 1998).
1 La justice universelle est identique à la vertu, en tant que la vertu est tournée vers les autres. Le sommet de la vertu morale et politique est d'accomplir des actes vertueux en conformité aux lois de la Cité. 2 Dans le cadre du présent rapport, le terme «sanction pénale» désigne uniquement la peine au sens strict. Il est ainsi fait abstraction des mesures de sûretés.
3
Dans les deux volets de la justice dont il est question, la justice distributive et la justice
corrective, il s'agit de mettre en oeuvre des logiques de raisonnement qui font appel à
l'équilibre. C'est en ce sens que l'on peut y déceler une certaine parenté. En effet, toutes les
formes de justice, et par extension du droit, supposent une activité commune, qui est celle du
jugement. L’opération de jugement suppose dans tous les cas un effort de qualification de la
situation, c’est-à-dire «un cadrage et un repérage des éléments significatifs qui sont
nécessaires au jugement et qui permettent d’inscrire la décision finale du juge dans les formes
du syllogisme juridique» (Thévenot, 1986). Mais cette opération de qualification n’est pas
réservée au seul jugement juridique, elle sous-tend aussi tous les jugements ordinaires. Ainsi,
sous cet angle, le travail du juge rejoint en partie les jugements opérés par les personnes dans
leur quotidien ou lorsqu’elles sont soumises à une enquête. Ce qui va différer, c’est
l’équipement dont est pourvu le juge dans son travail. En effet, le droit fournit un ensemble de
«repères conventionnels» qui facilite le cadrage et l’oriente (Thévenot, 1986) alors que les
jugements ordinaires sont plus souples et peuvent intégrer différents aspects, exclus a priori
par le droit, ou encore se référer à un éventail de règles plus larges. C’est par cet aspect
d’équipement conventionnel de l’espace de jugement juridique que le droit pénal se distingue
de manière importante du droit civil. Chacun des droits invite à saisir de manière différente
des situations qui, de surcroît, sont dès l’origine orientées vers l’un ou l’autre des espaces.
Mais, à ce niveau alors, la comparaison semble s’arrêter et l’on est tenté de parler
d’incommensurabilité des deux droits. Néanmoins, comme on l’a souligné auparavant,
l’opération de jugement est aussi ce qui lie toute évaluation à finalité de justice. Il existe donc
un second aspect du jugement qui permet de réintroduire la comparaison entre les différents
moments du droit et plus largement toute justification. Il s’agit ici des différents principes qui
permettent de qualifier un jugement de juste. Le droit se construit en effet en intégrant
différentes conceptions de la justice qui dépassent le cadre des juridictions spécifiques. Tant
le droit pénal que le droit civil sont susceptibles, par exemple, d’introduire des considérations
liées aux motivations, aux besoins ou encore au traitement égal des parties en jeu. On retrouve
derrière ces diverses considérations des éléments qui renvoient à diverses constructions du
sentiment de justice (Kellerhals et al., 1997). Ce sont des considérations similaires qui
apparaissent dans les jugements ordinaires de justice qui peuvent être émis par les non-
juristes. Ceux-ci seront d’ailleurs plus libres de les évoquer dans la mesure où ils ne sont pas
soumis au précadrage des catégories juridiques. Il devient ainsi possible de penser ensemble
les espaces des justices rétributive et corrective en soumettant les jugements qu’elles
4
impliquent à un questionnement sociologique similaire. Un tel questionnement a déjà
largement débuté en ce qui concerne la justice distributive (Kellerhals et al., 1992).
Pour être plus concret, les questions qui se posent dans le domaine de la justice
distributive : «Comment répartir les ressources d'un groupe entre les personnes qui,
directement ou indirectement, ont participé à leur constitution ou en dépendent ?», «Quelles
règles doivent être suivies pour ce partage ? Faut-il considérer les mérites, les efforts ou au
contraire ne tenir compte que des besoins ? Est-il plus fondé d'assigner à chacun une part
parfaitement égale ?» ont un écho dans le domaine de la justice corrective. Cet écho est
l'interrogation qui porte sur : «Comment sanctionner les personnes qui ont porté atteinte à la
définition collective des comportements et attitudes que le groupe assigne à chaque statut et
bien en raison d’une tradition culturelle, c'est-à-dire au consensus majoritaire ?» On pourrait
citer ici la définition de la peine selon Ortolan (1848) : «Jamais plus qu'il n'est juste et jamais
plus qu'il n'est utile»3. La problématique du «juste» dans tous les domaines où sa pertinence
est fondée, la mise au jour des diverses modalités de sa représentation comme de son
application concrète se pose donc avec constance dans tous les groupes humains à plusieurs
niveaux.
S’agissant de la justice distributive, les études empiriques sur les normes et
représentations du «juste» se sont multipliées depuis plusieurs décennies. Une brève revue des
réflexions des chercheurs sur ce thème permet de brosser un tableau de la représentation du
juste qui évolue d’une vision objectiviste - représentée par des auteurs tels que Homans et
Adams - à une vision contextualiste - révélée par des chercheurs comme Deutsch ou Lerner.
On peut, en simplifiant à l'extrême, opposer deux conceptions sociologiques de la genèse
de ces normes.
Pluralité des normes de justice
La tentation d'une norme universelle et objective : proportionnalité et équité
Selon cette théorie, avancée dans les années 60, les rétributions de différents acteurs
doivent être proportionnelles à leurs contributions (Homans, 1953, 1974 et Adams, 1963,
1965). Les thèses de Homans seront reprises et systématisées avec la théorie de l'équité
5
(Walster et al., 1978), qui a surtout mis l'accent sur l'hypothèse d'une norme unique de justice
- le Mérite - caractérisée par le couplage direct des contributions et des rétributions : il y a
justice lorsque l'on est payé/sanctionné proportionnellement à ses mérites/fautes, et le
sentiment d'injustice (accompagné de tendances à la rééquilibration) s'ancre dans le non-
respect de cette proportionnalité. On a là l'expression d'une conception a-culturelle et an-
historique de la justice.
Les premières recherches empiriques sur le sentiment de justice dans les groupes, fondées
sur l’hypothèse de l’existence de cette norme universelle, ont surtout utilisé des situations de
travail comme cadre d’observation. On y montre, pour l’essentiel, que des employés ou des
ouvriers moins bien payés que leurs collègues réagissent souvent à cette inégalité de
traitement par un ralentissement de leur rythme de travail ou par une altération de sa qualité.
Pour Homans, il n’existe pas de critère absolu permettant à un acteur de décider de la
justice ou de l’injustice «en soi» du traitement qui lui est réservé. C’est toujours en se
comparant qu’on éprouve de l’injustice. Cette comparaison se base sur une règle, ou principe,
unique, la proportionnalité, qui veut que les rétributions de différents acteurs soient
proportionnelles à leurs contributions (investissements, efforts, coûts, etc.). On retrouve ici
l’ancienne idée d’Aristote sur l’égalité de traitement. Il y a sentiment de justice lorsque cette
règle est respectée, impression d’injustice lorsqu’elle est violée. Cette conception du juste est,
pour Homans, construite par l’expérience : la personne apprend progressivement à associer un
résultat probable à une action donnée, et ces attentes se transforment en normes.
Cette norme de justice est, pour Homans, universelle puisqu’on la trouve dans toutes les
cultures et à toutes les époques, mais elle n’est pas sans paradoxes.
D’une part, on se compare plus volontiers à des semblables qu’à des personnes ou des
groupes de statut nettement supérieur ou inférieur. On les connaît en effet mieux, tant du point
de vue de leurs contributions que de leurs rétributions. D’autre part, Homans estime que ce
processus de comparaison est téléologique : plus les acteurs espèrent une modification des
termes de l’échange dans lequel ils sont impliqués, plus ils se comparent à autrui. Enfin, le
sentiment d’injustice est accompagné de deux réactions proportionnelles à l’ampleur de celui-
ci. La personne comparativement sur-rétribuée éprouve un sentiment de culpabilité. Celle qui
est sous-rétribuée ressent de la colère. Cet inconfort déclenche un mouvement de
rééquilibration : la «victime» cherche à accroître ses rétributions, l’«exploiteur» tente
d’augmenter ses contributions.
3 Cette réflexion s'inscrit dans le cadre des réactions de criminalistes au Code pénal napoléonien très répressif de 1810.
6
En résumé, pour les tenants de la théorie de l’équité, la norme de proportionnalité est un
moyen privilégié pour équilibrer deux dimensions de l’interaction : la tendance des individus
à s’approprier un maximum de ressources rares et la nécessité de la coopération pour
augmenter l’efficacité du travail. Entre voracité individuelle et rentabilité collective, la norme
de proportionnalité apparaît comme un mécanisme simple de conciliation des contraires qui
permet la poursuite de l’interaction. De là lui vient son universalité.
Mais cette théorie a aussi ses limites dont les principales sont les suivantes :
- la difficulté de tenir compte de la différence des statuts (âge, sexe, nationalité, etc.),
des investissements (diplômes, expériences, etc.) et des prestations (productivité,
qualité, etc.) des parties prenantes à l’échange;
- la complexité du processus de comparaison quand plus de deux personnes sont en
scène et la délicate distinction entre les normes générales légitimées par les acteurs et
leur jugement particulier dans une situation donnée;
- la définition subjective des frontières de l’échange dans le temps - faut-il privilégier
l’équilibre local (celui de la prestation en cours) ou l’équilibre global (le bénéfice des
avantages acquis au cours de l’expérience de vie) - et dans l’espace. C’est ainsi que
pourraient intervenir des réciprocités indirectes.
Vers une pluralité des normes de justice : la perspective contextualiste
Si elle satisfait l'esprit par sa simplicité, la théorie de l’équité a suscité par la suite bon
nombre de recherches qui postulent l'existence de plusieurs normes de justice. Diverses
enquêtes (Alves et Rossi, 1978; Shepelak et Alwin, 1986) montrent, d'une part, que les
critères de justice utilisés par chacun pour juger d'une situation concrète sont au moins au
nombre de trois : le Mérite, mais aussi le Besoin (de chacun selon ses possibilités, à chacun
selon ses besoins») ou encore l'Egalité («tout le monde pareil») et, d'autre part, que le
jugement final est en fait constitué d'un mélange de ces principes plutôt que de l'emprise d'un
seul. Approfondissant encore les réflexions autour de la norme de justice, différents
chercheurs (Greenberg, 1982; Berger et al., 1972) ayant relevé les limites du
proportionnalisme ont observé notamment comment cette norme varie en fonction des
différents statuts qu'occupent les personnes dans la société. Le niveau de pouvoir - représenté
par les ressources matérielles et symboliques - des acteurs qui sont partie prenante aux
échanges sociaux fait varier le sentiment de justice. La norme du mérite n'est plus la seule
adéquate, elle entre en concurrence, selon les situations, avec celles du besoin et de l'égalité,
qui doivent aussi être reconnues.
7
L'accent mis sur le principe du mérite augmente avec le pouvoir (la proportionnalité
prime) alors que l'importance donnée au besoin et à l'égalité est plus grande lorsque le pouvoir
social est faible (acceptation du découplage entre contributions et rétributions).
De plus, la légitimation accordée à l'un ou l'autre de ces principes est attachée à la relation
existant entre les protagonistes d'une action donnée de même qu'aux objectifs principaux visés
par le groupe dans lequel les acteurs sont insérés. En ce qui concerne la relation liant les
acteurs, on se demandera si l’on rétribue de la même manière des personnes semblables et des
personnes différentes, des acteurs liés par un degré de proximité important et d’autres séparés
par une distance relationnelle plus grande. Quant aux objectifs principaux du groupe, il s’agit
essentiellement de prendre en compte la spécificité de son type de cohésion face à ses
orientations prioritaires.
Des chercheurs, tels que Deutsch et Lerner, ont rendu compte de cette complexité.
L’essentiel de la contribution de Deutsch (Deutsch, 1975, 1985) est d’avoir relevé que les
orientations ou fonctions prioritaires du groupe déterminent la règle de distribution à adopter
pour que la coopération soit optimale (et qu’ainsi la masse à répartir soit maximale). Deutsch
distingue trois orientations prioritaires :
- la production des biens, ou orientation économiste qui appelle la norme de
proportionnalité;
- les relations interpersonnelles ou orientation communautariste régies par la norme
d’égalité;
- le bien-être personnel ou orientation individualiste qui valorise la règle du besoin.
Les décisions de justice peuvent donc varier selon les objectifs que les membres du
groupe assignent à l’échange.
Lerner (Lerner, 1977) met, quant à lui, l’accent sur la variabilité des normes et critères de
justice selon le genre de relation existant entre les acteurs. Il propose donc une interprétation
typiquement interactionniste de la justice, dont voici les grandes lignes. Pour lui, comme pour
les tenants de la théorie de l’équité, l’exigence de justice est une attitude construite durant le
processus de socialisation. Au cours de celui-ci, l’enfant est amené, sous l’influence de son
entourage, à différer la satisfaction immédiate de certains besoins au profit de bénéfices
ultérieurs plus importants. Il développe ainsi une sorte de «contrat personnel» : tels ou tels
investissements sont associés à des gratifications identifiables. Aux yeux de Lerner, la
stabilité de ces schèmes liant des investissements donnés à des gratifications données est très
importante. Or, cette attente d’une correspondance entre les efforts et les résultats n’est rien
8
d’autre finalement que l’exigence de justice. Mais, pour cet auteur, à la différence de la
théorie de l’équité, ces droits légitimes intériorisés sont, dans leurs principes, définis en
termes de correspondances (apprises, culturellement définies) et non en termes de
proportionnalité. Ils sont en conséquence susceptibles de se concrétiser dans des règles très
diverses, dont la prévalence est fonction, selon Lerner, du type de relation existant entre la
personne concernée et son entourage.
Le point essentiel de la démonstration de Lerner est donc que la norme de justice varie
avec la structure des interactions dans lesquelles sont prises les personnes. Il montre que six
normes de justice différentes se construisent selon le degré de proximité des acteurs et de
personnalisation des relations. Sur le premier axe sont situés trois contextes relationnels. Ce
sont : i) l'identité, qui correspond à une similitude quasi absolue entre des acteurs - ils se
perçoivent comme étant de même nature, appartenant à la même histoire; ii) l'unité, qui définit
des relations dans lesquelles les acteurs partagent certaines caractéristiques mais se
différencient par rapport à d'autres, aussi importantes - certains buts sont communs, mais le
destin individuel des acteurs ne se confond pas avec celui de la communauté; iii) l'altérité qui
caractérise des situations dans lesquelles les acteurs ne se sentent unis par rien : ils n'ont pas
de projets communs et diffèrent totalement de statut. Dans chacun de ces trois contextes, les
individus peuvent percevoir autrui soit de manière essentiellement personnelle (c'est-à-dire
sous l'angle de son identité profonde), soit de façon avant tout positionnelle (c'est-à-dire
comme l'occupant d'un rôle transitoire, ou d'un rôle donné parmi d'autres). La combinaison de
ces deux axes correspond à six relations-type marquées par différentes règles de justice.
Il apparaît, suite à ces travaux, que les normes de justice distributive, loin de consister
simplement en un rapport objectif et instinctif aux choses (équilibrer les apports et les
gratifications), traduisent un rapport subjectif (dans le meilleur des sens) aux personnes, une
manière de les reconnaître et de promouvoir certains types de relations. L’idée d’un principe
unique de justice animant les acteurs dans toutes les situations évolue vers l’idée que
l’exigence de justice prend des formes variables selon les contextes. Peut-on alors étendre
cette conclusion à d'autres aspects de la justice, tant dans le domaine du droit civil – on pense
notamment au cas des droits et obligations qui se forment par contrat et aux conceptions
prévalantes de la responsabilité civile -, que dans celui du droit pénal ? C'est vers l'étude de
ces questions que se sont orientées les recherches du CETEL au cours de ces dernières
années.
9
Genèse de la recherche sur les représentations sociales de la juste peine
Situation des recherches de sociologie juridique sur le sens du juste au sein du CETEL
Le CETEL mène depuis plusieurs années des recherches empiriques sur le sens du juste
au sein des groupes sociaux contemporains. D'abord centrées sur l'étude des règles du partage
et de la résolution des conflits normatifs en matière d'équité dans les groupes sociaux et plus
particulièrement au sein de la famille (Kellerhals, Coenen-Huther, Modak, 1988), les
recherches se sont ensuite étendues à certains aspects de la justice des procédures, en
l'occurrence au cas des droits et des obligations interpersonnels qui se forment par contrat. On
a donc cherché à définir quelles conceptions de la validité, de la responsabilité et de la
prescription en matière contractuelle prévalent dans les mentalités contemporaines
(Kellerhals, Modak, Perrin, Sardi, 1993). Enfin, dans une troisième vague de travaux, on a
élargi cette perspective à la responsabilité civile au sens large, vue sous l’angle de la «juste»
imputation des responsabilités dans la réparation de dommages, de la juste évaluation de
l’ampleur de ces derniers et de la réparation que doit fournir le responsable, des justes
modalités d’intervention de l’assurance et enfin du juste degré de liberté ou de contrainte dont
doit disposer la personne en matière de prise de risques individuels (Kellerhals, Languin,
Sardi, Lieberherr, Aeschimann, 1998).
Si l'on rapproche les principes de justice émanant de ces différentes recherches et que l'on
nivelle un peu les spécificités ou idiosyncrasies liées à chaque domaine, on peut dégager de
l'ensemble de ces thèmes trois images-type distinctes de ce qui constitue le juste : 1) le juste
est ce qui résulte de l’expression concordante des volontés; 2) le juste est ce qui produit un
«bien» supérieur; 3) le juste est ce qui garantit un même sort à des acteurs de même statut (et
réciproquement).
De nos travaux se dégagent trois philosophies de justice, qui vont être maintenant
brièvement définies.
Le volontarisme, (formalisme ou libéralisme) fait équivaloir le juste à l'expression de la
volonté des parties. Une fois celle-ci exprimée elle devient concrètement applicable. Dans les
accords commerciaux, cette conception contractualiste de la justice caractérise la légitimité
reconnue aux procédures auxquelles on a explicitement adhéré, c'est aussi le trait dominant de
la conception libérale de la responsabilité, dégagée par nos travaux et dont l'accent principal
est mis sur le primat des droits et des devoirs induits par la volonté individuelle.
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Le providentialisme est une logique qui repose sur l'idée dominante - d'orientation
consumériste - du souci de protection systématique du statut du consommateur. Dans le
domaine contractuel, la personne qui se lie par contrat à une entreprise (magasin, employeur,
régie d'immeubles, etc.) devrait toujours être protégée. Cette conception repose, pour une
bonne part, sur le constat que les organisations avec lesquelles les individus entrent
aujourd'hui en rapport sont, comparativement, trop puissantes, trop riches en ressources pour
que l'on puisse juger les échanges entre les deux parties comme étant le produit de deux
volontés égales. Dans la sphère de la responsabilité, cela se marque par le souci d'avoir des
droits mais peu d'obligations, c'est-à-dire d'être protégé en toutes circonstances sans être
limité dans ses actions : l'assomption personnelle des responsabilités est peu marquée.
Le finalisme (ou communautarisme) est centré sur les conséquences, les finalités que les
acteurs peuvent retirer d'une action. Plus que l'accord des volontés, c'est le bien-être des
individus, la valeur intrinsèque des choses et la pesée des intérêts ultimes des parties qui
servent de critères au jugement moral. Est juste une distribution qui provoque des
conséquences heureuses (harmonie des relations, épanouissement personnel, efficacité du
groupe). Contractuellement, le juste est alors défini par l'équilibre des intérêts bien compris
des parties en présence. En matière de responsabilité, la protection de l'individu va de pair
avec une légitimation accordée à l'Etat de contrôler la prise de risque : c'est dire combien
l'équilibre des intérêts est pris en compte.
Au-delà de ces lignes de convergence il importe aussi de relever, dans chacune de ces
études, trois genres de variations qui se font jour dans les préférences subjectives pour l'un ou
l'autre principe de justice :
Le sens de ce qui est juste, les règles qui guident sa mise en application, dépendent
singulièrement du niveau de ressources de l’acteur : l’accroissement des ressources
correspond à une insistance plus grande mise sur le principe d’expression des volontés; un
faible niveau de ressources correspond à un souci de formes variables de providence, qui
viendraient rétablir des situations jugées iniques, quitte à faire fi de l’expression concordante
des volontés ou de l’égalité de traitement.
Ce même sens du juste varie sensiblement avec le type d’enjeu qui lui est associé. On
n’appliquera pas les mêmes principes selon que de l’argent, des droits civiques, de la
sollicitude ou des états de santé sont en jeu.
L’idée du juste varie aussi selon le degré de proximité affective et d’abstraction des
acteurs en présence. Plus cette proximité est nette – et, de surcroît, moins l’abstraction est
11
grande - moins l’accent sur le formalisme, sur la seule prise en considération de l'expression
des volontés ou de l’égalité de traitement, se fait fort. On préfère des critères finalistes.
L'intérêt d'une étude sur les représentations populaires de la juste peine
Les études que nous avons menées jusqu'à présent s’inscrivent dans le domaine de la
justice distributive; il nous a paru intéressant de les compléter et de nous interroger sur les
représentations populaires de la juste peine dans le secteur de la justice pénale. Il s'agit donc
de compléter nos recherches sur les conceptions populaires du juste en abordant le versant
pénal de la justice et de dégager les philosophies de régulation pénale qui sont à l'œuvre dans
les mentalités. Mais il faut aussi relever que ce thème déborde largement la simple recherche
d'une parenté ou d'une éventuelle analogie avec les recherches précédemment menées au
CETEL. Il place l'interrogation sur les représentations populaires de la juste peine – quelle
peine pour quel délit et pour quel auteur ? – dans une approche multidimensionnelle large
pouvant permettre d'appréhender plusieurs niveaux de représentations complémentaires : la
finalité du jugement de justice, sa structure (l'adéquation entre la peine et le crime) et ses
modalités d'exécution. De plus, un volet supplémentaire d'interrogation devra permettre de
situer ces représentations par rapport aux perceptions et aux connaissances des individus en
matière de criminalité. On fait en effet l'hypothèse que le raisonnement de justice des
individus dans le domaine pénal repose sur leurs conceptions du phénomène déviant.
La recherche prend aussi un relief et un intérêt particuliers pour deux raisons précises, qui
tiennent avant tout au climat politique et social dans lequel elle s'inscrit. La première concerne
plus particulièrement la Suisse. Notre pays a entamé voici près de deux décennies un
processus de réforme du Code pénal qui est maintenant proche de son terme. Nous nous
trouvons donc dans une situation intéressante de synchronie qui permet, toutes proportions
gardées, de mettre en rapport, dans certains domaines précis, les propositions des experts
mandatés en matière de réforme du droit des sanctions pénales avec les résultats d'une
recherche empirique sur les représentations populaires de la juste peine. Il en sera question
dans la partie de ce chapitre consacrée au contexte théorique et aux débats sur la sanction
pénale (voir p. 15). Le second est relatif au degré exceptionnel d'incohérence et de volatilité
que l'on relève actuellement dans le champ de la politique pénale et en particulier de la peine,
désordre attesté par la littérature récente sur le sujet.
12
Nombreux sont, en effet, les auteurs qui, analysant les politiques pénales actuelles et
l’évolution législative du droit des sanctions pénales, évoquent à leurs propos, une situation
paradoxale, apparemment incohérente, chaotique, et tenant peut-être à l’ambivalence du
sentiment punitif (Valier, 2000). Cette situation provoque l’émergence d’une multitude
d’hypothèses et d’explications concernant ce que l’on pourrait appeler cursivement la peine
post-moderne. Deux auteurs récents peuvent être ici cités en exemple. P. O’Malley évoque
«une pénologie en état d’inconsistance n’ayant probablement pas de précédent dans l’histoire
moderne de la justice criminelle» (O'Malley, 1999, p.176). B. Vaughan, se référant à
l’approche de N. Elias, n’hésite pas à caractériser la peine moderne comme ambivalente,
puisque tiraillée entre un processus de civilisation de la répression et la résurgence toujours
recommencée d’une agression instinctive4 (Vaughan, 2000). Ce qui renouvelle donc la
problématique de la peine et interpelle le criminologue, le juriste, le sociologue quant aux
finalités reconnues, admises, prétendues et/ou pratiquées de la peine.
En 1983 déjà, et s’agissant de l’«humanisation de la pénalité», M. Foucault avait répondu
«je (…) rappellerai ce qu’a dit Nitetzsche : «nos sociétés ne savent plus ce que c’est que
punir». A la punition, dit-il, nous donnons comme par sédimentation, un certain nombre de
significations comme la loi du talion, la rétribution, la vengeance, la thérapeutique, la
purification et quelques autres qui sont effectivement présentes dans la pratique même de la
punition (…) nous sommes dans un grand embarras» (Foucault, 1994, p. 691).
L’expression qui retient l’attention ici, justifie et explique tout à la fois une archéologie de
la pénalité, c’est cette sédimentation des fonctions de la peine, sédimentation qui s’est
élaborée dans l’histoire moderne, à laquelle seule il faut se référer, s’agissant de la sanction du
droit pénal contemporain.
L’opinion publique et ses représentations sociales, les juges et les autres décideurs du
système de justice pénale n’échappent pas à la vision transversale de cette sédimentation et
s’y alimentent. L’on pourrait, pour résumer, dire que la peine, électron libre dans la
synchronie, pourra être attirée vers l’une ou plusieurs des strates suivantes sans jamais
présenter une finalité unique.
1. Discipline
Les travaux de M. Foucault et de ses émules ont insisté sur l’aspect disciplinaire de la
pénalité moderne. Laborieuse, autoritaire, stricte, modelée sur la vie bourgeoise et capitaliste,
4 L’ambiguïté du discours ordinaire sur la peine est bien décrite par M. Smith, R. Sparks, E.Girling : «Educating
13
la peine garde cette dimension ou, plutôt, la remet en exergue dans la pénologie
comportementaliste, dont les expressions les plus exagérées seraient le «Boot camp»
américain, mais aussi toutes les formes de traitements destinées à réorienter instinctivement
les comportements déviants vers la norme tolérable. Les populations ciblées par cette
discipline sont croissantes en nombre; on pourra citer les «toxicomanes», les «délinquants
sexuels», les «délinquants dangereux», etc.5
2. La rétribution
Le classicisme de la rétribution, de Platon à Kant et Hegel peut avoir plusieurs acceptions;
la plus courante est celle qui fait de la peine, la juste conséquence d’un acte. La peine est alors
méritée, mais exclusivement «tournée vers la conduite passée et proportionnée à la gravité de
l’infraction» (Poncela, 2001, p.70) . Le retour de la rétribution (théorie reprise aux Etats-Unis
sous l’appellation de «just desert») est significatif à la fin des années 1970. Possible effet
pervers des critiques faites à l’égard de très hypothétiques traitements pénitentiaires et de
l’échec prétendu de la peine individualisée, la rétribution reprend sa place dans le discours sur
la peine au moment où s’effondre économiquement et politiquement l’Etat providence. Ce
n’est pas un hasard. Il demeure que «punir, c’est toujours rétribuer» (ibidem, p.65), mais la
jachère de l’Etat providence a facilité l’aggiornamento de la rétribution.
3. Réhabilitation
C’est l’Ecole pénitentiaire française du XIXe qui fit de la réhabilitation son cheval de
bataille. Toujours présent, son utilitarisme visant à une resocialisation, une réintégration
sociale accompagne la peine avec des accès et des excès. «L’individualisation de la peine» de
R. Saleilles (1898) reste l’ouvrage de référence; elle est remise à l’ordre du jour des grandes
réformes pénitentiaires aux lendemains de la 2ème guerre mondiale. De nombreuses
législations l’évoquent formellement comme mode d’exécution de la peine (tel le CPS de
1942 à l’art. 37). Cette programmatique va perdurer durant la décennie 1960-1970, pour
poursuivre sa survie au gré des générosités et des disettes budgétaires.
sensibilitie», Punishment and Society, (2000), vol. II, N° 4, pp. 395-414. 5 En soulignant le fait que nous utilisons par simplification des étiquettes conventionnelles sur lesquelles d’expresses réserves doivent être formulées.
14
4. Neutralisation
S’il est évident que la peine privative de liberté neutralise un condamné, à tout le moins
vis-à-vis de l'extérieur, cette contingence devient fonction essentielle par le relais des
politiques pénales américaines des années 80; sous l’égide du slogan «Law and Order»,
l’incapacitation devient une logique tierce, car ni réhabilitative, ni punitive. Sa logique est
actuarielle, fondée sur le risque que peut faire courir à la société un condamné (Vacheret,
Dazois et Lemire, 1998). Neutraliser aussi fréquemment que possible et le plus longtemps
possible devient la règle. Cette politique pénale n’est pas sans lien, elle aussi, avec les
critiques émises à l’égard de la réhabilitation dont de nombreuses études cliniques ont mis en
évidence la vanité. Le «Nothing works» des méta-analyses de programmes de traitements
pénitentiaires n’est pas sans corrélation avec la vigueur de la neutralisation. Si la prison ne
parvient pas à ses fins de dissuasion négative (réduction ou suppression de la récidive), il
convient alors de développer la neutralisation. L’Europe n’échappe pas à cette illusion
actuarielle, et l’allongement des durées de peines, une plus grande sévérité quant à l’octroi de
la libération conditionnelle, des congés, des mesures non institutionnelles, relèvent de cette
politique de neutralisation plus ou moins directement.
5. La restitution
Sur la scène classique du théâtre pénal, la victime n’avait aucune place; pourtant, dès
1960, et sans cesse croissant, le rôle de la victime devient décisif dans le procès pénal et ceci
de la dénonciation du crime à l’exécution de la peine. Ce n’est pas le lieu d’analyser
l’émergence d’un acteur sans rôle dans la partition originelle du procès pénal, mais il convient
de reconnaître que c’est l’attention que prête de plus en plus le droit pénal à la victime qui a
posé, voire imposé cette fonction de restitution à la sanction pénale. Cette mode, nouvelle, qui
n’a guère plus de trente ans, jouit d’une forte popularité et s’avère, par ailleurs, politiquement
payante. Reste à savoir si la société civile, dans son état actuel, permet de reprendre des
modes de résolution de conflits, criminalisés par le droit pénal, qui lui étaient antérieurs
(composition) ou propre à d’autres systèmes juridiques (droit civil). Il demeure que des
peines, considérées comme novatrices sur le continent européen, comme le travail d’intérêt
général, relèvent directement d’une symbolique de la restitution, voire d’une réparation
matérielle concrète de la victime.
Les derniers avatars de la restitution sont promotionnels d’une justice dite restaurative,
aux antipodes d’une justice pénale gardienne et affirmative de l’ordre public. Elle présente
15
l’intérêt de bouleverser radicalement le système de résolution des conflits dans notre société,
jusqu’à proposer la médiation, même et principalement dans le champ des infractions pénales
de petite et moyenne gravité.
Ainsi présentées dans la diachronie, à l’incitation de la sédimentation des philosophies de
la pénalité, l’on ne peut s’épargner de penser qu’aujourd’hui, et dans la synchronie, toutes ces
strates s’offrent comme des lieux d’ancrage possible de la peine d’aujourd’hui,
alternativement ou cumulativement.
Mais si certains pénologues continuent de distinguer mode d’exécution et finalité de la
peine, ces strates, pas toutes compatibles entre elles, entraînent des conséquences distinctes
sur le mode de détermination de la peine : selon l’adhésion du juge à telle ou telle finalité ou à
plusieurs d’entre elles, la peine pourra varier sensiblement en qualité et en quantité. Avec
l’élargissement constant de l’éventail des sanctions pénales, des peines privatives de liberté
aux peines restrictives de droits, pécuniaires ou thérapeutiques, le chaos peut bien être posé
comme une hypothèse vraisemblable pour l’ancrage actuel de la pénalité post-moderne dans
les représentations sociales.
Si tel est le climat politique et social actuel dans lequel dans lequel s'insère notre étude,
elle s'inscrit aussi dans le fil des réflexions théoriques qui constituent l'histoire des finalités
assignées à la sanction pénale et de la pratique de leur mise en œuvre. C'est ce cadre qu'il
convient maintenant de mettre en place avant d'examiner comment s'organisent les
raisonnements et les conceptions des mentalités populaires en matière de peines.
Contexte théorique et débats sur la sanction pénale
La mise en contexte théorique faite ici passe du général au particulier. Nous présenterons
donc d'abord les grandes rationalités punitives qui traversent et structurent les principales
philosophies de la peine6; puis, nous intéressant à la politique pénale, nous rechercherons
comment les principaux auteurs de référence dans ce domaine traitent de la question des
fonctions de la peine; enfin, nous rendrons compte des débats actuels en matière de sanction
pénale et de leur écho dans la révision du Code pénal suisse.
6 Approche empruntée à P. Poncela (1995, 2001) qui reprend le cadre théorique élaboré par Michel Foucault.
16
Les grandes rationalités punitives structurant les philosophies de la peine
Différentes acceptions de la notion de rétribution coexistent; dans sa forme minimale, la
rétribution est une façon «de regarder la peine en face» (Poncela, 1983). En effet, qu’est-ce
que punir si ce n’est rétribuer, c’est-à-dire attribuer en retour ? Avant d’être porteuse
d’idéologies ou messagère de politiques pénales, la rétribution est d’abord réponse à une
infraction.
Aristote, Platon, Saint-Thomas d’Aquin, Kant, Hegel, pour ne citer que quelques grands
noms de la philosophie, ont chacun développé une conception de la justice rétributive. Ces
conceptions ne sont pas superposables. Pourtant, inmanquablement, les conceptions actuelles
d’une peine rétributive empruntent, le plus souvent à leur insu, à telle ou telle philosophie. La
justice rétributive ne se réduit ni à l’impératif catégorique de Kant ni au «rétributivisme»
actuel.
Une infraction pénale est composée d’une norme d’incrimination et d’une norme de
sanction, dont l’articulation peut se rechercher à partir des deux notions de dissuasion et de
rétribution :
- dissuader de commettre l’acte visé par la norme d’incrimination en persuadant, par la
peine, que l’intérêt bien compris de chacun est de s’abstenir de toute infraction;
- rétribuer l’acte prohibé commis en attribuant en retour une peine.
Une peine dissuasive
Un bouleversement dans la manière de penser la peine se produit dans la deuxième moitié
du XVIIIe siècle. Il est le fait de ceux que l’on a coutume d’appeler les «réformateurs»,
fortement influencés par le mouvement philosophique de l’utilitarisme. Si la dissuasion a
toujours été considérée comme un effet de la peine, elle devient à ce moment «le principe de
son économie, et la mesure de ses justes proportions» (Foucault, 1975). La nouvelle technique
dissuasive qui naît doit diminuer le coût économique et politique de «l’art de châtier» en
augmentant son efficacité et en multipliant ses circuits.
La peine est un mal et n’a pas de valeur en elle-même. Elle est un moyen pour atteindre
une fin qui, elle, est un bien, à savoir la diminution voire la suppression de la délinquance.
Cesare Beccaria (1764), fortement influencé par Hume et Helvétius, développa avec
succès une telle conception de la peine, dont le but était «d’empêcher le coupable de causer de
nouveaux dommages à ses concitoyens et détourner les autres de suivre son exemple». Ce
17
sont les premières expressions des finalités appelées plus tard, prévention spéciale et
prévention générale.
Le calcul utilitaire d’une peine dissuasive repose sur la règle suivante : l’infracteur
éventuel doit avoir plus d’intérêt à éviter la peine qu’à risquer l’infraction. Or, cet intérêt est
objet de représentations. Il en résulte, d’une part, que les lois doivent être claires et connues
de tous et, d’autre part, que les peines doivent être certaines, c’est-à-dire effectivement
prononcées. Prononcées et non nécessairement exécutées; Jeremy Bentham distinguait à cet
effet entre peine «réelle» – c'est-à-dire la peine réellement exécutée - et peine «apparente» –
c'est-à-dire la peine telle qu'elle a été prononcée -, la seconde étant de loin la plus importante
pour prévenir la délinquance. En effet, la représentation de la peine infligée que se font les
Suisses romands est plus importante que la réalité de l'exécution de la peine.
De fait, la prévention spéciale n’est l’objet de systématisation que plus tard. Sa forme
première et presque rudimentaire est sans aucun doute l’amendement ou la réformation
morale du condamné pour reprendre l’expression qui prévaut durant le XIXème siècle.
Ce sont les premiers criminologues de la fin du XIXe siècle, appelés aussi positivistes
italiens «les trois mousquetaires» : Lombroso, Ferri, Garofalo lesquels, par une critique sévère
de la prévention générale, introduisent la nécessaire adaptation de la peine aux «classes de
criminels» et impulsent ce que Saleilles systématisera dans la notion d’individualisation des
peines.
La suma divisio de la politique pénale actuelle trouve, avec les positivistes, un fondement
qui se veut scientifique car issu d’une connaissance médico-sociale des délinquants : d’un
côté, ceux qu’il faut éliminer, de l’autre, ceux qu’il faut traiter.
La fonction d’élimination de la peine est ancienne et a longtemps entretenu des rapports
étroits avec l’exemplarité quand l’exécution de la peine de mort était publique et précédée de
supplices. A l’échelle mondiale, cette conception de l’élimination n’a pas totalement disparu.
Par contre, les Etats européens ont officialisé et solennisé la disparition d’une telle conception
de la peine par diverses conventions, dont le Protocole additionnel n° 6 à la Convention
européenne des droits de l’Homme. Une autre chose est de savoir si elle a totalement disparu
des représentations sociales de la sanction pénale. Quoi qu’il en soit, la finalité d’élimination
a pris d’autres formes, d’autres noms aussi : neutralisation ou incapacitation, le plus souvent
temporaires. De plus, l’élimination s’est individualisée dans ses formes, adaptée aux types de
délinquances avec la diversification d’interdictions ou de suspensions de droits civiques,
civils, professionnels ou familiaux. La neutralisation nouvelle prend place dans une politique
de réduction des risques et une justice de prévention sociale.
18
A côté de l’amendement ou de la réformation morale, sans doute encore présents dans les
représentations sociales de la peine, se sont développées diverses conceptions de
l’individualisation des peines. Elles sont liées à l’histoire et à l’évolution des études
criminologiques. C’est dire qu’elles sont variées et variables dans leurs assertions. Leur point
commun réside dans un projet de transformation - ou correction - des auteurs d’infraction afin
de diminuer ou de supprimer leur risque de récidive. Il s'agit de transformer les individus par
une action sur la personnalité ou sur les facultés et possibilités d’adaptation à la société. Le
«traitement», terminologie dominante dans les années 60, est devenu «resocialisation», puis
«réinsertion», sans pour autant disparaître totalement; il fait un retour important aujourd'hui
pour les délinquants sexuels et les toxicomanes.
Mais le traitement, qu’il soit médical, psychologique ou socio-culturel, fut l’objet de vives
critiques et la mise en cause des diverses techniques dissuasives a pu sembler marquer un
certain retour à la peine rétributive. La peine, mesurée au comportement futur et à l’infraction
commise, est apparue injuste et souvent abandonnée à l’arbitraire de l’administration. La
peine, a-t-on dit, ne doit pas seulement être utile, elle doit être méritée, elle doit constituer une
juste rétribution.
Une peine rétributive
Les critiques des diverses formes de prévention par la peine se sont d’abord fait entendre
aux Etats-Unis, terre d’élection de l’utilitarisme, sous l’influence du philosophe John Rawls
(1971) et sous couvert d’un néo-kantisme pénal.
Deux principes devant présider à la conception de la peine juridique sont posés d’emblée.
D’une part, la peine juridique ne saurait être considérée simplement comme un moyen de
réaliser un autre bien, soit pour l’infracteur lui-même, soit pour la société civile; d’autre part,
l’infracteur ne saurait être traité simplement comme un moyen pour réaliser les fins d’autrui et
être confondu avec les objets du droit réel, ou droit relatif aux choses.
Ainsi, Andrew Von Hirsch reprend les critiques de J. Rawls sur l’utilitarisme pour mettre
en question les conceptions utilitaires de la peine. Le plaisir du plus grand nombre, l’intérêt de
la majorité, ne lui apparaissent pas comme étant, en eux-mêmes, des bases justes pour priver
l’auteur d’une infraction de sa liberté ou de son honorabilité. Calculée en fonction de sa seule
force dissuasive, la peine optimale est celle qui maximise les bénéfices (délinquance
prévenue) tout en minimisant les coûts. Il en résulte qu’une peine sévère peut sanctionner une
infraction mineure et, inversement, qu’une peine légère peut sanctionner un crime grave, ce
19
qui a pour conséquence de masquer le problème moral posé par la peine. En effet, la peine
doit être fondée sur le mérite (desert), tournée vers la conduite passée et proportionnée à la
gravité de l’infraction. Le but de la peine est double : priver l’auteur de l’infraction de
l’avantage obtenu par son non-respect des règles et lui infliger un blâme. La peine «n’est pas
seulement un moyen de prévenir la délinquance, mais une réponse méritée à l’action de
l’infracteur, rectifiant la balance dans le sens kantien et exprimant une réprobation morale de
l’acte commis» (Von Hirsch, 1976). Une stricte proportionnalité doit être établie entre la
sévérité de la peine et la gravité de l’infraction, assurant une relative égalité des peines
prononcées pour une même infraction.
Ces critiques de l’utilitarisme et des divers programmes dit de «réhabilitation» mis en
œuvre ou, très souvent, énoncés dans des programmes d’intentions, sont à rattacher
principalement aux pratiques nord-américaines du sentencing, dont l’Europe n’a pas connu
l’équivalent, sauf peut-être pour les mineurs. Elles ont pourtant trouvé un écho sur le vieux
continent, car elles ont correspondu, dès la fin des années 70, au développement de politiques
sécuritaires et à la remise en cause des régimes d’exécution des peines privatives de liberté.
Ces changements dans les politiques pénales ont coïncidé avec, d’une part, les
revendications d’un droit de l’homme à la différence et, d’autre part, avec une critique d’un
contrôle social généralisé. L’intervention pénale minimaliste souhaitée dans le second cas a
trouvé un écho chez les tenants d’une justice pénale indifférente aux variables personnelles
des auteurs d’infraction et à leurs possibilités d’évolution positive. Ce fut un grand
malentendu. Mais l’appel à une justice rétributive est alors réapparu, prenant la forme d’un
«retour à l’acte» et affirmant qu’une peine juste est d’abord une peine proportionnée à la
gravité de l’infraction.
Pour autant, toute perspective dissuasive n’est pas abandonnée mais elle se traduit par une
croyance en l’exemplarité de peines sévères et certaines. Ce n’est pas la certitude beccarienne
ou benthamienne laquelle portait sur le prononcé lui-même d’une peine; il s’agit d’une
certitude qui réside entièrement dans l’adéquation entre peine prononcée et peine exécutée.
D’où le thème contemporain des peines dites incompressibles7.
Ce nouveau rétributivisme, à l’honneur dans de nombreuses politiques pénales, s’appuie
aussi sur une attention soutenue aux victimes d’infraction. La notion de réparation et la place
des victimes dans le procès pénal sont des points forts des discours sur la peine aujourd’hui.
7 Le droit pénal suisse ne contient pas de dispositions relatives à des peines incompressibles, mais la question est cependant présente dans le débat public. Les entretiens qualitatifs préalables que nous avons réalisés ont permis d'en attester.
20
Une peine réparatrice
L’insistance sur la finalité réparatrice de la peine s’inscrit dans une recherche
d’alternatives, non seulement à la peine mais aussi au procès pénal lui-même. Cette recherche
prend place, soit dans un souci de meilleure gestion des ressources pénales, soit dans un idéal
de disparition du système pénal animant ceux que l’on a appelé les «abolitionnistes». Ces
deux mouvements se sont retrouvés dans l’institution des médiations, c’est-à-dire un moyen
d’éviter le procès pénal en organisant la rencontre entre la victime et l’auteur de l’infraction
en présence d’un médiateur, aux fins de négociation sur la sanction.
La «victimophilie» est aujourd’hui un pôle important d’attraction de la peine, lequel
risque, s’il se développe trop, de transformer complètement le rôle du droit pénal comme
gardien de l’ordre public (C.-N. Robert, 1997). Ce mouvement à connotation populiste,
entraînant des surenchères répressives, commence à provoquer des réactions de ceux-là
mêmes qui avaient défendu l’instauration d’une justice réparatrice. Ils tentent aujourd’hui de
concevoir une justice restauratrice ou restaurative (Walgrave, 1999).
Alors que certains auteurs proposent d’en finir avec le système pénal qualifié de «punitif
et réhabilitatif», d’autres prétendent inclure la justice restaurative au sein du système pénal
existant. Cette deuxième position est défendue par Tony Marshall, qui définit ainsi la justice
restaurative : «La justice restaurative constitue une approche de résolution de problèmes qui
implique les parties elles-mêmes et la communauté en général dans une relation active avec
les institutions légales. Il ne s’agit pas d’une pratique particulière mais d’un ensemble de
principes qui pourraient orienter la pratique de toute institution ou de tout groupe ayant à
traiter des problèmes de délinquance» (Marshall, 1999). Le système pénal risque d’enfermer
la justice restaurative et d’empêcher son développement. Par conséquent, la survie de ce mode
de justice devra passer par une remise en question de son intégration dans le système pénal
(Peters, 2000).
De nombreuses interrogations portent aujourd’hui sur la notion de réparation : des
dommages et intérêts peuvent-ils être l’équivalent d’une peine ? Quels dommages s’agit-il de
réparer ? Que signifie réparer les dommages faits à la société ?
Pour y répondre, des efforts sont faits pour concevoir autrement la réparation, laquelle ne
serait pas réduite à une indemnisation de la victime, quelle qu’en soit la forme. Ainsi en est-il
de la «réparation psychique», partie intégrante d’une pédagogie de la responsabilité, où
l’indemnisation des victimes et la conciliation ne sont que des éléments dérivés (Vaillant,
1999).
21
A l'intérieur de ces trois grandes rationalités punitives, plusieurs manières de décliner les
diverses fonctions possibles de la sanction pénale existent.
De la philosophie de la peine à la politique pénale : la question des fonctions de la peine
Les fonctions de la sanction pénale, qu'elles soient ou non ordonnées en théorie générale
ou en philosophie de la peine, sont comme les pièces, non d'un puzzle, ce qui supposerait
qu'existe une seule composition valable, mais d'un jeu d'assemblage laissant place à
l'imagination et parfois à la confusion.
Il n'est pas d'exposé de politique pénale qui n'emprunte à l'un ou à l'autre de ces
assemblages de fonctions. Toute réforme de la législation pénale contraint le politique à réunir
une information préalable sur le thème en discussion. Dans la plupart des cas, il ira puiser
dans les écrits disponibles sur la question.
S'agissant de la sanction pénale, l'une des premières démarches sera de consulter les
études les plus récentes écrites par des spécialistes de la question afin de faire une sorte d'état
des lieux de la réflexion sur le thème. Souvent, une commission d'experts sera chargée d'un
rapport; le choix des experts désignés est d'une grande importance, puisqu'il risque de pré-
déterminer le cadre même de la réflexion de la commission et bien entendu l'étendue et la
teneur de ses propositions. A cet égard, la commission de révision du Code pénal suisse n'a
pas échappé à la règle : un professeur de droit pénal, Hans Schultz, y a joué un rôle central, à
tout le moins initialement.
Il est dès lors intéressant d’essayer de dégager une sorte de topographie des manières de
présenter la question des fonctions de la sanction pénale, plutôt que d'enfermer d'emblée la
réflexion dans un cadre que nous aurions plus ou moins arbitrairement fixé. Nous avons donc
analysé les écrits des pénalistes suisses qui ont servi de référence aux travaux de la
commission de révision du Code pénal. Afin de caractériser leur approche de la sanction
pénale, nous avons effectué une comparaison avec les principales approches de la sanction
pénale adoptées par quelques auteurs étrangers de référence sur cette question. Il était
important d'étudier plus précisément les conceptions de la peine présentes chez les pénalistes
suisses, dans la mesure où le questionnaire ici commenté, a été administré exclusivement à
des Suisses, et à un moment où un nouveau droit des sanctions pénales en Suisse doit
prochainement entrer en vigueur.
Nous avons ainsi observé cinq modes de présentation des diverses fonctions de la peine,
révélateurs de conceptions différenciées sur le droit pénal lui-même, que nous avons qualifiés
de prescriptif, énumératif, empiriste, pragmatique et nominaliste.
22
Le mode prescriptif
Dans ce type d’approche, les auteurs donnent leurs propres définitions des diverses
fonctions de la sanction pénale et désignent les «vraies» fonctions, soit en réfléchissant au
contenu même des fonctions, soit en sélectionnant dans la réserve que constitue l'histoire des
idées sur la sanction pénale.
C’est la démarche adoptée par F. Tulkens et M. Van de Kerchove qui prennent soin,
préalablement à tout développement, de définir les divers concepts traditionnellement utilisés
dans les discours philosophiques sur la peine : fondements, finalités, effets et fonctions de la
sanction pénale (Tulkens et Van de Kerchove, 1998).
Pour ces auteurs, les fonctions de la sanction pénale entretiennent entre elles un jeu
permanent de relations dialectiques et paradoxales. Quatre sont nommées sur lesquelles une
appréciation critique est portée : la prévention, la réparation, la rétribution et une fonction
socio-pédagogique. Les fonctions de prévention et de rétribution sont restituées dans toute
leur complexité avec un contenu assez proche de celui que nous leur avons donné en
dégageant des rationalités punitives. En revanche est soulignée l’ambiguïté de la fonction de
réparation, soit proche de celle de rétribution, soit confondue avec celle remplie par les
sanctions civiles; quant à la fonction socio-pédagogique, elle apparaît trop souvent associée,
dans le sillage de Durkheim, à des présupposés consensualistes.
Le mode énumératif
Cette approche des fonctions de la sanction pénale est de loin la plus répandue. Les
auteurs se contentent en général d'énumérer les fonctions de la sanction pénale sur le ton de
l'évidence, avec, à la clé, la méthode juridique éprouvée de la conciliation des points de vue.
Ces conceptions éclectiques de la sanction pénale sont en général liées à une vision
naturaliste et anhistorique de la peine. Ainsi, B. Bouloc commence sa présentation des
fonctions de la peine par cette affirmation : «Les fonctions reconnues à la peine sont en étroite
liaison avec le fondement philosophique ou pragmatique que l’on a assigné de tout temps au
droit de punir», et plus loin : «Ubi societas, ibi jus» (Bouloc, 1998). Suit alors une
énumération sans surprise des diverses fonctions ordonnées en deux catégories, la fonction
morale et les fonctions utilitaires.
Le mode énumératif est largement répandu en Suisse alémanique. Ce constat apparaît à la
lecture d’ouvrages de pénalistes tels que Hans Schultz (1982), Günter Stratenwerth (1989),
Franz Riklin (1997) et Karl-Ludwig Kunz (2000).
23
Le rôle de Hans Schultz, auteur de l'avant-projet de Code pénal suisse de 1985, justifie
que nous présentions plus précisément sa «théorie» de la peine. Il dégage trois types de
théories de la peine : les théories absolues (die absoluten Theorien), relatives (die relativen
Theorien) et mixtes (die Vereinigungstheorien).
Les théories absolues cherchent un fondement unique de la peine comme réponse à un
crime. (Punitur quia peccatum est); Kant et Hegel seraient les tenants les plus connus de ces
théories. Les théories dites relatives de la peine envisagent la peine sous l'angle du but qu’elle
atteint (Punitur ne peccetur); elles se divisent en deux axes : la prévention générale (par la
menace de la peine ou par l’exécution de la peine) et la prévention spéciale. Pour illustrer
cette dernière orientation, l’auteur nous renvoie aux travaux de Protagoras, Platon, Sénèque,
Pestalozzi, von Liszt, Grammatica, Ancel, J. Graven, etc .
Les théories mixtes résultent de la combinaison des deux autres théories. (Punitur quia
peccatum est nec peccetur). Elles sont aujourd’hui dominantes et sont défendues en Suisse par
des auteurs tels que Stooss et Hafter et en Allemagne par Maurach et Peters.
Ensuite, H. Schultz critique ces théories, ou plutôt le contenu que lui-même leur a donné.
Les théories absolues sont rejetées en ce qu'elles se fondent uniquement sur le principe de
rétribution mais ne coïncident pas avec la réalité sociale. De plus, parler de la peine comme
moyen d’expiation ne peut pas fonctionner parce que la réalité sociale doit être traitée sous
l’angle de l’individualité.
Quant aux théories relatives, elles devraient permettre à l’Etat d’intervenir avant que le
délit ne soit commis. Mais lorsque le système s’occupe d’améliorer le délinquant après que le
délit eût été commis, il en résulte un danger d’une atteinte à certains biens juridiques (liberté,
patrimoine, vie privée, etc.). De plus, l’amélioration ne pourra parfois aboutir qu’au terme de
plusieurs années après la commission de l’infraction. Dans ce cas, le devoir de prévention
générale du droit pénal sera négligé.
Enfin, si les théories mixtes évitent les erreurs propres aux deux premières théories, il est
cependant regrettable qu'elles ne recherchent pas le fondement de la peine. Ce manquement a
pour conséquence l’effritement du système judiciaire dans son ensemble.
Günter Stratenwerth traite des fonctions de la peine dans un paragraphe de son manuel
portant sur le contrôle social pénal.
Il organise sa pensée en trois points. Il traite ainsi séparément la peine (die Strafe), les
mesures de sûreté (sichernde Massnahmen) et les sanctions apparentées (verwandte
Sanktionen). Cette dernière catégorie conmprend les sanctions administratives, les sanctions
disciplinaires et les sanctions privées.
24
La peine est envisagée dans un premier temps comme compensation de la faute. Dans
cette perspective, l’auteur aborde la question de la faute, de la rétribution et de l’expiation et,
enfin, de l’influence de ce qu’il appelle «les intérêts réels» (realen Interessen).
Dans un second temps, il est question de la peine comme moyen de prévention du crime.
Stratenwerth distingue la prévention spéciale et la prévention générale, laquelle est divisée en
deux branches : la prévention générale positive et la prévention générale négative.
Enfin, l’auteur attribue à la peine la fonction de compensation auteur-victime.
Pour ce qui est des mesures de sûreté, l’auteur considère qu’elles poursuivent
principalement un but de prévention spéciale (par l'éducation, le traitement, la guérison, les
soins de l'auteur, etc.). Toutefois, dans certains cas, ces mesures ont aussi une fonction de
protection de la société.
Franz Riklin, à l’instar de Schultz, articule son discours autour des trois types de théories
de la peine : les théories absolues, relatives et mixtes. Après avoir présenté ces théories,
l’auteur brosse un tableau évolutif des courants de pensées relatifs à la peine, en tous points
fidèle à l'histoire des idées communément reprises par la majorité des pénalistes : l’école
moderne (sociologique) du droit pénal (v. Liszt et Radbruch), la théorie italienne du droit
pénal du XIX ième siècle (Lombroso, Ferri et Garofalo), l’école classique du droit pénal
(Beling et Binding) et la défense sociale (Grammatica et Ancel). Puis l’auteur se penche sur
deux points : l’existence de nouveaux développements sur les fonctions de la peine et la
question de l’abolition du droit pénal.
D’une part, la pensée de la resocialisation est plus forte et les théories de la rétribution ont
reculé. D’autre part, on exige de plus en plus une extension de l'amende et des autres
sanctions alternatives à la peine privative de liberté. Il est aussi constaté un élargissement de
l'exécution conditionnelle de la peine et des mesures socio-thérapeutiques. Enfin, la notion de
réparation et la compensation dues à la victime sont entrées dans la discussion sur le
fondement de la peine.
Concernant la question de l'abolition du droit pénal, F. Riklin relève que Radbruch pensait
que le droit pénal devait être remplacé par quelque chose de mieux. Dans le cas d’une société
idéale, on peut renoncer au droit pénal puisque aucun crime n’est commis. Mais cela ne
reflète pas la réalité quotidienne. L’idée d’abolir le droit pénal n’a pas vraiment de sens dans
l’immédiat pas plus que d’insister obstinément sur la punition. Une alternative à l’abolition du
droit pénal serait l’instauration d’une mesure administrative qui dépendrait de la dangerosité
des auteurs. La question de l’opportunité d’un tel système demeure sans réponse.
25
Karl-Ludwig Kunz situe le droit pénal entre les notions de sécurité et de liberté et au
centre du conflit opposant les intérêts individuels aux intérêts de la société. Une fois cette
mise en contexte effectuée, il reprend la division des théories de la peine en trois catégories :
absolues, relatives et mixtes. L’orientation principale des théories relatives, à savoir la
prévention, est analysée dans ses deux variantes (prévention spéciale et générale). Celles-ci
font l’objet d’une évaluation reprenant pour chacune d’entre elles un inventaire des aspects
positifs et négatifs qu’elles revêtent.
Le mode empiriste
Cette approche, relativement rare, part de travaux de sociologie empirique consistant à
évaluer l'efficacité des peines pour valider ou invalider telle ou telle fonction de la sanction
pénale.
C’est la méthode adoptée par Martin Killias (1991), qui consacre la troisième partie de
son traité de criminologie à l’étude des fonctions de la sanction pénale sous le titre «la société
face au crime». Il fait donc un exposé des principales recherches empiriques effectuées sur les
deux fonctions de prévention générale et de prévention spéciale de la peine, puis il en dresse
un bilan permettant d'évaluer la pertinence de ces fonctions, en termes d'efficacité des peines.
Le mode pragmatique
Les auteurs recherchent les fonctions utilisées en fait par les magistrats pour motiver la
sanction pénale qu'ils prononcent.
Ainsi, Hélène Dumont (1993) analyse le discours judiciaire sous l’angle de la motivation
de la peine par les tribunaux et y voit les signes d’une évolution sur l’interprétation des
fonctions traditionnelles de la peine - dissuasion, réhabilitation et rétribution. Cette démarche
est rendue possible par l’article 726.2 du code criminel canadien qui prévoit que «lors du
prononcé de la peine, le tribunal donne ses motifs et énonce les modalités de la peine; les
motifs et les modalités sont consignés au dossier de la poursuite».
Selon l'auteur, on assiste dans la pratique des tribunaux à un dépérissement de la théorie
plurifonctionnelle de la peine (dissuasion, réhabilitation et rétribution). Les tribunaux tentent
de redéfinir chacune des fonctions traditionnelles de la peine et opèrent une hiérarchisation de
ces dernières.
26
Le mode nominaliste
Cette approche est radicalement différente des précédentes. Les auteurs recueillent les
définitions des usages discursifs sur les fonctions dans une perspective à la fois historique et
non-évolutionniste.
D’après Georges Kellens (1991, 2000), on ne peut parler des fonctions de la peine en
termes de progrès ou d’évolution mais en termes de succession d’essais et erreurs. Cette
succession ne s’organise pas dans un ordre linéairement logique mais dans une sorte de
«circularité complexe». G. Kellens reprend la liste classique des fonctions de la peine : la
vengeance (faire payer et laver l’offense), l’expiation (se racheter), l’intimidation (rappeler
par l’exemple), l’amendement (remettre à sa place), la défense sociale (éliminer et soigner), le
travail social (surveiller et aider), la gestion des risques (canaliser les dangers) et la
conciliation (vider le différend). Les éléments de cette liste ne constituent pas des fonctions
uniques mais des conceptions dominantes à certaines époques et dans certains lieux. De plus,
la pratique actuelle de la peine démontre que ces différentes conceptions de la peine sont
amenées à coexister.
Une méthode assez proche est adoptée par Pierrette Poncela (1995, 2001). Les fonctions
de la peine sont étudiées comme des éléments interchangeables à l’intérieur de philosophies
ou théories générales de la peine appartenant elles-mêmes à des types de rationalité punitive,
lesquelles sont des principes de cohérence et d’intelligibilité des divers discours sur la
sanction pénale. Les développements relatifs aux fonctions des sanctions pénales résultent de
l’observation et de l’analyse des politiques pénales s’inscrivant dans des rationalités punitives
qu’il s’agit de caractériser; ils ne correspondent donc pas à l’exposé d’une politique pénale
idéale qui privilégierait telle ou telle fonction compte tenu des objectifs poursuivis.
Les travaux de la commission de révision du Code pénal suisse, mais plus encore les
débats auxquels ils ont donné lieu, traduisent ce jeu d’assemblage de fonctions ou de finalités
des sanctions pénales dans un constant souci de conciliation. La plupart des auteurs de
référence sur la sanction pénale en Suisse (Stratenwerth, Kunz, Hans Schultz) sont
germanophones et ont une approche énumérative des fonctions de la sanction pénale, donc
relativement peu critique.
Il a été observé (Hurtado Pozo, 1997) que la révision de la partie générale du Code pénal
avait été réalisée dans l’idée que la «philosophie» du Code pénal ne devait pas être remise en
cause. Les experts qui ont travaillé à la révision auraient eu pour objectif d’approfondir ou de
27
développer certains concepts ou idées en tenant compte d’une part de la jurisprudence, et
d’autre part de la doctrine.
Les débats actuels sur la sanction pénale et la révision du Code pénal suisse
Dans la plupart des pays européens, les débats actuels sur les finalités et les formes des
sanctions pénales, ainsi que sur les modalités de leur exécution, sont tributaires d’orientations
plus larges contenues dans les politiques pénales et notamment des cibles proposées aux
organes de répression. Ainsi en est-il, à des degrés divers selon les pays, de la délinquance
sexuelle, de la délinquance des jeunes, du trafic de stupéfiants, des étrangers en situation
irrégulière, de la délinquance économique et financière, de la délinquance écologique et de
santé publique.
Tous ces types de délinquance suscitent des réactions spécifiques et parfois
contradictoires. C’est pourquoi nous pouvons parler d’une pénalité post-moderne, dans le sens
où il y a une confusion des styles et des genres, c’est-à-dire s’agissant de la pénalité, des
demandes, des attentes et des actions difficilement conciliables.
Parfois, des thèmes se détachent mais sous forme d’opposition entre deux options. Le
débat sur la libération conditionnelle est, à ce titre, exemplaire en ce qu’il met en présence
d’un côté les tenants d’une certitude de la peine prononcée et de peines incompressibles, et de
l’autre côté les défenseurs d’une peine prononcée individualisable dans son exécution, donc
modifiable compte tenu de l’évolution du condamné (Cusson, Lemire et al., 2000).
Le débat sur la libération conditionnelle renvoie lui-même à la question majeure de la
récidive. Prévention générale et prévention spéciale s’opposent mais se retrouvent aussi sur le
terrain d’une politique de diminution des risques à laquelle se réduisent de plus en plus
souvent les politiques pénales.
Les débats sur la sanction pénale sont aussi influencés par l’évolution des modèles de
justice pénale dans lesquels les victimes et la société civile ont conquis une place importante.
D’où la mise en vedette des procédures de médiation et de la finalité réparatrice de la sanction
pénale.
La Suisse se trouve dans une situation particulièrement intéressante pour une étude sur la
sanction pénale. En effet, il y a maintenant dix-sept ans qu’un processus de réforme du Code
pénal a été initié avec la mission, confiée, en 1983 à Hans Schultz, professeur de droit pénal à
l’Université de Berne, d'examiner la nécessité de réviser les dispositions générales du Code
pénal. Deux ans plus tard, en 1985, Hans Schultz présentait un avant-projet et un rapport
28
explicatif. La même année Martin Stettler, professeur de droit civil à l'Université de Genève,
était chargé d’étudier une réforme du droit pénal des mineurs; en 1986 il remettait les résultats
de son travail.
En février 1987, une commission d’experts, composée de trente membres, était désignée
pour procéder à l’examen des deux avant-projets et des incidences de leur application. Trois
sous-commissions furent créées dont l’une, présidée par Franz Riklin, fut spécialement
chargée des sanctions. La commission adopta, en 1992, les nouveaux avant-projets élaborés
par les sous-commissions.
Après consultation des cantons, des partis politiques et des diverses organisations
intéressées, le 21 septembre 1998, le Message du Conseil fédéral8 est enfin publié concernant,
d’une par, la modification du Code pénal suisse et du Code pénal militaire et, d’autre part, une
loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs.
Deux des points soulignés dans le Message concernant la modification du Code pénal
suisse doivent retenir notre attention : d’une part, l’instauration d’un nouveau système de
sanctions; d’autre part, le renforcement de la sécurité publique par des mesures de protection
contre les délinquants violents et dangereux. C’est surtout sur le premier point qu’une
discussion doctrinale a eu lieu.
Les commentaires doctrinaux sur la réforme des sanctions pénales se sont principalement
attachés aux questions suivantes :
- la nécessité de supprimer ou de maintenir les (très) courtes peines privatives de
liberté;
- les modalités de détermination de la peine par les juges, en particulier la question de
la motivation de la peine prononcée;
- l'inégalité inhérente aux peines pécuniaires et les modalités de calcul de la peine de
jour-amende;
- les modalités d'application des peines de travail d'intérêt général, d'ajournement du
prononcé et du sursis;
- la transformation des privations de droits en santion pénale;
- la question dite du net widening ou d'effet d'extension et de déplacement;
- les mesures à prévoir pour les délinquants violents et dangereux;
- les modifications apportées au droit pénal des mineurs.
8 Message concernant la modification du Code pénal suisse - dispositions générales, entrée en vigueur et application du Code pénal - et du Code pénal militaire ainsi qu’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs (FF 1999, II, p. 1787).
29
Nous reprendrons ces différents points après avoir fait quelques observations générales.
Observations générales
Le débat suisse semble dominé par la question des courtes peines privatives de liberté, au
détriment d'une discussion sur les peines alternatives elles-mêmes.
Si l’on s’en tient au texte du projet de Code pénal suisse, les courtes peines privatives de
liberté sont, selon les dispositions concernées, celles dont la durée est comprise entre 6 mois
et 3 ans.
Quant aux peines alternatives prévues pour s’y substituer, elles sont organisées en deux
temps. Dans un premier temps, il existe des alternatives directes aux peines privatives de
liberté : l’exemption de peine, la peine pécuniaire et le sursis. Dans un deuxième temps, sont
prévues des alternatives aux peines pécuniaires, elles-mêmes alternatives aux peines
privatives de liberté : l’ajournement du prononcé d’une peine et le travail d’intérêt général.
A la seule lecture du texte, deux observations peuvent être faites concernant les peines
alternatives. D’une part, leur champ d’application est très restreint; d’autre part, elles
présentent une faible diversité. Ces deux caractéristiques sont encore plus marquées si l’on
compare le nouveau système de sanctions avec ceux existant dans d’autres pays européens.
C’est le cas notamment, pour une comparaison avec le système français, dans lequel, d’une
part les peines alternatives concernent tous les délits, c’est-à-dire toutes les infractions pour
lesquelles la peine maximale encourue est de 10 ans d’emprisonnement; d’autre part, le choix
du juge est beaucoup plus étendu, et cela depuis la loi du 11 juillet 1975, puisqu’il peut
notamment prononcer à titre de peine principale l’une ou plusieurs de toutes les peines
complémentaires encourues (peines privatives de droit, interdictions de séjour ou de territoire,
etc.) ainsi que le jour-amende et le travail d’intérêt général introduits en 1983.
Une autre caractéristique du système suisse est son parti-pris de monétarisation de la
peine. Dans le message, les courtes peines privatives de liberté sont définies comme des
« peines privatives de temps libre fort onéreuses ». Quelle solution plus adéquate alors que de
les remplacer par une peine pécuniaire ? En conséquence, les discussions sur les avantages ou
inconvénients des courtes peines privatives de liberté, sur leur caractère dissuasif et sur leur
effet désocialisant semblent décalées et l’argument économique parait l’emporter.
30
Des peines alternatives aux courtes peines privatives de liberté
La suppression des courtes peines privatives de liberté prend, dans le projet de Code pénal
(pCP), les formes suivantes :
- Substitution à toutes les peines égales ou inférieures à 6 mois d’une peine pécuniaire
calculée en jours-amende. Cette peine de jours-amende peut elle-même être remplacée
par un ajournement ou un travail d’intérêt général. En cas d’impossibilité de toute
peine alternative, le prononcé d’un emprisonnement doit faire l’objet d’une
motivation spéciale.
- Une exemption de peine est possible lorsque les conséquences de l'acte sont peu
importantes et que l'auteur a, soit réparé le dommage, soit fourni des efforts de
compensation, soit été suffisamment atteint par les conséquences de son acte.
- L'exécution des peines inférieures à un an peut être ajournée.
- Le sursis est désormais possible pour les peines comprises entre 1 an et 3 ans
d'emprisonnement.
La question des courtes peines privatives de liberté a suscité un débat doctrinal opposant
partisans et adversaires de leur suppression.
Les premiers se sont attachés à souligner tous les effets négatifs de ce type de peine.
Repris à l'appui du Message, ces effets concernent principalement les répercussions sociales
d'une privation de liberté, telles que la détérioration des liens familiaux, la perte du travail, ou
l'incompatibilité d'une courte privation de liberté avec l'objectif de resocialisation. A cela
s'ajoute, pour les infractions courantes, le phénomène dit «d'interchangeabilité des
sanctions» : l'effet sur le taux de récidive serait le même quelle que soit la sanction pénale
prononcée. Le principe de proportionnalité conduirait alors à choisir une peine alternative à
l'emprisonnement.
En outre, le Message souligne que l'objectif du nouveau Code pénal (pCP) n'est pas
principalement de désengorger les prisons et que, dans ces conditions, les calculs de
probabilité d'une absence de baisse sensible du nombre de détenus par la suppression des
courtes peines privatives de liberté ne sauraient constituer un argument pertinent.
Cependant, quelques pénalistes - et notamment Martin Killias - demeurent favorables au
maintien des courtes peines privatives de liberté et avancent les arguments suivants :
- En l'état actuel des recherches, il n'est pas possible de présenter des conclusions
claires concernant l'interchangéabilité des sanctions.
31
- La suppression des courtes peines privatives de liberté risque de conduire à plus
d'inégalité, dans la mesure où les personnes aisées ne se verront quasiment jamais
incarcérées, alors que les pauvres continueront à connaître la privation de liberté.
- De plus grands affrontements violents entre détenus sont possibles, par disparition
d'une population plus mouvante dans le milieu carcéral.
- Un choc bref et violent (short, sharp, shock) peut être bénéfique dans certains cas.
- L’effet dissuasif des peines privatives de liberté est plus important sur les infracteurs
bien intégrés socialement.
- Les courtes peines privatives de liberté peuvent parfois remédier à des difficultés
sociales ou financières et à des problèmes de dépendance.
Enfin, et la remarque est importante, le choix d’une forme de sanction pénale doit aussi
dépendre de la valeur morale de cette dernière.
Fixation et motivation des peines
Dans l'avant-projet de Code pénal qu'il remit en 1985, Schultz invitait le Tribunal fédéral
(TF) à accroître son pouvoir de contrôle sur la détermination de la peine. Il fut entendu
puisque, à partir de 1990, le TF a modifié les limites relatives à son pouvoir d'examen en
matière de fixation de la peine et a rappelé les critères à prendre en considération (Liniger,
1996).
Ainsi le TF retient deux critères principaux : d'une part la faute, dont la gravité s'apprécie
à partir d'une liste d'éléments relatifs à l'acte, au comportement de l'auteur et à son histoire
personnelle; d'autre part la prévention spéciale, dans le sens ou la peine prononcée doit
permettre la réinsertion sociale et prévenir la récidive. Il est précisé que les considérations de
prévention générale (exemplarité et dissuasion du public) ne peuvent intervenir qu'à titre
secondaire.
De plus, le TF examine dans quels cas l'exercice du large pouvoir d'appréciation du juge
peut être excessif et constituer une violation du droit fédéral. L'un d'eux est le cas du juge qui
parvient à une sentence gravement choquante, c'est-à-dire soit arbitrairement sévère, soit
arbitrairement clémente. L'autorité de jugement doit donc motiver sa décision, le choix de la
peine et la quotité qu'elle a fixée.
Comme il a été observé (Liniger, 1996), l'obligation de motiver a un double but : la
connaissance par le citoyen des motifs de la décision prise à son encontre, et un auto-contrôle
du juge.
32
L’art. 47 du pCP énonce des indications injonctives sur la fixation d’une peine appropriée
à la culpabilité de l’auteur et leur inobservation pourra constituer une violation du droit
fédéral. La question de savoir si la récidive devait faire l’objet de dispositions spécifiques a
divisé les experts. Contrairement au droit en vigueur, il a finalement été décidé que la récidive
ne devait être examinée que lors de l’appréciation des antécédents, pour déterminer la
culpabilité.
Enfin, une nouvelle obligation de motivation a été introduite; elle concerne le prononcé
des peines d'emprisonnement égales ou inférieures à 6 mois.
L’inégalité inhérente aux peines pécuniaires et les modalités de calcul de la peine de jour-amende
L’article 48 du CP en vigueur prévoit que le juge fixe le montant de l’amende en fonction
de la culpabilité de l’auteur et de la situation économique de ce dernier. Le projet de nouveau
Code pénal maintient ce principe et renforce son effectivité par l’introduction du « jours-
amende ». Ce système avait déjà été proposé par Carl Stooss au cours des travaux
préparatoires du CP à la fin du siècle dernier.
Selon cette méthode, la fixation de la peine s’opère en deux temps. La première étape
consistera à déterminer l’importance de la peine en fonction de la culpabilité de l’auteur. Le
résultat de cette opération sera traduit par un certain nombre de jours (art. 34, al.1pCP). Dans
un second temps, il s’agira de fixer le montant du jour selon la capacité économique de
l’auteur (art. 34, al.2 pCP).
Par conséquent, les décisions infligeant des peines pécuniaires devraient tendre vers plus
d’équité. Toutefois, selon A. Kuhn (1999), la valeur des jours-amende devraient être
déterminée par une autorité administrative qui soit proche de l’autorité fiscale. Ce système
garantirait l’indépendance des deux décisions (d'une part, le nombre de jours-amende et
d'autre part, la valeur d’un jour-amende).
Les modalités d’application des peines de travail d’intérêt général, de l’ajournement de peine et du sursis
Depuis 1990, les autorités d’exécution des cantons peuvent ordonner l’exécution de
courtes peines privatives de liberté sous la forme d’un travail d’intérêt général. Lors de
l’adoption du projet de CP, vingt cantons faisaient usage de cette possibilité. Ce même projet
de CP permet au tribunal de prononcer, avec l’accord du condamné, une sanction de travail
d’intérêt général à la place d’une peine de 180 jours-amende (art. 37 à 39). Il s’agit d’un
33
travail de 720 heures au plus, non rémunéré, effectué sur une durée maximum de deux ans, au
profit d’institutions sociales, d’œuvres d’utilité publique ou de personnes dans le besoin.
L’aménagement plus précis est laissé à l’appréciation du canton compétent pour l’exécution
de la sanction.
L’ajournement de peine correspond à la «condamnation conditionnelle» prévue dans
l’avant-projet; elle est la forme de sanction la plus légère applicable aux délits, lorsque
l’exemption de peine n’est pas opportune pour des raisons de prévention générale ou spéciale.
L’auteur de l’infraction doit remplir les conditions d’une peine pécuniaire ou d’une peine
privative de liberté de moins d’un an, lesquelles ne doivent pas paraître nécessaires pour
éviter une récidive.
Actuellement en Suisse, près des trois quarts des peines privatives de liberté sont
prononcées avec sursis. Les innovations du projet concernent l’introduction du sursis partiel et
les limites supérieure et inférieure de la peine privative de liberté pouvant être prononcée avec
sursis, passées respectivement à 3 ans et 1 an.
La transformation des privations de droits en sanction pénale
L'avant-projet et la commission d'experts avaient proposé de faire de l'interdiction de
conduire une sanction pénale, et à ce titre prononcée par le juge pénal pour les infractions à la
circulation routière. Un certain nombre de pays européens ont opté pour cette solution,
notamment la France depuis 1975. Dans ce pays, la suspension et l'annulation du permis de
conduire sont devenues les peines alternatives le plus souvent prononcées.
Mais sous la pression d'autorités décentralisées actuellement compétentes en la matière
(autorités administratives cantonales), la proposition des experts suisses n'a malheureusement
pas été retenue. L'interdiction de conduire demeure donc une sanction administrative,
prononcée par les autorités administratives cantonales.
L'effet d'extension ou net widening
Par net widening, il faut entendre un effet non voulu d'une réforme créant une nouvelle
peine ou modifiant les modalités de son prononcé, cet effet étant une aggravation des peines
et/ou une extension du champ d'application de certaines peines à des personnes qui
auparavant n'en étaient pas l'objet.
Un auteur (Kuhn, 1999) s'est ainsi appliqué à prévoir un «scénario catastrophe» pour
chacune des sanctions nouvelles prévues dans le projet de Code pénal, dans leur forme ou
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dans leurs modalités; il souligne ainsi l'éventualité de voir naître une «extension du champ
pénal à des individus qui n’y sont pas soumis ou qui y sont soumis de manière moins forte
sous le droit actuel».
Le risque de net widening concerne d’abord l'objectif de remplacement de la peine de
prison par la peine pécuniaire, par un travail d’intérêt général ou par l’ajournement de la
peine. L’objectif poursuivi est d’infliger des peines de substitution à des condamnés qui,
actuellement, sont privés de liberté. Il est toutefois à craindre de voir infliger des peines
pécuniaires à des individus qui aujourd’hui sont condamnés à des peines de prison avec sursis
et non à des peines de prison fermes.
Ce risque est encore plus élevé pour les travaux d’intérêt général (TIG) . On imagine
aisément les juges condamner des personnes à des TIG alors qu’ils ne les condamnent pas à
des peines de prison fermes sous le régime actuel.
L’extension du domaine d'application du sursis et l’introduction du sursis partiel dans le
système suisse ne vont pas sans engendrer elles aussi un risque de net widening. Ainsi, le juge
estimant qu’un individu mérite une peine ferme pourrait être tenté de le condamner à une
peine dépassant de quelque peu la limite supérieure du sursis. Dans cette hypothèse, nous
assisterons à un allongement des peines prononcées. Enfin, l’adoption du sursis partiel
pourrait amener les juges à condamner certains individus à purger une partie de leur peine
alors que ces derniers auraient bénéficié du sursis total sous le régime actuellement en
vigueur.
La question des mesures relatives aux délinquants violents et dangereux
Le principe de mesures de sûreté pouvant excéder en durée la peine mesurée à la seule
infraction commise n’a été que peu remis en cause. Quelques garanties ont cependant été
introduites : précisions apportées aux conditions mises à leur prononcé, notamment par
référence au principe de proportionnalité. La mesure doit donc être adéquate, nécessaire et
présenter une «relation raisonnable» entre le but envisagé et les moyens employés.
Les mesures déjà existantes demeurent : traitement institutionnel des malades mentaux,
des alcooliques et des toxicomanes; mesures applicables aux jeunes adultes; traitement
ambulatoire; internement. Mais une mesure supplémentaire est créée pour les délinquants dits
dangereux et violents. Il s'agit des personnes souffrant d'un grave trouble mental et auteurs
d'assassinat, meurtre, lésion corporelle grave, viol, incendie, ou de toute autre infraction
traduisant la volonté de causer à autrui un grave dommage corporel, psychique ou matériel
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(art. 64a pCP). Un internement est alors possible «aussi longtemps que la sécurité l'exige»
(art. 59-3 pCP). L'internement devrait être exécuté dans un établissement psychiatrique fermé,
dans un établissement fermé d'exécution des mesures ou dans une section spéciale d'un
établissement pénitentiaire, lesquels restent à créer...
La problématique des délinquants dangereux ne laisse pas insensible. Ainsi, en mars
2000, les criminologues suisses se sont rassemblés pour tenter de répondre à la question : Que
faire avec les délinquants particulièrement dangereux ? (Groupe suisse de travail de
criminologie, 2000).
Une initiative populaire fédérale intitulée «Internement à vie pour les délinquants sexuels
ou violents jugés très dangereux et non amendables» a été déposée à Berne le 3 mai 2000.
Elle prévoyait d'introduire un article 65bis dans la Constitution fédérale rédigé ainsi : «Si un
délinquant sexuel ou violent est qualifié d'extrêmement dangereux et non amendable dans les
expertises nécessaires au jugement, il est interné à vie en raison du risque élevé de récidive.
Toute mise en liberté anticipée et tout congé sont exclus.»
De nouvelles expertises ne sont effectuées que si de nouvelles connaissances scientifiques
permettent d'établir que le délinquant peut être amendé et qu'il ne représente dès lors plus de
danger pour la collectivité. L'autorité qui prononce la levée de l'internement au vu de ces
expertises est responsable en cas de récidive.
Toute expertise concernant le délinquant est établie par au moins deux experts
indépendants qui prennent en considération tous les éléments pertinents».
Cette initiative avait recueilli plus de 200 000 signatures, mais le Conseil fédéral a décidé
de recommander son rejet sans lui opposer de contre-projet, estimant suffisante la révision du
CP.
Les modifications apportées au droit pénal des mineurs
Le droit pénal sanctionnel actuellement en vigueur et destiné aux mineurs est entré en
vigueur en 1942 comme partie intégrante du Code pénal suisse de 1937 (art. 82 à 99 CPS).
Son champ d’application vise les enfants et les adolescents de moins de 18 ans. Il n’a depuis
connu aucune réforme majeure. Son contenu a été précisé et affiné par la révision de 1971
sans que cette dernière toutefois n’introduise de bouleversements majeurs.
Le projet de révision a été élaboré par M. Stettler. Cette réforme concerne surtout les
sanctions pénales applicables aux mineurs. Les principaux points de la réforme du droit pénal
des mineurs proposée par le Conseil fédéral sont les suivants :
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- La condition pénale des mineurs sera séparée du Code pénal suisse et constituera
désormais un corps à part et distinct de ce dernier. Cette séparation vise à accentuer
les différences existant avec le droit pénal des adultes. Toutefois cette réglementation
ne constitue en rien une loi générale de protection de la jeunesse, qui traiterait
également des mineurs qui ne sont pas encore tombés dans la délinquance, telle
qu’elle peut exister dans d’autres pays européens.
- A l’heure actuelle, l’autorité de jugement décide en premier lieu de l’opportunité
d’une mesure. En vertu des articles 84 CPS et 91 CPS, si le mineur a besoin de soins
éducatifs particuliers, s’il est très difficile, abandonné ou en sérieux danger, l’autorité
de jugement ordonnera une mesure de protection (assistance éducative, placement
familial ou dans une maison d’éducation). Si une mesure ne s’avère toutefois pas
nécessaire, l’autorité de jugement peut prononcer une peine. La réforme du droit pénal
des mineurs vise à abandonner ce système moniste où le juge est contraint de choisir
entre une peine et une mesure de protection. Ces deux moyens pourront être
combinés, octroyant ainsi une plus grande flexibilité à l’intervention du juge.
- L’âge de la majorité pénale passe de sept à dix ans. Malgré cette élévation, ce seuil
reste un des plus bas au niveau européen. En dessous de dix ans, l’enfant ne relève pas
du droit pénal et ne peut en aucun cas être tenu pour pénalement responsable.
- Pour les infractions particulièrement graves commises par des mineurs de plus de 16
ans, la durée maximum de la peine privative de liberté passe de un an à quatre ans.