Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

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  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    1/18

    IX.

    Les

    Thories

    Esthtiques propres

    saint

    Thomas

    Saint Thomas d'Aquin est

    mort

    l'ge

    de

    quarante-huit

    ans, dans

    tout

    l'clat d'une carrire d'enseignement

    et

    d'tude.

    A

    une

    poque de la vie

    o

    tant

    d'autres

    penseurs

    commencent

    peine

    d'crire,

    il

    laisse

    comme

    fruit

    de

    ses

    labeurs

    la

    matire

    d'une trentaine

    de volumes

    in-folio

    ;

    et

    l'on se

    demande

    avec

    tonnement ce qu'il faut admirer surtout chez ce prince de

    la

    science mdivale,

    ou

    sa

    fcondit prodigieuse ou

    la

    pntration

    de

    ses gniales

    visions.

    Il va

    sans dire

    que

    la

    vaste

    synthse philosophique

    et

    tho

    logique

    qui

    se dveloppe si majestueuse sous

    la

    plume

    de

    saint Thomas, n'est

    pas

    la soudaine

    conqute d'une intelligence

    suprieure aprs

    un

    pass

    d'ignorance.

    La

    doctrine

    scolastique

    n'a pas jailli un

    jour

    du cerveau d'un homme de

    gnie.

    C'est

    un

    organisme

    qu'on voit se dvelopper

    dans

    une

    progression

    lente

    et paisible.

    Les

    gnrations

    de

    philosophes qui

    se

    succdent depuis

    le ixe jusqu' la fin du xne sicle apportent

    toutes

    leur contingent

    d'ides, et posent une

    une les pierres de

    l'difice qui, au xme sicle, se dresse dans toute son

    ampleur

    }).

    La scolastique n'est pas seulement redevable de

    sa gloire

    ses

    premiers

    pionniers,

    elle

    est

    encore

    tributaire

    de

    la

    philosophie grecque.

    C'est surtout

    dans

    XOrganon

    d'Aristote

    que

    le

    moyen ge apprend peu

    peu

    rflchir et raisonner,

    et

    l'on sait le

    respect reconnaissant

    de la

    scolastique

    toute

    entire pour le Stagyrite.

    ')

    Voir

    mon Histoire de la Philosophie

    scolastique

    dans

    les Pays-Bas et

    la

    Principaut de T/ige. (Louvain, Uystpruyst et Paris,

    Alcan

    1895) p. xi et xn.

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    LES

    THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS.

    189

    II serait utile et

    intressant de

    dmler dans

    la

    doctrine

    thomiste, ce

    qui

    d'une part constitue l'acqut de son originalit,

    et ce

    qui

    d'autre part est un

    emprunt

    au

    passe.

    Sans compter

    que

    cette

    uvre

    d'impartiale

    justice

    jetterait

    un

    jour

    nouveau

    sur

    la

    valeur scientifique d'une foule

    de

    personnalits

    philoso

    phiques,

    elle aurait pour rsultat, pensons-nous,

    de magnifier

    la

    grande

    figure

    de

    saint Thomas devant l'histoire, et

    de

    fonder

    sa gloire sur des bases

    inbranlables.

    Nous

    en

    sommes

    con

    vaincus,

    on

    ne

    pourrait rendre au thomisme

    de

    plus eminent

    service que

    de le livrer tout entier au

    crible

    de la

    critique

    historique.

    Le

    jour

    o ce travail sera

    termin,

    bien des prjugs

    tomberont,

    et

    l'on

    cessera

    de

    rpter

    le

    vieux

    thme

    sceptique

    que

    la

    doctrine scolastique est le

    dcalque

    inintelligent du

    pass.

    Ce travail, pour tre men bonne

    fin,

    exigerait

    de

    colos

    sales analyses ;

    mais

    saint Thomas lui-mme y

    viendrait

    en aide.

    En effet,

    il a conscience

    de ce

    qu'il doit

    au

    pass,

    et

    il

    indique

    loyalement et

    minutieusement

    les sources o il puise. On

    peut

    dire

    qu'il

    professe

    pour

    la

    proprit scientifique un respect

    scrupuleux

    que

    ne

    connat gure

    la

    philosophie

    moderne.

    Depuis

    Descartes, les philosophes raillent Aristote et les scolastiques,

    tout en subissant leur influence. La

    Bruyre les compare

    finement

    des enfants qui, aprs

    s'tre

    repus

    et

    fortifis d'un

    bon lait, battent

    leurs

    nourrices.

    Loin

    de renier

    ses

    prdcess

    eurs,aint Thomas

    exalte

    leur

    savoir, et

    trs souvent, comme

    nous aurons

    l'occasion

    de le dire,

    il leur

    cde la priorit

    d'une

    pense dont

    lui-mme

    pourrait revendiquer

    tout

    l'honneur.

    Nous avons, dans

    ces tudes, dtach

    de

    la synthse thomiste

    quelques

    questions

    relatives au beau.

    Nous

    essaierons de

    montrer comment on les

    avait

    rsolues avant saint Thomas et

    comment lui-mme

    les

    a comprises.

    Cet expos

    comparatif nous permettra

    de

    dterminer

    si

    le

    matre

    n'a

    fait

    que

    rpter

    les enseignements

    d'autrui, ou si, au

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    190

    M. DE WULP.

    contraire, en

    donnant

    sa

    doctrine un

    cachet

    de

    nouveaut, il

    a contribu au progrs

    des ides

    esthtiques.

    Les

    limites que nous nous imposerons

    feront de ce

    travail

    non un

    aperu

    complet sur ce

    qu'il

    y

    a

    d'original dans

    l 'Esth

    tique e saint

    Thomas,

    mais une monographie consacre

    des

    problmes

    spciaux. Toutefois, avant

    de

    les aborder, il importe

    de

    faire quelques remarques

    prliminaires

    sur

    la

    manire

    dont

    saint

    Thomas

    tudie

    le

    beau.

    Avant

    Baumgarten

    et

    Lessing,

    on

    n'a gure tudi,

    dans

    des traits

    spciaux

    aux

    cadres

    didactiques,

    les diverses

    questions

    que

    soulve une thorie intgrale du beau. A ce

    point

    de vue, qui

    est

    purement mthodique

    d'ailleurs, on peut

    dire

    que l'Esthtique

    mdivale

    est fragmentaire, tout comme

    l'Esthtique ancienne.

    Saint Thomas parle du beau incidemment, propos d'autres

    matires ;

    son

    Esthtique est

    noye

    dans sa

    Mtaphysique et

    sa Psychologie.

    Cette

    remarque

    n'est

    pas sans importance.

    Elle

    explique

    notamment

    qu'on

    peut

    se mprendre sur sa pense, si on

    s'attache

    la

    lettre

    de

    quelque

    formule

    isole ; pour dgager

    l'entire signification

    de son

    systme

    esthtique,

    il faut se

    livrer

    une tude comparative d'un grand

    nombre de textes,

    les

    complter

    les

    uns

    par les autres et rapprocher les

    enseigne

    ments

    ui

    s'en dgagent

    des

    conclusions

    fondamentales

    de

    sa philosophie.

    Voici

    un

    autre

    procd

    auquel

    saint

    Thomas

    recourt

    volont

    iers

    dans

    ses

    tudes esthtiques, et qui pourrait

    induire en

    erreur : il suit

    la

    voie

    de

    la

    commentation.

    Mais

    cet expos

    de la

    doctrine d'autrui

    ne

    se

    perd

    pas dans

    de

    verbeuses

    et

    striles exgses. Rien n'est plus

    contraire au

    gnie

    du

    xine sicle que ces

    allures

    des scolastiques

    de la

    dcadence

    dont on

    a

    pu

    dire

    qu' ils commentaient les commentaires

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    LES THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS. 191

    des commentaires

    . Saint Thomas n'est

    pas

    un

    mendiant

    d'ides et, sous ses commentaires, on

    sent

    vibrer

    la

    personnalit

    dans

    toute

    sa

    puissance.

    *

    *

    Quels

    sont les auteurs que saint Thomas tudie

    ?

    Les noms dont

    il se rclame

    de

    prfrence

    quand

    il s'agit

    du

    beau

    sont

    ceux

    d'Aristote, de

    Cicron,

    de

    saint Augustin,

    mais

    surtout de

    saint Denys l'Aropagite.

    On

    sait

    de

    quelle influence et

    de

    quelle

    autorit jouissent

    pendant

    le moyen

    ge,

    les

    traits attribus

    au

    disciple de

    saint

    Paul1).

    Tous ceux

    qui

    se sont occups d'esthtique

    ont

    fait

    leurs dlices

    du trait des

    Noms

    divins

    ou plutt

    d'une

    seule

    page

    de

    ce trait. C'est cette

    page que saint

    Thomas

    renvoie

    presque invariablement

    le

    lecteur.

    Aussi, avec quelle

    minutieuse

    attention

    il

    la

    commente,

    et

    cherche pntrer

    la

    pense

    complte

    travers

    le laconisme

    des

    mots car

    la

    langue que

    parle

    saint

    Denys est

    concise et

    voile.

    quia

    plerwnque

    rationbus efficacibus utitur (Dionysius)

    ad

    propositum osten-

    dendum,

    et

    multoties

    paucis

    verbis,

    vel

    etiam

    uno verbo

    eas

    implicat r 2).

    Plusieurs questions esthtiques que saint Thomas traite

    avec une

    prdilection

    marque se rattachent directement ce

    passage

    de

    l'Aropagite,

    et

    comme

    nous les avons

    choisies

    pour en

    faire la

    matire de

    cette

    tude, nous demanderons

    la

    permission

    de

    citer in extenso le texte

    qui les

    a inspires.

    C'est le chap.

    IV,

    7 du

    trait

    des

    Noms divins :

    ')

    Ce

    sont

    : les traits de la Hirarchie cleste, de la Hirarchie ecclsia

    stique,des Noms divins, de la Thologie mystique

    et une

    srie de

    lettres.

    Surtout

    la thologie et le mysticisme du moyen ge se sont largement inspi

    rs e ces crits.

    Cfr.

    Mgr Darboy, uvres

    de

    saint Denys l'Aropagite,

    traduites du grec. (Nouvelle

    dit.,

    Paris, 1892.) Introd. p. cxlviii.

    2) In

    librwn

    Beati

    Dionysii

    de

    divinis

    nominibus commentaria. Prologus.

    Edit.

    Vives.

    Nous citons ce texte avec une rserve, car l'authenticit de

    cet opuscule est conteste.

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    192

    M. DE AVULF.

    Aprs

    avoir tabli que

    la

    bont est

    le

    premier

    des

    attributs

    divins,

    et

    le

    principe

    de toutes

    choses

    ( 1 4);

    aprs avoir

    montr

    que Dieu

    est la

    lumire intellectuelle et

    le soleil des

    esprits

    (

    5,

    6)

    ;

    l'auteur, dans

    le

    langage

    mystique

    qu'il

    affectionne,

    dcrit

    en

    ces termes la

    beaut

    divine [) :

    Nos

    thologiens sacrs,

    en

    clbrant l'infiniment

    bon,

    disent

    encore

    qu'il est

    beau

    et la beaut mme, qu'il est la

    dilection

    et le

    bien-aim;

    et

    ils lui

    donnent

    tous

    les autres noms

    qui peuvent convenir

    la

    beaut

    pleine de charmes

    et

    mre des choses gracieuses. Or, le beau

    et la

    beaut se

    confondent dans

    cette cause qui rsume

    tout

    en sa

    puissante unit,

    et

    se distinguent, au

    contraire,

    chez

    le reste des

    tres,

    en

    quelque

    chose

    qui

    reoit

    et

    en

    quelque

    chose

    qui

    est

    reu.

    Voil pourquoi, dans le

    fini,

    nous nommons beau ce qui participe

    la

    beaut,

    et

    nous nommons

    beaut

    ce vestige imprim sur

    la

    crature par

    le principe

    qui fait toutes choses belles. Mais

    l'infini

    est appel beaut, parce que tous les

    tres,

    chacun sa manire,

    empruntent

    de lui leur beaut

    ; parce qu'il

    cre

    en eux l'harmonie

    des proportions et le resplendissement 2), leur versant, comme

    un

    flot

    de

    lumire, les radieuses

    manations de

    sa beaut originale

    et fconde ;

    parce qu'il

    appelle tout

    lui (ce

    que

    les Grecs marquent

    bien

    en

    drivant

    xa/,

    beau, de xocXe'cu, j'appelle,)

    et

    qu'en sou sein

    il

    ressemble

    tout

    en

    tout.

    Et

    il

    est

    la

    fois

    appel

    beau,

    parce

    qu'il a une

    beaut absolue,

    surminente

    et

    radicalement immuable,

    qui

    ne peut commencer ni finir,

    qui

    ne

    peut

    augmenter

    ni dcrotre;

    une beaut o

    nulle laideur

    ne

    se mle,

    que nulle

    altration

    n'atteint,

    parfaite

    sous tous les aspects, pour tous les

    pays

    aux

    yeux

    de tous les hommes; parce que

    de

    lui-mme et en son essence,

    il

    a une

    beaut

    qui

    ne rsulte pas

    de

    la

    varit

    ; parce

    qu'il

    a excellemment

    1) Nous

    citons

    d'aprs la traduction de

    Mgr

    Darboy.

    2) Nous

    nous (''cartons

    ici de la

    traduction

    de Mgr Darboy. Celle-ci

    porte

    :

    parce

    qu'il

    cre eu

    eux

    l'harmonie des

    proportions

    et

    les

    charmes

    blouissants.

    Voici le texte grec (edit. Migne, Patrol. Grecque t. Ill , to Se uTrspoocnov xaXov

    xaXXoc [xv XysTai Sit. ttjv

    arc'

    auxou Traat zoic o7i f/.Ei:aiSo[iiv7)v oixsi'to

    exaarifj

    xaXXov/)v;

    xai

    oc tj iravriov euxpfjioTTta xa'i yXcaac a'ttiov. Le terme yXatx

    signifie

    clat, resplendissement,

    tandis

    que l'expression

    charmes

    blouissants

    implique, outre l'ide

    d'clat,

    celle de

    plaisir ressenti,

    (v. p. 1.) Migne

    traduit

    fort

    imparfaitem

    eut les

    mots e'J^puo txu et yAaia par

    pulchritudo

    et venustas.

    Bien plus conformes

    au

    texte sont les

    tenues

    dont se sert saint Thomas :

    Gonsonantia

    ou proportio et claritas.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

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    LES THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT

    THOMAS. 193

    et

    avec antriorit le

    fonds

    inpuisable d'o mane

    tout ce

    qui est

    beau. Effectivement, la

    beaut

    et les choses belles prexistent comme

    dans

    leur cause,

    en la

    simplicit

    et en

    l'unit de

    cette nature si

    minemment

    riche.

    C'est

    d'elle que

    tous

    les

    tres

    ont

    reu

    la beaut

    dont ils sont

    susceptibles

    ; c'est par

    elle que tous

    se

    coordonnent,

    sympathisent

    et

    s'allient ; c'est

    en

    elle que tous

    ne

    font

    qu'un.

    Elle

    est leur

    principe, car

    elle les produit, les meut

    et

    les

    conserve

    par

    amour pour leur beaut relative.

    Elle

    est leur fin

    et

    ils ont t conus

    sur

    ce type sublime. Aussi le

    bon

    et

    le beau sont identiques, toutes

    choses

    aspirant

    avec gale

    force vers l'un et l'autre, et n'y ayant rien

    en

    ralit qui

    ne

    participe

    de

    l'un et

    de

    l'autre. Mme,

    j'oserai

    bien

    dire

    qu'on

    trouve du beau

    et

    du

    bon jusque dans

    le

    non-tre ;

    aussi

    quand

    la thologie

    dsigne

    excellemment Dieu

    par une sublime

    et

    universelle

    ngation,

    cette

    ngation

    est

    chose

    bonne

    et

    belle.

    Le

    bon

    et

    le beau, essentielle unit, est donc

    la

    cause gnrale de

    toutes les

    choses belles

    et bonnes...

    Deux ides

    ont

    frapp

    saint

    Thomas dans ce paragraphe.

    C'est

    d'abord

    le

    parallle gnral

    du

    beau

    et du

    bien

    et

    leur

    fusion intime

    dans

    l'Infini.

    Il faut

    se reporter

    cet

    endroit de

    saint Denys pour comprendre avec quelle ardeur le

    Docteur

    anglique

    a

    scrut

    les

    rapports du

    beau

    et

    du

    bien.

    S'il s'est moins empress

    de

    rapprocher le beau et le vrai,

    malgr les

    nombreux points de contact

    qui surgissent

    entre

    ces deux

    notions dans son

    systme

    esthtique,

    le silence de

    l'Aropagite en

    est,

    croyons-nous,

    la

    cause

    principale.

    La seconde ide que saint Thomas va reprendre jaillit

    d'une

    phrase incidente ainsi conue : Mais l'infini est appel beaut,

    parce

    que

    tous

    les

    tres,

    chacun

    sa manire,

    empruntent de

    lui leur

    beaut , parce qu'il cre en eux Yharmonie

    des

    proportions

    et

    le

    resplendissement

    l)

    C'est

    autour

    de ce texte, dont

    l'importance

    est capitale,

    que

    l) Nous avons

    cit

    le texte grec dans la not e prcdente. Voici la traduction

    latine insre en tte du Commentaire des Noms divins, attribu

    saint

    Tho

    mas "

    Supersubstantiale vero pulchrum pulchritudo quidem dicitur, propter

    traditam

    ab

    ipso omnibus existentibus juxta proprietatem uniuscujusque

    pulchritudinem et sicut universorum consonanU

    et

    claritatis causa.

    REVUE NO-SCOLASTIQUE. 13

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    7/18

    194

    M. DE

    WULF.

    saint Thomas fait pivoter pour

    ainsi

    dire toute

    sa

    thorie

    du

    beau objectif.

    Sicut accipi

    potest ex

    verbis Dionysii

    (de div. nom. cap. IV.

    p.

    1.

    lect.

    5

    et

    6)

    ad

    rationem

    pulcri

    sive

    decori concurrit

    et

    claritas

    et

    proportio

    * *).

    La proportion et

    la

    splendeur

    deviennent

    pour saint Thomas

    les

    lments objectifs de la

    beaut. En

    divers

    passages, il

    ajoute

    une

    troisime condition

    aux deux premires : l'intgrit {integritas 2) qu'il appelle aussi

    la

    grandeur

    (magnitudo 3).

    Il nous

    dit

    lui-mme

    dans

    quel

    endroit de

    l'Ethique d'Aristote (Chap. VI,

    1. IV),

    il

    a trouv

    cette ide

    que

    la

    grandeur rsultant

    de

    l'intgrit

    de l'tre

    est

    un attribut de

    la

    beaut

    didt (Philosophus) quod

    pulcritudo

    non est

    nisi

    in magno corpore ; unde parvi homines possunt

    dici commensurati et

    formosi, sed

    non pulchri.

    4)

    Nous nous proposons

    de suivre

    le

    Docteur

    anglique

    dans

    les dveloppements qu'il

    a donns ces

    deux thses

    esth

    tiques

    greffes

    sur le texte

    de

    saint

    Deny

    s : l'une vise les

    rapports

    gnraux

    du beau et du bien ; l'autre est

    la

    thorie

    du

    resplendissement

    du

    beau

    que

    saint

    Thomas

    mne

    toujours

    de

    front avec

    celle de

    la

    proportio dbita,

    et

    quelquefois

    avec

    la

    doctrine aristotlicienne

    de la magnitudo ou de l'intgrit.

    C'est cette dernire thorie

    que nous

    tudierons

    d'abord.

    Saint

    Thomas a fait sienne la doctrine de la

    claritas

    pulcri

    ;

    mais il

    l'interprte

    dans

    un

    sens que

    n'a point souponn

    celui

    dont il se rclame ; il

    la

    met en connexion

    troite

    avec ce

    qu'il a crit de plus original en

    esthtique et

    lui donne

    ainsi

    le

    cachet

    de la

    personnalit.

    ') S. Theol,

    2 2*, q. 145, a.

    2. c. Cfr.

    ibid.,

    q.

    142, a. 4

    et

    q. 180

    a.

    2

    ad. 3.

    - 1 . q. 39, a. 8. c.

    Ink I

    Sentent., Dist. xxxi q. 2. a.

    1

    etc., etc.

    2) S. Theol. 1*,

    q. 39, a.

    8. c.

    s) In

    k I

    Sent., Dist. xxxi, q. 2,

    a. 1, c.

    4) Ibid.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    8/18

    LES

    THORIES ESTHTIQUES PROPRES A

    SAINT

    THOMAS. 195

    I.

    LE

    RESPLENDISSEMENT

    DU

    BEAU.

    Ce n'est pas

    dans les

    traits de saint

    Denys que nous

    voyons

    apparatre

    pour la premire fois la

    thorie

    de la claritas pulcri

    .

    Condense dans

    une

    formule

    concise,

    que saint

    Thomas a pu

    lire aussi

    bien dans les

    crits de

    Cicron que dans

    ceux de

    saint

    Augustin,

    cette thorie a

    une

    histoire

    plusieurs

    fois

    sculaire. Elle apparat au berceau mme

    de la

    philosophie

    grecque,

    pour

    traduire

    un sentiment

    esthtique

    profondment

    ancr dans l'esprit populaire ; les gnrations

    la

    lguent aux

    gnrations, et

    de

    Socrate saint

    Thomas elle peut

    revendiquer

    pour elle une tradition continue.

    Ce

    n'est

    pas dire qu'elle se retrouve

    partout identique.

    Elle est emporte par le mouvement des ides ; elle s'adapte

    aux systmes

    gnraux,

    et

    suit

    assez exactement

    la

    lente

    transformation

    qui

    travaille l'esthtique

    pendant

    l'antiquit

    et

    les

    premiers

    sicles du

    moyen

    ge.

    Si

    nous nous

    en

    tenons

    aux grandes

    lignes

    de son

    histoire,

    la

    thorie

    de

    l'clat du beau revt dans

    la

    philosophie

    grecque

    deux acceptions principales

    que nous prciserons d'abord.

    Saint

    Thomas

    en proposa une troisime, plus

    comprehensive,

    plus profonde, celle

    qui

    vint donner au problme

    esthtique

    une solution dcisive, et dont les influences

    dominent toute

    l'esthtique

    moderne.

    *

    * *

    Au

    dbut

    du

    chapitre 10

    du

    livre

    III

    de ses

    Mmorables,

    Xnophon met en

    scne

    Socrate et le peintre Parrhasius.

    Pench sur l'paule

    de

    l'artiste,

    le

    philosophe regarde

    d'un

    oeil

    ironique

    le portrait qu'il achve, et,

    faisant

    allusion

    la

    thorie

    courante de l'antiquit

    sur

    la

    nature de

    l'art,

    il

    l ' inte

    rrompt avec

    le

    sourire complaisant

    de l'homme

    sr

    de lui-mme.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    9/18

    196

    M. DE WULP.

    Vous

    dites, mon cher Parrhasius,

    que

    l'art n'est qu'une

    imitation.

    Mais

    quoi ce

    qu'il

    y

    a de plus

    attrayant, de

    plus

    ravissant,

    de

    plus aimable,

    de

    plus

    dsirable,

    de

    plus sduisant,

    l'expression

    morale

    de

    l'me, vous

    ne l'imitez point

    ?

    Ou

    bien

    est-elle

    inimitable

    ?

    Mais le moyen, Socrate,

    de l'imiter ?

    rpond

    l'artiste

    embarass?

    Car peut-on

    bien

    imiter ce

    qui

    ne

    possde ni

    proportion ni couleur

    ?

    S pr;T

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    10/18

    LES THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS.

    197

    lment de

    la

    beaut

    qu'il faut

    ajouter

    l'ordre, to yp -/.alhv

    v

    pysGt v.c raqn (Pot. vu). Le beau consiste dans l'ordre

    uni

    la

    grandeur.

    On

    peut dire

    que l'antiquit,

    e

    moyen ge,

    etl'

    poque moderne

    ont

    recueilli ces enseignements

    sur

    la signification

    esthtique

    de l'ordre

    ; aujourd'hui encore ils retentissent

    travers

    les

    sicles comme

    la

    voix sonore

    de

    la

    vrit.

    Nous devons tudier plus

    attentivement l'autre condition

    dont Parrhasius nous parle,

    savoir

    la

    coule ar.

    Et d'abord, dans

    la

    conception

    grecque,

    la

    couleur est-elle

    essentielle

    la

    beaut,

    au

    mme

    titre

    que

    la

    proportion?

    Platon

    ne

    parle pas

    de la

    couleur comme d'une condition

    indispensable

    au

    beau. S'il

    insiste

    sur

    la

    beaut d'une couleur

    uniforme le

    blanc

    uni, par exemple l), c'est qu'il y dcouvre

    une image

    trs

    apprciable

    de

    Yunit une entit qui, con

    formment

    la

    mtaphysique platonicienne, habite les sphres

    du monde suprasensible.

    Cependant,

    quand

    Parrhasius

    nous

    dit

    qu'une toile

    est

    belle

    par les

    nuances

    de

    ses

    couleurs

    autant

    que

    par les

    proportions

    de l'objet qu'elle reprsente, il

    n'en

    exprime

    pas

    moins un

    sentiment universel, puisque

    deux sicles plus tard, nous

    retrouvons dans

    la

    bouche des stociens et

    des clectiques cette

    mme

    association de la proportion

    et du

    coloris.

    C'est

    Cicron

    qui nous apprendra

    la

    porte

    exacte de

    la

    formule que nous

    avons

    rencontre

    chez

    Xnophon.

    L'il humain a horreur des tnbres ; il est

    fait

    pour

    la

    lumire

    et

    la

    lumire lui plait.

    Ceux

    qui

    ont

    visit

    la

    grotte

    de Han

    se rappellent comme un

    des

    plus charmants pisodes

    de

    cette excursion

    dans les

    souterrains le saisissant

    eifet

    du

    jour

    au

    sortir de la

    Lesse.

    Aprs

    avoir march dans une demi-

    obscurit pendant

    trois heures, le

    voyageur

    brusquement, au

    ])

    Kant

    reprendra

    cette ide.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    11/18

    198 M.

    DE

    WULP.

    coude

    de la rivire,

    dans l'encadrement

    noir

    de la

    roche, voit

    ruisseler un rayon

    de

    lumire, tincelant comme une pierrerie,

    mais

    si

    doux et

    si

    limpide que

    la

    vue

    s'y

    arrte repose et

    ravie.

    Aprs

    le

    simple jeu

    de

    lumire, que

    dire de la

    couleur

    ?

    Il

    suffit

    d'avoir

    vu

    quelques toiles

    de

    Rubens ou

    de

    Michel-Ange

    pour

    avoir

    got le

    plaisir des carnations vivantes

    ou

    des

    coloris moelleux.

    Or, Cicron le

    dit trs

    bien c'est l'ide

    de

    charme,

    de dlectation (suavitas coloris)

    que

    traduit cet apophtegme

    grec

    :

    la

    beaut consiste dans

    la proportion

    et

    la

    couleur.

    "

    Et,

    ut

    corporis

    est

    qudam

    apta

    figura

    membrorwm

    cum

    coloris

    quadam

    suaviiate, eaque

    dicitur

    pulchritudo sic in

    animo, opinionumque judiciorumque quabilitas et covMantia,

    cum

    firmitate

    quadam

    et stabilitate virtutem

    subsequens

    aut

    virtutis

    vim ipsam continens, pulchritudo vocatur

    l).

    Pour

    comprendre Cicron, songez l'clat

    de

    ces

    teints

    panouis

    et

    empourprs sous lesquels

    on sent

    couler,

    comme

    une sve

    de

    sant, les chaudes

    effluves

    du sang. Ce coloris

    brillant

    dpos

    sur

    des

    membres

    bien proportions

    constitue

    la

    beaut du corps humain et, on peut dire, du corps

    en

    gnral.

    Notons que

    la

    thse

    du philosophe

    romain ne se rapporte

    qu'au monde sensible. Nous ne retrouvons

    point

    le charme

    de

    de

    la couleur

    dans

    la

    beaut spirituelle

    que Cicron

    met en

    parallle

    avec

    la

    beaut corporelle.

    videmment,

    il

    s'agit

    ici

    de couleurs

    que

    nos yeux

    voient et

    dont le chatoiement

    nous

    plat

    (suavitas

    coloris). En d'autres termes,

    la

    couleur est cet

    accident extrinsque qui

    court

    la

    surface

    des choses.

    Ni pour

    Parrhasius ni pour

    Cicron

    il n'est question

    de

    quelque

    dter

    mination

    intrinsque, dont la

    couleur serait

    en

    quelque

    sorte

    l'emblme.

    ') Cicron, Tusculanes,

    L.

    IV,

    c. 13. Cicron reprend ici la pense familire

    aux

    Stociens

    que la sant de l'me

    est semblable

    celle du corps.

    Cfr.

    Sobe. Eclog. Ethic.

    p. 168.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    12/18

    LES

    THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS. 199

    Chez saint Augustin,

    qui

    s'inspire de

    la

    mme pense

    stocienne,

    la

    formule

    dont

    nous

    poursuivons

    l'histoire parat

    non

    moins

    restreinte au

    sens littral.

    Omnis

    enim

    corporis

    pulchritudo

    est

    partium

    congruentia cum

    quadam coloris

    suavitate

    Toute

    la

    beaut

    des corps consiste

    dans

    l ordo

    nnancement des parties relev par un certain charme

    de la

    couleur. Et

    un

    peu

    plus loin,

    en parlant

    du resplendissement

    dont brillera le corps humain au glorieux

    jour de la

    rsurrect

    ionl ajoute. Coloris

    porro suavitas quanta

    eril,

    ubi justi

    fulgbunl sicut sol in regno

    Patris sui

    x).

    Bref,

    quand la

    philosophie ancienne parle

    de la

    couleur

    comme d'un lment

    du

    beau, elle

    vise le charme

    que

    nous

    prouvons

    regarder des choses

    colories.

    Ces remarques paratront banales peut-tre

    devant la clart

    des textes

    et l'vidence

    de la

    pense. Il convenait cependant

    de

    bien fixer

    la

    signification

    de

    cette premire thse

    esthtique

    ;

    car la

    philosophie grecque elle-mme,

    son

    dclin, assignera

    la

    lumire et

    la

    couleur

    un rle

    diffrent dans

    la

    thorie

    du beau.

    Cette

    innovation est l'uvre

    de la

    philosophie no-platoni

    cienne,a

    grande hritire de l'esprit grec

    l'poque de

    dcadence. La thorie du beau, telle qu'elle se profile dans les

    Ennades

    de

    Plotin,

    marque

    une importante volution dans

    le

    mouvement

    des ides

    esthtiques ~).

    Ds le dbut de son trait

    sur

    le Beau

    (Ennade

    1, 1.VI,

    1),

    Plotin

    veut briser

    avec les cadres

    traditionnels ; il prend

    des

    allures aggressives

    et

    fait

    le

    procs

    la

    formule

    stocienne

    de

    la

    beaut : Est-ce comme tous le

    rptent,

    la proportion

    des

    parties, relativement les unes

    aux

    autres et

    relativement

    0 De

    civit.

    Dei,

    XXII, 19.

    2) On peut dire

    que

    toute la

    philosophie

    no-platonicienne se rsume dans

    Plotin. Ses

    successeurs

    n'ont

    fait que des compilations mthodiques des

    Ennades.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    13/18

    200

    M.

    DE

    WULF,

    l'ensemble, jointe

    la

    grce

    des

    couleurs, qui constitue

    la

    beaut

    quand elle s'adresse

    la vue ?

    Non,

    rpond le

    novat

    eur. Dans ce

    cas,

    la

    beaut

    des

    corps en

    gnral

    consistant

    dans

    la

    symtrie

    et la

    juste

    proportion

    de

    leurs parties,

    elle

    ne

    saurait

    se trouver

    dans rien

    de

    simple,

    elle ne peut nces

    sairement

    apparatre que dans

    le

    compos

    l).

    Nous regrettons

    de ne

    pouvoir suivre Plotin dans

    le

    dve

    loppement

    de ce rquisitoire.

    Il

    se rsume

    assez

    exactement

    dans

    cette pense de Hegel qu'il ne

    faut pas

    se borner

    observer

    la

    forme du beau, mais qu'il faut pntrer

    son

    contenu mme. Plotin voit large ; pour

    lui

    le domaine du

    beau

    est

    vaste

    comme

    celui de

    l'tre.

    Tout

    tre, dit-il,

    a

    reu en partage

    l'attribut de la

    beaut dans

    la

    mesure mme

    o

    il a reu

    la

    ralit.

    Le

    beau

    est un

    transcendantal ;

    le

    principe

    de l'tre

    est en mme temps le principe

    de

    sa beaut.

    Aprs

    ces critiques, Plotin s'lvera,, semble-t-il, contre

    le

    second

    terme

    de la formule

    stocienne :

    la

    grce

    des

    cou

    leurs.

    Il

    n'en fait rien.

    Bien

    au contraire,

    la

    lumire

    et

    la

    couleur occupent une place prpondrante dans

    sa conception

    esthtique, mais il en parle dans

    un

    sens que n'auraient

    saisi

    ni Parrhasius ni

    Cicron.

    Pour le comprendre,

    il faut rappeler les grandes lignes

    de

    sa mtaphysique,

    car la

    thorie que nous

    devons

    exposer en

    est

    une

    troite

    dpendance.

    Au

    sommet du

    panthisme no-platonicien trne une

    essence vide comme une abstraction, appele tantt

    VUn, le

    Premier, tantt

    le Bien. Son

    inaltrable puissance

    gnratrice

    donne

    naissance au

    monde

    intelligible

    comme

    au

    monde

    sen

    sible. Les choses dcoulent les unes

    des

    autres

    suivant un

    processus

    de dchance dont le fonctionnement est un des

    singularits

    du systme alexandrin

    ; en

    vertu de ce processus

    le

    principe engendr

    est toujours infrieur au

    principe gn-

    IIJVgus citons d'aprs la traductiondesiMwead&9parM.Bouillet(Paris,1857)

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    14/18

    LES

    THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT

    THOMAS.

    201

    rateur.

    De l'essence

    suprme (l'Un,

    le Bien) jaillit

    d'abord

    l'Intelligence

    (vo;)

    et

    de

    celle-ci drive l'me du monde.

    L'me

    du

    monde n'est pas

    seulement le

    principe

    de la

    force

    propre

    chaque

    substance

    naturelle,

    elle

    donne

    aussi naissance

    la

    matire,

    le non-tre,

    que Plotin

    identifie

    avec

    le mal

    et

    le laid : les

    choses

    sensibles rsultent ainsi d'un alliage, dans

    lequel

    une

    activit de

    l'me

    du

    monde,

    la forme

    (eido)

    vient

    compntrer,

    vaincre

    la

    matire1).

    Ainsi

    le monde phnomnal

    n'est

    qu'un jet momentan

    de la

    vie unique qui s'chappe

    en

    flots

    intarrissables du

    sein

    de

    l'essence souveraine,

    et

    descend,

    par

    cascades,

    tous

    les chelons

    de la ralit.

    A cette hirarchie

    de l'tre

    correspond adquatement une

    hirarchie de la

    beaut

    :

    Tout

    ce

    qui

    est, est bon et beau

    dans

    la

    mesure o il est ; l'optimisme esthtique est pour Plotin

    le

    corollaire

    de l'optimisme

    mtaphysique.

    Or, pour expliquer

    la

    marche descendante du Bien, Plotin

    s'est empar d'une comparaison

    dont

    Platon

    est

    l'auteur.

    Le

    sixime livre

    de la

    Rpublique nous apprend que l'ide du

    Bien

    occupe

    dans

    le

    monde intelligible

    la place

    que

    le soleil

    occupe

    dans le monde

    visible.

    L'un

    claire le monde

    des

    essences comme l'autre claire

    celui des

    phnomnes.

    Plotin

    explique

    la

    diffusion panthistique du Bien en

    la

    comparant

    la

    diffusion

    de la

    lumire.

    L'Un,

    le Bien,

    sans

    rien

    perdre

    de-

    son

    immutabilit,

    s'claire,

    resplendit.

    Il

    devient

    l'intelligence

    (vo) ; les

    ides exemplaires

    sont les rayons

    de

    ce phare central

    et

    les existences phmres

    n'en

    sont

    que

    le

    reflet.

    De mme

    que

    l'image

    d'un

    objet

    disparat dans

    un miroir ds

    que l'objet

    se

    retire, de

    mme

    les

    choses sensibles s'vanouiraient

    si

    elles

    taient soustraites

    un

    instant

    l'influence des ides

    qui les

    clairent

    2).

    1 Pour

    Plotin,

    comme pour Platoja,le non-tre ou la

    matire

    est le lieu

    vide,

    rceptacle des

    choses. Cfr.

    Zeller, Die Philosophie

    der

    Griechen in ihrer

    geschichtlichen

    Entwicklung,

    32, p.

    544

    et suiv.

    2) Cette ide

    est

    familire Plotin. V. p.

    ex.,

    Ennade I, 8

    14;

    III, 6,

    7

    et

    13, etc.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    15/18

    202 M.

    DE

    WULF.

    L'ide de lumire

    a

    hant

    le cerveau de Plotin, et,

    chose

    trange,

    le

    philosophe alexandrin ne

    lui

    donne pas seulement

    la

    valeur d'une comparaison ; un moment donn, grce

    une

    transposition,

    il

    l'identifie

    avec

    le

    bien.

    Le

    bien,

    l'tre

    n'est

    plus

    seulement semblable

    la

    lumire, il est

    la lumire

    mme.

    Et puisque tout tre

    est

    beau en tant qu'tre, les

    notions

    :

    tre, beau, bien, lumire sont convertibles.

    On

    comprend

    ds lors le rle

    que

    la

    lumire

    joue

    dans

    l'esthtique

    de

    Plotin. Elle vise une ralit purement objective,

    ce

    qui se conoit

    aisment

    dans

    un

    systme o l'esthtique

    est

    un

    membre

    de

    la

    mtaphysique.

    Tout

    brille

    dans

    le

    monde intelligible

    et,

    en couvrant

    de

    splendeur ceux qui

    le

    contemplent,

    les

    fait

    paratre

    beaux eux-mmes. Ainsi,

    des

    hommes qui

    ont

    gravi une haute montagne

    brillent

    tout

    coup au

    sommet, de la

    couleur dore reflte par le sol. Or,

    la

    couleur

    qui

    revt le

    monde intelligible

    c'est

    la

    beaut

    qui

    s'y

    panouit dans sa

    fleur, ou plutt, tout est couleur,

    tout est

    beaut dans

    ses

    profondeurs les plus

    intimes

    x)

    Conformment

    cette

    pense

    fondamentale,

    dans

    le

    monde

    sensible les

    corps

    qui ont

    le plus de

    lumire

    ont aussi le plus

    de

    beaut ...

    la

    beaut

    de la

    couleur, quoique

    simple

    par sa

    forme, soumet son empire

    les

    tnbres de

    la

    matire, parla

    prsence

    de la

    lumire, qui est une chose incorporelle, une

    raison,

    une forme.

    Le plus beau corps est le feu. Voil encore pourquoi le

    feu est suprieur

    en beaut

    tous

    les

    autres corps :

    c'est

    qu'il

    joue l'gard des

    autres

    lments

    le rle

    de forme

    ; il

    occupe

    les rgions

    les

    plus

    leves

    ; il est le plus subtil des corps,

    parce qu'il

    est

    celui qui

    se

    rapproche le plus

    des

    tres

    incor

    porels;

    c'est encore le seul

    qui, sans

    se laisser pntrer par les

    autres

    corps,

    les

    pntre tous

    ;

    il leur

    communique

    la

    chaleur

    sans se refroidir ;

    il

    possde

    la

    couleur par

    son

    essence

    mme,

    1) Enn.

    Y,

    8.

    10.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    16/18

    LES

    THORIES ESTHTIQUES PROPRES A

    SAINT

    THOMAS. 203

    et

    c'est lui

    qui

    la

    communique

    aux autres ; il brille, il

    resplendit

    parce qu'il est

    une

    forme. Le corps

    o il

    ne

    domine

    pas,

    n'offrant

    qu'une teinte dcolore, n'est plus beau, parce qu'il

    ne

    participe pas

    toute la forme de la

    couleur

    l).

    Nous

    verrons plus loin

    combien

    cette

    ide

    est outre,

    quand nous tudierons avec saint Thomas les lois psycholo

    giques

    e la

    perception du

    beau.

    Rsumons-nous

    et concluons.

    A

    la

    diffrence

    des

    doctrines

    professes

    jusque-l

    par

    les

    coles esthtiques

    de

    la

    Grce :

    1)

    la

    lumire et

    la

    couleur ne

    sont

    pas seulement celles que

    voient

    les yeux

    du

    corps

    dans

    le

    monde

    sensible. Au-dessus

    d'elles

    Plotin

    admet

    une lumire et une couleur intelligibles

    couvrant

    de

    splendeur ceux qui

    la

    contemplent.

    2)

    la

    lumire n'est pas cet

    accident

    extrinsque qui s'tend

    la surface des

    choses sans atteindre leur

    fonds constitutif.

    Elle

    est la

    substance mme.

    Ce n'est

    pas le

    Beau

    comme

    tel

    qui s'illumine

    ; c'est le Bien, en un

    mot

    c'est l'Etre

    dans

    la

    rayonnante diffusion

    de

    lui-mme.

    Plotin n'a pas t le familier des scolastiques.Mais on croit

    communment qu'ils ont connu les spculations alexandrines

    par

    l'intermdiaire

    de

    saint

    Deny

    s l'Aropagite.

    Il est certain que les doctrines alexandrines se

    sont infi

    ltres dans plus d'un ouvrage

    de la

    littrature patristique.

    Tmoin

    ce texte

    de

    saint

    Basile

    qu'on peut rapprocher du

    passage

    des

    Ennades

    cit

    plus

    haut

    :

    Si

    c'est

    la

    proportion

    des parties relativement les unes aux autres, jointe

    la

    grce

    des couleurs qui

    constitue

    la

    beaut

    dans

    le corps, comment

    retrouver

    l'essence de la

    beaut dans

    la

    lumire, qui est simple

    de

    sa

    nature

    et

    compose

    de

    parties semblables l 2)

    1) 1,

    6.

    3.

    2) Hexamron,

    IL

    7.

    T. I. p.

    19-20

    dit.

    Garnier.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    17/18

    204 M.

    DE

    WULF.

    Les traits

    que le

    moyen

    ge

    a

    vnrs sous le

    nom de

    saint

    Denys sont-ils

    l'uvre

    du

    glorieux disciple de

    saint Paul,

    membre

    de

    l'Aropage, ou ne sont-ils qu'une compilation

    alexandrine

    adapte au

    christianisme

    par

    quelque

    disciple

    de

    Plotin ou de Proclus? La controverse est sculaire,

    et

    bien que

    la critique

    moderne

    soit

    presque unanime

    attribuer

    les

    traits

    en question

    quelque

    Pseudo-Denys, on peut se demander si

    cette

    attribution est

    dfinitive

    et

    premptoire.

    Quoiqu'il en

    soit,

    ceux

    qui revendiquent

    pour saint

    Denys

    la proprit de ces

    ouvrages

    )

    comme ceux qui

    la lui con

    testent sont

    d'accord

    pour

    affirmer la

    ressemblance indniable

    entre

    les

    doctrines

    qu'ils

    contiennent

    et

    les

    thories des

    no-platoniciens.

    Nous l'avons

    vu,

    saint Denys parle

    de la

    lumire du beau.

    Au chapitre

    4

    7

    des

    Noms

    divins, il rappelle

    expressment-

    une formule

    qui

    nous est familire

    que

    le beau rside dans

    le

    resplendissement et

    la proportion des parties . Mais

    dans

    quel sens saint

    Denys

    parle-t-il de la

    valeur esthtique de

    la

    lumire? Entend-il

    par

    l

    avec

    les

    stociens

    le

    plaisir de l'il

    la

    vue

    des

    couleurs, ou

    plutt

    s'agit-il

    chez

    lui, comme

    chez

    les

    alexandrins, d'une signification

    la

    fois plus vaste

    et

    plus

    profonde? Ce

    qui nous

    porterait

    adopter

    cette

    seconde

    manire de voir

    c'est que dans les noms

    divins le beau est

    synonyme de

    bien et que

    son

    extension est large comme celle

    de l'tre. Aussi le bon

    et

    le beau

    sont identiques,

    toutes

    choses aspirant avec gale

    force

    vers l'un et

    l'autre,

    et

    n'y

    ayant rien

    en

    ralit

    qui ne participe

    de

    l'un et

    de

    l'autre.

    La

    lumire

    sur

    laquelle

    saint

    Denys

    s'tend

    avec

    une prolixit

    toute

    alexandrine 2)

    est

    l'image

    de la bont.

    Car

    la

    lumire

    1)

    Mgr Darboy, op.

    cit. Introduct. p.

    xx.

    2)

    Les

    termes

    yXata, 7t'ajj.Tcsr/

    reviennent

    chaque page

    sous la plume

    de

    saint Denys. C'est l'emploi

    frquent

    du

    mot

    yXata qui a fait dire Creuzer

    (dans son dition de

    pulcro

    de Plotin p. 334, note)

    que saint

    Denys est le

    singe de Plotin.

  • 7/23/2019 Les Theories Esthetiques Propres a Saint Thomas

    18/18

    LES

    THORIES ESTHTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS. 205

    vient du bon,

    et

    elle est une figure de

    la

    bont ;

    et

    le bon

    pourrait

    se

    nommer

    lumire,

    l'archtype

    pouvant

    tre

    dsign

    par son

    image

    2).

    Mais

    qu'importe tout

    cela dans

    la question

    qui nous occupe,

    puisque

    la

    thorie de

    la

    clart

    ou de

    la

    lumire

    du beau reoit

    dans l'esthtique

    thomiste un

    sens

    profondment

    diffrent

    de

    celui

    que

    lui donne l'antiquit. Saint Thomas reprend une

    formule, un

    mot, claritas

    pulcri,

    mais

    ce

    mot

    se transforme

    sous sa plume, il traduit des ides nouvelles.

    Aprs

    le travail

    prliminaire que nous

    venons de

    faire, il

    ne sera pas difficile

    de montrer

    la

    supriorit

    du

    docteur

    anglique

    sur

    la

    philoso

    phie

    ncienne.

    M.

    De

    Wulf.

    ( suivre.)

    i) Noms divins,

    Ch.

    IV

    4.