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102 CHAPITRE III Approche constructiviste de la cognition sociale : de Piaget à Varela. Aborder la cognition impose de préciser quels sont nos choix et nos partis pris dans les paradigmes qui parcourent cette science. Nous avons présenté les travaux piagétiens et avons situé notre approche du groupe restreint selon la perspective constructiviste. Le structuralisme nous a permis d’amorcer l’idée que la cognition pouvait être considérée comme un modèle opératoire, et le concept de « groupement logique opératoire » nous a guidée dans l’approche d’une structuration de l’organisation de groupe. Cependant, le modèle structuraliste opératoire qui conçoit la cognition comme une action sur les objets va trouver une nouvelle dimension, avec la cognition sociale. Elle va lui permettre de s’ouvrir au paradigme interactionniste et va l’aider à concevoir l’action sur les objets dans un contexte relationnel et social. Nous allons présenter ici les travaux relatifs à ce point de vue. Mais notre modèle va rejoindre un paradigme tout à fait novateur en sciences humaines qui est celui, pour le connexionnisme, de « l’émergence ». Il nous faudra développer cette approche de l’émergence, ce que nous ferons dans la seconde session de cette partie théorique du document. Les outillages théoriques de la pragmatique et de la sémiotique nous semblent mieux adaptés pour rendre compte de cette modélisation. 167 Varela écrit en 1989 : : « La cognition est une dimension essentielle dans la compréhension des systèmes complexes. ». Deux conceptions fondamentales s’opposent et cela depuis 1946, date des premières conférences de Macy, à propos de la cognition. 167 En effet pour Varela , 1989, p 42, « Invitation aux sciences cognitives » , on peut rester sur une conception classique de la cogntition et répondre simplement comme il le fait ironiquement: Question 1: Qu’est-ce que la cognition ? Réponse : Le traitement de l’information : la manipulation de symboles à partir de règles. Question 2 : Comment cela fonctionne-t-il ? Réponse : Par n’importe quel dispositif pouvant représenter et manipuler des éléments physiques discontinus : des symboles. Le système n’interagit qu’avec la forme des symboles ( leurs attributs physiques) et non leur sens. Questions 3 : Comment savoir qu’un système cogntitif fonctionne de manière appropriée ? Réponse : Quand les symboles représentent adéquatement quelque aspect du monde réel, et que le traitement de l’information aboutit à une solution efficace du problème soumis au système.

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CHAPITRE III

Approche constructiviste de la cognition sociale :

de Piaget à Varela.

Aborder la cognition impose de préciser quels sont nos choix et nos partis pris dans

les paradigmes qui parcourent cette science. Nous avons présenté les travaux piagétiens

et avons situé notre approche du groupe restreint selon la perspective constructiviste. Le

structuralisme nous a permis d’amorcer l’idée que la cognition pouvait être considérée

comme un modèle opératoire, et le concept de « groupement logique opératoire » nous a

guidée dans l’approche d’une structuration de l’organisation de groupe. Cependant, le

modèle structuraliste opératoire qui conçoit la cognition comme une action sur les objets

va trouver une nouvelle dimension, avec la cognition sociale. Elle va lui permettre de

s’ouvrir au paradigme interactionniste et va l’aider à concevoir l’action sur les objets

dans un contexte relationnel et social. Nous allons présenter ici les travaux relatifs à ce

point de vue. Mais notre modèle va rejoindre un paradigme tout à fait novateur en

sciences humaines qui est celui, pour le connexionnisme, de « l’émergence ». Il nous

faudra développer cette approche de l’émergence, ce que nous ferons dans la seconde

session de cette partie théorique du document. Les outillages théoriques de la

pragmatique et de la sémiotique nous semblent mieux adaptés pour rendre compte de

cette modélisation. 167

Varela écrit en 1989 : : « La cognition est une dimension essentielle dans la

compréhension des systèmes complexes. ». Deux conceptions fondamentales s’opposent

et cela depuis 1946, date des premières conférences de Macy, à propos de la cognition.

167 En effet pour Varela , 1989, p 42, « Invitation aux sciences cognitives » , on peut rester sur une

conception classique de la cogntition et répondre simplement comme il le fait ironiquement: Question 1: Qu’est-ce que la cognition ?

Réponse : Le traitement de l’information : la manipulation de symboles à partir de règles.

Question 2 : Comment cela fonctionne-t-il ?

Réponse : Par n’importe quel dispositif pouvant représenter et manipuler des éléments physiques discontinus : des symboles. Le système n’interagit qu’avec la forme des symboles ( leurs attributs physiques) et non leur sens.

Questions 3 : Comment savoir qu’un système cogntitif fonctionne de manière appropriée ?

Réponse : Quand les symboles représentent adéquatement quelque aspect du monde réel, et que le traitement de l’information aboutit à une solution efficace du problème soumis au système.

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Varela précise : « Pour Von Neumann, la cognition est fondamentalement orientée vers

la résolution de problèmes ; et ce point de vue est à la fois, un guide pour la

construction de machines artificielles et pour l’étude des systèmes vivants. Pour

Wiener, la cognition est une activité autonome, autocréatrice, et cet aspect du vivant est

essentiel pour la compréhension des processus cognitifs. » 168 Les deux modèles qui

s’affrontent depuis des années prennent avec Piaget dans un premier temps, puis avec

Varela dans un second, un tournant que nous considérons comme primordial du point

de vue épistémologique. L’un et l’autre de ces deux grands auteurs choisissent de

construire un nouvel axe de recherche vis à vis de ces deux voies déjà tracées. Varela,

comme Piaget, invente une « voie moyenne » entre les deux conceptions de la

cognition. « En particulier, (ce nouveau paradigme) pose que notre monde et nos

actions sont inséparables, de telle sorte que nous devons abandonner toute recherche

d’un point solide de référence qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur de nous-mêmes. »

(Varela, 1989 , p 224). Néanmoins Varela inverse la dynamique du point de vue

piagétien. En effet selon Piaget, l’intelligence repose sur trois concepts fondamentaux,

exposés au chapitre précédent : structure, assimilation et accommodation. L’adaptation

est une recherche d’équilibre entre assimilation et accommodation. La structure dont la

cohérence préexiste par le principe d’autorégulation, supporte le jeu de cette

équilibration. Ainsi pour Piaget l’organisation est-elle la contrepartie de l’adaptation.

Elle est la face interne d’un même processus cognitif dont la partie visible —la face

externe—est l’adaptation à l’environnement. Piaget conçoit un isomorphisme des

structures cognitives et biologiques et une continuité naturelle entre les deux domaines.

Varela inverse ce point de vue et pose que le processus d’auto-organisation présuppose

celui de l’adaptation. Avec Piaget on avait donc un tertium qui permettait d’envisager le

passage ORGANISATION ➾ ADAPTATION : avec Varela, on obtient schématiquement

l’inverse : ADAPTATION ➾ ORGANISATION. Puisque le concept de clôture

opérationnelle est le processus sur lequel repose l’autonomie du système. 169 Ce qui

caractérise le vivant est sa capacité d’adaptation ; dès le premier niveau de complexité

de la vie, les aspects cognitifs sont présents.

Concernant notre étude des organisations de groupes restreints, notre conception de

la cognition sera aussi proche que possible de ces deux auteurs que sont Piaget et

Varela. Nous envisageons, du point de vue piagétien, l’organisation du groupe comme

168 Varela (Francisco J.), 1989, « Autonomie et connaissance , essai sur le vivant», Paris, Seuil, p 211. 169 Nous décrivons plus longuement les conceptions vareliennes au chapitre VIII, p 281, p 102 et 150.

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une structuration cognitive sur laquelle repose la forme visible — externe — du

groupe ; inversement, nous envisageons l’organisation groupale comme un processus

émergeant, issu de l’adaptation à l’environnement du système groupe. Nous tenterons

de penser l’organisation d’un système groupe comme « le point où se produit la co-

émergence des unités autonomes et de leurs mondes. » (Varela, 1989, p 224).

De nombreuses pistes de recherche en cognition ont été explorées par les sciences

humaines ces dernières décennies. Nous choisissons d’en présenter certaines dans ce

chapitre concernant directement notre étude sur les groupes. Le domaine est trop vaste

pour être exploré dans son entier, nous nous contenterons d’exposer quelques travaux

entrepris en référence à Piaget à propos du développement cognitif individuel et du lien

avec son environnement.

I Deux conceptions de la cognition

a)Le traitement de l’information et son « point de vue par l’input »170:

Un premier point de vue à propos de la cognition est celui où chaque individu est

soumis en permanence à un flux d’informations de toute nature. Les informations

arrivent aux travers de ses perceptions, à la fois visuelles, auditives, sensitive, etc.

Certaines informations arrivent de la mémoire qui a engrangé des informations à partir

de relations vécues avec autrui ou avec un groupe. D’autres informations sont, ou non,

véhiculées au travers du langage, oral, écrit ou idéographié. Or, l’activité de traitement

de toutes ces informations par un système psychique est précisément une des façons de

concevoir la cognition. Une branche des sciences cognitives s’intéresse donc au

comment ce système perçoit les informations, comment il les sélectionne, les

transforme, les coordonne et les organise, afin de leur donner du sens.

b) La construction du monde et « son point de vue par la clôture »171.

La cognition peut être conçue autrement que comme un simple traitement de

l’information. Des biologistes comme Varela conçoivent que l’homme puisse aussi

comprendre autre chose que ce qui est issu de sa mémoire perceptive ou des éléments de

l’environnement. L’homme comprend et crée ce qu’il ne connaît pas. Concevoir par

conjecture, c’est peut-être penser à partir de ce qui n’est pas, autant qu’à partir de ce qui

est. Cette forme de pensée complexe entraîne un changement de paradigme : le vivant

170 Varela, 1989, p 204. 171 Ibid, p 204.

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est perçu comme paradoxal : nous développons cette idée dans le chapitre consacré à la

perspective complexe des systèmes vivants.

Il n’existe pas, à proprement parler «d’objet de connaissance », mais seulement une

interaction entre le sujet et ce qu’il a le projet d’étudier.

Attention. Pour notre étude, nous ne considérons pas que le groupe soit un «système

vivant », mais qu’il fonctionne parfois comme un «système vivant » au sens des

biologistes, Varela précise : « cela ne veut pas dire que certains systèmes sociaux sont

des systèmes vivants et se comportent comme eux, ainsi que cela fut affirmé si souvent.

Cela veut dire que la clôture opérationnelle engendre, pour cette organisation sociale,

un domaine de comportement autonome qui présente des analogies avec le monde du

vivant.172 » Trois concepts sont relatifs à cette perception complexe de la cognition : « la

clôture opérationnelle », «l’autonomie » et «l’autopoïèse ». Nous les développons, pour

des raisons de cohérence du document, à la fin du chapitre sur la complexité. Mais nous

sommes confortée sur cette piste de résonance analogique entre le système groupe et le

système vivant par Varela lui-même qui affirme: « Je tiens à ce qu’il soit clair que

l’idée de l’autonomie et ses conséquences ne peuvent pas être restreintes aux systèmes

vivants, biologiques, mais peuvent englober tout aussi bien les systèmes humains et

sociaux. » (p.90)

Le point de vue classique sur la cognition viserait donc à comprendre comment

l’appareil psychique élabore des représentations de la réalité et comment se construisent

des savoirs. Il s’appuie sur le modèle cybernétique de premier ordre caractérisé par

l’existence d’un flux avec une entrée, des transformations et une sortie. Les savoirs

élaborés permettent au système de se maintenir dans son environnement, de s’y adapter

et d’agir sur lui. La fonction de la cognition serait donc de permettre à un système de

connaître et de reconnaître les objets de son environnement, de leur donner une valeur et

du sens afin de s’adapter et d’agir sur eux.

Dans la tradition piagétienne, nous dirons que, pour prendre sens, l’objet doit être

relié à des objets déjà connus. Pour édifier le cadre de référence, l’activité de

correspondance provient de l’expérience individuelle ou/et de la transmission sociale.

Piaget place l’action et donc l’interaction au cœur des processus cognitifs. Il y conçoit

172 « Autonomie et connaissance, essai sur le vivant », Varela Francisco J. édition du Seuil,1989, p 90.

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des invariants dans les transformations structurelles. C’est l’organisation du système

cognitif et elle est intimement liée à l’adaptation du système à l’environnement.

II De la cognition à la cognition sociale

A / L’influence piagétienne sur l’approche du groupe

Dans un article de Jean Paul Codol (Bulletin de psychologie, mai-juin 1989, tome

XLII, N°390), nous relevons une perspective d’ouverture du champ de la cognition. Ce

chercheur, de l’Université d’Aix en Provence, présente, à l’occasion d’un colloque,

l’élargissement du champ de la cognition à la «cognition sociale ». (p 474 à 483)

D’après Codol, deux grandes directions semblent avoir été prises par les sciences

cognitives. La première direction ouvre son champ de recherche vers l’origine de la

cognition.

a) En premier lieu, elle se dirige vers des hypothèses piagétiennes avec celle du

repérage des processus de socialisation considérés comme «des aspects corrélatifs

d’une activité cognitive ». Codol cite Willem Doise et Michel Gilly qui, sous

l’impulsion de Serge Moscovivi, ont mené des expérimentations fort intéressantes sur

les groupes.

b) En second lieu, un axe de recherche concerne le «conflit socio-cognitif » comme

source de restructuration cognitive d’un niveau supérieur. L’incapacité individuelle de

deux enfants en échec face à une tâche engendre la réussite de la coopération des deux

enfants. Le succès a lieu alors même qu’individuellement, les enfants étaient

incapables de résoudre le problème. Cette progression, à un niveau supérieur de

coordination et de structuration des savoirs, est définitivement acquise.

Cette analyse que fait Jean Paul Codol est fort intéressante. Cependant, au delà de

ces deux axes, il n’est pas inutile de poser quelques repères concernant notre approche

de la cognition. Notre conception des aspects cognitifs, qu’ils concernent l’individu ou

le groupe, est ancrée dans le paradigme constructiviste à la fois structuraliste et

interactionniste. Mais nous abordons aussi le groupe avec le paradigme du

connexionniste. A savoir que nos influences sont issues du travail piagétien sur la

structuration de l’intelligence et du groupe, mais qu’avec l’apport de la cognition

sociale, nous abordons le groupe et le sujet dans une modélisation plus interactive. De

l’action, concept central piagétien, nous passons à l’interaction qui poursuit la

dynamique de la structure en concevant la structuration, non seulement du sujet, mais en

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même temps de son environnement. Puis au travers de ces deux modélisations, nous

approchons le modèle connexionniste. Toujours préoccupée par les relations qui

articulent l’individu et le collectif, nous concevons l’émergence des significations

internes et de la forme externe, à savoir la réalité du groupe. Il ne s’agit plus d’action

ou d’interaction mais d’actualisation et de potentialisation. L’émergence de ce que nous

nommons « être-social » procède d’une seule et même dynamique, celle de la création

du sens et de l’organisation sociale.

En attendant de développer cela dans le chapitre à propos de l’approche pragmatique

du groupe, nous posons ici les approches interactionnistes des modèles cognitifs qui

sous-tendent les travaux des chercheurs en cognition sociale.

a/ L’interaction sociale comme espace de dissonance cognitive

La recherche de la compréhension de l’articulation des niveaux logiques de

l’individu au groupe nous oblige à quelques détours dans les recherches qui se

préoccupent du rapport du sujet à son objet de connaissance. Le sujet organise-t-il son

monde, le monde organise-t-il le sujet ?

Présentons maintenant une autre approche psycho-cognitive des groupes restreints.

Toujours dans la perspective épistémologique d’une cohérence individuelle interne, ce

courant de pensée va traiter du « processus cognitif de comparaison ». C’est-à-dire,

qu’on étudie, en situation sociale expérimentale, des phénomènes de comparaison de

l’individu face aux autres. En 1954, Festinger rapporte ses travaux dans « Human

relations, a theory of social comparison processes » : à propos des aspects implicites de

la communication sociale, il émet des hypothèses rapportées par Jodelet173. L’individu

est considéré comme étant à la recherche systématique de comparaison de lui-même et

des autres. Spontanément, il va rechercher des situations de comparaison de ses idées

avec celles des autres. Il effectue donc une sélection parmi les humains, ceux qui lui

sont proches. Dans un groupe, Festinger voit l’occasion de réduire les écarts entre le

sujet et les autres. Que les désaccords portent sur les opinions (plus facilement

modifiables) ou sur les attitudes, le jeu est de les réduire. Deux manières de réduire les

différences : soit le sujet a tendance à réduire les désaccords en se rapprochant des

autres, soit il cherche à modifier les autres pour les rapprocher de lui. Si l’écart est trop

grand, la comparaison s’arrête là et fait place au rejet. Festinger pose donc l’hypothèse

173 Jodelet (Denise) , 1970, « La psychologie sociale une discipline en mouvement », coauteurs : Jean Viet, Philippe Besnard. La préface de Serge Moscovici, Mouton, Paris, La Haye.

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d’une tendance naturelle à l’homogénéité dans les relations de communication. Cette

tendance permet d’éclairer les phénomènes de grégarité ou d’influence des minorités

dans les groupes. Dès 1957, Festinger parlait de dissonance cognitive174. Ce concept est

issu de celui de «la comparaison » et de l’influence sociale. Il s’agit de poser en premier

lieu que l’individu est cohérent, ses actes et ses idées sont en accord ou, pour le moins,

il a tendance à être conséquent envers lui-même et cherche à maintenir un état interne

cohérent. En second lieu, il s’agit de considérer que deux instances cognitives sont

dissonantes si la première implique la négation de l’autre. Festinger pose que la

difficulté du sujet à supporter la dissonance provoque la recherche de la diminution de

la difficulté et donc la réduction de la dissonance elle-même. Pour cela, l’individu

cherche soit à changer son comportement ou son opinion par rapport à la nouvelle

information contradictoire, soit il évite ce type d’information. Soit encore il recherche

de nouvelles informations qui renforce son opinion propre et contredisent les

informations discordantes.

Le principe général que pose Festinger à propos de ces processus de recherche

d’accord dans la communication sociale énonce que le maximum de dissonance est égal

à la résistance au changement de la moindre des parties qui résiste. Dans une prise de

décision, la dissonance cognitive est inévitable. Une prise de décision nécessite le

renoncement à l’un ou l’autre des choix en question. Selon la force de l’attirance pour la

partie délaissée, la dissonance sera plus ou moins forte dans la prise de décision. Après

la décision, l’individu va avoir tendance à valider son choix en se convainquant lui-

même que c’est bien le bon choix qui vient d’être fait. Il s’éloignera de la partie

délaissée en lui trouvant des inconvénients auxquels il n’avait pas pensé avant le choix.

Il aura donc tendance à réduire sa dissonance cognitive en trouvant des arguments

supplémentaires. Qui plus est, il arrive que sa croyance intime soit modifiée pour être en

accord avec son comportement qui pouvait être en dissonance avec son opinion. Si la

justification est renforcée par autrui (récompense) la dissonance diminuera. La

recherche d’information est sélective, le sujet va rechercher celle qui augmente la

consonance et rejeter celle qui apporte la dissonance ou la renforce. « La théorie de la

dissonance permet de prédire que, à la suite d’une décision, tout individu essaiera de

174 Nous y reviendrons avec Perret-Clermont cf P 140.

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se convaincre que l’alternative choisie est encore plus attirante (par rapport à

l’alternative rejetée) qu’il ne l’avait cru tout d’abord ». 175

L’interaction sociale est, avec Festinger, considérée comme un espace privilégié pour

à la fois éprouver et résoudre la dissonance cognitive. La dissonance va dépendre de

l’attraction du sujet (ou du groupe) éprouvée pour la source de conflit et de l’importance

qu’il donne à l’opinion ou au comportement à modifier. La réduction a lieu soit en

diminuant l’importance de la question en jeu, soit en rejetant la personne ou le groupe

qui provoque le désaccord, soit en changeant son opinion, soit en modifiant celle des

autres, soit en recherchant des opinions concordantes avec la sienne. La recherche d’un

soutien social est souvent effectuée dans le groupe. Mais si l’on peut discerner des

phénomènes collectifs, il existe tout de même des différences individuelles de résistance

à la dissonance.

L’interaction de groupe peut être la source de la dissonance. La mauvaise

connaissance d’un groupe auquel le sujet participe peut l’amener, selon l’effort qu’il a

fourni pour y être présent, à éprouver une plus ou moins forte dissonance cognitive.

Pour la réduire, il peut se convaincre qu’il a fourni un effort insignifiant pour y

participer. Ou il peut s’efforcer de surestimer les points positifs du groupe auquel il

appartient et ne tenir que très peu compte des points négatifs.

La dissonance cognitive, sa limite.

La supposition initiale de la cohérence interne du sujet, cohérence de laquelle

procède la recherche de la diminution de la dissonance, est remise en cause par d’autres

recherches. Ibañes cite notamment Jean-Léon Beauvois et Robert Joules176 qui

s’opposent à cette représentation de ces processus cognitifs. Le problème de la

dissonance cognitive est qu’elle part sur l’a priori de cette cohérence interne qui met en

place une dynamique de valorisation de soi (on diminue la dissonance pour retrouver

une bonne image de soi si un acte incompatible avec ses propres valeurs a été commis)

et le sujet a tendance à donner une bonne image de lui-même aux autres. Au fond,

Festinger dit que les croyances ne déterminent pas nos actes. Mais que

fondamentalement, nos actes sont souvent des processus a posteriori des conduites de

175 Festinger (Léon) et Aronson (Elliot), 1978, chapitre « Eveil et réduction de la dissonance dans des contextes sociaux ». p 193, in « Psychologie sociale, textes fondamentaux anglais et américains ». 176 Beauvois (Jean-Léon), Joule ( Robert-vincent), Monteil ( Jean-Marc), 1989, « Perspectives cognitives et conduites sociales 2, Représentations et processus socio-cognitifs », Delval, Cousset Fribourg, Suisse, p 27-30.

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soumission au pouvoir (surtout s’il est dissimulé). Festinger montrerait alors que

l'environnement social est le déterminant des actes individuels. Et resterait ancré dans

un rapport sujet /monde, dans lequel le sujet serait persuadé de sa liberté d’agir, de son

autonomie. Il aurait alors un haut niveau de conscience d’être un être humain,

appartenant à des groupes humains et se différenciant des autres humains dans les

groupes culturels. L’être humain se pense, contrairement aux choses ou aux animaux

soumis aux forces externes, autodéterminé.

Or Ibañes, comme dans la perspective de Varela, préfère penser l’interaction

réciproque des actions du sujet et de l’environnement social : « Ne serait-ce que parce

que la façon dont le sujet interprète/ construit son environnement module certains des

effets que celui-ci produira sur lui, et parce que les caractéristiques de l’environnement,

notamment les pratiques que ces caractéristiques extorquent, modulent l’idéologie et

donc les conduites du sujet. » 177 Nous n’engageons pas le débat sur la relation entre

l’idéologie et la pratique, mais pensons que l’étude de l’interaction comme système de

transformation réciproque « sujet / groupe », doit porter sur le versus « / » et non

privilégier l’une ou l’autre des parties du « sujet » ou du « groupe ».

b / Processus d’attribution et analyse factorielle de l’environnement social.

A partir de l’approche des phénomènes sociaux par la notion de comparaison, Jodelet

nous rapporte les travaux de F. Heider qui aborde, en 1958, le problème des processus

perceptifs dans les relations humaines. Il utilise le concept de champ de force de Lewin,

mais aussi le domaine de la psychologie. L’étude du langage naturel quotidien montre

des processus d’attribution – « c’est-à-dire la façon dont les impressions sont ancrées

dans l’univers social » 178- de propriétés à l’environnement de la part du sujet.

L’individu perçoit et interprète son environnement social. Il lui attribue spontanément et

immédiatement des causes. Cette attribution concerne les objets ou les personnes. On

repère, concernant l’objet, sa visibilité, le désir personnel de l’objet, la difficulté de la

tâche ; concernant la personne, sa capacité de perception, le désir de l’objet par l’autre,

l’aptitude à résoudre la tâche. Le sujet serait susceptible de percevoir spontanément des

invariants dans le social. L’analyse factorielle accomplie implicitement par le sujet peut

177 Ibañes (Thomas), 1989, « Perspectives cognitives et conduites sociales 2, Représentations et processus socio-cognitifs »,chapitre II. p 43 178 Heider, 1978, chapitre 9, « La perception d’autrui », dans « Psychologue sociale, textes fondamentaux » p 122.

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être indiquée et perçue par les chercheurs dans les mots utilisés. Des mots clés sont alors

classés en notion. Pour éclairer cette analyse reprenons quelques exemples de mots :

« Faire l’expérience de » — sentiment vécu

« Etre affecté » Se sentir objet

« Pouvoir, être capable de » — Se sentir sujet

« Essayer, entreprendre » — se sentir acteur

« Désirer » — jeu du principe de désir

« Devoir, être obligé de » — Principe de réalité, éthique.

Lorsqu’il y a distribution d’un comportement, celui-ci est d’une part, adapté car issu

de «la comparaison sociale » considérée comme proche d’une méthode objective

d’expérimentation , d’autre part il est inadéquat et répond plus à un fonctionnement par

habitude ; ce qui provoque des distorsions entre les représentations et l’environnement.

L’hypothèse principale de Heider fait donc correspondre l’adaptation du sujet à

l’environnement de son degré de développement cognitif et de son profond besoin

d’éviter la dissonance cognitive. Là encore, il s’agit de la perspective piagétienne d’un

développement interne du sujet selon une structuration évolutive générale.

L’environnement serait structuré, sa cohérence est fonction de l’interprétation qu’en fait

le sujet. S’il y a contradiction entre certains phénomènes, alors la dynamique mise en

œuvre tend à rééquilibrer et à diminuer la tension en modifiant l’environnement

psychologique ou sa cognition.

Fritz Heider ne se préoccupe pas de la perception des groupes mais seulement des

personnes. Contrairement aux objets, les personnes sont des systèmes d’actions déjà

finalisées qui interviennent sur le sujet en fonction de leur représentation à l’égard du

sujet. Heider tente de comprendre « le lien entre la structure de stimuli et l’impression

que nous en avons, nous devons recourir à des modèles de pensée plus complexes ; ceci

est particulièrement vrai quand nous pensons au rôle du comportement verbal. »179

L’attribution est la dynamique qui permet d’unifier, en un schème complexe,

plusieurs données de l’expérience d’autrui. Elle permet ainsi au sujet de simplifier les

multiples informations reçues du milieu social en leur attribuant une représentation

unique qui leur donne une cohérence. L’environnement apparaît ainsi cohérent et stable.

179 IBID, p 122.

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Le sujet recherche toujours des invariants, des constantes dans son milieu social, afin de

prédire et d’anticiper ses actions. Heider pense comme Festinger que chaque personne a

tendance à renforcer les sentiments positifs envers une personne déjà appréciée. A

l’inverse, le sujet aura tendance à attribuer des sentiments négatifs à la personnes déjà

classée dans une catégorie négativement valorisée. La tendance étant de maintenir une

harmonie interne et d’éviter la dissonance.

c/ Mesure de la signification de l’environnement social

Les travaux de Osgood et Tannebaum sont rapportés par Denise Jodelet 180 dans les

années 1970. Il y est décrit une notion de «différenciateur sémantique ». C’est un

instrument de mesure de la signification construit à partir d’une théorie de

l’apprentissage. La théorie de Osgood est basée sur un concept du signifié, considéré

comme un stimulus-objet. Si d’autres stimuli sont présentés en même temps que le

stimulus-objet, ils sont conditionnés à l’ensemble des réactions dues au stimulus-objet.

Si ces stimuli sont présentés seuls sans le stimulus objet, ils provoquent à leur tour des

réactions, mais elles ne sont que les réactions détachables, c’est-à-dire qu’elles

recouvrent les mêmes réactions que celles qui ont lieu en l’absence du stimulus-objet.

Elles peuvent elles-mêmes générer des réactions qui seront conditionnées aux réactions

de second degré. Osgood construit une théorie de la médiation, basée sur la relation

signe et signifié. Il élabore un instrument de mesure qui suppose un «espace

sémantique » construit à partir d’une échelle de concepts simples bipolarisée. On prend

par exemple des adjectifs opposés, on place cinq degrés de mesure entre les pôles (le

pire, le meilleur). Ainsi, après interrogation, on dresse le profil de signification pour

chaque mot ou concept utilisé. La comparaison des échelles de signification pour divers

mots ou pour le même mot utilisé à plusieurs moments de la communication peut être

un indicateur de stabilité ou de changement dans la signification.

D’autres recherches quantitatives sont menées pour découvrir les relations cognitives

en situation de groupe de communication. Elles décrivent les variations structurales des

réseaux de communication en situation expérimentale. Jodelet cite rapidement Bavelas

qui a inventé l’indice de centralité, Leavitt celui de périphérie, Shaw celui

d’indépendance ou de saturation… Les travaux de Shaw ont poursuivi les études de

180 Jodelet (Denise) , 1970, « La psychologie sociale, une discipline en mouvement » p 246- 250.

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Leavitt concernant l’indépendance et la saturation. Il a montré qu’une structure de

groupe centralisée permettait de résoudre efficacement une tâche simple. Néanmoins,

l’individu occupant la place centrale pouvait être très indépendant du fonctionnement du

groupe et susceptible d’être en position de saturation d’informations. Les travaux de

Faucheux et de Moscovici ont montré que la structure décentralisée est plus

performante pour des tâches complexes à haute demande de créativité et d’innovation.

Shaw montre que l’accroissement de la taille d’un groupe diminue sa performance par

la diminution de l’indépendance individuelle et par la saturation car la masse

d’informations augmente avec le nombre de participants. Il montre aussi qu’on peut

éviter la saturation cognitive par une montée en charge progressive des informations, les

problèmes étant présentés par fractionnements successifs.

d / Une structuration cognitive du groupe liée aux exigences de la tâche

Germaine Montmollin montre, lors «d’un essai d’analyse des interactions verbales

dans un petit groupe au cours d’une tâche de structuration perceptive »181, comment

sont à l’œuvre des processus d’adaptation du système de communication vis à vis de la

tâche. Elle montre en effet que la réponse collective d’un petit groupe (trois personnes)

est le produit d’une séquence de processus génétiques. Elle aussi, comme Piaget,

privilégie l’organisation interne du système groupe. Celle-ci déterminant l’adaptation à

la tâche à effectuer. Elle repère des étapes progressives qui amènent le groupe à un

résultat commun. La réussite de la réponse apportée à l’exécution de la tâche passe par

la manière d’échanger entre les participants. L’étude de Germaine Montmollin porte

aussi sur les échanges verbaux qui ne participent pas directement à la tâche. C’est

l’ensemble des échanges qu’elle suit. Elle part du constat que, face à une même tâche,

l’acteur seul, ne donne pas le même type de réponse au problème posé que s’il est posé

à trois personnes. L’expérience consiste à donner la consigne à trois personnes de se

mettre d’accord à propos de l’interprétation de configurations fortuites. Peu importe la

genèse de la perception des formes, l’essentiel étant de se mettre d’accord. L’unanimité

est nécessaire pour obtenir une réponse. Bien entendu, l’expérience de Germaine

Montmollin n’apporte pas d’élément en dehors des processus cognitifs de la perception.

Mais pourquoi ne pas l’envisager pour les processus cognitifs en général ?

Son observation montre une modification des opérations durant l’ensemble de la

séquence. Au début, la décision est très formalisée, la demande de l’accord est

181 C’est le titre de son chapitre p 302 dans «Bulletin de psychologie. Psychologie sociale III : groupe. »

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exprimée, on se consulte beaucoup, on discute longtemps, on formalise l’accord ou le

désaccord. Puis, au fur et à mesure, la décision devient implicite, la discussion ne finit

pas par la formalisation de l’accord ou du désaccord. On le sait, on passe à autre chose.

Les accords sont plus nombreux avec le temps et les échanges diminuent.

Les processus génétiques de l’interaction.

Si la personne A donne son interprétation, elle montre et justifie son interprétation

aux deux autres qui font un effort pour percevoir une forme simple dans une forme

complexe. Montmollin explique les processus comme suit : quand A communique à B

et C, le mot qu’elle utilise provoque une image mentale ou des rapports de proportion de

configuration géométriques qu’on appelle un schème représentatif. Ce schème doit se

rapporter à une structure définie commune aux trois sujets. B et C recherchent donc une

forme simple dans une forme plus complexe182. Ainsi, il s’agit d’ajuster une forme

évoquée mentalement par A à une image de départ isolée du contexte. B et C

questionnent, ils procèdent par essais-erreurs, pour préciser et vérifier, ils ont besoin

d’un point fixe d’emboîtement. Ils critiquent, discutent s’il y a inadéquation du schéma

de A par rapport à l’image de départ. Montmollin traduit cela comme une résistance au

schème. (s’il manque un élément au schéma donné par A, B et C ne voient pas la figure

de A, de même s’il y a une forte disproportion dans le schéma, l’image n’est pas

acceptée). Ainsi, peut on conclure que B et C ne peuvent abstraire un détail, une

proportion ou un rapport du schème. Ce détail, cette proportion ou ce rapport sont

significatifs et leur absence dénature le schème. Il arrive aussi que des détails, des

proportions de l’image de départ ne puissent être abstraits ou intégrés à une autre figure.

Soit qu’ils sont trop nombreux, soit trop présents ou trop proches du contour de la

figure, ils ne peuvent laisser place au schème de A. Il est impossible à B et C de faire

participer ces détails ni à la forme ni au fond de la figure.

A répond alors à la résistance de B et C. Soit il répète l’évocation, il justifie les

incohérences, les imprécisions. Ainsi, A recherche-t-il l’acceptation de l’approximation.

Soit il modifie son propre schème pour le conserver, en justifiant son inadaptation à la

situation de départ. A utilise deux types d’arguments : a) Il demande à B et C d’abstraire

plus généralement la forme sans tenir compte des détails. Il demande de se placer à un

niveau plus élevé de généralité. b) Il intègre les détails incompatibles avec la forme

182 Nous rejoignons ici le travail cognitif étudié lors de la théorie de la Dépendance et indépendance du champ. de Huteau. Cf p p126.

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générale. Les détails obtiennent une signification particulière qui permet l’ajustement. Il

demande de se placer à un niveau plus haut de spécificité. L’acceptation porte soit sur la

forme générale soit sur la forme spécifique. On ne peut le savoir, mais on est certain que

la structuration n’est pas progressive, elle a lieu ou pas et ne permet pas de retour en

arrière. Quand on a vu la figure, on ne peut plus ne pas la voir. Il arrive aussi que B et C

acceptent en partie l’image de A, mais ils ne retiennent alors qu’une forme plus

générale. (un animal plutôt qu’un chat). Montmollin distingue les aspects conatifs et

cognitifs dans la réponse de A aux difficultés d’ajustement de B et C. Lorsque A répond

aux critiques par une «démonstration », ce sont les aspects conatifs qui sont en jeu. A

fait voir son image personnelle. Lorsque A répond aux critiques de B et de C par une

justification, qu’il fait appel aux capacités d’abstraction, d’attention, de perception

d’une forme, ce sont les aspects psycho-cognitifs qui sont sollicités.

Lorsque A donne sa proposition aux autres, cette proposition devient une hypothèse

pour le groupe. Elle est testée et chacun essai de la valider. Si elle est critiquée, alors A

la démontre ou la justifie. Il arrive que A propose X et B propose Y pour une même

figure ou pour une partie de la figure de départ. Plusieurs cas se présentent : - 1/ B

refuse X, car B ne peut pas ne pas voir Y, soit B ne peut pas décomposer. Soit B trouve

la figure trop approximative, il ne peut pas du tout ajuster X à la figure de départ. - 2/ B

accepte X comme hypothèse et préfère Y. - 3/ B accepte les deux X et Y.

Montmollin définit ainsi quatre étapes procédurales des échanges verbaux :

- Hypothèse initiale.

- Critique, tâtonnement essais- erreurs.

- Justification, démonstration. Expression de ce qui rend le mieux compte du degré

de complexité de l’environnement.

- Décision. Choix sur les éléments qui semblent avoir le moins grand degré

d’approximation dans l’ajustement au réel.

L’étude de Montmollin laisse apparaître des hypothèses intéressantes concernant les

processus d’interaction à propos d’une tâche. Elle pose que lorsque le sujet énonce

l’hypothèse initiale, elle ne peut être acceptée que sur un niveau plus général ou plus

spécifique par les autres. Cela dépend du degré d’approximation que vont accepter les

autres sujets et de la prise de conscience produite par la discussion.

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De notre point de vue, retenons donc le rôle de la discussion. L’interaction verbale

est donc une source d’évolution, de changement, dans l’élaboration d’une connaissance

collective. Elle laisse envisager une structure opératoire en quatre phases d’évolution

autodéterminée. Selon la perspective piagétienne, l’organisation de l’échange verbal

semble inséparable de l’adaptation du groupe de personnes à la tâche à laquelle il est

soumis. Selon la perspective inverse que poserait Varela, concernant ce système social,

l’échange verbal fait émerger un problème ; il ne s’agirait pas de résoudre un problème

qui se poserait au groupe, mais la clôture opérationnelle du système groupe à son

environnement lui permet de problématiser la situation et son activité de développer des

stratégies d’évolution.

Si l’on part de l’adaptation à la tâche pour voir se construire l’organisation verbale et

par conséquent celle du groupe, on peut alors distinguer les quatre processus de

l’adaptation. D’abord et avant tout, s’adapter, c’est découvrir une nouveauté et la

considérer comme une hypothèse d’évolution. Puis la confrontation avec les schèmes

internes déjà en place provoque un déséquilibre, une confrontation. En l’occurrence ici

avec la structure de communication interne du groupe. Un jeu de question / réponses,

de justification et de démonstration tente de réduire le déséquilibre. Décider de la réalité

à partager, c’est choisir le degré d’approximation le plus acceptable pour tous. L’accord

sur l’acceptation (l’image d’un chat) ou le refus de cette réalité nouvelle tient à la

réduction du degré d’approximation. Soit les participants optent pour intégrer un détail

gênant dans une forme plus générale et l’acceptation se fait sur un niveau plus élevé de

généralité (par exemple on accepte l’idée d’un animal mais pas celle d’un chat) soit est

acceptée une spécificité singulière du réel qui rend possible l’ajustement. (Par exemple

si le chat est accepté, c’est qu’on accepte qu’on lui ait coupé la queue ou les

moustaches).

L’expérimentation de Montmollin ne prend pas en compte les contextes

situationnels, les rapports d’influence hiérarchique, et tout autre élément entrant dans la

communication en situation naturelle. Nous avons repris son approche pour étudier un

moment du second groupe que nous observons, mais bien entendu, d’autres facteurs

viennent modifier la phase de décision. Néanmoins, il est fort intéressant de nous

inspirer de cette hypothèse qui conjecture des processus cognitifs dans les prises de

décisions collectives.

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III. Langage et communication en psychologie sociale

Un autre aspect des échanges sociaux porte sur la distinction entre langue, langage et

parole. Le langage est considéré comme un système de conduites de communications

verbales, la parole comme une conduite verbale individuelle tandis que la langue est

conçue comme une structure d’invariants tirés des conduites verbales individuelles. On

s’intéresse aux signes en tant qu’ils fonctionnent dans la communication et aux

symboles. Les symboles appartiennent aussi à d’autres organisations de signes qui

peuvent être non linguistiques comme les mathématiques ou plus trivialement le code de

la route qui met en système des images mentales et des objets. Nous ne développons pas

tous les travaux entrepris depuis les années 1960 ; rappelons, avec Jodelet, les quelques

pistes de recherche que nous n’avons ni utilisées ni approfondies.

Avec Jakobson, Bresson propose une structure du langage considérée dans son

fonctionnement sur le schéma Emetteur – Message – récepteur. Ils distinguent des

fonctions portant soit sur le code, le référent ou les acteurs de la communication. Sont

ainsi déclinées les cinq fonctions du langage : Expressive, conative, représentative,

référentielle et poétique. Avec Chomski, sont étudiés les propriétés phonémathiques et

syntagmatiques du langage ; avec Markov, ce sont les phénomènes de redondance, de

distribution statistique des mots et les effets de dépendances soit phonétiques soit

syntagmatiques. La dépendance des mots qui se succèdent dans la chaîne parlée et leurs

effets ou la fréquence d’utilisation, la familiarisation des mots et leurs effets. La

sémantique est abordée, elle porte sur la fonction symbolique, les processus de

dénomination, les catégories perceptives et intellectuelles. Elle aborde l’analyse

sémantique avec le différenciateur sémantique de Osgood (le contenu est exploré). Elle

pose la nécessité d’inventer la psycholinguistique qui s’intéressera aux processus de

régulations interpersonnelles dans le langage.

Dans le livre IX du traité de psychologie expérimentale, au chapitre de la

psychologie sociale de 1665, Flament présente les processus de communication dans la

vie sociale. La communication devient un «échange de significations ». On fait appel à

une analyse qualitative avec une description plus fine des «unités de signification » qui

forment le discours. Les catégories qui permettent la classification des unités de

signification sont de plusieurs ordres. Un ordre mathématique, avec les relations

d’équivalence (nombre d’occurrences) ; un ordre opérationnel, avec les classes

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d’information (question – réponses)183 Un ordre thématique, avec une analyse de

contenu et enfin un ordre de nature du réseau de communication interpersonnelle.

Le réseau joue un rôle dans la production et le climat au sein des groupes. Flament

montre, lui aussi, ce rôle dans un de ses ouvrages. 184 Le réseau est plus ou moins adapté

à la tâche à laquelle le groupe est occupé. Flament trouve un isomorphisme entre la

structure de communication et le modèle de la tâche qu’il considère comme une

structure logique de communication nécessaire et suffisante pour accomplir

correctement une tâche ou une discussion. Il compare la structuration possible d’un

groupe (réseau de communication) et les communications nécessaires (le modèle de

communication). Ainsi, en déduit-il le réseau de communication le plus efficace. Il peut

prévoir le meilleur réseau adapté à la tâche ou à la discussion. Pour la transposition au

groupe naturel (en situation réelle), il ajoute la comparaison à un troisième système

social des relations et des besoins interpersonnels. Une étude de Moscovici et Faucheux,

à propos de la «créativité des groupes », confirme la relation entre la structure cognitive

de la tâche et la structuration du groupe qui correspond naturellement aux exigences du

travail à exécuter. Même la nature de la communication s’adapte à la tâche, par exemple

l’utilisation du discours qui s’adresse à l’ensemble homogène des participants ou de

discussions qui permet des coopérations et l’échange d’idées, de critiques, d’innovation.

On peut conclure à une structure logique de la tâche. L’idée peut naître alors d’une

influence du milieu sur le développement mental. Nous présentons quelques pistes

suivies dans cette perspective de l’influence du milieu sur le cognitif.

A/ L’influence du milieu social sur le développement cognitif

Cette idée d’incidence du milieu sur le développement cognitif existe déjà et des

études sont menées depuis les années 1920-30. Elles concernent les enfants et la nature

de la transmission héréditaire de l’intelligence ou de l’éducation. Wright (1931) travaille

sur les enfants adoptés, d’autres sur les jumeaux, Newman ou Freeman. En fait, si ces

études visaient à quantifier l’influence du milieu et des aspects génétiques sur

l’intelligence et n’ont pas atteint leur objectif, il faut leur reconnaître leur contribution

quant à l’analyse des différences entre individus et entre groupes sociaux. Basée sur les

tests classiques d’intelligence, c’est-à-dire sur un rapport aux scores réalisés durant les

183 C’est bien entendu, dans cette perspective que nos travaux sur le premier groupe se sont déroulés. 184 Flament , 1965, « Réseau de communication et structure de groupe », Paris, Dunod.

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tests. On a mesuré l’aptitude, la capacité à répondre aux tests ; elles n’engagent donc

qu’une infime partie de la conception de l’intelligence.

Posant les courbes de croissance mentale comme instrument de repère, la question du

rôle des facteurs de différenciation, dus au milieu, est posée. Car des différences

apparaissent pour une même classe d’âge et ne peuvent être imputables à des erreurs de

calcul (test de calcul du Q.I. de Binet – Stanford).

B/ Les facteurs culturels et économiques et le développement de l’enfant

Plus généralement conçu, le développement est étudié aussi sur le plan

physiologique. Baley (1940) montre une corrélation étroite entre les résultats aux tests

mentaux des enfants et le niveau d’éducation antérieure des parents (nombre d’années

de scolarité). Les parents fournissent un milieu plus ou moins riche et stimulant à

l’enfant et accélèrent ou ralentissent sa croissance mentale. Mais cette corrélation

pourrait être interprétée comme une validation de la thèse héréditaire du potentiel

intellectuel. Van Alstyne (1929) a décliné plus en détail des facteurs de corrélation du

milieu familial. Il soulève des correspondances avec l’éducation père – mère, mais aussi

avec la possibilité d’accéder à des jouets, à l’écoute de la lecture de livre par l’adulte, à

des jeux avec les autres enfants, la classe socioprofessionnelle des parents… La théorie

du milieu et celle de l’hérédité se disputent les résultats des études de corrélation.

D’autres tests ont même porté sur une comparaison de l’influence des milieux

urbains ou ruraux. Tous ces travaux que nous ne faisons qu’évoquer ici ont donné lieu à

diverses interprétations. Le milieu pauvre en stimulants a un effet retardatif (voire de

handicap psychologique) sur le développement mental, même dans le cas d’un séjour un

peu prolongé dans ce type de milieu sans en être originaire. Cependant, dès 1932, un

certain nombre de chercheurs ont perçu dans les études elles-mêmes quelques

incohérences. Il semble que les résultats sont largement influencés par les tests qui sont

construits pour les citadins. Cependant l’intérêt de ces tests entre milieux urbains et

ruraux est de montrer les variations entre des groupes et entre des individus. Elles

montrent alors qu’on ne peut pas expliquer le développement mental par une

progression générale basée sur une structure déterminante, universelle. Par contre, ces

études ne peuvent établir quels sont les facteurs d’influence de l’hérédité ou du milieu.

D’autres études ont porté sur les différences entre groupes de population noire et

blanche, émigrante, non-émigrante, on a même mis en rapport les mesures physiques et

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le Q.I. ou le mois de naissance. Tous ces travaux ont conclu que le milieu agit sur

l’intelligence par l’exemple et l’éducation, et sur le physique par l’alimentation et

l’hygiène. Naturellement, l’hypothèse que l’intelligence est liée au degré de santé

physique n’est pas validée. S’il y a amélioration de la performance intellectuelle, elle

peut être attribuée à l’attention et aux soins portés aux enfants étudiés. La maturité

psychologique est étudiée aussi dans son rapport au Q.I. et l’on a analysé le rapport

entre l’âge mental et l’âge physiologique : AM/ AP. Les études entre frères / sœurs ou

entre enfants élevés ensemble tendent à montrer que l’influence qu’exerce un milieu

identique sur plusieurs sujets est très semblable.

En conclusion de ces diverses études, on peut seulement avancer que l’influence du

milieu sur l’intelligence est réelle, mais qu’elle peut être compensée par une

autorégulation propre aux processus d’adaptation interne des sujets. D’autres

hypothèses de l’influence du milieu sont également tirées de l’analyse de la place dans

la famille des enfants ou de leur vécu en institution communautaire. Mais pour ce qui

nous intéresse, il semble que le développement cognitif soit effectivement au cœur de

l’interaction sociale. Est-il nécessaire de rechercher le sens de l’influence du milieu sur

le système cognitif individuel, ou du système cognitif sur la conception du milieu

social ? La question ne trouve pas de pertinence à être posée en ces termes. La

réciprocité des influences mutuelles nous semble être la conclusion de toutes ces

recherches. Piaget, en plaçant l’interaction du sujet et du monde, nous invite à concevoir

cette émergence des significations. Pour paraphraser Varela, nous dirions que pour

concevoir les processus mis en jeu dans la construction du lien social, il faut faire

l’effort de les concevoir comme des opérateurs et des opérations. Par exemple, les

significations qui émergent dans une situation de communication en groupe restreint

génèrent elles-mêmes d’autres significations qui agissent, en retour, sur la

communication. Voyons en quoi les études sur le langage ont, elles aussi, été

multipliées et ont posé comme toujours, d’abord l’acte cognitif supportant le langage

qui l’exprime, puis la parole comme support de la pensée.

Le développement social de l’enfant

Concernant le développement social de l’enfant, on ne peut nier que le langage

contribue au développement de l’intelligence. Les tests sont-ils les outils les mieux

adaptés pour en rendre compte ? Dans la mesure où ils sont construits sur la maîtrise de

la langue, il est difficile de quantifier l’incidence de l’un sur l’autre. Dans les années

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1940-50, on constate seulement des différences de groupes professionnels. Les milieux

aisés entraînent une richesse linguistique chez les enfants, tandis que les milieux socio-

économiques moins favorables en impliquent une plus faible. La compagnie d’adulte y

participe plus fortement que la fratrie. La diversité des milieux augmente la richesse des

substantifs.

Les effets de la situation d’observation des facteurs de développement

Les conditions de recueil des données verbales (face à un adulte, avec des enfants)

sont à prendre en compte. Certains enfants parlent plus librement entre pairs et sont

intimidés devant l’adulte. Williams et Mattson en 1942 ont utilisé les études de Piaget.

Ils ont étudié les effets des groupes sociaux sur le langage. Ils varient les mises en

situation, un adulte et un enfant, un adulte et deux enfants, en jeux extérieurs ou

intérieurs, en situation de repas, dans des temps libres de lecture. Des différences

existent dans la quantité de langage employée selon les différents types de situation.

Certaines activités entraînent une plus grande loquacité que d’autres. On constate aussi

que les enfants originaires du milieu pauvre augmentent la richesse de leur vocabulaire

en multipliant les contacts avec une communauté d’enfants ; pour les enfants issus de

milieu riche, ce n’est pas aussi vrai, voire la tendance s’inverse. En conclusion, on

vérifie qu’en règle générale, les contacts sociaux avec d’autres enfants facilitent le

langage.

Ainsi, dès les années 1920, a-t-on plus considéré le langage comme l’expression des

idées, mais comme un comportement social, il est conçu comme un des aspects de

l’adaptation d’un être à son milieu. C’est son fonctionnement plus que sa structure qui

est étudié (l’interrogation, le pronoms, l’adjectifs, l’emploi du futur, du passé et les

connecteurs logiques).

C / Langage et adaptation sociale

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Très tôt J. Dewey (1926) 185 énonce le principe évoqué plus haut : « L’essentiel du

langage n’est pas l’expression de quelque chose qui lui est antérieur, encore moins

l’expression d’une pensée antérieure. C’est la communication : l’établissement de la

coopération à une activité dans laquelle il y a des partenaires et où l’activité de chacun

est modifiée et réglée par cette coopération ».

Le langage n’est plus l’extériorisation d’une pensée ou l’aboutissement d’un

processus psychique, il y a dans les symboles une fonction dans les processus de pensée

même. Mac Cathy parle de Piaget qui a étudié, en 1924, l’évolution de la pensée de

l’enfant à travers le langage et signale qu’il est nettement egocentré. Elle pose la

question des interactions entre langage et relations sociales. Elle souhaite alors que des

recherches aillent dans le sens d’une détermination de l’influence du degré de

développement du langage sur les types de liens que l’enfant instaure avec ses

camarades. Et inversement, elle s’interroge sur les modalités linguistiques qui seraient

influencées par les situations sociales vécues par les enfants. Elle cite aussi Weiss qui

débute en 1926 des études sur l’adaptation sociale de l’enfant grâce au langage. On se

centre alors sur les meilleurs indices linguistiques pour rendre compte de l’adaptation

sociale. Excepté chez Jung, (1941), précise Mac Carthy, les études sont allées vers la

signification psychologique et génétique du discours. Elle émet même l’hypothèse

d’une corrélation entre le développement moteur et celui du langage en particulier celui

de la latéralité. En effet, avec Berthe Reymond-Rivier nous constatons un

développement vers ces pistes de recherche durant les années 1965.

C / Les phénomènes de socialisation chez l’enfant et l’adolescent

En référence aux études de Piaget et de Spitz, Berthe Reymond-Rivier rend compte

du lien entre le développement psychique de l’enfant et de l’adolescent et sa

socialisation. Elle se préoccupe des aspects affectifs et cognitifs de la socialisation. Elle

retrace les phases du développement social qui mettent en jeu les interactions entre

l’affectivité et l’intelligence. Elle s’appuie sur la théorie freudienne de l’image parentale

et sur les travaux piagétien. Elle rapproche sur les moments clés de la vie de l’enfant, les

données de la psychanalyse et de la psychologie cognitive. S’il ne naît pas social, l’être

humain, affirme-t-elle, l’est potentiellement. C’est au cours de son développement au

sein de la communauté humaine qu’il va acquérir ses qualités d’être humain.

185 Notre référence est celle de Dorothea Mac Carthy qui écrit sous la Direction de Léonard Carmichael, dans le tomeII du « Manuel de psychologie de l’enfant » chapitre « développement du langage adolescent les enfants de primitifs, au PUF, 1952, Paris. p 752.

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Elle conçoit l’évolution de cet être humain comme une progression de zéro à l’âge

adulte. L’enfant se socialise peu à peu au sein de son entourage. Chaque échange est à la

fois la cause et l’effet de son propre développement affectif et intellectuel. Il ne s’agit

pas d’une imprégnation des processus sociaux sur le développement psychique, l’enfant

y a une part active et déterminante. Reymond-Rivier pose trois phases. Avant trois ans,

c’est la phase narcissique indifférenciée. A trois mois, la phase préobjectale, puis de

plus de trois mois à avant les huit mois, la phase objectale où le Moi se distingue, l’objet

s’élabore dans le même temps que la séparation d’avec la mère provoque l’angoisse de

la séparation. La mère est le premier objet constitué. La phase d’identification entraîne

inévitablement des processus d’imitation avant huit mois : l’imitation est alors

inconsciente. Plus tardivement, elle peut être consciente et délibérée.

D / Du schème moteur au signe sémantique

Une intéressante étude de Spitz montre comment des schèmes moteurs sont à

l’initiative de la parole. Reymond-Rivier la résume et montre comment la non-

satisfaction et la résistance des objets mène à la prise de conscience de Soi et à la

communication. Concernant les schèmes précurseurs «non » et «oui », Spitz s’interroge

sur le mouvement de la tête du nourrisson, mouvement qui va de gauche à droite et de

droite à gauche. Ce mouvement appelé céphalogire ou mouvement de fouissement est

présent dès la naissance, puis vers trois mois disparaît. Il semble que ce schème soit

préformé. Lorsqu’il réapparaît, il revêt le forme d’un signe sémantique clair, le «non ».

Vers six mois donc, après la disparition du mouvement de fouissement, a lieu celui de

l’évitement du sein lorsque le nourrisson est rassasié. Vers deux ans, ce même

mouvement réapparaît associé à l’énonciation du «non », indication signifiante du refus.

Le fouissement est un schème moteur d’exploration à ses débuts, en phase de non -

différenciation. Il devient un comportement d’évitement, il indique le refus conscient au

début de la relation objectale réciproque. Enfin, il devient un signe de tête, un geste

sémantique pendant les relations objectales. Ainsi le schème initial signifiant une

fonction positive (trouver le mamelon, se nourrir) peut se transformer en une fonction

contraire d’évitement (refus du mamelon), et réapparaît plus tard avec les sens de refus

auquel s’adjoint le mot «non » oral. Spitz et Reymond-Rivier y voient donc trois étapes

génétiques, tous deux pensent que la communication n'est pas première, elle dérive de la

difficulté à répondre au principe de réalité. Différer la satisfaction du plaisir, séparer et

renvoyer à plus tard implique une frustration. C’est cette frustration qui serait à

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l’origine de la séparation, c’est elle qui transformerait l’action en parole. La même

conclusion s’impose lorsqu’il s’agit de l’apparition du signe «oui ». On suppose donc

que la résistance de l’objet conduit à la distanciation du sujet sur l’objet, la séparation

provoque l’apparition du Moi, et dans le même temps que s’élève cette conscience de

Soi, le langage apparaît.

E / La règle du groupe et le « réalisme moral »

Bien d’autres changements s’accomplissent dans la pensée. Nous retenons la phase

de la confrontation avec les autres enfants et la constitution du groupe. Comme Piaget le

disait avant elle, il ne suffit pas de mettre des enfants ensemble pour que se constitue un

groupe. Reymond-Rivier voit advenir un changement important vers l’âge de 7 à 8 ans

dans l’organisation à la fois de la pensée et de celle du groupe d’enfants. Elle précise

que pour coopérer, il faut être capable de sortir de son égocentrisme, de se mettre par la

pensée à la place de l’autre et de varier ses propres points de vue. L’approche d’une

règle sociale est simultanée avec le besoin de compétition. Piaget 186 montre par

l’observation clinique que les règles du jeu de billes ou de la marelle sont comprises et

appliquées seulement à partir d’un certain stade de maturité qui coïncide avec la pensée

réciproque. Avant cet âge, les enfants appliquent les règles du jeu avec une grande

liberté, ils n’ont pas le besoin qu’ont les grands d’uniformiser les règles, ils ne tiennent

pas compte des autres joueurs. Les opérations logiques ne sont pas encore mises en

place. Les petits enfants ne supportent pas d’attendre leur tour pour jouer par exemple.

Cela correspondrait à l’opération de sériation qui leur permettrait de concevoir que

chacun puisse attendre son tour, les uns après les autres et qu’enfin revienne son tour de

jouer. (1, 2, 3, Moi, 1, 2, 3, Moi) Attendre les trois ou quatre places pour pouvoir

rejouer, cela nécessite pour le moins de se mettre mentalement à la place de l’autre, et

d’accepter la frustration de différer son plaisir.

Pour les enfants plus âgés, les règles sont dans un premier temps issues d’accords

mutuels, des modifications peuvent y être apportées, mais une fois fixées elles sont

appliquées à la lettre. Pour les plus jeunes, au contraire, l’application est libre, mais si

on les interroge sur l’importance de la règle ou sur son origine, ils y voient la main toute

puissante de l’adulte ou d’un dieu. Elle ne leur semble pas modifiable, même avec la

permission de l’adulte, elle revêt un caractère sacré qui se perd lorsque l’enfant grandit.

186 Piaget (Jean), 1932, « Le jugement moral chez l’enfant », collection Alcan, Paris.

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125

En conclusion de ces études, on voit qu’avant l’âge de sept ou huit ans, l’enfant

envisage la règle comme extérieure à lui-même. Son attitude est «hétéronome », cette

règle lui vient de l’adulte, il n’a pas de jugement moral au sens propre mais un réalisme

moral qui le fait mal appliquer la règle tout en lui donnant une valeur sacrée. Lorsque

l’enfant atteint la conscience morale, c’est le groupe qui donne une valeur à la règle.

L’enfant devient autonome, il intègre pour lui-même la règle et l’applique correctement

en tenant compte des autres joueurs.

Idéal du Moi et règle de groupe

Pour les enfants de moins de 7 ans, le réalisme moral vient du fait que la règle est

extérieure (hétéronome). Reymond-Rivier pose une comparaison entre la constitution du

Sur – Moi et les attitudes morales du jeune enfant. Elle pense que le Sur – Moi est

soumis au réalisme moral. Cette période est régie par la soumission inconditionnelle à la

consigne des parents. Avec Piaget, elle pose une explication à la séparation entre le

discours théorique à propos de la règle et son application pratique. Le réalisme moral se

construit sur la culpabilité. Il est grave de désobéir à la norme fixée par l’adulte, la

consigne est alors un impératif catégorique puissant. On voit que c’est la contrainte qui

maintient l’enfant dans l’égocentrisme. Le Sur – Moi prend sa place entre le Ca et le

Moi. Inconscient, il punit et culpabilise, voire parfois paralyse. La relation de l’adulte

avec l’enfant renforce le Sur – Moi. Pour Piaget, c’est seulement dans les relations avec

d’autres enfants que la conscience morale et l’autonomie s’acquièrent. C’est grâce à

l’acquisition de la réciprocité que l’enfant peut affectivement comprendre que «je ne

dois pas faire aux autres ce que je ne voudrais pas qu’on me fasse ». On voit à quel

point les processus mentaux et affectifs sont interdépendants et comment ils sous-

tendent les interactions sociales.

Toujours dans la perspective piagétienne, nous montrons les conceptions de

l’interaction sociale et du développement cognitif. Il nous faut rendre compte non pas de

tous les travaux entrepris dans ce champ, mais de quelques uns d’entre eux seulement.

Avec Jacques Lautrey, comme avec Reymond-Rivier, nous présentons comment

l’influence du milieu est visible sur le développement cognitif individuel. L’hypothèse

d’une structuration cognitive du groupe restreint, prend appui sur ce type de travaux.

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126

IV / Les aptitudes du système cognitif

A / La dépendance ou l’indépendance du champ

Les styles cognitifs

Dans le champ de la psychologie cognitive, une théorie de la personnalité s’est

développée à partir de la pratique clinique. Elle s’inspire de la psychanalyse (se

préoccupe de la nature des conflits affectifs) mais lui associe les théories

phénoménologiques – humanistes (tendance à l’actualisation). Cette théorie187 conçoit

des « invariants affectivo-motivationnels ». 188 Trois catégories d’invariants sont

supposés coexister au sein de la personnalité. Michel Huteau les présente ainsi : a)

L’invariant de modalité de traitement de l’information, appelés « invariant-processus ».

Il porte sur l’efficience plus ou moins grande d’une opération mentale. b) « L’invariant-

représentation », on tient compte des représentations tant vis à vis des contenus que de

la forme . c) « l’invariant-motivationnel cognitif » qui se centre sur les objectifs de

l’action. La psychologie référentielle cherche donc à définir les aptitudes du système

cognitif, ce qu’il nomme le « style cognitif ». Michel Huteau décline précisément ces

aptitudes soumises à l’observation lorsque le sujet les met en œuvre en situation

expérimentale. 189 Mais nous ne reprendrons ici rapidement que la position de la

recherche sur la D.I.C. (Dépendance et Indépendance vis à vis du Champ)

La dépendance – indépendance au champ (D.I.C. comme la désigne l’auteur) est une

des recherches sur les styles cognitifs. L’initiateur de ces recherches est Herman A.

Witkin. La D.I.C. a été étudiée pendant près de trente ans à Princeton. Elle s’étend à

tous les secteurs de la psychologie. Ces travaux interrogent la question de la perception.

Est-elle déterminée par un système référentiel issu de l’environnement ou par un

187 Défendue par Michel Huteau, ou M. Reuchlin, la psychologie différentielle étend ses travaux assez largement, nous ne présentons ici seulement qu’une des dimensions de cette théorie des sciences psycho-cognitives née des travaux de Herman A.Witkin, celle qui porte sur la Dépendance-Indépendance à l’égard du champ (D.I.C.) 188 Huteau (Michel), 1987, « Style cognitif et personnalité . La dépendance-indépendance à l’égard du champ. Lille, Collection psychologie cognitive dirigée par Pierre Lecoq, Université de Lille 3. 189 Ibid, p 8-11. Une dizaine de caractéristiques sont repérées par Huteau : la perception globale ou articulée de l’information ; la distribution de l’attention ; la facilité à accepter des perceptions différentes de la réalité ; sensibilité au contraste ; capacité d’attribution d’émotion aux perceptions ; capacités créatives ( fluidité, flexibilité, originalité) ; capacité à la catégorisation (regroupement analytique) ; prise de décision avec réflexion ou spontanéité ; mémorisation par tendance à l’assimilation des nouvelles informations par de plus anciennes ou par accentuation des écarts entre nouvelles et anciennes. D’autres styles sont étudiés comme « la complexité conceptuelle » avec Kelly, Harvey, dans les années 1960-70. L’intellect est étudié à partir de ces propriétés structurales, les chercheurs travaillent sur les modalités d’assimilation et d’intégration des informations. On conçoit « les contracts » et on se préoccupe des règles qui les relient.

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127

système interne propre aux caractéristiques du sujet ? L’exemple de la perception de la

verticale est travaillé. Sa perception est-elle sous l’influence du champ visuel ou de celle

du système postural interne ? Nous sommes toujours au cœur de la question qui nous

préoccupe avec Piaget ou Varela et qui interroge l’interaction avec auto-référence ou

hétéroréférence.

Le grand intérêt de ces recherches est d’avoir montré que les sujets adoptent des

styles cognitifs différents. Il n’existe donc pas une seule réponse. Elle est grandement

nuancée, et apparaissent de fortes différences interindividuelles. Certains sujets

n’utilisent que les références internes (ce que l’on nomme des sujets Indépendants du

champ), d’autres ne font appel qu’à des repères visuels (les dépendants du champ). Mais

en règle générale les sujets font appel aux deux systèmes référentiels. On peut alors

plutôt parler de tendance à se situer de manière plus ou moins marquée sur l’un des

pôles. Ce qui aura marqué l’ensemble de ces études est d’avoir pu montrer les

différences individuelles puis d’avoir comparé les tendances individuelles à d’autres

champs d’études. Ainsi il ressort que les personnes qui ont du mal à faire ressortir un

dessin simple d’une figure complexe sont ceux qui généralement sont situés comme les

dépendants fortement du champ.

On pense donc (selon la théorie de la Gestalt ) que la difficulté intellectuelle, mise en

évidence, est celle de la déstructuration d’une forme. S’il y a une difficulté à

déstructurer, il y a aussi une difficulté à structurer. Les Indépendants du champ peuvent

facilement articuler des champs peu structurés, alors que les dépendants vont les

apercevoir comme informes. Les indépendants sont plutôt actifs dans leur modalité

d’assimilation de l’environnement, les dépendants sont plus passifs.

La théorie de la D.I.C. est associée à l’hypothèse de la différentiation. Il a pu être

montré la parenté entre les sujets dépendants du champ et peu différenciés et les sujets

indépendants du champ et très différenciés. Les sujets abordent donc de deux manières

différentes leur environnement : d’une manière articulée ou d’une manière globale. On

ne cherche plus à définir le fonctionnement cognitif mais à révéler le degré de

différenciation de la structure cognitive. Plus le degré de différenciation est élevé, plus

le système cognitif est complexe. Plus il est structurellement différencié plus il génèrera

de fonctions spécialisées et coordonnées entre elles. Poursuivant les recherches en les

déployant sur d’autres capacités sociales, des corrélations étroites entre la D.I.C. et des

caractéristiques de la personnalité sont établies. Les personnes peu différenciées

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(fortement dépendantes du champ) montrent une faiblesse dans la capacité analytique et

une forte sensibilité sociale. Elles manifestent un moindre degré de différentiation entre

le Moi et le non - Moi. Elles présentent une moindre autonomie personnelle dans les

relations sociales. Au contraire, les personnes fortement indépendantes du champ ont

une grande capacité d’analyse et une plus forte autonomie dans les relations

interpersonnelles. La D.I.C. mesure donc le degré de manifestation de la préférence

donnée aux référents externes ou internes sur le plan perceptif mais aussi concernant

plus généralement un style de personnalité. Le champ social est de ce point de vue un

des environnements privilégiés du développement de la personnalité. Son interaction

avec le développement de celle-ci codétermine à la fois les processus opératoires et est

déterminée par ces mêmes processus opératoires qui, en retour, agissent sur la

structuration du champ et sur sa cognition.

B/ L’interaction sociale construit l’individu

Lautrey190 pose la question des différences de développement entre individus ou entre

groupes. Il ne conçoit pas qu’ils puissent s’expliquer en dehors de ce qu’il nomme des

«mécanismes généraux du développement ». Il s’intéresse aux processus qui semblent se

diversifier en fonction des facteurs différenciant les individus et les groupes. En quoi

des processus identiques qui fonctionnent dans des conditions différentes peuvent-ils

produire des réponses différentes ? Il part de la théorie piagétienne du développement

intellectuel. Le développement cognitif du sujet est le résultat d’une construction entre

lui et son milieu191. La diversité du milieu entraînerait-elle la diversité des constructions

des structures cognitives ? La question se pose alors de ce qui, dans le milieu, est

favorable, ou pas, au développement cognitif. Deux caractéristiques du milieu sont

discernées qui seront favorables au développement cognitif : le milieu devra être à la

fois source de perturbations (résistances aux schèmes d’articulation du sujet) et offrir les

conditions nécessaires aux rééquilibrations (donc aux constructions).

Remarques

Le lien qu’établit Lautrey entre une «structuration de l’environnement familial » et

les différences observées dans les tests psychologiques d’intelligence offre une

perspective intéressante pour notre propre étude. Rappelons que nous nous proposons de

190 Lautrey (Jacques), 1980, « Classe sociale milieu familial intelligence » P.U.F. 283p 191 Nous ne sommes pas dans la perspective Lerbetienne du milieu mais dans la conception piagétienne qui considère le milieu comme l’environnement de l’individu, ce qui est extérieur à lui.

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repérer la participation de la construction de connaissances à la structuration du groupe.

Or, si la structuration du milieu familial joue un rôle dans la construction intellectuelle

du sujet, il n’est pas interdit de penser, qu’en retour, le milieu familial puisse être

influencé par cette construction. Lautrey ne pose pas la question de cette réciprocité. De

même que Reymond-Rivier, Perret-Clermont ou Doise, il s’intéresse au développement

cognitif de l’enfant. Nous ne cherchons pas à étudier ce dernier ni même le milieu

familial du sujet ; cependant le lien posé entre le milieu et le développement cognitif du

sujet reste à comprendre.

Le système cognitif issu de l’interaction sociale

Lautrey s’interroge sur les raisons qui font les différences entre les milieux

socioculturels. Il pense qu’ils présentent des différences de «structuration » et de

«systèmes de valeurs ». L’interaction des deux derniers éléments forme ce qu’il nomme

le «système éducatif de la famille »192 et intervient dans le développement cognitif. Il

montre que le système éducatif le plus défavorable est un système qui associe une

structuration rigide à une valorisation de l’obéissance. Exposons rapidement son travail

: depuis Binet, toutes les études portant sur les tests d’intelligence des enfants montrent

qu’il existe des liaisons statistiques entre les résultats aux tests et les classes sociales.

L’interprétation est différente selon les auteurs qui avancent trois hypothèses pour

justifier cette corrélation :

a) La première serait que l’origine des différences est génétique (hérédité,

potentiels génétiques répartis entre classes sociales) (Burt 1959, Eysenek 77)

b) La seconde serait que les milieux sociaux n’exercent pas la même stimulation

sur le développement de l’enfant.

c) La troisième, qu’il s’agirait d’un biais culturel, car les outils d’analyses (tests

psychologiques) présupposent les conclusions des expérimentations.

Aucune de ces trois hypothèses n’est retenue.

a) Dans la première explication trois points sont envisagés et critiqués : d’abord les

différences individuelles seraient massivement innées. Ensuite, après avoir été basées

sur la force physique ou les richesses, les ascensions et descentes sur le plan des classes

sociales seraient dues à l’intelligence des individus (les intelligents montent dans la

192 Il semble que Lautrey utilise « système » dans le sens piagétien du terme c’est-à-dire au sens d’une structure.

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hiérarchie des classes sociales et les moins intelligents baissent). Enfin, les mariages des

individus de même classes sociales permettraient la stabilisation des gènes à un niveau

hiérarchique de classe, et enfin, «c.q.f.d. » retour au premier point de l’origine génétique

de l’intelligence.

Cette hypothèse ne tient pas et Lautrey lui oppose la conception constructiviste

piagétienne : « l’état du système cognitif d’un sujet à un moment quelconque de son

développement est indissociablement le produit des interactions entre cet équipement

(base biologique génétiquement déterminée) et les expériences qui ont alimenté son

fonctionnement. » P 15 de l’introduction.

- La différence génétique individuelle ne peut être une explication suffisante à une

différenciation moyenne que l’on retrouve entre groupes. Lautrey et Huteau (1975) ont

mené des études sur les enfants adoptés qui montrent l’importance de l’interaction avec

le milieu sur le développement de l’intelligence. Les études de Shiff (1978) ou celles

rapportées plus haut contredisent la théorie d’une intelligence innée.

b) Pour la seconde explication selon laquelle on pense que les milieux sont plus ou

moins stimulants pour le développement de l’enfant, cela s’explique par le fait que cette

hypothèse est fondée sur une corrélation entre, d’une part, les caractères favorables

existant dans le milieu familial et, d’autre part, la réussite dans les tests d’intelligence.

Ces études constatent que plus l’enfant a de jouets, d’espace et de relations fréquentes

avec l’adulte, plus il se développe. Plus le climat est démocratique dans les pratiques

éducatives, plus l’enfant réussit aux tests. Mais la seule interprétation que l’on puisse en

conclure, est que les climats démocratiques se retrouvent toujours dans les milieux

socioculturels élevés : il vaudrait mieux parler alors de covariance entre les

caractéristiques.

La troisième explication, le biais culturel, consiste à penser les tests d’intelligence

comme preuve de l’intelligence, c’est-à-dire qu’ils seraient imprégnés de l’idéologie des

psychologues qui les ont construits. Sans doute la construction des tests influe-t-elle sur

les résultats, cela n’explique pas tout. En effet, Lautrey, utilisant d’autres tests,

remarque des différences dans les capacités intellectuelles entre enfants de milieux

différents.

p 18 «Nous faisons l’hypothèse que les conditions de vie et de travail liées au statut

socio-économique des parents déterminent dans une certaine mesure leurs pratiques

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éducatives et que, à leur tour, celles-ci influent sur le développement intellectuel de

l’enfant »

Deux liaisons sont donc posées : l’une entre le statut socio-économique et les

pratiques éducatives (Statut Socio-économique.↔ Pratique Educative.), l’autre entre le

développement intellectuel de l’enfant et les pratiques éducatives (Développement de

l’enfant ↔ pratique Educative). Il cherche à définir ces associations marquées ici par le

symbole « ↔ ». Il s’interroge sur la manière dont s’intègrent ces relations entre elles.

Inspiré par la théorie piagétienne des «grilles de lecture » du milieu familial, Lautrey

repère trois types de «structuration ». Chacun de ces types s’inscrit dans un ensemble

plus large qui est le «système Educatif Familial » ; celui-ci est mis en relation avec la

classe sociale d’une part et avec le développement intellectuel de l’enfant d’autre part.

Ainsi le Système Educatif pourrait être «une variable intermédiaire » entre classe

sociale et développement cognitif de l’enfant. 193

C / Justification du choix de la théorie piagétienne.

On a souvent reproché à Piaget le peu d’intérêt porté à l’environnement. Bien sûr la

recherche piagétienne est d’abord et surtout épistémologique, c’est-à-dire qu’elle

cherche à décrire ce qui est commun au développement cognitif de tous les enfants.

Alors pourquoi expliquer les différences entre les développements des enfants par cette

théorie ? Parce qu’il semble que le modèle piagétien du processus d’équilibration des

structures cognitives donne un rôle essentiel aux perturbations et aux résistances du réel

et du milieu. (Piaget 1975). C’est un rôle moteur dans le développement des structures

cognitives.

Le maintien de l’équilibre du système biologique permet la survie du système. Tout

fonctionnement intelligent est placé au cœur de ce système biologique. Piaget conçoit

des processus généraux d’équilibration qui compensent les modifications de

l’environnement par régulation ; le système cognitif est le plus perfectionné des

systèmes de régulation puisqu’il devance (autorégulation par équilibration majorante) et

anticipe les perturbations.

193 Remarques : Plusieurs points nous semblent communs entre notre recherche et celle présentée ici. L’observation en situation réelle - notre recherche des interactions entre les processus cognitifs et ceux d’une structuration relevée dans l’environnement - L’hypothèse d’une structuration particulière et généralisable d’un certain nombre de phénomènes repérés dans l’environnement - Un de nos points d’ancrage théorique issu des travaux piagétiens - Et enfin cette idée de liaison entre le milieu social et le développement cognitif, qui pourrait être la situation de groupe.

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Les lois générales issues des interactions entre sujet et milieu (social ou familial) ne

sont pas remises en cause, on s’accorde à penser comme Perret-Clermont, qu’il pourrait

exister un isomorphisme entre opération et coopération. Les travaux de Mugny et Doise

(1976) confirment l’idée de conservation d’un isomorphisme du développement des

structures cognitives entre réel / sujet et groupe social / sujet. Ainsi Lautrey essaie-t-il

de montrer les différences entre les développements cognitifs individuels en utilisant les

lois générales du développement conçues dans l’épistémologie génétique piagétienne.

L’étude de sujets réels n’empêche en rien qu’on utilise un système conceptuel

s’intéressant au sujet épistémique. P58: « Cependant, dans la mesure où l’objet de la

théorie est de décrire des lois générales du développement cognitif, il n’y a aucune

raison de supposer que celles-ci cessent d’être valables dès lors qu’elles s’appliquent

aux interactions du sujet avec le monde social. »

Il reste à découvrir quelles sont les caractéristiques de l’environnement susceptibles

de stimuler ou d’inhiber le développement cognitif, ces caractéristiques générales

transposées au cas particulier qu’est le milieu familial. 194Il est supposé qu’en dehors du

sujet des formes régulières et relativement stables puissent être recherchées dans

l’environnement.

P62 : « Ceci suppose qu’indépendamment du sujet, il existe des régularités, des

relations stables entre les événements de l’environnement. L’activité de connaissance

consiste pour le sujet à intégrer ces régularités à ses propres structures195. A la

différence de l’innéisme, aussi bien que de l’empirisme, les échanges entre le sujet et le

milieu extérieur apparaissent ici comme des rencontres entre deux organisations. »

Lautrey ajoute encore : « Le sujet «assimile » l’organisation du milieu à la sienne ce qui

suppose qu’il modifie, «accommode » les structures (schèmes) dont il dispose. ».

L’influence des structurations du milieu familial sur le développement individuel est

soulignée et des différences d’évolution du développement cognitif individuel sont

mises en rapport avec des caractéristiques repérées dans le milieu comme favorables ou

défavorables.196 Nous supposons qu’une décision issue du groupe est une opération

194 Nous avons rapporté quelques travaux de chercheurs qui ont étudié cette question, comme Doise, cf P 140. 195 Vergnaud utilise de la notion d’invariant lui aussi. cf article spécial de « Psychologie française » de 1985.

196 Remarques : Nous retrouvons des régularités entre les événements vécus dans le groupe de professionnels en situation de travail. a) Nous posons l’hypothèse première d’une construction de ces régularités en interaction avec les processus d’élaboration des connaissances individuelles de chaque

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coordonnée, c’est-à-dire une co-opération. Revenons sur l’interactivité, il s’agit d’une

action (activité) non isolée mais construite dans l’interface «sujet / milieu »197.

Lautrey parle bien de rencontre entre deux organisations mais sa recherche vise à

repérer l’influence de l’une des parties sur l’autre. Si l’un est en mouvement, l’autre

bouge avec lui ; si l’un se fige, l’autre ne peut continuer son évolution. L’intime

association des deux processus (assimilation et accommodation) ne saurait mettre

l’accent sur l’influence d’une des parties, la construction de l’un et de l’autre est à

envisager simultanément. Si Piaget donnait l’ascendant de l’assimilation sur

l’accommodation au début du développement de l’enfant, il ne maintient pas cette

position pour les sujets adultes. Naturellement, s’agissant du développement cognitif de

l’enfant, il y a fort à parier que l’influence des organisations familiales est puissante et

l’emporte sur l’organisation «en devenir » de l’enfant. Malgré cela, nous pensons que la

souplesse d’une organisation ne signifie pas pour autant sa faiblesse. Au contraire, son

adaptabilité correspond à la variété des structures et donc à la puissance potentielle de

son système.

Revenons à la position théorique piagétienne de Lautrey. Pour Piaget les trois

conditions d’assimilation de l’objet par le sujet sont d’abord que l’objet ait une

consistance suffisante dans l’espace et le temps, puis qu’il ne se décompose pas sans

cesse, enfin, qu’il soit isolable et manipulable (Piaget 1975 p 106). Il faut donc pouvoir

saisir des régularités et les isoler pour que l’objet soit objet de connaissance. Ces

régularités sont distinguées en trois types de structuration de l’environnement.

1) Environnement faiblement structuré : la relation entre deux événements A et B est

aléatoire, il est difficile de la retrouver.

2) Structuration rigide : la relation entre A et B n’est jamais en lien avec une relation

entre B et C par exemple, elle est strictement établie sans autre ouverture possible sur

une troisième.

membre du groupe. b) Puis nous envisageons l’hypothèse secondaire que les règles qui régissent l’organisation du groupe, peuvent être issues d’un « raisonnement collectif ». Non seulement on peut retrouver les régularités d’un individu à l’autre mais on peut aussi postuler que l’élaboration de connaissances est collective. c) Nous supposons enfin que ces régularités sont de l’ordre de l’élaboration d’une connaissance collective structurée sur le modèle piagétien individuel, celui d’une équilibration majorante. 197 Rappelons que le milieu est interne au sujet selon Lerbet et cette conception est bien celle que nous retenons maintenant.

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3) Structuration souple : la relation entre A et B est particulière, elle peut dépendre

de l’ensemble d’autres relations du système éducatif, elle est potentiellement modulable

par une autre relation, B et C par exemple.

L’équilibration majorante procède par construction de nouvelles structures

cognitives. Ce processus de construction est lié aux compensations qui tendent à annuler

ou à neutraliser les perturbations ou les déséquilibres (l’ensemble des phénomènes qui

font obstacle à l’assimilation). Pour que l’assimilation soit renouvelée, dans une

amélioration des formes d’équilibre, il faut passer par une accommodation c’est-à-dire

compenser le déséquilibre. L’assimilation est donc un processus de construction basé

sur un processus de compensation qui est l’accommodation.

Il semble donc réciproquement, que plus l’environnement sera riche en perturbations

plus il sera favorable aux constructions de nouvelles structures cognitives, s’il peut lui

offrir en même temps les conditions de reconstruction. Ainsi sont définis quatre types

théoriques d’environnement, trois seulement peuvant se rencontrer. Ceux qui peuvent

offrir ou pas les deux caractéristiques : être source de perturbations (P) -créer des

sources de résistances aux schèmes d’assimilation- et offrir les conditions de

construction de nouvelles structures cognitives (C)- offrant des régularités repérables-

1 - P est présent et C est absent ⇒ situation A (trop de perturbations sans

accommodation)

2 - P est présent et C est présent ⇒ situation B (favorable au processus

accommodation /assimilation.)

3 - P est absent et C est présent ⇒ situation C (trop peu de perturbations, pas

d’assimilation ni accommodation.)

4 - P est absent et C est absent ⇒ situation D. ( celle-ci est uniquement

théorique)

La situation A correspond à l’environnement aléatoirement structuré, la situation B à

la structuration souple et C à la situation rigide où l’on ne rencontre pas de surprise, où

tout est prévisible.

L’environnement à structuration souple est ressenti comme plus favorable au

développement du sujet connaissant, autorisant, par les perturbations, une construction

et reconstruction majorantes des structures cognitives. Ces milieux qui présentent à la

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fois des régularités et des perturbations favorisent le développement cognitif de l’enfant.

Il montre le rapport PERTURBATION / REGULARITE comme un principe de base de

l’équilibration sans pour autant supposer un isomorphisme entre les constructions de

structures de l’environnement et celle du développement cognitif.

Ce travail montre l’environnement familial sous un angle particulier. Tout d’abord,

il repère les «organisateurs élémentaires », c’est-à-dire l’ensemble des règles, des

habitudes auxquelles est soumis l’enfant. Il pose l’hypothèse que les milieux offrant des

règles modulées par les circonstances sont plus favorables au développement cognitif de

celui-ci. Il repère ensuite «des organisateurs de second ordre » : la structuration

d’ensemble de ces organisateurs élémentaires, et enfin, il caractérise trois types de

structuration (souple, rigide, faiblement structurée). Lautrey définit aussi un autre type

d’organisateur de second ordre qui est celui des propriétés formelles de

l’environnement, il le nomme «système de valeurs ». Il compare le choix des valeurs et

le statut social et dégage ainsi deux ensembles de système de valeurs :

- 1) Celui qui valorise la soumission et l’obéissance aux règles et place l’enfant dans

un système de pilotage externe à lui-même.

- 2) L’autre système dans lequel l’activité avec l’initiative de l’enfant est valorisée et

lui permet d’intérioriser le contrôle de son comportement.

Un troisième organisateur de second ordre est supposé et seulement évoqué sans être

approfondi dans cette recherche, celui du langage, de la forme linguistique utilisée.

L’ensemble de ces trois organisateurs de second ordre définit «le système

éducatif familial » de l’enfant. La relation entre le statut social et les pratiques

éducatives est clairement repérée. Plus on monte dans le statut social, plus on trouve de

souplesse dans la structure éducative, plus on redescend dans la hiérarchie du statut

social, moins on trouve de structure souple. Plus on monte sur l’échelle sociale, plus on

remarque l’absence de règles exprimées, mais plus de présence de règles intériorisées.

Inversement, plus on redescend sur l’échelle sociale, plus on constate l’absence de

règles intériorisées. Il existe donc une «cohérence » du système éducatif. Celui-ci

semble le lieu de convergence des influences des conditions de vie de la famille et de

celles des conditions de travail. Plus les aspects matériels sont résolus, plus la structure

s’assouplit, puisque la règle tient compte des circonstances. Inversement, lorsque les

difficultés matérielles s’accumulent, les structures se rigidifient.

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136

Le type de structuration et le système de valeur sont en interaction, cette interaction

forme le système éducatif. L’influence des trois (type de structuration, système de

valeurs et interaction des deux) intervient sur le développement cognitif du sujet. Nous

pouvons donc constater la complexité qui entoure le développement cognitif. Lautrey

revient souvent sur la difficulté méthodologique de sa recherche puisqu’il ne peut isoler,

ni faire varier les variables comme dans une situation expérimentale. Il reste conscient

que sous la dénomination de «type de structuration » est englobé un ensemble de

facteurs qui ne sont, ni ne peuvent être définis précisément. Il conclut sa recherche en

vérifiant son hypothèse initiale d’une relation entre le système éducatif familial et le

développement de l’enfant.

Les milieux souplement structurés favorisent le développement cognitif, les milieux

trop faiblement ou trop rigoureusement structurés ne donnent pas la possibilité

d’adaptation aux perturbations (structures rigides) ou ne présentent pas suffisamment

d’espaces de reconstruction (milieux faiblement structurés). Le système de valeurs qui

permet le choix d’initiatives individuelles est associé à de meilleurs résultats à divers

tests d’intelligence que celui de l’obéissance à l’adulte. Lautrey conclut à la position de

«variable intermédiaire » du système éducatif familial entre la classe sociale et le

développement cognitif de l’enfant. Mais il souligne qu’il n’y a pas de fatalisme

sociologique et préfère rechercher les processus mis en œuvre dans ce phénomène : « Le

refus du fatalisme passe par l’explication, car seule la connaissance des mécanismes

par lesquels l’origine sociale influence le développement cognitif peut fonder une action

efficace. » p 243. Quoi que n’apportant pas de solution aux problèmes de l’inégalité du

développement cognitif des enfants, cette recherche ouvre de riches perspectives

théoriques.

D/ Les concepts piagétiens poursuivis en cognition sociale

a) Le processus de catégorisation de Doise

Doise a mis en évidence les processus de «catégorisation ». C’est-à-dire la faculté

des individus à se distinguer des autres ou à se reconnaître entre groupe d’appartenance.

Ce processus de catégorisation agit sur les phénomènes perceptifs et participe

également à des dynamiques agissant lors de rencontres en intergroupes. Willem

Doise198 décrit des stéréotypes sociaux. Il cite les expériences de Tajfel en 1981, de

198 « Psychologie sociale », 1984, P.U.F. sous la direction. de Serge Moscovici cinquième édition de 1995, p 253. Chapitre «Les relations entre groupes ».

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137

Skeikh et Gardner, en 1964, 1979. Il crée un modèle de processus de catégorisation

dans les phénomènes perceptifs individuels (Tajfel, 1981), des phénomènes de groupes

et d’intergroupes. Des processus sont repérés par les champs de la perception,

comme avec Heider, mais il s’agit de processus d’accentuation des contrastes

(accentuation des différences entre groupes et des ressemblances dans les groupes), des

stéréotypes sociaux, les appartenances catégorielles. 199

Il définit un «stéréotype social » : « un stéréotype social existe quand plusieurs

membres d’un groupe accentuent les différences qui existent entre les membres de leur

groupe et les membres d’un autre groupe, tout en accentuant les ressemblances entre

les membres de cet autre groupe. »(P 255).

Un stéréotype social est donc l’attribution200 d’une caractéristique à l’ensemble des

membres perçus comme appartenant à un même groupe social. La catégorisation a trait

aux perceptions des individus. Le phénomène d’accentuation des ressemblances en intra

et des différences en extra agit sur la perception et les représentations des individus sur

les groupes. Ce processus de catégorisation agit également sur les actions et les

apprentissages des groupes. Ainsi pouvons-nous aborder un aspect de la structuration

de la réalité sociale par ce processus de catégorisation. Les clivages ou les convergences

sociales s’accentuent ou s’affaiblissent, en fonction d’une nécessité supérieure de

sauvegarde de l’identité du groupe. Ce processus peut être modifié. Les situations de

projet commun ou de nécessité majeure (intérêt supérieur, survie du groupe) peuvent

intervenir également dans les dynamiques de perception et d’action dans les groupes.

Une situation commune ou un projet commun accentuent ou diminuent les clivages ou

les convergences entre groupes.

D’inspiration très structuraliste, Doise a proposé une thèse du développement social

de l’intelligence par intériorisation des coordinations interindividuelles. Nous pensons

qu’il reste cependant très fonctionnaliste lorsqu’il étudie le rôle des conditions sociales

199 Soulignons la logique de raisonnement que l’on voit se dessiner derrière ces phénomènes de groupe et d’intergroupes. N’est-elle pas celle d’une logique formelle basée sur les opérations de séparation et de réunion ? On attribue un prédicat à un ensemble, pas à un autre. On oppose les ensembles sur cette base. Les groupes semblent fonctionner sur une logique ensembliste. Nous développons cette « logique identitaire » et de « réitération » dans une remarque à propos de Castoriadis, dans le chapitre sur la logique. La catégorisation est fondée sur la ressemblance et la différence. Elle est un processus proche de celui du raisonnement mathématique. Cette logique est développée dans le chapitre « la logique », dans la suite de la partie théorique. On assemble toujours plus du même, on sépare toujours plus du « non-même ». Paradoxalement, là où l’on pourrait supposer des phénomènes affectifs, non raisonnés, nous pensons découvrir des comportements liés à la logique même de la pensée formelle occidentale. 200 « Nous avons déjà défini ce processus d’attribution plus haut, avec Heider. Cf p 111.

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sur le fonctionnement cognitif individuel. Deux phénomènes importants ont été révélés

par les expérimentations sur les groupes d’enfants en classes.

b) Le conflit socio-cognitif, avec Mugny et Doise

Avec Mugny, dans des travaux de 1981, Doise a montré le rôle important du

«conflit socio-cognitif » dans l’évolution des structures cognitives individuelles. Dans

un groupe en situation d’apprentissage, les différences de point de vue - de centration -

entre les individus produisent des réorganisations dans l’approche cognitive

individuelle. Elles permettent un progrès dans les acquisitions. Le fait de travailler

collectivement aide à la résolution de problèmes. Il ne s’agit pas d’imitation d’un

apprenant par un autre, il s’agit bien de progression cognitive. Les représentations qui

préexistent à une situation d’apprentissage entraînent, soit une solution, soit

l’impossibilité de trouver une solution à un «conflit socio-cognitif ». La catégorisation

influe donc sur les actes cognitifs.

Dans les chapitres 9 et 18 de «Psychologie sociale » (P.U.F., 1984, cinquième

édition de 1995, aux pages 253 et 473.), Willem Doise et Michel Gilly décrivent les

processus psychologiques relevés lors d’expérimentation sur des groupes d’individus.

Gilly trouve remarquable l’intérêt des travaux de Moscovoci et de ses collaborateurs :

« Rien d’étonnant alors à ce qu’une théorie du développement individuel aussi

puissante que celle de Piaget ait pris place dans la réflexion théorique d’un certain

nombre de psychosociologues. Non pour une application mécanique mais, nous l’avons

vu, pour inspirer des hypothèses qui la questionnent en retour par le rôle qu’elle

accorde au social dans l’élaboration cognitive. »201

C/ Des coordinations cognitives aux structures sociales

Le partage social des cognitions.

La seconde direction de recherche des années 65 à 85 concerne «le partage social

des cognitions ». Nous sommes dans la perspective classique du traitement de

l’information. On suppose que chacun d’entre nous n’élabore pas ses savoirs de la

même façon. Les connaissances s’élaborent en fonction, à la fois, des caractéristiques

liées aux objets (objets au sens large), et des reconstructions mentales individuelles du

réel. Ce travail de production mentale serait lié aux besoins, aux désirs, aux intentions

des sujets. Cependant, si le traitement des informations, reçues par le système

201 « Bulletin de psychologie », Codol, mai-juin 1989, tome XLII, N°390, p 481.

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psychique, diffère d’un individu à l’autre, il est tout de même possible de définir un

ensemble de significations commun à un groupe. C’est ce qu’on désigne, d’une façon

générale, sous le terme de culture. La culture, par ses normes et ses contraintes sociales

influe sur les processus cognitifs en créant des modèles de pensées qui deviennent des

cadres de références communs. Durkheim utiliserait le terme de « représentation

collectives ». Ce qui intéresse particulièrement cette seconde direction de recherche est

le concept de «représentation ».202. Avec Doise et ses collaborateurs, nous interrogeons

le lien entre le niveau individuel et collectif ; avec Piaget et les logiciens, nous tentons

de comprendre les processus cognitifs qui s’entrecroisent, s’opposent et se complètent.

Structures sociales et structures cognitives

Nous avons longtemps hésité avant de rechercher des liens entre les travaux

piagétiens et ceux concernant les groupes. Pourtant, d’autres auteurs comme Anne-

Nelly Perret-Clermont, Mugny ou Willem Doise, ont estimé qu’ils pouvaient poursuivre

des recherches sur l’activité structurante des groupes en fonction du modèle

«d’isomorphisme entre les structures » opératoires et les structures qui sous-tendent les

interactions sociales. Mais leur hypothèse consiste à établir que «l’interaction sociale

est un lieu privilégié de développement cognitif. » 203 Ils posent la question de savoir

comment des processus cognitifs complexes sont élaborés dans des situations

d’interaction sociale ; ils parlent «de coordinations cognitives organisant l’action de

l’individu sur son environnement (qui) sont rendues possibles par des coordinations que

les individus élaborent ensemble lors de leurs activités communes. ». Ils expérimentent

la thèse piagétienne de 1965.

Perret-Clermont s’inspire directement du modèle piagétien pour ses recherches. Elle

dit ceci : « Abordant le problème des liens entre interactions sociales et structures

cognitives Piaget (1965) élabore un modèle qui démontre l’isomorphisme entre les

structures opératoires et les structures sous-jacentes aux interactions sociales

d’échanges d’idées ou de valeurs. (p. 49-53, 90-99, 100-171). Par ailleurs,

202 Notre intérêt est de connaître le rôle des représentations dans la structuration du groupe. Dans une perspective théorique de la complexité, nous étudierons le point de vue de Sallaberry sur les représentations. Nous avons travaillé les textes sociologiques piagétiens de 1965. Nous avons, avec les représentations et le « groupement logique » piagétien, deux clés d’entrée pour lire l’interaction entre le développement cognitif et la structure de groupe. 203 Deschamps (Jean-Claude), 1978,« Psychologie sociale expérimentale », Paris, Armand Colin, Doise consacre un chapitre à la dissonance cognitive, Mugny à la construction sociale de l’intelligence, Deschamps à la comparaison sociale. p 245.

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Piaget(1947) a relevé l’étroite correspondance entre la manière dont les individus

peuvent participer à certaines interactions sociales et leur développement cognitif. »204

Articulation entre individuel et collectif

Willem Doise a également collaboré avec Augusto Palmonari ; dans un texte en

langue anglaise de 1984, ils soulignent ensemble l’intérêt du travail de la psychologie-

sociale.205 Nous pouvons prendre un peu de recul sur les hypothèses de recherches des

psychosociologues en rapportant ici le quatrième point de l’introduction de cet ouvrage.

On voit que ce qui est au centre de leur recherche est justement l’articulation entre

l’individu et la société. Ils montrent un modèle intéressant de dynamique en spirale

évolutive qui procède par aller retour de l’individuel au collectif. En 1975, Doise,

Docteur en psychologie et poursuivant, à Genève, ses recherches sur les phénomènes

d’intergroupe, rencontre Palmonari, Docteur en médecine à Bologne, dont la

spécialisation porte sur les adolescents en difficulté. Ils ont tous deux une conception

générale convergente concernant le travail du psychologue ou du socio-psychologue.

Aussi bien sur le plan théorique que pratique, ils ont joint leurs efforts pour mener des

recherches auprès de psychologues. Palmonari, en 1981-1982, travaille sur la perception

du métier de psychologue par les psychologues eux-mêmes ; Doise recherche une

explication sur les schèmes employés par les psychologues. Nous rejoignons l’intérêt de

ces deux auteurs qui sont préoccupés par l’articulation entre l’individu et le collectif, sur

le plan du développement des connaissances.

Fidèles à la conception piagétienne de complémentarité des approches théoriques en

sciences humaines, ils ne privilégient ni le point de vue du psychologue tourné

exclusivement sur l’individu, ni celui du sociologue préoccupé par les phénomènes

collectifs dans les groupes.

204 Anne-Nelly Perret-Clermont, « La construction de l’intelligence dans l’interaction sociale », Berne, 1979, Editions Peter Lang SA, préface de Willem Doise, p 50. Perret-Clermont précise que Piaget fait apparaître, dans son modèle de l’isomorphisme entre structures opératoires et structures qui sous-tendent les interactions sociales dans l’échange interindividuel, ce qu’il appelle des « mécanismes de coordination interindividuels » du même ordre que ceux des opérations. Ces mécanismes, nous préférons le terme de processus en ce qui nous concerne, aboutissent à des performances cognitives supérieures à celles des personnes en situation individuelle. Dans ses conclusions page 81, elle pense que ses recherches mettent en évidence la modification définitives des structures cognitives par des interactions sociales, de nouvelles structures opératoires apparaissent. 205 Doise (Willem), and Augusto Palmonari, 1984, « Social interaction individual developpment », Edited by Cambridge University Press, Maison des sciences de l’Homme, pages 13 à 15.

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Dans leur ouvrage commun, ils passent en revue une série de questions sur

l’ensemble des recherches menées depuis les années 60 à 84 et qui concernent le

développement cognitif et socio-cognitif des individus. Ils réunissent des auteurs aussi

divers que Piaget, Bourdieu, Staats et Travarthen pour établir une conception générale

du développement socio-cognitif du sujet. Ils ne cherchent pas à décrire les processus de

progression (équilibration selon Piaget, intégration selon Bourdieu...) mais s’efforcent

de construire un modèle général dans lequel peuvent s’inscrire les hypothèses de ces

chercheurs. Ces deux auteurs ne se préoccupent que des interactions structurantes, quoi

que conscients qu’un certain nombre d’entre elles sont déstructurantes. Mais, de même

que Piaget fait ressortir que les perturbations dans les régulations initiales sont

nécessaires à la construction de nouvelles structures, Doise et Palmonari postulent pour

que des désorganisations sociales soient, elles aussi, nécessaires à l’élaboration de

nouvelles régulations socio-affectives et socio-cognitives.

Leur conception fait ressortir l’image d’une «spirale de causalité » sur laquelle on

peut repérer des positionnements correspondants à des stades du développement

individuel et social. D’un côté, on retrouve l’axe individuel «i », de l’autre celui du

social «s ». Au centre, se dessine une spirale qui rejoint régulièrement des niveaux

arbitrairement fixés sur ces deux axes. L’idée est évidemment que le développement ne

passe jamais uniquement sur l’un des deux axes, mais toujours, par un va et vient, de

l’un à l’autre. Cependant les niveaux évoluent : si l’on part d’un niveau de

développement noté (In), le sujet entre ensuite en contact avec une position sur l’axe

social (Sn+1). Ce contact, cette interaction, lui apportera un nouveau niveau de capacité

individuel I . En fonction du stade de développement atteint par le sujet, l’interaction

avec l’axe du social ne lui fournira pas toujours le même gain de progression. Les

individus n’ayant pas intégré certains schémas d’organisation ne profiteront pas de la

même manière de ces interactions que ceux qui en ont la maîtrise.

Retenons que Doise et Palmonari, comme Piaget, s’inscrivent dans une approche

socio-constructiviste du développement cognitif du sujet. Conscients des limites de leur

modèle, ils postulent, non pas pour un développement harmonieux et régulier de

l’individu, mais décrivent, à certains stades de développement, des dominances de

certains caractères psychologiques dont les causes seront à rechercher dans les

interactions sociales vécues. Les schèmes de pensée et les organisations sociales, par

des régulations progressives, influent tour à tour sur le développement cognitif. Inspirés

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tout d’abord par Piaget qui montre comment les schèmes se construisent par

accommodation, ils retiennent ensuite, des travaux de Bourdieu, comment sont

«incorporées des structures sociales »206. Ils postulent pour une réciprocité des

constructions individuelles et collectives des réalités sociales, mais il semble toutefois,

de notre point de vue, qu’ils soient restés déterministes eux aussi. Ils envisagent une

spirale de causalité : un stade est déterminé par le précédent. Même si la

programmation est génétique et sociale, elle existe néanmoins dans leur conception.

Nous préférons, pour notre étude, sortir de la pensée déterministe. 207

V/ Confrontation des concepts de représentation et d’abstraction

Nous pensons que le croisement de l’outillage théorique piagétien avec celui de la

dynamique des représentations présentée par Sallaberry, peut donner lieu à une

complémentarité de points de vue assez éclairante. L’approche de Sallaberry à propos

des caractéristiques des représentations dans l’espace d’un groupe est celle-ci:

« Dans le champ de la psychologie sociale... Leur caractéristique (aux

représentations) est d'être collectives, partagées par les membres d'une communauté,

par opposition aux représentations individuelles. Opposition seulement partielle,

puisque si les représentations collectives sont partagées, elles ne sont pas sans

influencer la personne, et entre autre sa capacité à représenter. Ce qui permet

d’assurer leur fonction, dans une perspective dynamique, à savoir de servir de cadre, de

système de référence aux individus pour se repérer dans leur environnement social.» 208

Toujours selon une perspective sociale, nous définirons la représentation uniquement

sur l’aspect qui intéresse notre étude, c’est-à-dire l’aspect dynamique. Sallaberry en

donne une définition que nous conserverons pour éclairer notre problématique de la

structuration du groupe . «Une représentation est ce qu’échangent deux instances qui

interagissent; leur interaction se réalise par la construction, la modification, la

circulation des représentations. » 209 Nous pensons, qu’à partir des règles appliquées

206 « Cela signitife en premier lieu que la science sociale prend acte, dans sa construction du monde social, du fait que les agents sont eux-mêmes, dans leur pratique ordinaire, les sujets d’actes de construction du monde social; mais qu’elle se donne pour objet, entre autres choses, de décrire la genèse sociale des principes de construction et qu’elle cherche dans le monde social tel qu’elle peut l’appréhender le fondement de ces principes. » Bourdieu, 1979, p 545. 207 Les modèles de l’action ou de l’interaction, s’inscrivent dans une épistémologie constructiviste, elle n’est pas à négliger, cependant il semble que l’universalité chez Piaget ou l’individualisation de ses successeurs ne puisse entrer en concordance avec le modèle complexe de la potentialisation / actualisation. 208 ibid. Sallaberry (Jean-Claude), 1996,p23. 209 ibid. p24.

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dans un groupe, la circulation d’une « représentation dominante » entre ses membres,

peut se vérifier. Comme toute représentation dominante, cette représentation est

structurante pour le groupe, nous indique Sallaberry : « L’hypothèse H : la structuration

d’un groupe peut être repérée par la structuration des représentations, notamment par

le repérage de la circulation des RD »210

A/ Structuration du groupe et représentation dominante.

Il nous a paru intéressant de rapprocher la catégorisation R1 / R2 selon Sallaberry,

des fonctions d’abstractions empiriques et réfléchissantes selon Piaget. Il s’agit de

montrer l’étroite corrélation entre structuration du groupe d’une part, et construction de

représentation dominante d’autre part, grâce au processus d’assimilation /

accommodation des schèmes selon Piaget.

Par assimilation, chaque sujet exprime sa différence. Chaque sujet appréhende le

monde à l’aide de schèmes déjà établis. L’objet, en l’occurrence la représentation

d’autrui, est intériorisée. Elle subit des modifications pour cela. C’est l’appropriation

individuelle, intime, de cette nouvelle information. En sens inverse, l’accommodation

assure les modifications internes des structures cognitives du sujet. La représentation

résiste, en quelque sorte, à la modification que lui impose l’intériorisation. Le sujet

modifie ses opérations mentales, pour dépasser la contradiction. Il complexifie sa

structure mentale. La représentation dominante procède par complexification des

structures internes individuelles. Il ne s’agit pas d’un partage ou d’une répartition des

représentations individuelles. Elle fait émerger un état psychique du groupe.

Dans le conflit des représentations, la structuration de deux sous-structures de

groupe travaille à l’unité de la structure totale du système. Pouvons nous établir la

comparaison entre assimilation / accommodation des schèmes entre eux et assimilation /

accommodation des sous-structures entre elles ? C’est ce que Piaget nomme

« l’assimilation réciproque ». Nous rapprochons la nature dynamique du

fonctionnement structurant des représentations de l’assimilation piagétienne.

L’assimilation, l’acte cognitif principal selon Piaget est en corrélation avec

l’accommodation. Ces représentations en conflit participent au travail de l’élaboration

210 Les RD sont les représentations dominantes selon Sallaberry, p 94. Dans « Dynamique des représentations dans la formation », Sallaberry (Jean-Claude), 1996, L’Harmattan.

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d’une représentation collective qui, rassemblant des particularités, fait émerger une

unité des différences211.

En coordonnant les diverses représentations, une représentation dominante permet à

l’ensemble des partenaires de coopérer. Le discours habituel des membres de l’équipe

de pilotage étudiée pourrait s’énoncer : « Nous sommes d’accord sur la façon de penser

l’action ». Supposons cet énoncé comme étant une forme de représentation dominante,

tout le monde est d’accord à son propos. Il est clair qu’elle permet la coopération. Là

encore, le processus de décentration (par différenciation) permet au sujet de prendre en

compte la représentation de l’autre, de la différencier de la sienne propre.

Simultanément, la représentation personnelle, modifiée, ou vérifiée dans la

confrontation, perd son aspect purement intime et devient partageable.

a) Comme nous le verrons dans le traitement du corpus, certaines R1 semblent

correspondre à l’abstraction empirique, tandis que certaines R2 semblent relever de

l’abstraction réfléchissante. Pouvons nous envisager une élaboration théorique de cette

analogie ?

b) Quelques éléments de recherches semblent avoir posé les prémisses de cette piste

d’investigation.

1) Bateson développe une théorie des niveaux d’apprentissage. On passe d’un niveau

d’apprentissage à un autre212, par la prise en compte d’un contexte élargi.

2) Sallaberry justifie la catégorisation des représentations ( R1, R2, R3 ) en indiquant

que le passage d’une catégorie à la suivante constitue un recadrage qui n’est autre que

cette prise en compte du contexte situationnel.

3) Sallaberry et Violet mettent en parallèle les niveaux d’apprentissage de Bateson et

la théorie de Piaget.213

- Dans un premier temps, ils travaillent à une correspondance entre la dynamique des

représentations et les processus d’analogisation. Les représentations à bords flous (R1)

211 L’hypothèse d’une structuration à partir du conflit socio-cognitif pourrait apparaître ici. Confère chapitre III p 138. 212« Vers une écologie de l’esprit » , Paris, Seuil, édition française 1977, Tome 1, P 314. Bateson conçoit plusieurs niveaux d’apprentissage: au niveau zéro, le sujet n’est pas susceptible de pouvoir corriger ses erreurs. Le niveau d’apprentissage I correspond à une possibilité de choisir parmi un ensemble de réponses spécifiques, au niveau II, le sujet apprend à apprendre, puis il complexifie les niveaux en élargissant les contextes. 213 « Communication de la seconde biennale de l’Education et de la Formation ». du 9-12 1994. Sorbonne.

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correspondent à la mise en place d’un codage en priorité analogique. La dynamique

d’affinement des bords (R2) est mise en parallèle avec les processus de digitalisation,

c’est-à-dire une mise en place d’un codage en priorité digital214.

Puis, ces deux auteurs mettent en regard l’abstraction empirique, comme produisant

des R1, selon un processus d’analogisation. L’abstraction réfléchissante est liée à un

processus d’affinement des bords et de digitalisation. L’abstraction réfléchie a le statut

de coordination des R1-R2, elle porte sur un méta-niveau de compréhension, au delà du

niveau des abstractions réfléchissantes. Pour finir, les niveaux d’apprentissage de

Bateson sont placés en parallèle avec les abstractions selon Piaget. Le niveau I,

processus direct d’analogisation, laissant la liberté aux bords flous des R1, correspond à

l’abstraction empirique. Puis plus on monte en abstraction, plus l’affinement des bords

devient exigeant. Plus on prend en compte des contextes élargis, plus cela permet

d’atteindre des niveaux d’apprentissage élevés structurants et stables.

4) Sallaberry reprend ce travail sur les niveaux d’apprentissage en 1996.215 Partant de

l’apprentissage I, issu de la réussite en acte, il précise que l’on passe de celui-ci au

suivant, en prenant conscience du contexte dans lequel se déroule l’action.

Les R2, qui, au départ sont explicatives, vont pousser leur élaboration jusqu’à donner

la possibilité aux sujets d’élaborer des classements dans les solutions à un problème, de

choisir parmi des raisonnements. Nous sommes là dans une dynamique d’élargissement

des contextes. La distanciation entre les entités en jeux, l’objet, le fond et l’observateur.

L’apprentissage III est plus rarement atteint, et exige le recul nécessaire à une pensée

réfléchie, qui se pense elle-même. C’est le domaine exclusif des coordinations des R1-

R2. Lors de notre recherche, nous retrouvons ce moment, lorsque le groupe s’interroge

sur la nécessité d’élaborer un compte rendu précis des séances de travail. Retenons que

nous avions montré qu’en situation d’action, l’ensemble des membres du groupe

pouvait dépasser les opérations de régulation simple, construire une image commune de

la coordination de ces actions, et qu’à partir de cette image, cette représentation

collective du groupe par lui-même, une autre action collective pouvait se mettre ne

place. Il s’agissait de construire une représentation dominante, en menant une réflexion

consciente sur le groupe en action. L’écriture d’un compte rendu de réunion ou d’une

214 « Paradoxe, autonomie et réussites scolaires », Violet, (Dominique), 1996, édition L’Harmattan, Paris, coll. cognition et formation, 198p. 215 « Dynamique des représentations dans la formation », Sallaberry (Jean-Claude), 1996, L’Harmattan p35.

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lettre collective oblige une pleine et totale collaboration. Que chacun des membres du

groupe se voit restituer l’image de l’ensemble du groupe par la médiation de l’objet

collectif est un point fort de sa structuration par les représentations dominantes.

Nous pouvons conjecturer que la dynamique R3 qui coordonne une expérience

sensible (en action dans une logique d’objet) et une expérience plus abstraite et

réflexive (action discursive dans une logique des sujets) permet de coordonner les

représentations dominantes dans le groupe. Cette dynamique serait l’équivalent d’un

raisonnement à la fois transductif et déductif. C’est-à-dire qu’il relierait le raisonnement

sensible analogique au raisonnement le plus formalisé, le raisonnement déductif fondé

sur des symboles. Le terme de « symbole » est compris ici, au sens peircien, comme «

la réplique » et ne correspond pas à la fonction symbolique que, par ailleurs, nous

concevons comme centrale dans la construction de la réalité. La dynamique R3 ne

travaille ni à l’invention de la règle générale (raisonnement abductif), ni à la création de

nouveaux symboles révélant de nouvelles règles. Elle assure néanmoins la simultanéité

des deux raisonnements. Nous pourrions prendre l’exemple d’un individu qui prend en

compte dans le pilotage de son action à la fois une idée directrice générale (un plan, une

mise en scène, une chorégraphie) tout en prenant en compte les particularité de l’engin

qu’il conduit, ou du personnage qu’il joue, ou du plateau sur lequel il danse.

L’élaboration d’une pensée réfléchie est toujours liée à un contexte contraignant. Ce

processus est provoqué par l’exigence de communication avec l’extérieur. Le travail sur

le corpus montre que, lors d’une difficulté rencontrée par le premier groupe, la

contrainte externe provoque un déséquilibre. Une équilibration majorante modifie la

structure du système. L’expérience vécue par certains membres de l’équipe ne pouvant

être partagée par deux autres personnes, nous assistons à l’échange de représentations à

forte dynamique R2, selon le processus d’abstractions réfléchissantes.

5) Nous pensons être autorisée à poursuivre les pistes de travail ouvertes par ces

chercheurs. Les changements de niveaux logiques sont des recadrages, au sens où la

prise en compte de contextes élargis permet la mise à distance de l’objet de

connaissance du «sujet connaissant ».

Sur le plan théorique, nous montrons que ces parallèles entre Piaget, Sallaberry et

Bateson, apportent un éclairage original à notre interprétation. Nous pouvons considérer

que ces théories sont validées sur le plan pratique, puisqu’elles donnent du sens à notre

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observation. Mais nous n’avons pas prétention à en élaborer une théorisation

approfondie.

B. / Equilibration et dynamique des représentations.

Les trois fonctionnements de l’assimilation selon Piaget, consistent :

a) soit à incorporer l’objet à un schème par répétition des actions (assimilation

reproductive),

b) soit à discriminer des significations dans les actions (assimilation

recognitive),

c) soit à étendre à d’autres champs d’actions les schèmes (assimilation

généralisatrice).

Il nous semble que ces trois qualités de l’assimilation puissent se rapporter aux trois

aspects de la structure de la représentation :

a) Le premier niveau de l’acte de représentation est « collé » à l’objet, c’est l’action

vis à vis du référent.

a) Le second niveau travaille sur les significations, c’est l’acte vis à vis du signifiant.

c) Le troisième niveau fait émerger un signifié qui bien qu’intime, est généralisable à

d’autres champs d’action.

Piaget écrit ceci à propos du moment de conceptualisation :

« ... si le progrès de la conscience ne tient plus aux difficultés de l’action, il ne peut

que résulter du processus assimilateur lui-même. S’assigner un but face à un objet,

c’est déjà assimiler celui-ci à un schème pratique et, dans la mesure où le but et le

résultat de l’acte donnent prise à la conscience tout en demeurant généralisable en

action, le schème devient concept et l’assimilation devient représentative, c’est-à-dire

susceptible d’évocation en extension . »216

La représentation est bien dans cette perspective, une action du sujet. Elle en présente

les caractères, en même temps qu’elle présente les caractères de l’objet. Cette idée est

reprise par Sallaberry lorsqu’il écrit : «J’explique comment je conçois telle notion,

216 « La prise de conscience », Piaget (Jean), p.264.265.

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comment je ressens telle œuvre d’art, je décris la représentation que j’élabore, en tant

que sujet, de l’objet en question. » 217

Une question pourrait être posée: le processus d’assimilation chez Piaget, procédant

par aller retour entre les observables (action et objets), et construisant à la fois une prise

de connaissance des objets et une prise de connaissance des actions, n’est-il pas à

l’origine des deux catégorisations des représentations en R1 et R2, chez Sallaberry? En

conclusion nous dirions que l’utilité du rapprochement entre les abstractions

empiriques, réfléchissantes ou réfléchies selon Piaget d’une part, et les dynamiques des

représentations images ou rationnelles selon Sallaberry d’autre part, nous est apparue

lorsque nous avons été confrontée à la compréhension de ce qui « fait système » dans le

groupe. Or, si nous reprenons ce qu’en écrit Lewin, la mise sous tension des éléments

entre eux révèle la structure de groupe. Les représentations circulent entre ces éléments

(les membres d’un groupe). C’est ce que nous supposons pour notre observation. Il nous

faut donc porter notre attention sur la double articulation des représentations. C’est-à-

dire sur l’aspect de l’énonciation de la personne au travers de son message. Ainsi nous

vérifions, par l’observation de notre corpus, la présence de représentations qu’on peut

catégoriser en R1 et R2, ainsi que celle d’un processus d’abstraction piagétiennes.

Notre travail consiste à repérer les moments de structuration du groupe grâce aux

traces du langage . Nous pensons repérer les indices de cette structuration dans les

moments de confrontations des divers niveaux d’abstractions ou représentations,

pendant les échanges dans le groupe :

1) Premier niveau

Confrontations des Abstractions Empiriques (A.E.) ou R1 ,

( A.E.R1...face aux...........A.E.R1).

2) Second niveau

Confrontations d’Abstractions Réfléchissantes (A.Ré) ou des dynamiques R2.

(A.Ré.d.R2......face aux ........A.Ré.d.R2)

217 « Dynamique des représentations dans la formation », Sallaberry (Jean-Claude), 1996, L’Harmattan p21.

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3) Troisième niveau

Confrontations d’Abstractions Réfléchies ( A. Ri ) ou coordination de R1 et R2.

(c.R1/ R2)

(A.Ri.c.R1/R2......face aux .........A.Ri.c.R1/ R2)

Pendant les échanges entre les partenaires d’un groupe, nous pouvons rencontrer des

croisements d’un niveau à un autre. Certains partenaires peuvent être au niveau de

l’abstraction empirique et échanger avec d’autres dont le travail intellectuel est celui

d’une dynamique R2, c’est-à-dire d’une abstraction réfléchissante. Notre travail sur le

corpus porte sur l’observation des moments où précisément nous pouvons interpréter

chaque proposition énoncée par les membres de l’équipe. Cela donne la confrontation

entre d’une part le niveau d’Abstraction Empirique ou R1, et d’autre part, le niveau

d’Abstraction Réfléchissante ou dynamique R2 : ( A.E.R1........face aux

............A.Ré.d.R2) .

De même le croisement peut avoir lieu dans l’échange entre:

- Un niveau d’Abstraction Réfléchie ou coordination de R1/R2.

- Et celui d’Abstraction Réfléchissante ou dynamique R2.

Ce type d’échanges dans le groupe nous permet de formaliser les « face-à-face » des

niveaux d’apprentissage de savoir. Nous examinerons des exemples de coopération dans

lesquels ces divers niveaux apparaissent.

Nous avons présenté dans ce chapitre une approche constructiviste de la cognition et

principalement de la cognition sociale. Beaucoup de recherches portent sur le

développement cognitif individuel et l’influence des milieux qui s’exercent sur celui-

ci ; certains chercheurs penchent pour une structure interne dont le développement

universel et stable permet de prévoir des comportements sociaux ; d’autres perçoivent

des invariants du champ social et étudient les styles cognitifs correspondant à

différentes personnalités. Notre préoccupation est d’inverser la question de l’influence

du champ social sur le développement cognitif, en concevant d’abord la cognition

comme processus de développement du groupe et réciproquement du sujet. Nous ne

saurions isoler le sujet de la société, la personne du groupe, ni le groupe des participants

qui le constituent, ni la société des humains qui la construisent. Le problème que

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soulève cette posture épistémologique est la place des représentations dans le processus

cognitif. Avec la conception dynamique de la représentation de Sallaberry, nous

pouvons faire le lien avec la conception piagétienne des processus d’abstraction.

Pourtant, le paradigme de l’émergence d’une forme, selon Varela peut se passer du

concept de représentation218, car le paradigme de l’émergence ne présuppose aucune

préexistence d’un monde dont il faudrait prendre connaissance. Nul n’est besoin alors

de se représenter une chose, puisque cette chose n’apparaît qu’avec la construction

qu’en fait le sujet. Pour rendre compte de cette approche connexionniste de la cognition

et principalement du concept d’énaction, nous pensons qu’un nouvel outillage

théorique peut nous aider. Il s’agit d’une approche sémiotique et pragmatique du

groupe. Nous sommes confortée en cela par la conclusion que fait Varela et qui sera la

nôtre pour ce chapitre. Lorsqu’il décline d’un côté les notions classiquement usitées et

de l’autres les nouvelles idées vers lesquelles nous tentons de le suivre, retenons ces

trois dernières 219:

Depuis :

Universel

Monde prédéfini

Représentation

Vers :

Contextuel

Monde enacté

Action productive

La cognition est donc un champ de recherche en continuel changement. Aujourd’hui,

nous assistons à l’avènement d’un nouveau paradigme et tentons nous aussi de

renouveler notre pensée et notre appréhension du groupe dans le cadre de cette

approche. Dans les chapitres suivants, par la pragmatique, qui prend en charge dans

l’énonciation la référence aux contextes, nous tentons de saisir le travail symbolique

compris comme l’énaction d’une réalité qui organise le signe et le monde qu’il fait

émerger avec lui.

218 Varela, 1989, p 119, « Bien sûr, ceux qui tiennent à la représentation comme idée pivot considèrent que ces préoccupations ne sont que temporairement exclues de la région mieux définie de la résolution de problèmes qui leur semble plus accessibles. » 219 Varela, 1989, p 120.