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129 Chapitre V FLASH EXISTENTIEL ET EXISTENTIALITÉ Les petits poissons blancs Ne dirait-on pas tout à fait L’esprit de l’eau qui court ? Konishi Raizan (1654-1712) 1. Flash existentiel et problématique de l’imaginaire Il nous arrive parfois de rencontrer cette “inquiétante étrangeté” dont parle Freud très existentiellement 1 . Mais, chez lui, la perspective est tragique. La rencontre n’est pas de bonne augure. D’autres personnes plus ouvertes au “sentiment océanique” découvrent soudainement en elles-mêmes un horizon inimaginable. C’est l’expérience du bodhi de la sagesse orientale. Un “flash” qui bouleverse une vie. Les expériences vécues de “flash existentiel” sont innombrables. Qu'on se souvienne de l'épisode de la “madeleine” détrempée de thé de Marcel Proust ou de son sentiment de félicité à la vue du léger déséquilibre provoqué par la différence de niveau entre deux pavés dans la cour de l'hôtel de Guermantes lui rappelant une dalle mal jointée dans le baptistère de Saint-Marc à Venise 2 . Il m'est arrivé, comme à beaucoup d'autres, de vivre ces instantanés de connaissance dans le cours de ma vie. Une fois dans une forêt, au pied d'un arbre dans ma vingtième année ; une autre fois dans le métro, au milieu de la cohue ; une autre fois à la mort de mon père ou encore au cours d’un rêve lucide à l’âge mûr. Cette intuition qu’une bribe de l'essentiel nous est révélée fait partie de l'existence quotidienne, pour peu que l'on sache écouter le moment exceptionnel sans avoir peur. Fournissons encore quelques exemples puisés dans la littérature ou dans la vie mystique. Jean-Jacques Rousseau dans sa Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire nous fait participer à cet instant contemplatif à partir duquel il a le sentiment d’exister et “... où le présent dure toujours, (...) sans aucun autre sentiment de

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Chapitre V

FLASH EXISTENTIEL ET EXISTENTIALITÉ

Les petits poissons blancs

Ne dirait-on pas tout à fait

L’esprit de l’eau qui court ?

Konishi Raizan (1654-1712)

1. Flash existentiel et problématique de l’imaginaire

Il nous arrive parfois de rencontrer cette “inquiétante étrangeté”dont parle Freud très existentiellement1. Mais, chez lui, la perspective esttragique. La rencontre n’est pas de bonne augure. D’autres personnesplus ouvertes au “sentiment océanique” découvrent soudainement enelles-mêmes un horizon inimaginable. C’est l’expérience du bodhi dela sagesse orientale. Un “flash” qui bouleverse une vie. Lesexpériences vécues de “flash existentiel” sont innombrables. Qu'on sesouvienne de l'épisode de la “madeleine” détrempée de thé de MarcelProust ou de son sentiment de félicité à la vue du léger déséquilibreprovoqué par la différence de niveau entre deux pavés dans la cour del'hôtel de Guermantes lui rappelant une dalle mal jointée dans lebaptistère de Saint-Marc à Venise2. Il m'est arrivé, comme à beaucoupd'autres, de vivre ces instantanés de connaissance dans le cours de mavie. Une fois dans une forêt, au pied d'un arbre dans ma vingtième année; une autre fois dans le métro, au milieu de la cohue ; une autre fois àla mort de mon père ou encore au cours d’un rêve lucide à l’âge mûr.Cette intuition qu’une bribe de l'essentiel nous est révélée fait partie del'existence quotidienne, pour peu que l'on sache écouter le momentexceptionnel sans avoir peur.

Fournissons encore quelques exemples puisés dans la littératureou dans la vie mystique. Jean-Jacques Rousseau dans sa Cinquièmepromenade des Rêveries du promeneur solitaire nous fait participer àcet instant contemplatif à partir duquel il a le sentiment d’exister et “...où le présent dure toujours, (...) sans aucun autre sentiment de

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privation ou de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte,que celui de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplirtout entière ; ” Plus près de nous, à la fin du siècle dernier, le sagehindou Ramana Maharshi relate sa première et essentielle expériencespirituelle survenue en 1896 : “Ainsi donc en ce jour où j'étais assisseul, je me sentais bien. Mais tout à coup me saisit une peur de mourirsur laquelle il était impossible de se tromper... Le choc de cette peur...me rendit soudainement "introspectif" ou "introverti"... J'éprouvai toutela force de ma personnalité et même... le "Je" en moi, à part le corps...J'étais quelque chose de réel, de très réel, la seule chose réelle en cetétat... Depuis ce moment le "Je" ou le "Soi" s'est tenu au foyer del'attention par une fascination toute-puissante 3. On pourrait comparerl'expérience du Maharshi avec celle du psychologue Karlfried Graf VonDürckheim, telle qu'il l'exprimait dans un dialogue avec A. C.Bhaktivedanta, Swami Prabhupada, du Centre rural de Francfort en 1974:

- “durant la Première Guerre mondiale, lorsque j'étais jeunehomme, j'ai passé quatre ans au front. Je suis l'un des deux officiersde mon régiment à ne pas avoir été blessé. Sur le champ de bataille, jevis la mort à maintes reprises. J'ai vu des hommes qui se tenaient toutprès de moi être foudroyés, et la force vitale les quitter soudainement.Tout ce qu'il en restait, comme vous le dites, c'était un corps sans âme.Mais, lorsque la mort était proche et que j'acceptais le fait que j'allaispeut-être mourir, je me rendais compte que mon moi était une chosetotalement étrangère à mon corps... Cette expérience de guerre m'aprofondément marqué. Elle a été le commencement de moncheminement intérieur. ” Je possède dans mes archives plusieurs cascliniques de ce genre, d'ailleurs confirmés par de nombreuses etsérieuses enquêtes en parapsychologie4.

1. 1. L’imaginaire selon Stanislav Grof

Pourtant ce sont les travaux du psychothérapeute américaind'origine tchèque, Stanislav Grof, de l'Institut Esalen à Big Sur enCalifornie, qui m'interrogent le plus. S. Grof travaille en clinicien. Il amené de très nombreuses séances de psychothérapie sous L. S. D. 25(diéthylamide de l'acide d-lysergique), puissante drogue psychotonique.Toutes ses recherches ont été conduites selon des protocoles cliniquesrigoureux. A l'issue de celles-ci il en arrive à établir une nouvellecartographie de la psyché, qui me parait l'une des plus pertinentes de

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toutes celles proposées jusqu'à présent par de nombreux théoriciens. S.Grof, d'abord freudien, ne néglige pas l'apport incommensurable du pèrede la psychanalyse. Mais en amplifiant les capacités de perception del'inconscient, Grof a permis à ses patients - parfois cancéreux en phaseterminale - d'atteindre des régions les plus mystérieuses de l'esprithumain, de vivre des expériences transpersonnelles d'identification aucosmos, de voyager dans le temps et de formuler leur vécu à travers unesymbolique aux fondements éternels. A côté des expériences abstraiteset esthétiques, S. Grof distingue les expériences psychodynamiques, lesexpériences périnatales et les expériences transpersonnelles délimitantdes zones correspondantes de l'inconscient humain.

Les expériences abstraites et esthétiques

Elles se manifestent au début de la procédure L. S. D. avec desdoses faibles ou moyennes. Il s'agit d'une animation distincte du champvisuel et une augmentation des phénomènes entoptiques (sensationslumineuses nées sur la rétine). Le sujet perçoit des taches riches etinhabituelles, en perpétuelle mouvance. Les visions sont en général trèsdynamiques. Elles apparaissent et elles disparaissent en se fondant dansune gamme de couleurs complémentaires. Parfois, les images vagues etfloues ressemblent à des scènes fantastiques et exotiques. Il arrivefréquemment que le champ visuel soit envahi par des figuresgéométriques abstraites ou par des motifs architecturaux présidant àtoutes les modifications dynamiques de couleurs. La plupart de cesensembles colorés sont, aux dires des sujets, d'une beauté déconcertante.Certains sujets affirment avoir ainsi mieux compris la peinturecontemporaine.

Les sujets sont soumis à d'incessantes illusions d'optique. Lesobjets les plus divers perdent leur forme habituelle, vibrent dans uncurieux état d'instabilité et de fluidité, d'une façon disproportionnée,tordue, transformée. L'environnement subit le même sort. L'aspect visuels'accompagne fréquemment de modifications comparables du champauditif. Il y a hypersensibilité au bruit et illusions acoustiques. Le sujetpeut “ voir la musique et entendre les couleurs”. L'individu écoute lamusique avec tout son corps. Les sons résonnent dans diverses partiesdu corps créant des émotions intenses. Mais, comme l'écrit S. Grof, “lesexpériences esthétiques n'en constituent pas moins le niveau le plussuperficiel de l'expérience L. S. D. . Elles ne révèlent pas l'inconscientdu sujet et sont dépourvues de signification psychodynamique. ”5.

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Les expériences psychodynamiques

Elles relèvent de la structure de l'inconscient telle que Freud a pu ladégager, mais incluent également l'inconscient rankien (le traumatismede naissance). Elles se manifestent principalement au début et en fin deséance.

On y retrouve des problèmes psychologiques liés au complexed'Oedipe, au complexe d'Electre, à l'angoisse de castration et à l'envie depénis. Stanislav Grof, dans le livre précité, a nommé “système COEX”(système d'expériences condensées), une “constellation spécifique desouvenirs formés d'expériences condensées (et de fantasmes) dedifférentes périodes de la vie de l'individu. La structure dynamiqued'un système COEX particulier est telle que des souvenirs ayant unthème fondamental similaire ou impliquant des éléments semblables ouencore possédant une charge émotionnelle voisine sont stockés dans lamême zone. ” (p. 66). Chaque système COEX représente une sorte debanque de mémoire à un thème fondamental qui caractérise toutes lecouches du système. Les systèmes COEX les plus importants sontceux qui mettent en cause la survie, la santé ou l'intégrité physique d'unsujet. Il existe des systèmes COEX négatifs (expériences désagréables)et positifs (expériences agréables). S. Grof nous donne plusieursexemples cliniques de tels systèmes COEX. Souvent l'expériencecentrale du système COEX doit être recherchée dans le “traumatisme denaissance” comme Otto Rank l'avait déjà fait remarquer. Parfois lesystème COEX fait en scène des éléments non-humains en tant quephénomènes traumatisants (animaux, accidents etc. ). Les situations derégression sont manifestes. Les sujets ont l'impression d'unedisproportion entre la taille de leur tête et celle de leur corps. Toute lagamme des frustrations du nouveau-né et toute manifestation ayant pumettre en danger son intégrité physique sont susceptibles de favoriserl'éclosion d'un système COEX (voir les exemples pp. 80-85).

Il faut reconnaître que la liste des souvenirs infantiles agréablesconstituant les expériences centrales de systèmes COEX positifs estbeaucoup plus dépouillée que celle des événements traumatisants. Parailleurs la reviviscence de ces événements s'accompagne demodifications spectaculaires de l'état clinique du patient. “La totalité dumatériau inconscient révélé forme alors une gestalt relativementcomplète, une mosaïque plus ou moins satisfaisante présentant unestructure logique et globale” (p. 88).

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Notons l'importance de variables telles que la confiance dans lethérapeute, un environnement agréable, sécurisant et confortable, ladiffusion d'une musique douce vers la fin de la séance en vue del'émergence de systèmes COEX positifs et l'influence perdurable de ladrogue dans le cas d'un matériau inconscient soulevé mais non assimilé.

Les expériences périnatales

Elles concernent principalement les problèmes de la naissancebiologique, de la souffrance et de l'angoisse physique, du vieillissement,de la maladie et de la mort. Pour Stanislav Grof, “quiconque atteint cesniveaux se pénètre de la signification essentielle des dimensionsspirituelles et religieuses du schème universel des choses ” (p. 117).

L'essence même de cette expérience réside dans un sentimentd'une réalité terrible de la crise biologique ultime du sujet. Ce dernieroublie qu'il participe à une séance psychédélique et est intimementpersuadé de l'imminence de sa propre mort. Son visage se crispe, sedéforme, devient violacé ; il est agité de tremblements violents et deconvulsions complexes. Les sujets rapportent souvent des visionsd'embryons, de foetus et de nouveau-nés avec lesquels ils ont tendance às'identifier. La problématique rankienne semble ici très féconde pourcomprendre ce qui se passe d'autant que les Freudiens n'ont guèretravaillé sur ce passage existentiel.

1. 2. Les Matrices périnatales

S. Grof distingue quatre Matrices Périnatales Fondamentales (M.P. F. I à IV) : “Les Matrices Périnatales Fondamentales sont dessystèmes directeurs dynamiques hypothétiques ayant une fonction auniveau rankien de l'inconscient semblable à celle des systèmes COEXau niveau psychodynamique” (p. 122) écrit-il. Chacune d'entre ellesemble avoir un correspondant spirituel spécifique :

- à l'existence intra-utérine paisible correspond l'expérience d'unitécosmique ;

- aux prémices de l'accouchement correspondent des sentiments defusion cosmique ;

- à la première phase de l'accouchement (lorsque le foetus ressentla première contraction utérine, le col de l'utérus étant fermé) correspondl'expérience du “sans issue” ou de l'enfer ;

- au second stade de l'accouchement (la progression du foetus

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dans la filière pelvi-génitale) correspond le conflit mort/renaissance ;

- et l'équivalent métaphysique de l'ultime phase de l'accouchementest l'expérience de la mort de l’ego et de la renaissance (expériencemort/renaissance).

Outre ce contenu spécifique, les M. P. F. fonctionnent comme desprincipes organisateurs pour le matériau d'autres niveaux del'inconscient (systèmes COEX) ainsi que pour certains typesd'expériences transpersonnelles se produisant parfois en même tempsque le phénomène périnatal comme l'archétype de la Mère Terrible ou dela Grande Mère, l'identification à d'autres individus ou groupes depersonnes, l'identification à des animaux ou des expériencesphylogéniques.

S. Grof brosse d'ailleurs un tableau éclairant à ce sujet (pp. 124-125).

Matrice I : union primale avec la mère (expérience intra-utérineavant le début du travail).

Dans les cas les plus heureux, ce moment est celui de la symbiosetotale entre la mère et le foetus qui reçoit sécurité, protection etsatisfaction de tous ses besoins.

Pour S. Grof “ la somme des expériences intra-utérinesagréables jouerait un rôle important pour la stabilité future de lapersonnalité”(p. 126). Le sujet exprime à cet égard un sentimentd'unité cosmique qui se caractérise par : une transcendance de la dualitésujet/objet, du temps et de l'espace, une émotion positiveexceptionnellement forte (paix, tranquillité, joie, sérénité et bonheur), uneconnaissance spontanée du sacré, une pure conscience d'être et larichesse d'une perception intuitive de nature cosmique.

Sentiment d'être à la fois sans contenu et contenant tout ce que l'onpeut concevoir. “Extase océanique” par opposition à l' “extasevolcanique” de la M. P. F. III. Tout désordre intra-utérin à cettepériode correspond à des visions de “démons et de déités courroucées”et les détresses existentielles corrélatives décrivent souvent desdéformations sensorielles et conceptuelles rappelant étrangement cellesde l'univers du schizophrène. “A ce stade, ceux qui connaissent desschizophrènes ou des paranoïaques s'identifient à ces malades etretirent de leur expérience une meilleure compréhension de leurs

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problèmes.”(p. 131).

S. Grof nous présente un cas clinique d'une richesse exemplaireconcernant ce stade de la M. P. F. I (p. 133-137).

Matrice II : Antagonisme avec la mère (contractions dans unsystème utérin fermé). Liée à la première phase de l'accouchement, lemonde du foetus est perturbé. Il y a pression sur le foetus mais le colde l'utérus reste fermé. La mère et l'enfant sont une source mutuelle dedouleur et vivent un intense conflit biologique. L'activation de cettematrice se traduit par une expérience de l'enfer et du “sans issue”.

Le sujet a l'impression d'être en cage et ressent d'incroyablestortures physiques ou psychologiques. Tout devient sombre. Le sujetn'appréhende que les aspects négatifs, monstrueux et absurdes de la vie:“Les sentiments angoissants de séparation, d'aliénation, de solitudemétaphysique, de désarroi, de désespoir, d'infériorité et de culpabilitésont des composants classiques de la M. P. F. II”(p. 141).L'intensification de cette expérience provoque parfois la vision d'untourbillon gigantesque et irrésistible d'ordre cosmique aspirant le sujet etson monde vers son épicentre. D'autres fois il s'agit de monstreseffrayants désirant avaler le patient. En ce qui concerne les zonesérogènes freudiennes, il semble que cette matrice soit liée à une tensiondéplaisante en chacune d'elles.

Matrice III : synergie avec la mère (progression à travers la filièrepelvi-génitale).

Seconde phase clinique de l'accouchement. Les efforts de la mèreet de l'enfant oeuvrent dans le même sens. Au moment de l'expulsion, lefoetus peut connaître un contact immédiat avec les matières biologiquescomme le sang, des mucosités, du liquide amniotique, de l'urine et mêmedes excréments.

La M. P. F. III présente quatre aspects distincts : titanesque,sadomasochiste, sexuel et scatologique. La caractéristique principale dece modèle reste l'atmosphère de conflit titanesque aux proportionscatastrophiques. L'individu connaît des séquences d'énormesconcentrations d'énergie suivies de déflagrations libératrices. Il a lesentiment que son corps est parcouru de puissants courantsénergétiques. Des visions de cataclysmes accompagnent cesexpériences. La souffrance semble humainement intolérable pour lesujet, mais à son point d'apogée, elle se renverse en ravissement sauvage,

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en “extase volcanique”, riche en éléments agressifs et destructeurs.L'élément sadomasochiste est une caractéristique prédominante etconstante des expériences associées à la troisième matrice périnatale.

Le sujet voit l'Histoire sous ce jour, et comprend sa propreambivalence par rapport aux grandes figures monstrueuses de l'épopéehumaine. L'excitation sexuelle excessive est une autre facette importantede cette matrice, essentiellement de dimensions orgiaques. L'aspectscatologique de la M. P. F. III correspond à la phase finale du conflitmort/renaissance et précède souvent de manière immédiate l'expériencede la naissance ou de la renaissance. Le symbolisme religieux de la M.P. F. III est en principe, rattaché aux religions pratiquant et glorifiant lessacrifices et les rituels sanglants.

Matrice IV : séparation d'avec la mère (fin de l'union symbiotiqueet formation d'un nouveau type de relation).

Expulsé, l'enfant prend sa première respiration profonde et sesvoies respiratoires s'ouvrent et se dégagent. Le cordon ombilical estsectionné et le sang circule vers la région pulmonaire. Sur le planphysique, la M. P. F. IV fait revivre d'une façon réaliste et souventétonnante les circonstances de la naissance biologique.

Sur le plan symbolique et spirituel la manifestation de la M. P. F.IV constitue l'expérience de mort/renaissance où le sujet touche le fondcosmique de l'annihilation totale. Après quoi il perçoit l'univers sous unjour nouveau et extatique dans une ambiance de purification. Il estenvahi de sentiments d'amour, d'amitié et de tendresse empreintsd'humilité. Il retrouve un sentiment d'unité cosmique de la M. P. F. I.Tous ses canaux sensoriels sont récepteurs. Le sujet a la révélation desvaleurs fondamentales de la personne humaine : justice, beauté, amour,respect de soi et d'autrui.

Le symbolisme religieux de la mort de l’ego s'appuie sur diversestraditions culturelles (déesse Kali, statue de Moloch, Shiva dieu AztèqueHuitzilopochtli etc. ). En ce qui concerne les zones érogènesfreudiennes, cette matrice correspond à la satisfaction résultant d'uneactivité libérant ou réduisant une tension. Signalons ce qu'écrit S. Grof“L'expérience d'unité cosmique renferme un potentiel thérapeutiquerare et ses conséquences bénéfiques pour l'individu peuvent êtredurables” (p. 176).

1. 3. Les expériences transpersonnelles.

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Elles se produisent plutôt à un stade avancé de la thérapie L. S. D..Elles représentent un groupe de phénomènes très riches et variés dont ledénominateur commun consiste en un sentiment de conscience qui vaau-delà des limites habituelles de l’ego ainsi que de celles de l'espace etdu temps. Stanislav Grof distingue :

I) celles qui représentent une extension empirique au sein du cadrede la “réalité objective” et II) celles qui représentent une extensionempirique au-delà de ce cadre.

Au sein de l'extension I) S. Grof met en lumière les expériencesembryonnaires et foetales ; les expériences ancestrales ; les expériencescollectives et raciales ; les expériences (évolutives) phylogéniques ; lesexpériences d'incarnations passées ; la prescience, la clairvoyance, laclairaudience et les voyages dans le Temps (l'ensemble représentant uneexpansion temporelle de la conscience).

Il souligne également la transcendance de l’ego dans les relationsinterpersonnelles et l'expérience d'unité duale ; l'identification avecd'autres personnes ou avec la conscience de groupe ; l'identificationanimale ou végétale ; le sens de l'unité avec la vie et avec l'ensemble dela Création ; la conscience de la matière inorganique ; la conscienceplanétaire et extra-planétaire ; l'expérience hors du corps, la clairvoyanceet la clairaudience prémonitoires, les voyages dans l'espace et latélépathie ( l'ensemble représentant une expansion spatiale de laconscience). Enfin il parle de conscience organique, tissulaire etcellulaire (représentant une contraction spatiale de la conscience).

Au sein de l'extension II) S. Grof parle d'expériences spirites etmédiumniques ; d'expériences de rencontres avec des entitéssurhumaines ; d'expériences d'autres univers et de rencontres avec leurshabitants ; d'expériences d'archétypes et de séquences mythologiquescomplexes ; d'expériences de rencontres avec diverses déités ; de lacompréhension intuitive avec des symboles universels ; de l'activationdes chakras et de l'éveil du pouvoir du Serpent (kundalini) ; de laconscience de l'Esprit Universel ; enfin du Vide Supra-Cosmique etMéta-Cosmique (p. 182-183).

Il semble que les sujets affirment avoir ressenti fortement que lefoetus est capable d'expériencier subjectivement des perturbationsbrutales de son existence (par exemple en cas de tentative d'avortement).Certains sujets ont revécu une communication télépathique intra-utérine

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avec leur mère. On est étonné devant la connaissance de l'embryologie,de la physiologie extrêmement précise qui s'exprime alors chez dessujets non-spécialistes.

Les expériences ancestrales sont également interpellantes par leursprécisions ethnologiques et historiques : elles consistent en desreviviscences de brefs épisodes de la vie d'un ancêtre ou de séquencescomplètes riches en détails concrets. Elles s'expriment aussi par dessentiments complexes concernant l'atmosphère psychologique etpsychosociale de familles, clans, ethnies disparues ou de la perceptionintuitive d'attitudes culturelles, de système de croyance ancestrale.

Le cas cité de Rénata est, ici, des plus troublants (p. 191-193).Certains sujets font des expériences de reviviscence d'appartenance à desgroupes ou des races dans n'importe quelle région et dans n'importequelle tradition culturelle, souvent extrêmement précises et vérifiableshistoriquement. D'autres participent totalement à la vie intime d'animauxou de végétaux de tous genres. D'autres encore vivent des expériencesparapsychologiques (clairvoyance, clairaudience, voyages dans leTemps).

Les limites de l’ego sont dépassées par identification avec un autreou des autres (sans perte, pour autant de la conscience de sa propreidentité). Cette identification porteuse de connaissance intrinsèque peutrecouvrir l'ensemble de la Vie et de la Création, y compris celle de lamatière inorganique (conscience du granit). Elle porte témoignage d'uneconscience planétaire et extraplanétaire.

Dans le domaine de l'infiniment petit, certains sujets disent vivre lemême type de connaissance et ceci jusqu'à la cellule, les neurones ducerveau, l'épithélium utérin, les cellules germinales, toujours avec lemême degré de pertinence scientifique incompréhensible. Plus encored'autres sujets atteignent les limites du cadre de compréhension de la“réalité objective” par leurs expériences spirites, médiumniques,archétypiques et symboliques. On retrouve des "flashes existentiels" deVide Supra-Cosmique et Méta-Cosmique proches de ceux décrits parles plus grands mystiques dans les différentes traditions spirituelles del'humanité. S. Grof, soutient, à cet égard, la pertinence de certainsconcepts jungiens comme celui de “synchronicité” ou d' “archétypes”.

2. La notion de “flash existentiel”

Les moments exceptionnels de vie décrits par certains mystiques,

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mais que nous avons tous connus plus ou moins, m'incitent à tenter unethéorisation de ce type de vécu que je nomme le “flash existentiel”.

Je préfère le mot “flash” à celui d' “insight” trop connoté par lapsychanalyse freudienne. Le terme de “peak experience” (expériencedes sommets) d’Abraham Maslow me semble trop statique. Le motflash renvoie à un éclair photographique qui illumine, en un clin d'oeil,ce que risquait de rester dans la pénombre, ce qui ne pouvait être vu. Ilprésente l'intérêt d'être quotidien, d'appartenir à la vie de chacun d'entrenous. Car il s'agit bien de cela : le “flash existentiel” nous est donné àtous, à plusieurs moments de notre existence ; il suffit de savoir le vivreet de le laisser fructifier en nous pour changer le cours de notre vie. Ontrouve la notion de “flash” d'abord chez Michaël Balint pour désignerun nouveau type de relation médecin-malade : c'est le moment où unéclair surgit dans la relation médecin-malade et joue le rôle d'unereconnaissance de nature interprétative, capable d'opérer un renouveau,souvent lié au deuil du “défaut fondamental”.

C'est E. Morin qui emploie la notion pour la deuxième fois dansson ouvrage sociologie (Fayard) en distinguant, en même temps, unbalzacisme et un stendhalisme sociologiques : “Nous croyons en lanécessité d'un balzacisme et d'un stendhalisme sociologiques. Lebalzacisme serait le sens de la description encyclopédique, lestendhalisme serait le sens du "détail significatif". A cela doit s'ajouterle sens de l'instantané ou flash” (p. 167).

Il s'agit bien d'un “instantané” existentiel qui révèle, d'un seulcoup, la trame de l'itinérance d'une vie. Le flash existentiel participe à ceque Paul Watzlawick nomme “l'instant éternel” en empruntant uneimage d'écartement d'huile à la philosophie Zen. En général “notreesprit ne peut saisir le temps dans un sens parménidien de "total,unique, immuable et sans fin", sauf en des circonstances trèsparticulières et fugitives, qu'à tort ou à raison on dit mystiques. ” 6.Prenons l'exemple d'Arthur Koestler dans la cellule des condamnés àmort d'une prison espagnole : “(Il) passa sur moi comme une vague.La vague s'était formée sur l'émergence d'une phrase articulée, maisqui s'évapora tout de suite, ne laissant dans son sillage qu'une essencemuette, un parfum d'éternité, un frémissement du trait dans le bleu.J'ai dû rester ainsi plusieurs minutes, en transe, avec une conscienceindicible que "cela est parfait.. . parfait" (.. . ) Puis j'étais sur le dos,flottant à la surface d'un fleuve de paix, sous des ponts de silence. Il

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venait de nulle part et ne s'écoulait nulle part. Puis il n'y eut plus defleuve et plus de "je". Le "je" avait cessé d'exister (....) Quand je dis "le"je” avait cessé d'exister” je me réfère à une expérience concrète quiest aussi incommunicable verbalement que la sensation ressentie àl'écoute d'un concerto pour piano, et pourtant tout aussi réelle -seulement beaucoup plus réelle. En fait, sa première marque est lesentiment que cet état est plus réel que tout autre éprouvéauparavant’”7.

En fin de compte, deux idées-clé prévalent dans la notion de flashexistentiel : celle d'éclairement et celle d'instantanéité.

2. 1. L'éclairement

Par ce terme je voudrais désigner une prise de consciencespécifique qui peut être comprise comme un processus d'élucidationultra-rapide conduisant à un état de lucidité. La lucidité n'est pasl'explication. Elle ne se réfère aucunement à l'analyse rationnelle desdonnées du réel. La lucidité n'est pas plus la synthèse d'une multitudede fragments du réel reconstituant un univers de significations. Elle estautre chose, une sorte d'ouverture sur un autre système de vision dumonde qui remplace, subitement, celui qui nous fondait jusqu'alors. Elleapparaît comme bouleversante, restructurante. Quelque chose de soi-même se perd d'une manière définitive, aussitôt remplacée par une autrerégion de connaissance du monde. En même temps, on ressent uneimpression de vérité absolue, comme si notre destinée émergeait d'unchaos infini pour se donner à voir, l'espace d'une seconde, dans un ordrevital. Une certitude s'inscrit en moi : ce que je vis en ce moment nepourra plus jamais être effacé, seulement dépassé par un autre flashexistentiel. Cet instant éternel marque, d'une pierre blanche, moncheminement ontologique. J'éprouve alors la conscience d'une visiond'un mouvement fondamental de l'être, de sa structuration. La lucidité,c'est la conscience du mouvement lui-même se saisissant dans saglobalité et sa non-dualité. Instant contemplatif par excellence où l'agir etla réflexion sont suspendus au profit d'une perception de ce qui est, et serévèle à moi-même, pour moi-même. La lucidité barre le passage au bruitde fond, au superficiel. Elle engendre l'interrogation tout en suscitantl'ouverture vers la voie pertinente. Elle est à la fois mémoire et projetfondus sur la vague du temps instantané. En vérité, elle sort du tempspour s'inscrire dans l'événement absolu, sans observateur, sans observé,pur fait sans passé ni futur, dans la structure duquel “je” suis moi-

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même totalement inclus.

Une “inquiétante étrangeté”

Cet état de lucidité correspond souvent à un temps de maturationplus ou moins long et inconscient. Peu à peu, à travers les multiplesaléas de mon existence, les drames, les joies, les obstacles, lesdépassements, une trame de vie se construit, se resserre, dessine sesmotifs. De nouveaux chemins vont être dégagés sans que je m'enaperçoive. Malgré tout, j'en pressens l'existence intuitivement et je suissouvent mal à l'aise avec le parcours habituel de ma vie. Quelque choses'invente en moi et je le sais, mais je ne saurais encore le nommer, nimême en cerner le moindre contour. Je ne crois plus guère auxrationalisations qui tentaient de me donner une cohérence ontologiquejusqu'à présent. Je fais de plus en plus silence en moi et autour de moi.On me dit que “je change”. On s'inquiète des bouleversementspossibles. On ne me comprend plus très bien. Parfois on s'éloigne demoi. Par crainte de l'incompréhension, j'entre dans une phase de secret.Cette transformation intérieure en cours de réalisation demeure dansmon univers de pensée, de sentiments, de sensations. Parfois je tentel'ouverture vers l'autre. À sa réponse, je laisse filtrer des éléments de cetremblement de l'être ou je me referme totalement. Le “nous” devientplus difficile. J’attends des signes de reconnaissance d’une mêmeexpérience partagée. Ou bien il faudrait savoir vraiment écouter à partird' autrui pour me comprendre. Taire son propre narcissismeomniprésent et amphigourique. Accepter d'être soi-même transformé parce qui arrive à mon voisin, à mon frère, à mon ami, à mon conjoint.“Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ?Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s'enapprochent. Elle les tue...” (R. Char) Pour m'ouvrir aux autres, ilfaudrait qu'ils reconnaissent ce danger que je dois affronter. Peut-êtrem'aideraient-ils alors au sein de leur silence accueillant ?

la nuit ferme ses grillessur les doigts d'un enfant.Demain est une anguilleet hier n'a plus cours.Qu’importeQuand le futur est femme

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la flamme est toujours mère.

Comment ferons-nous pour nous rencontrer si tu veux habiteravec moi là où je ne suis plus ?

“Je t'aime” me dis-tu, mais acceptes-tu que les sources qui meparcourent ne mènent nulle part ?

Apprendre à écouter le silence pour pouvoir reconnaître le secretde mon prochain et se méfier de la parole envahissante, où s'englue lemystère de chaque être. Laisser infuser en soi les proverbes Bambaraissus de la nuit des temps :

Si le parole construit le village, le silence bâtit le monde.

La parole a éparpillé le monde, le silence le rassemble.

Ce que le silence n'a pas pu améliorer, la parole ne l'améliorerapas non plus.

Le secret appartient à celui qui se tait 8.

Le silence est un pieu plongé dans l'eau courante. Apprendre quel'eau existe dans ses miroitements incessants, dans sa fuite perpétuelle.Prendre conscience de son secret, qui est celui de tout être vivant, lesempiternel changement dans l'éternel instant. Ressentir la vieélectroniquement : “C'est dans le domaine de la vie elle-même quel'électron intervient d'une manière décisive en sa qualité deconstructeur, de rapporteur et de messager. C'est l'électron qui bâtitles créatures nouvelles à partir de leurs semences, et qui a fait évoluerles espèces vivantes vers l'homo sapiens. C'est l'électron qui permetaux êtres vivants de naître, de croître, de se nourrir, de se mouvoir, depenser, de faire usage de leur mémoire, de percevoir le mondeextérieur et de réagir à toutes les actions des éléments qui constituentl'univers terrestre” (Alfred Herremann, ingénieur en physiquenucléaire)9.

Mais où peut-on apprendre à écouter le silence aujourd'hui ? Quipeut nous conduire à la frontière du secret de l’ instant si fugace ?Comment vivre dans un monde qui impose ses tambours spectaculaires?Comment reconnaître, sous le rire, l’extrémité de l'être ?

“Les dents ont beau rire

Le coeur sait la blessure qu'il porte”10.

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Aujourd'hui, mon frère, tu as contemplé le feu de la musique.Hier tu avais écouté l'harmonie des flammes. Demain tu essaieras decomprendre la dureté de l'eau et l'immobilité du vent. Mais dansl'immédiat tente de pénétrer simplement le regard de l'enfant qui joue, labeauté noueuse d'une main de travailleur, ou le cri planétaire d'unefemme qui accouche. Approcher le secret de l'autre, c'est être patientavant tout et savoir se dérouter. Être patient, c'est savoir faire une baladeentre deux instants. Mais approcher le secret de l'autre, c'est savoir que,toute action, toute pensée, tout sentiment, est relié d'une manièrefondamentale à quelqu'un, dans l'inconscience même du phénomène.Ainsi j'écrivais en février 1984, un petit matin :

Aujourd'hui on a coupé les quatre peupliers qui faisaient ma joieà l'horizon. Le scieur impromptu ne saura-t-il jamais qu'il a détruit lepremier regard émerveillé que je portais sur le monde chaque matin enm'éveillant ?

La lucidité consiste essentiellement à sortir de l'innocence pourtrouver la profondeur de la responsabilité sans recours à tous garantsméta-sociaux. Comme l'écrit E. Guillevic “Savoir nous fait porter/ toutle poids de nos gestes”. Chacune de nos pensées, chacun de nosgestes, est une flamme reliée : elle réchauffe ou elle tue, suivant le cas.La lucidité nous plonge dans une autre ignorance trouvée au coeur del'insondable existence humaine.

L'ignorance est une pierre précieuse que découvrent les mineurs defond. Mais l'ignorance est aussi le chapelet du sage. De l'ignorancetorrentielle de l'enfant à l'ignorance océanique du sage, on reconnaîtl'espace d'une vie reconquise.

Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète étendsa santé chaque jour.

René CharTu feras de l'âme qui n'existe pas un homme meilleur qu'elle. René Char

Mais le pire est toujoursD'être en dehors de soiQuand la folieN'est plus lucide.

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Eugène Guillevic

Revenons sur la notion de reliance et sur celle de symbolique quicaractérisent, en partie, la prise de conscience propre à la lucidité.

2. 2. la notion de reliance

La notion de reliance n'a pu être élaborée qu'à partir de l'époque oùon a assisté à un “réenchantement du monde” pour parler commeStengers et Prigogine dans La nouvelle alliance. Plus exactement ilaura fallu attendre la profonde interpellation philosophique par lessciences contemporaines (physique des particules élémentaires, biologiemoléculaire, astrophysique etc. ) pour que les sciences anthroposocialesse mettent à l'écoute de la dynamique des mythes et des symbolesanimant nos sociétés postindustrielles. Des chercheurs un peuméconnus durant la période précédente où régnait un impérialismeépistémologique (Structuralisme, Marxisme, Systémisme,Psychanalysme etc.) se sont affirmés comme étant des personnes-ressources dans la voie d'une interrogation pertinente du Réel (parexemple Gilbert Durand et les chercheurs du Centre de Recherche surl'Imaginaire, repris par Michel Maffesoli). L'Histoire est désormaisdéfinitivement liée aux Mythes et G. Durand peut légitimement parler du"renouveau de l'enchantement" en embrassant le mouvement historiquedes sciences sociales du XXe siècle. “En gros” - écrit G. Durand -“l'imaginaire mythique fonctionne... comme une lente noria qui, pleinedes énergies du mythe, se vide progressivement et se refouleautomatiquement par les rationalisations et les conceptualisations,puis replonge lentement - à travers les rôles marginalisés, contraintssouvent à la dissidence - dans les rêveries remythifiantes portées parles désirs, les ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau del'eau vive des images ”11 (p. 101). J'ai par ailleurs montré que cettephase de remythification correspond à ce que j'appelle une phased'autorisation dans l'histoire des sciences sociales et du mouvementsocial au XXe siècle depuis la fin des années 197012.

Qu'est-ce que la reliance ?

Le concept a été proposé à l'origine par Roger Clausse (en 1963)pour indiquer un “besoin psychosocial (d'information) : de reliance parrapport à l'isolement”/ Il fut repris et réélaboré à la fin des années 1970par Marcel Bolle de Bal à partir d'une sociologie des médias. À lanotion de connexions, la reliance va ajouter le sens, la finalité, l'insertion

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dans un système. Pour Marcel Bolle de Bal, la reliance possède unedouble signification conceptuelle :

- C'est l'acte de relier ou de se relier : la reliance agie, réalisée, c'est-à-dire l'acte de reliance ;

- Le résultat de cet acte : la reliance vécue, c'est-à-dire l'état dereliance.

Et l'auteur de préciser qu'il entend par relier : “créer ou recréerdes liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit unsystème dont elle fait partie, soit l'un de ses sous-systèmes”13. Deslors on peut dégager diverses dimensions de la reliance : la reliance entreune personne et des éléments naturels (le Ciel, la Terre, l'Univers) ouencore reliance cosmique. La reliance entre une personne et les diversesinstances de sa personnalité (Ca, Moi, Surmoi ; corps/esprit,pensée/sentiment) ou reliance psychologique. La reliance entre unepersonne et un autre acteur social, individuel ou collectif (groupe,organisation, institution, mouvement social) ou reliance socialeproprement dite, dont la reliance psychosociale (entre deux personnes)constitue à la fois un cas particulier et un élément de base.

Le flash existentiel, dans son éclairement lucide, correspondsouvent à une reconnaissance intuitive et définitive de la reliance duphénomène humain dans l'ordre de la Nature et dans celui de laSymbolique. On ne s'étonnera pas de voir surgir une connivencecertaine entre l'écologie contemporaine et tous ceux qui ressentent cettereliance. La Terre nous apparaît comme un être vivant, porteuse d'unebiosphère et d'une noosphère. Elle ne saurait être traitée comme unevulgaire machine à produire des biens destinés à l'obsolescence. Elle estun élément de nous-mêmes comme nous sommes une de sescomposantes. Son exploitation doit être mesurée et évaluée dans le sensd'un enrichissement spirituel de l'humanité et non d'une oeuvre dedestruction régie par Thanatos14.

La lucidité nous conduit à une prise de position révolutionnaire parrapport à toute économie politique cherchant à exploiter à bon compte etpour le profit de quelques uns, une Terre déchirée et sans cesse polluée.L'économie politique de l'avenir aura nécessairement à tenir compte decette attitude de lucidité et le régime politique qui lui correspondra n'estpas encore inventé. Il est vraisemblable qu'il émergera avec la montée dela légitimation du champ symbolique dans la vie politique. Pour cela

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une "science des symboles"15 (René Alleau) est devenue nécessaire. Ilnous faut apprendre à distinguer le signe et le symbole et encore le“synthème”, ce symbole réduit à sa portion congrue sociologique, cesymbole qui a perdu son infini. On doit se former, in vivo, à lareconnaissance des “symboles dans l'art, dans les religions et dans lavie de tous les jours” comme le propose Philippe Seringe16. Ouencore, comme le soutient G. Durand il nous faut entrer dansl'imagination symbolique17.

2. 3. L'instantanéité

La seconde composante du concept de flash existentiel se révèlecomme étant de l'ordre temporel. Le moment de lucidité est immédiat etsans épaisseur de temps. Tout se passe comme si la vision intérieure dela vie du sujet était donnée en un laps de temps qui, cependant, condenseune temporalité passée et future d'une durée beaucoup plus longue. Denombreux témoignages existent prouvant cette instantanéité de la visionsur sa vie passée lors de situations cruciales pour l'être humain. Onraconte que certains sujets en situation d'extrême détresse revoient leurvie depuis leur enfance en l'espace d'une seconde. C'est souvent le casdurant les périodes d'agonie dues à une longue maladie ou à un accident.Ce bouleversement de notre notion occidentale du temps, si linéaire,rationnelle et progressive, ne va pas sans suggérer d'importantesinterrogations philosophiques, d'autant que de nombreuses autrescultures pensent le temps d'une façon différente. Dans l'Inde védique,l'attestation d'un Temps indivisible et tout-puissant, au-delà du tempsdivisible et mesuré, vient au langage essentiellement par le truchement del'hymne. C'est dans la poésie et la tragédie que la Grèce antiqueprésentera une conception d'un temps lié aux travaux quotidiens oùl'ordre temporel et l'ordre moral sont indissolublement liés, dans uneméfiance de la démesure, l'hubris, et dans l'idée d'un temps conçucomme “un dieu qui réconforte” au coeur d'une compréhension par lasouffrance que chante le choeur dans Agamemnon d'Eschyle. C'est laconception islamique du temps qui s'oppose tout autant au tempscyclique qu'au temps linéaire. Conception temporelle telle une “saisiediscontinue des instants ponctuels”, “voie lactée d'instants” commedisait Louis Massignon, qui se présente “comme autant de points detangence du temps humain et de l'éternité divine” écrit Louis Gardet18.Ou encore, en Afrique Noire, chez les Bantou pour lesquels il n'existepas de substantif théorique pour indiquer le temps comme dans la

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culture européo-américaine. Chez les Bantou il n'est question que dutemps de ceci et cela, du temps propice à ceci et cela. Comme le soulignePaul Ricoeur “la pensée bantoue offre l'idée d'un temps estampillé parl'événement” (p. 33). Mais c'est sans doute dans la tradition de laphilosophie chinoise et dans les arts, la peinture et la poésie quil'expriment que l'idée d'une “saveur du temps” est le plus remarquable,à travers la moindre des activités de la vie quotidienne liée au rythme dela nature. Pour les Anciens Chinois, comme l'exprime Claude Larre,dans l'ouvrage précité, “avant qu'on ne puisse parler de Temps, c'étaitl'Indistinction. Quand, au sein du Chaos initial, il n'y avait pasencore de Commencement, il n'y avait pas non plus de Temps.Tempset Commencement commencent en même temps et finissent en mêmetemps: quand un être disparaît, ce qu'il était retourne à l'Indistinct, ilfinit et son temps finit avec lui ” (p. 49). Mais, au-dessus du Temps, il ya le Tao sans commencement ni fin, dont tout provient et où toutretourne. De son côté Marie-Louise Von Franz constate que “la notionde temps aztèque est fortement contrastée, pour ne pas dire abrupte ;à tel moment, ce sont l'est et les forces positives qui dominent, à telautre, le nord et la morosité ; aujourd'hui nous est favorable, mais onne sait pas ce que le lendemain nous réserve”19.

La compréhension actuelle de la complexité de la notion de Tempsnous invite à un relativisme culturel et à une réforme des modes et stylesde vie qu'exprime nécessairement tout rapport au temps. Compte tenu dece qui précède, il faut prendre très au sérieux l'existentialitéfondamentale de tout instant vécu d'une manière bouleversante. Le flashexistentiel plonge au coeur de cette interrogation sur le Temps par latangente qu'il crée entre l'instant et l'éternité, le moment et ce qued'aucuns appelleront le divin. On trouve chez le fondateur des dervichestourneurs, Djalàl-ud-Dîn Rûmî, ce contemporain de Saint-Louis, l'idéede l' “immédiateté” dans la connaissance mystique. Il s'agit d'une“intuition de certitude”, vision comportant, seule, une certitudesubjective absolue, ne laissant aucune place à une quelconqueinterprétation. Cette intuition mystique s'ouvre comme un “aperçu”.Elle est “saisie fulgurante”, un “allumage de la connaissance aumoyen d'une image spirituelle qui y flambe”, “qui s'avive en flambantdans le subliminal” ; dans une telle “expérience immédiate”, lesentiment du temps est aboli. Cette instantanéité existentielles'accompagne d'un sentiment de “présence” trancendantale d'unejouissance extrême. “Plus profondément encore - écrit Eva

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Meyerovitch - il (Rûmî) définit la présence comme "présence à soi-même” - et l'on peut évoquer ici la co-naissance de Claudel, aussi bienque la définition par Al Hallâj de la Sagesse ésotérique : “La Sagesse(ma'rifat), c'est l'introduction graduelle de la conscience intime (Sirr)parmi les catégories de la pensée”, c'est-à-dire, “la présentation du"subconscient” dans le domaine de la réflexion”20. Plus encore cetteinstantanéité perceptive et intuitive révèle soudainement le sens exactpossédé par chaque catégorie de perception. Il s'agit bien de l'ouverturede l’ “oeil intérieur” qui est l' “oeil du coeur” : devenir tout entierregard par une sorte de transmutation spirituelle qui conduit à l'unité dela psyché21.

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NOTES

1 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard,1985.2 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, La pléiade, vol. III, p.872-873.3 Cité par Olivier Lacombe, l'expérience du Soi, étude de mystique comparée , (en coll. avecL. Gardet), Paris, Desclee de Brouwer , 1981, p. 34.4 Anthologie des pouvoirs inconnus de l'homme paru chez Tchou/Laffont et notamment lesavoir antérieur, clairvoyance, précognition, don des langues, sixième sens, psychométrie,rêves prémonitoires, vision extra-rétinienne, connaissance de l'avenir, Paris, 1977.5 Stanislav Grof, Royaumes de l'inconscient humain, Monaco, éditions du Rocher, 1983, p.60 .6 Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Points/Seuil, p. 226.7 Cité par Paul Watzlawick, ibidem, p. 228.8 Cités par Dominique Zahan, Religion, spiritualité et pensée africaines, Payot, 1972, p.182.9 Cité par Robert Linssen, Spiritualité de la Matière, Paris, ed. Planète, 1966, p. 54-55.10 Taos Amrouche, Le grain magique, Paris, Maspero, p. 244, 1982.11 Gilbert Durand, "Mythes et Histoire" in question de, n°59, Albin Michel, 1984.12. R. Barbier "champs du social et méthodologies d'action", in "Pour”, n° 100,février/mars 1985, p.93-100). Mais j'ai aussi mis en lumière dans une recherche sur lasymbolique communautaire que cette période accentuait le phénomène de “reliance” commerésurgence du sacré, notamment dans les groupes de jeunes ("le ressurgissement du religieuxdans les groupes communautaires en France et en Allemagne : un aspect d'une recherche-action pédagogique dans un cadre binational" C.R.I.S.E/O.F.A.J., 1985, 13 p. ronéo.)13 Marcel Bolle de Bal, “la reliance : connexions et sens”, Connexions, n°33, 1981, p. 15,éd. Épi.14 Et nous nous sentons très près, dans ce cas, du sens de la nature des indiens d’Amérique :cf. le magnifique ouvrage de Teri Mac Luhan, photos d’Edward S. Curtis, Pieds nus sur laterre sacrée, Paris, Denoël, 1992, (1971).15 René Alleau, La science des symboles, Paris, Payot, 1977.16 Philippe Seringe, Les symboles dans l’art, dans les religions et dans la vie de tous lesjours, Genève, éd. Hélios, 1985.17 Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1966.18 Louis Gardet, les cultures et le temps, ouvr. coll.., Paris, Payot/Unesco, 1975, p.23019 Marie-Louise Von Franz, le temps, le fleuve et la roue, Paris, les éditions duChêne, 1978, p. 820 Cité par Eva Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris, Desclee de Brouwer,1972, p. 10921 René Barbier, La question du métissage temporel, communication au colloque del’A.F.I.R.S.E., Le temps en éducation, Lyon, 1992, actes du colloque.