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Christie,Agatha-Meurtre en Mesopotamie(1936)..doc

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Meurtre en Msopotamie

AGATHA CHRISTIE

MEURTRE EN MSOPOTAMIE

Adapt de langlaispar Louis Postif

LIBRAIRIE DES CHAMPS-LYSES

Ce roman a paru sous le titre original:

MURDER IN MESOPOTAMIA

AVANT-PROPOSparle Docteur GILES REILLY

Les vnements rapports dans ce rcit eurent lieu voil quatre ans. Vu les circonstances, il est ncessaire, mon sens, quune relation fidle et impartiale en soit donne au public. Les bruits les plus invraisemblables ont fait croire la suppression de tmoignages essentiels et dautres billeveses du mme genre. Ces fausses interprtations ont surtout t publies dans la presse amricaine.

Pour des raisons videntes, il tait prfrable que ce compte rendu ne ft pas rdig par un membre de lexpdition quon aurait pu accuser de parti pris.

Je conseillai donc missLeatheran dentreprendre cette tche. Elle me semblait tout indique pour la mener bien. Ses rfrences professionnelles sont hors de pair, elle nest pas suspecte davoir connu au pralable les membres de lexpdition de luniversit de Pittstown sjournant en Irak. Intelligente et observatrice, elle fut un tmoin oculaire des plus prcieux.

MissLeatheran se laissa difficilement persuader, et mme, lorsquelle finit par accepter, je ne la dcidai quavec peine me montrer son manuscrit. Par la suite, je dcouvris que son hsitation tait due en partie certaines remarques faites par elle concernant ma fille Sheila. Je la rassurai sur ce point: en effet, de nos jours, les enfants ne se gnant gure pour critiquer leurs parents, ceux-ci sont trop heureux de voir, leur tour, leur progniture mise sur la sellette. De surcrot, elle prouvait une extrme modestie propos de son style. Elle esprait, me dit-elle, que je redresserais son orthographe et sa syntaxe. Au contraire, je me suis nettement oppos en altrer un simple mot. Selon moi, missLeatheran crit dune manire vigoureuse, personnelle et tout fait approprie au sujet. Si elle appelle le petit dtective belge Poirot dans un paragraphe et Monsieur Poirot dans le suivant, une telle variante est la fois intressante et suggestive. Cest que, tantt, son ducation soigne reprend le dessus (noublions pas, en effet, que les infirmires anglaises respectent tout particulirement ltiquette) et qu dautres moments, faisant abstraction de son voile et de ses manchettes, elle raconte les vnements comme tout autre tre humain let fait sa place.

La seule libert que je me sois permise, cest dcrire le premier chapitre, aid en cela par une lettre que ma aimablement communique une amie de missLeatheran. Publie en guise de frontispice, cette missive donnera au lecteur un bref aperu sur le caractre de la narratrice.

CHAPITRE PREMIERFRONTISPICE

Dans le hall du Tigris Palace Hotel, Bagdad, une infirmire achevait la rdaction dune lettre. Son stylographe courait sur le papier.

Voil, chre amie, toutes les nouvelles pour cette fois. Certes, il ma t agrable de connatre un nouveau coin du globe, encore que je prfre lAngleterre tous les autres pays! Vous ne sauriez concevoir laspect sale et rpugnant de Bagdad. Nous sommes loin de la ferie des Mille et Une Nuits! Cest peut-tre joli du ct du fleuve, mais la ville en elle-mme est horrible et lon ny voit gure de beaux magasins. Le major Kelsey ma accompagne dans les bazars dont on ne saurait nier le pittoresque mais ce nest quun ramassis dobjets htroclites et le martlement des chaudronniers sur les casseroles de cuivre finit par vous donner la migraine. Javoue que jhsiterais me servir de celles-ci, moins dtre tout fait sre de leur propret, car on doit toujours se mfier du vert-de-gris lorsquon emploie une batterie de cuisine en cuivre.

Je vous crirai pour vous annoncer le rsultat des dmarches du DrReilly au sujet de la situation dont il ma parl. Le monsieur amricain en question se trouve actuellement Bagdad et doit venir me voir cet aprs-midi. Il sagit de sa femme Daprs le DrReilly, elle aurait des crises Il ne men a pas appris davantage, mais, chre amie, on sait ce que ce terme signifie dhabitude. (Jespre que cela ne va pas jusquau D. T.). Naturellement, le DrReilly sest montr fort discret, mais son regard en disait long. Vous me comprenez certainement. Ce PrLeidner est un archologue qui effectue des fouilles dans le dsert pour le compte dun muse amricain.

Chre amie, je termine pour aujourdhui et vous envoie mes meilleurs souvenirs.

AMY LEATHERAN

Aprs avoir gliss sa lettre dans une enveloppe, elle ladressa sur Curshaw, hpital Saint-Christophe, Londres.

Comme elle replaait le capuchon de son stylo, un serviteur indigne sapprocha delle.

Un monsieur voudrait vous voir, mademoiselle. Le PrLeidner.

Linfirmire se retourna et aperut un homme de taille moyenne, aux paules lgrement votes, la barbe brune et aux yeux las.

Le PrLeidner se trouva en face dune femme de trente-cinq ans, trs droite et pleine dassurance. Dans son visage rayonnant de bonne humeur, encadr dune jolie chevelure chtaine, deux yeux bleus, un tantinet prominents, souriaient: avenante, robuste, intelligente et pratique, en un mot le type idal de linfirmire pour nvropathes.

Mlle Leatheran, songea le visiteur, ferait parfaitement laffaire.

CHAPITRE IIAMY LEATHERAN

Je nai nulle prtention la littrature et je nentreprends ce rcit que sur les instances du DrReilly. Quand le DrReilly vous demande quoi que ce soit, impossible de lui refuser.

Oh! non, docteur! Je ne suis pas une femme de lettres, mais, l, pas du tout!

Vous dites des sottises. crivez cela du mme style que vous rdigeriez vos bulletins de sant.

videmment, cest l, si lon veut, un moyen de trancher la difficult.

Le DrReilly me fit observer quun compte rendu de laffaire du Tell Yaminjah, simple et vridique, simposait absolument.

Si lun des hros de cette histoire entreprenait de lcrire, personne ny ajouterait foi. On laccuserait de partialit.

Ctait la vrit mme. Quoique tmoin, jtais tout de mme en dehors du drame.

Pourquoi ne pas vous en charger vous-mme, docteur? lui demandai-je.

Je ntais pas sur place et vous y tiez. En outre, soupira-t-il, ma fille sy oppose.

Sa faon de se plier aux caprices de cette gamine mexaspre. Jallais le lui dire, lorsque je remarquai un clair dans ses yeux. Avec lui, on ne sait jamais sur quel pied danser. Il parle toujours dune voix lente et mlancolique, mais la moiti du temps son regard ptille de malice.

Bah! Si vous y tenez, peut-tre pourrai-je my risquer.

Je vous le recommande vivement.

Le hic est de savoir par o commencer.

Tout ce quil y a de plus ais; commencez par le commencement, continuez jusqu la fin et le tour sera jou.

Je ne sais pas du tout quand et comment cela a dbut.

Croyez-moi, mademoiselle, la difficult de commencer nest rien en comparaison de celle o lon doit sarrter. Cest du moins ce que jprouve lorsque je fais un discours. Quelquun doit me tirer par mes basques pour mobliger masseoir.

Oh! vous plaisantez, docteur!

Je parle tout fait srieusement. Alors, que dcidez-vous?

Un autre scrupule me tourmentait. Aprs une courte hsitation, je lui rpondis:

Voici docteur je crains dtre parfois trop personnelle dans mon rcit.

Tant mieux! Tant mieux! Mettez-y du vtre le plus possible. Conservez toute votre personnalit. Soyez mordante, tmraire dans vos jugements, mais relatez les faits votre manire. Par la suite, il sera toujours temps de supprimer les passages un peu outrs. la besogne, donc! Avec votre esprit pondr, vous nous donnerez, jen suis sr, un compte rendu intelligent de laffaire.

Le sort en tait jet et je promis de faire pour le mieux.

Tout dabord, il me semble que je dois me prsenter. Jai trente-deux ans et me nomme Amy Leatheran. Jai accompli mon stage dinfirmire lhpital Saint-Christophe, Londres. Ensuite, jai pass deux ans dans une maternit. Aprs avoir travaill pendant quatre ans dans la maison de sant de missBendix, dans le comt de Devon, je suis partie pour lIrak avec une certaine MrsKelsey. Je lavais soigne la naissance de son bb. Elle accompagnait son mari Bagdad et avait dj retenu l-bas une nurse pour son enfant. De temprament dlicat, MrsKelsey se faisait une montagne de ce voyage avec son bb. Aussi le major Kelsey dcida-t-il que je partirais avec eux pour prendre soin du nourrisson pendant le trajet. Ils me paieraient mes frais de retour, moins que nous ne trouvions des Anglais dsirant les services dune nurse pour rentrer Londres.

Inutile de vous dpeindre le mnage Kelsey: le bb tait un amour denfant et la maman, bien que trs nerveuse, me tmoigna toujours une exquise bienveillance. Le voyage me plut normment: ctait ma premire longue traverse.

Le DrReilly voyageait sur le mme paquebot. Cet homme, aux cheveux noirs et la longue figure, dbitait toutes sortes de plaisanteries dune voix basse et mlancolique. Il prenait plaisir me taquiner et profrait devant moi les blagues les plus extravagantes pour voir si je les avalerais. Il tait chirurgien lhpital civil dHassanieh, une journe et demie de Bagdad.

Je sjournais Bagdad depuis une semaine lorsque je le croisai en ville. Il sinquita de savoir quand je prenais cong des Kelsey. Cette demande mtonna fort, car MrsKelsey employait dj la nurse attache prcdemment Mr et MrsWright, qui, eux, regagnaient lAngleterre.

Il mapprit quil tait au courant du dpart des Wright et que, pour cette raison, il dsirait connatre mes projets.

Le fait est, mademoiselle Amy, que jai une situation vous offrir.

Chez un malade?

Ses traits prirent une expression grave.

Ce nest pas ce quon pourrait appeler un malade. Il sagit dune dame qui souffre parfois de certaines crises.

Oh!

(On sait ce que cela veut dire: la boisson ou la drogue.)

Le DrReilly sen tint l.

Oui, continua-t-il, une MrsLeidner. Son mari est amricain un Amricain sudois, pour plus de prcision. Il dirige une vaste entreprise de fouilles archologiques.

Il mexpliqua que cette expdition effectuait des recherches sur lemplacement dune grande ville assyrienne comparable Ninive. Le quartier gnral tait situ non loin dHassanieh, dans un endroit plutt dsert, et le PrLeidner se tourmentait depuis quelque temps au sujet de la sant de sa femme.

Il ne ma gure fourni de dtails, mais il semblerait que MrsLeidner soit sujette de frquentes terreurs nerveuses.

La laisse-t-on seule toute la journe avec les serviteurs indignes? minformai-je.

Oh! Non. Ils sont toute une bande de Blancs sept ou huit. Je ne crois pas quelle reste seule dans la maison. Toujours est-il quelle se met dans des tats assez bizarres. Leidner est dbord de besogne, mais il adore sa femme et saffecte de la voir souffrir ainsi. Il serait plus tranquille sil la savait sous la surveillance dune personne srieuse et comptente.

Et quen pense MrsLeidner?

La belle MrsLeidner change tous les jours davis, rpondit le DrReilly, mais, en gnral, lide ne lui dplat point. Cest une femme trange, pleine daffection et, selon moi, la championne du mensonge; mais Leidner croit dur comme fer que sa femme est hante par une terreur quelconque.

Personnellement, que vous a-t-elle dit, docteur?

Elle ne ma pas le moins du monde consult. Jai limpression de lui tre antipathique. Cest Leidner qui est venu me voir pour mexposer son projet. Eh bien! mademoiselle, que dcidez-vous? Du moins, vous verriez du pays avant votre retour en Angleterre. Les fouilles prendront fin dici deux mois et ne manqueront pas de vous intresser.

Aprs quelques moments de rflexion, je rpliquai:

Aprs tout, pourquoi ne pas essayer?

la bonne heure! scria le DrReilly. Leidner se trouve prcisment Bagdad aujourdhui.

Ce mme aprs-midi, le PrLeidner me demanda lhtel. Ctait un homme dge moyen, aux gestes nerveux, hsitants. Il se dgageait de sa personne une grande bont et une certaine faiblesse.

Il me parut trs pris de sa femme, mais il rpondait vasivement ds quon linterrogeait sur la maladie de MrsLeidner.

Vous comprenez, disait-il en tirant sur sa barbe, ce qui, je le constatai par la suite, tait chez lui une manie, ma femme traverse une crise qui ne laisse pas de minquiter.

Jouit-elle dune bonne sant physique?

Oui, il me semble, du moins. Physiquement, je ne vois rien danormal, mais elle se forge un tas dides.

Quel genre dides? demandai-je.

Il luda cette question et murmura dun air perplexe:

Elle se fait des montagnes de rien. Ses craintes, mon avis, ne reposent sur rien de srieux.

De quoi a-t-elle peur, monsieur Leidner?

Il rpondit vaguement.

Ce sont des sortes de terreurs nerveuses.

Dix contre un quil sagissait de stupfiants! Et il ny voyait goutte, linstar de maints autres maris. Ils se demandent pourquoi leurs pouses sont si susceptibles et changent dhumeur tout bout de champ.

Je minquitai de savoir si MrsLeidner consentait me prendre chez elle.

Le visage du professeur sclaira.

Oui. Javouerai mme que cela ma surpris trs agrablement. Elle approuva mon ide et ajouta quelle se sentirait ainsi plus en sret.

Cette expression en sret mtonna. Je commenai en dduire que MrsLeidner souffrait dune maladie mentale.

Le PrLeidner continua, avec un enthousiasme juvnile:

Je suis persuad, mademoiselle, que vous vous entendrez parfaitement avec elle. Cest une personne charmante (Il eut un sourire engageant.) Elle a limpression que votre prsence prs delle lui apportera un grand rconfort. Ds que je vous ai vue, jai eu la mme conviction. Si vous me permettez ce compliment, je dirais que vous dbordez de sens commun. Sans aucun doute, vous tes toute dsigne pour soigner Louise.

Somme toute, rien ne me cote dessayer, monsieur le professeur, mempressai-je de rpondre. Jespre pouvoir tre utile MrsLeidner. Probablement le voisinage des indignes et des gens de couleur lui inspire-t-il toutes ces frayeurs?

Pas du tout! sexclama le mari, amus de cette supposition. Ma femme aime beaucoup les Arabes. Elle gote fort leur simplicit et leur gaiet naturelle. Cest seulement son second sjour dans ce pays. Il y a deux ans peine que nous sommes maris, mais dj elle se fait comprendre en arabe.

Aprs quelques instants de silence, je ttai encore le terrain.

Voyons, monsieur le professeur, ne pourriez-vous me donner une explication quelconque sur les frayeurs de votre femme?

Il hsita. Puis il dclara, lentement:

Jespre je souhaite quelle-mme vous lapprenne.

Je nen pus tirer davantage.

CHAPITRE IIIBAVARDAGES

Il fut dcid que je me rendrais Tell Yaminjah la semaine suivante.

MrsKelsey sinstallait dans sa maison Alwiyah et je fus heureuse de lui enlever le souci de mon rapatriement.

En attendant, je surpris une ou deux allusions relatives lexpdition Leidner. Un ami de MrsKelsey, un jeune chef descadron, pina les lvres de surprise et sexclama:

La belle Louise! Encore une des siennes!

Il se tourna vers moi:

Sachez, mademoiselle, que nous lavons surnomme la Belle Louise. Nous ne lappelons jamais autrement.

Cest donc une beaut? demandai-je.

Telle est du moins son opinion. Elle se croit une Vnus.

Voyons, soyez galant, John, repartit MrsKelsey. Vous savez pertinemment quelle nest pas la seule de cet avis. Elle a ravag bien des curs.

Vous avez peut-tre raison. Dommage quelle ait les dents un peu grandes! Je lui reconnais tout de mme une certaine sduction.

Elle a cependant bien failli vous faire perdre la tte, dclara MrsKelsey avec un sourire.

Le jeune officier rougit et avoua, quelque peu confus:

Ma foi, elle ne manque pas de charme. Quant Leidner, il adore jusquau sol quelle foule et, bien entendu, tout le reste de lexpdition est tenu de partager ladmiration du chef pour sa femme.

Combien sont-ils en tout?

Il y en a de toutes les races et de toutes les nationalits, rpondit le jeune officier. Un architecte anglais, un missionnaire franais, de Carthage, qui soccupe de relever les inscriptions anciennes. Il y a aussi missJohnson, une Anglaise, qui rince les fioles au laboratoire, et un petit bonhomme rondouillard qui soccupe de la photographie un Amricain. Et les Mercado Dieu seul sait quelle nationalit appartiennent ceux-l! Trs jeune, elle a lallure sinueuse du serpent. Ce quelle peut dtester la belle Louise! Pour finir deux jeunes gens. Un drle de mlange, mais, dans lensemble, assez sympathique. Ntes-vous point de cet avis, Pennyman?

Il interpellait un homme dge mr, assis dans un coin, qui tortillait pensivement le lacet de son lorgnon.

Pennyman sursauta et leva les yeux.

Oui, oui, trs sympathique, en effet. Du moins, chacun pris sparment. Je vous concde que Mercado est un drle de coco

Il porte une barbe si ridicule, interposa MrsKelsey.

Le major Pennyman poursuivit, feignant dignorer cette interruption.

Les deux jeunes gens sont trs aimables. LAmricain est plutt taciturne, alors que lAnglais ne cesse de bavarder. Dhabitude, cest le contraire qui a lieu. Leidner est un garon dlicieux, si modeste et si simple! Je le rpte pris individuellement, tous ces gens-l sont agrables, mais je me fais peut-tre des ides. La dernire fois que je suis all les voir, jai eu limpression quil se passait quelque chose danormal. Je ne saurais prciser, mais aucun deux ne paraissait naturel. Latmosphre tait tendue. Je ne pourrais mieux mexpliquer quen disant quils se faisaient trop de politesses.

Rougissant lgrement, car je rpugne exposer ma manire de voir, je rpliquai:

Un contact continuel, avec les mmes personnes, finit par exasprer les nerfs. Je le sais par mon sjour dans les hpitaux.

Cest juste, observa le major Kelsey. Mais nous ne sommes quau dbut de la saison et cette sorte dirritation na pas encore eu le temps de se manifester.

Une expdition ressemble en miniature notre vie de garnison, opina le major Pennyman. Elle comporte ses coteries, ses rivalits et ses jalousies.

Cette anne, il y a de nouvelles ttes parmi eux, dit le major Kelsey.

Le chef descadron compta sur ses doigts.

Attendez. Le jeune Coleman est un nouveau ainsi que Reiter. Emmott et les Mercado ne sont pas venus lan dernier. Le pre Lavigny est aussi une nouvelle recrue. Il remplace le DrByrd, qui na pu suivre lexpdition pour raison de sant. Carey est un ancien. Lui et missJohnson font partie de lquipe depuis le dbut, cest--dire depuis cinq ans.

Jai toujours cru que tous ces gens-l sentendaient merveille, observa le major Kelsey. Ils me produisaient leffet dune famille heureuse, fait assez surprenant, tant donn la nature humaine. Nest-ce pas, mademoiselle Leatheran?

Euh je ne sais jusqu quel point vous avez raison, major. Les haines dont jai t tmoin lhpital ont souvent eu pour origine des vtilles, par exemple une discussion au sujet dune thire.

Oui, une trop grande promiscuit rend les hommes mesquins, reprit le major Pennyman. Cependant, je pressens quil doit y avoir quelque chose de plus grave dans le cas qui nous occupe. Leidner est tellement doux, modeste et plein de tact quil russit toujours faire rgner la bonne entente entre les membres de son expdition. Et pourtant, lautre jour, jai remarqu une certaine contrainte Tell Yaminjah.

MrsKelsey clata de rire.

Nen discernez-vous pas la raison? Elle saute aux yeux.

Quentendez-vous par-l?

Je fais allusion, naturellement, MrsLeidner.

Allons, Mary, rflchissez un peu: cest une femme charmante et qui ne cherche noise personne.

Je ne dis pas quelle aime les querelles, mais elle les provoque!

Comment? Pourquoi?

Pourquoi? Pourquoi? Mais parce quelle sennuie. Elle nest pas elle-mme archologue, mais seulement la femme dun savant. Les dcouvertes scientifiques la laissent totalement indiffrente: elle labore elle-mme ses petites motions et prend plaisir mettre les gens dos dos.

Mary, vous parlez sans savoir. Vous tes le jouet de votre imagination.

Pour linstant, je ne fais quimaginer, mais vous ne tarderez pas constater que jai raison. Ce nest pas pour des prunes que la belle Louise ressemble Mona Lisa. Elle na peut-tre pas de mauvaises intentions; nempche quelle savoure davance le rsultat de ses intrigues.

Elle aime beaucoup son mari.

Oh! bien sr. Il nest nullement question de liaisons vulgaires, mais la belle Louise est une grande coquette.

Ah! les femmes! Comme elles sont tendres les unes pour les autres!

Vous voulez dire comme des chattes qui se griffent, mais sachez que nous nous trompons rarement dans nos jugements sur les autres femmes.

Le major Pennyman pronona, dun ton pensif:

Supposez que les prsomptions peu charitables de MrsKelsey soient fondes, je ne pense pas que cela suffise expliquer cette atmosphre dhostilit

Javais limpression nette que lorage allait clater dune minute lautre.

Npouvantez pas missAmy, observa MrsKelsey. Elle doit partir dans trois jours pour Tell Yaminjah. Vous allez lui donner des cauchemars.

Il en faut plus que cela pour meffrayer, rpliquai-je en riant.

Toutefois, je mditai longuement sur les propos que je venais dentendre et les tranges paroles du PrLeidner: Elle se sentirait plus en sret, me poursuivirent jusque dans mon sommeil. Les terreurs secrtes de sa femme ragissaient-elles mystrieusement sur les autres membres de lexpdition? Ou bien tait-ce langoisse pesant sur le groupe qui affectait ce point le systme nerveux de cette femme?

Pour linstant, le mieux pour moi tait dattendre.

CHAPITRE IVMON ARRIVE HASSANIEH

Trois jours plus tard, je quittais Bagdad.

Je laissai MrsKelsey et son bb avec bien des regrets. Lenfant se portait admirablement et devenait adorable. Le major Kelsey maccompagna la gare pour me faire ses adieux. Je devais arriver le lendemain matin Kirkouk, o quelquun viendrait ma rencontre.

Je passai une mauvaise nuit. Je ne dors jamais bien dans le train. Des cauchemars troublrent mon sommeil.

Le lendemain matin, cependant, quand je regardai par la fentre du compartiment, il faisait un temps splendide et je sentis natre en moi une certaine curiosit au sujet du milieu o jallais pntrer.

Debout sur le quai, hsitante, je jetais les yeux autour de moi, lorsque je vis un homme savancer de mon ct. Le visage rond et poupin, il rappelait tonnamment un personnage sortant dun roman de P.-G. Wodehouse.

Ah! bonjour, mademoiselle? Est-ce bien missLeatheran que jai le plaisir de parler? Ah! je devine que oui. Ha! ha! je me nomme Coleman. Le PrLeidner ma envoy votre rencontre. Avez-vous fait bon voyage? Quel long et fastidieux trajet! Ah! si je connais ces trains! Enfin, vous y voici. Avez-vous djeun? Cest votre sac de voyage? la bonne heure, vous ne vous encombrez pas de bagages. Ce nest pas comme MrsLeidner! Il lui faut quatre valises et une malle, sans compter la bote chapeaux et un oreiller brevet, et ceci, et cela, et quoi encore? Vous allez me prendre pour un bavard, nest-ce pas? Allons donc rejoindre la vieille patache.

Dehors, nous attendait un vhicule que jentendis dnommer un peu plus tard la voiture de la gare. Cela tenait la fois de lomnibus, de la camionnette et un peu de lautomobile. MrColeman maida grimper tout en me recommandant de masseoir prs du chauffeur pour tre moins cahote.

Moins cahote! Je mtonne encore maintenant que tout cet assemblage htroclite ne se soit pas bris en mille morceaux. En fait de route, nous suivmes une piste remplie dornires et de trous. Oh! lOrient de mes rves! Quand jvoquai en mon esprit nos superbes routes anglaises, la nostalgie sempara de moi. MrColeman, pench en avant, me criait dans loreille Le chemin nest pas du tout mauvais, nest-ce pas? au moment o nous venions dtre soulevs de nos siges pour aller donner de la tte contre le toit de la voiture. Et il avait lair de parler le plus srieusement du monde!

Ces secousses sont excellentes pour le foie. Vous devez savoir cela, mademoiselle?

quoi bon stimuler le foie quand on risque davoir le crne ouvert? rpliquai-je dun air de mauvaise humeur.

Vous devriez voir cela aprs une bonne averse! Les freins font merveille. tout instant on a limpression de chavirer.

Je mabstins de rpondre.

Peu aprs, nous dmes traverser le fleuve, sur le bac le plus grotesque quon puisse imaginer. Je considrai comme un miracle que nous eussions gagn lautre rive sains et saufs, mais chacun trouvait la chose toute naturelle.

Il nous fallut quatre heures pour gagner Hassanieh qui, ma surprise, se rvla une grande ville, extrmement pittoresque. De lendroit o nous lapermes sur lautre rive du fleuve, elle se dressait devant nous, toute blanche et ferique, avec ses innombrables minarets. Nous dchantmes quelque peu, cependant, lorsque, une fois pass le pont, nous fmes notre entre. Partout des masures menaant ruine, des odeurs nausabondes, de la boue et de la salet.

MrColeman maccompagna chez le DrReilly o, mannona-t-il, le docteur mattendait pour djeuner.

Toujours aimable, le DrReilly me fit les honneurs de sa coquette habitation o tout resplendissait de propret. Je pris un bain dlicieux, et, aprs avoir revtu mon costume dinfirmire, je descendis tout fait repose des fatigues du voyage.

Le djeuner tant prt, le docteur nous fit passer dans la salle manger en excusant sa fille, en retard selon son habitude.

Nous venions de terminer un plat dufs la sauce lorsquelle parut. Le DrReilly me la prsenta.

Mademoiselle Amy Leatheran, voici ma fille Sheila.

Elle me serra la main, sinforma si javais fait bon voyage, lana son chapeau sur une chaise, salua froidement MrColeman et prit place table.

Eh bien! Bill? Comment a va?

Jobservai la jeune fille tandis que MrColeman lui parlait de diffrents amis qui devaient les rencontrer au club.

Je ne saurais affirmer quelle me plut beaucoup: je la jugeai un peu trop ddaigneuse, mon got. Primesautire et plutt jolie, elle avait les cheveux noirs et les yeux bleus, le teint ple et les lvres peintes. Son parler froid et sarcastique magaait. Je me souviens davoir eu sous mes ordres une novice qui lui ressemblait: son travail me donnait satisfaction, mais ses manires mhorripilaient.

Je crus deviner que MrColeman en tait entich. Il bafouillait un peu et sa conversation devint encore plus stupide quauparavant, si toutefois la chose tait possible! Il me produisit leffet dun molosse qui agite la queue et essaie de plaire.

Aprs djeuner, le DrReilly nous quitta pour se rendre lhpital. MrColeman sabsenta pour faire quelques emplettes en ville. MissReilly me demanda si je prfrerais rester la maison ou sortir. MrColeman ne reviendrait me chercher que dans une heure.

Quy a-t-il dintressant voir?

Il y a certains coins assez pittoresques, rpondit-elle, mais je ne sais si vous prendrez plaisir les visiter, car la crasse sy tale partout.

Le ton de cette remarque mirrita. Je ne puis, en effet, admettre que le pittoresque excuse la salet.

Enfin, elle me conduisit son club, trs agrablement situ et do lon avait une vue admirable sur le fleuve; je trouvai l les derniers journaux et magazines anglais.

Quand nous rentrmes la maison, MrColeman ntait pas encore de retour. En attendant, nous nous assmes pour bavarder, mais une certaine gne pesait sur nous.

Elle me demanda si javais dj vu MrsLeidner.

Non, lui rpondis-je, je ne connais que son mari.

Je serais curieuse de savoir quelle sera votre opinion sur cette personne?

Devant mon silence, elle poursuivit.

Jaime beaucoup le DrLeidner. Chacun le trouve sympathique.

En dautres termes, pensai-je part moi, tu dtestes sa femme. Je crus bon de continuer me taire et elle me posa brle-pourpoint cette question:

Que peut-elle bien avoir? Le DrLeidner vous la-t-il dit?

Je nallais tout de mme pas mdire dune malade qui je navais mme pas t prsente! Je rpliquai donc, vaguement:

Je crois savoir quelle est dprime et que son tat ncessite beaucoup de soins.

Elle clata dun rire mauvais.

Bont divine! Na-t-elle pas assez de neuf personnes pour soccuper delle?

Chacune doit avoir sa part de travail remplir.

Sa part de travail? Bien sr, mais nempche que Louise passe avant tout et elle sait parfaitement se rendre intressante.

Non, dcidment, ma fille, tu ne laimes pas, me dis-je.

Je ne vois tout de mme pas pourquoi elle a besoin dune infirmire professionnelle, poursuivit missReilly. Selon moi, une dame de compagnie ferait mieux laffaire quune nurse qui lui fourrera le thermomtre dans la bouche, lui ttera le pouls et finira par constater quelle na rien du tout.

Sans aucun conteste, elle venait, cette fois, dveiller ma curiosit.

Alors, vous ne la croyez pas malade?

Mais non! Elle na rien. Cette femme est forte comme un buf. Ah! elle sait se faire plaindre! Cette pauvre Louise na pas dormi de la nuit! Elle a des cernes sous les yeux! Oui, tracs au crayon bleu! Tout pour attirer lattention, pour que les gens sapitoient sur sa sant.

Il devait y avoir du vrai l-dedans. Comme toutes les infirmires, jai eu affaire des hypocondriaques dont la seule joie tait de mettre toute la maisonne sur pied pour se faire soigner. Si jamais un mdecin ou une infirmire savisaient de leur dire: Mais, voyons, vous ne souffrez pas du tout! dabord, elles ne le croyaient pas et manifestaient une indignation non feinte.

MrsLeidner entrait peut-tre dans cette catgorie de malades imaginaires et le mari tait, cela va de soi, le premier dup. Jai remarqu que les maris, en gnral, tmoignent dune crdulit inoue ds quil sagit de la sant de leur femme. Toutefois, les paroles de missReilly ne cadraient pas avec lexpression en scurit prononce par le PrLeidner et qui me trottait toujours par lesprit.

Y songeant en cet instant mme, je demandai:

MrsLeidner est-elle dun temprament timide? Seffraye-t-elle de vivre si loin de tout?

De quoi aurait-elle peur? Elles sont dix personnes dans la maison et montent la garde tour de rle pour surveiller leurs antiquits. Oh! non, ce nest pas une femme timide du moins

Elle sembla frappe par une pense soudaine et sinterrompit, pour reprendre quelques instants aprs:

Votre question mtonne.

Pourquoi?

Le lieutenant aviateur Jervis et mot sommes alls jusque-l lautre matin. Les membres de lexpdition travaillaient dj aux fouilles. MrsLeidner, assise une petite table, crivait une lettre. Sans doute ne nous entendit-elle pas venir et le domestique indigne charg dintroduire les visiteurs ne se trouvait pas l, en sorte que nous entrmes directement dans la vranda. Elle vit lombre du lieutenant Jervis projete sur le mur et se mit hurler. Elle se confondit en excuses, allguant quelle avait cru voir un inconnu pntrer chez elle. Bizarre, nest-ce pas? Je veux dire par-l, que mme si elle stait figur avoir affaire un tranger, pourquoi saffoler ainsi?

Japprouvai dun signe de tte.

MissReilly se tut quelques secondes, puis clata:

Je ne sais ce qui hante lesprit de tous ces gens-l, cette anne! Ils ont la frousse. MissJohnson prend un air renfrogn et ne desserre plus les dents; David ne parle que quand il ne peut faire autrement. Pour ce qui est de Bill, cest un vrai moulin paroles et son bavardage contraste avec le mutisme des autres. Carey se comporte comme sil craignait tout instant de tomber dans un pige. Et tous spient comme si comme si Je ne sais pas au juste ce quil y a, mais tout cela me parat drle.

Il me semblait trange, en effet, que deux personnes aussi dissemblables que missReilly et le major Pennyman eussent prouv la mme impression.

ce moment prcis, MrColeman arriva en trombe.

Si sa langue avait pendu hors de sa bouche et quil se ft trmouss de joie notre vue, je nen eusse pas t surprise.

Ah! me revoici, mesdemoiselles. Jai fait toutes les commissions: si quelquun prtend sen acquitter mieux que moi, quil se prsente! Avez-vous montr missLeatheran les beauts de la ville?

Oui, mais elles ne lont gure impressionne, observa missReilly.

Je ne len blme point, dclara MrColeman en riant. Jamais, je nai vu un tel amoncellement de ruines.

Ah! vous ntes gure amoureux des chefs-duvre de lantiquit, nest-ce pas, Bill? Pourquoi donc avez-vous embrass la carrire darchologue?

Ne men veuillez pas. La faute en revient mon tuteur. Cest un savant, un vrai rat de bibliothque qui passe son temps en pantoufles bouquiner. Il est scandalis davoir un pupille de ma trempe!

Vous tes ridicule de vous tre laiss imposer une profession pour laquelle vous navez aucun got, gourmanda Sheila Reilly.

Erreur! On ne me la pas impose du tout. Le vieux ma demand si je me sentais attir vers une profession quelconque. Je lui rpondis que non, alors il a pris ses dispositions pour menvoyer passer une saison ici.

Vous ne savez vraiment pas ce que vous voulez faire dans la vie? Il est pourtant ncessaire davoir un but.

Oh! jai mon ide et la voici: je voudrais envoyer promener tout travail, rouler sur lor et faire des courses dauto.

Quelle sottise! sexclama missReilly, lair furieuse.

Je me rends compte de labsurdit de mes aspirations, rpondit gaiement MrColeman. Mais si je dois mastreindre une tche quelconque, peu importe le genre de travail, pourvu que je ne sois pas enferm toute la journe dans un bureau. En outre, jtais ravi de voyager. Cest bien, ai-je dit mon tuteur, jaccepte. Et me voici.

Et vous devez rendre de pitres services l-bas.

L, vous vous trompez grossirement, chre amie. Il ny en a pas un comme moi pour crier YAllah lorsquon a dterr une curiosit quelconque! De plus, je ne suis pas mauvais en dessin. Au collge, ma spcialit consistait imiter les critures. Jaurais fait un faussaire de premier ordre. Dailleurs, il nest jamais trop tard pour bien faire. Si jamais un de ces jours je vous clabousse avec ma Rolls-Royce au moment o vous attendrez lautobus, vous saurez que jai russi dans cette nouvelle carrire.

MissReilly dit froidement:

Ne feriez-vous pas mieux de vous mettre en route plutt que de bavarder de la sorte?

la bonne heure! Voil au moins de lhospitalit, nest-ce pas, mademoiselle Leatheran?

Je suis sre que missLeatheran est presse darriver destination?

Vous tes sre de tout, chre amie.

Tel tait, dailleurs, mon avis. Cette gamine ne doutait de rien.

Il serait peut-tre temps de partir, monsieur Coleman, dis-je.

Qu cela ne tienne, mademoiselle. Je suis prt.

Je serrai la main de missReilly et la remerciai, puis nous nous mmes en route.

Trs jolie, la fille du DrReilly, nest-ce pas, mademoiselle, mais ce quelle aime taquiner les gens!

Nous traversmes la ville en auto et empruntmes une sorte de piste entre des champs de culture marachre, cahoteuse et pleine dornires.

Au bout dune demi-heure, MrColeman me dsigna du doigt une petite butte auprs du fleuve et annona:

Tell Yaminjah.

Je distinguai de minuscules formes noires qui allaient et venaient comme des fourmis.

ce mme instant, tous descendirent en courant le long de la pente.

Encore une journe de finie! dit MrColeman. On lve la sance une heure avant le coucher du soleil.

La maison tait situe quelque distance du fleuve.

Le chauffeur tourna angle droit et passa sous une vote trs troite; nous tions arrivs.

Les diffrents corps de btiments entouraient une vaste cour rectangulaire. lorigine, la maison occupait le ct sud de cette cour avec quelques appentis lest. Lexpdition avait continu btir sur les autres cts. tant donn limportance que prsentera, au cours de ce rcit, la disposition des lieux, je crois devoir reproduire ici un plan sommaire de la demeure habite par les membres de lexpdition.

Toutes les pices souvraient sur la cour ainsi que toutes les fentres, lexception des pices du btiment sud; celles-ci avaient galement des fentres donnant sur la campagne, et munies de barreaux de fer. langle sud-ouest, un escalier donnait accs un long toit en terrasse garni dune balustrade sur toute la partie mridionale lgrement plus leve que le reste de la construction.

MrColeman me fit longer la partie est de la cour jusqu un grand porche qui occupait le centre de la partie sud. Il poussa une porte droite et nous pntrmes dans une pice o plusieurs personnes taient assises autour dune-table.

Bonjour la compagnie! Je vous prsente Sarah Camp!

La dame place la tte de la table se leva et vint me saluer.

Pour la premire fois, je vis Louise Leidner.

CHAPITRE VTELL YAMINJAHJe nhsite pas avouer que la vue de MrsLeidner me causa une violente surprise. On finit par simaginer le physique dune personne force dentendre parler delle. Je mtais fourr dans la tte que MrsLeidner tait une femme brune lair revche, toujours bout de nerfs. Je mattendais galement la trouver euh disons le mot quelque peu vulgaire.

Elle ne rpondait nullement au portrait que je mtais trac delle. Tout dabord, je vis devant moi une femme trs blonde, de cette beaut blonde et dlicate des Scandinaves. Elle ntait pas sudoise comme son mari, mais elle aurait pu facilement passer pour sa compatriote. Elle ntait plus de la premire jeunesse; je lui donnai entre trente et quarante ans; quelques fils gris se mlaient ses cheveux blonds.

Ses grands yeux, lgrement cerns, prsentaient une nuance dun pur violet que je nai jamais remarqu chez dautres personnes. Mince et fragile, elle avait un air las tout en paraissant pleine dnergie, ce qui constitue un paradoxe; mais telle est limpression quelle me causa. Je fus galement convaincue que javais affaire une femme distingue jusquau bout des ongles, phnomne qui, notre poque, ne court pas les rues.

Elle me tendit la main en souriant. Sa voix, basse et douce, trahissait un lger accent amricain.

Je suis heureuse de vous voir, mademoiselle. Voulez-vous prendre le th? Ou dsirez-vous tout dabord aller votre chambre?

Joptai pour le th et elle me prsenta les autres convives.

Voici missJohnson et MrReiter, MmeMercado, MrEmmott, le pre Lavigny. Mon mari sera ici dans quelques instants. Veuillez vous asseoir entre le pre Lavigny et missJohnson.

Jobis et missJohnson mentreprit sur mon long voyage.

Cette personne me plut tout de suite. Elle me rappelait une infirmire en chef que nous admirions toutes et pour qui nous travaillions avec beaucoup de zle.

Elle approchait de la cinquantaine, affectait des manires plutt masculines, avait des cheveux gris coups court et une voix rude assez agrable. Son visage aux traits irrguliers tait agrment dun nez comiquement retrouss quelle frottait chaque fois quelle prouvait une contrarit ou un tracas. Elle portait un tailleur de tweed gris. Bientt, elle mapprit quelle tait originaire du comt dYork.

Le pre Lavigny mintimida quelque peu. De haute stature, il avait une longue barbe noire et des lorgnons. MrsKelsey mavait parl dun moine franais qui vivait Tell Yaminjah; je constatai, en effet, que le pre Lavigny tait vtu dune robe monacale de laine blanche. Ce qui ne laissa pas de me surprendre, car javais toujours cru que les moines senfermaient dans des monastres pour ne plus jamais en sortir.

La plupart du temps, MrsLeidner sadressait lui en franais, mais il me parlait dans un anglais assez correct. Son regard fin et observateur allait dun visage lautre.

En face de moi se trouvaient les trois autres personnes. MrReiter tait un gros blond lunettes, avec des cheveux longs et boucls et des yeux bleus et ronds. Jadis, il avait d tre un joli bb, mais il nen restait gure de traces pour linstant. En ralit, il ressemblait un goret. Lautre jeune homme avait les cheveux coups ras, un long visage, de trs belles dents et un sourire des plus aimables. Mais il parlait peu, rpondait par signes de tte ou par monosyllabes. Tel MrReiter, il tait amricain. Venait enfin MmeMercado. Je ne pouvais lobserver mon aise: chaque fois que je regardais de son ct, elle me dvisageait dun air arrogant qui, pour le moins, me dconcertait. Je lui faisais leffet dune bte curieuse: manque total dducation!

Tout fait jeune, elle ne dpassait srement pas vingt-cinq ans. Brune, lallure furtive, elle tait jolie, mais, comme disait ma mre, elle avait reu une lgre couche de goudron. Elle arborait un tricot rouge vif et le vernis de ses ongles tait assorti cette couleur. Elle avait une tte doiseau inquiet avec de grands yeux et une bouche aux lvres pinces et souponneuses.

Le th me parut excellent: un mlange agrable et fort qui contrastait avec le faible th de Chine de MrsKelsey, dont le got me mettait chaque fois une dure preuve.

Il y avait des rties, de la confiture, des petits gteaux secs et une tarte. MrEmmott me combla dattentions. Cet homme discret ne manquait jamais de me passer les friandises chaque fois que mon assiette tait vide.

MrColeman avait pris place de lautre ct de missJohnson et, selon sa coutume, il ne cessait de bavarder.

MrsLeidner poussa un soupir et jeta un coup dil las dans sa direction, mais il ne se tut pas pour autant. Le fait que MmeMercado, avec qui il avait li conversation, soccupait trop de ma prsence pour rpondre de faon prcise ses questions, naffecta pas davantage cet cervel.

la fin du goter, le PrLeidner et M.Mercado arrivrent des fouilles. Le professeur, toujours bienveillant, vint me saluer. Je remarquai que son regard inquiet se porta vivement vers sa femme et il parut soulag de la voir si calme. Il alla sasseoir lautre bout de la table et M.Mercado prit la chaise vacante auprs de MrsLeidner. Celui-ci tait un homme grand et mince, mlancolique, au teint maladif et la barbe flottante, beaucoup plus g que son pouse. Son arrive me dbarrassa de la curiosit insolite de MmeMercado, qui reporta toute son attention vers lui et lobserva avec une nervosit qui me parut pour le moins bizarre. Il remuait son th dun air rveur. Une tranche de gteau demeurait intacte sur son assiette.

Il restait encore une place inoccupe. Bientt la porte souvrit et un homme entra.

Ds que mes yeux se portrent sur Richard Carey, jeus limpression de me trouver en prsence dun des plus beaux spcimens dhommes quil met t donn de contempler et pourtant je me demande si je ntais pas le jouet dune illusion. Dire quun homme est beau et affirmer en mme temps quil a une tte de mort est une flagrante contradiction. On et dit que la peau de son visage tait tendue craquer sur les os mais des os dun model trs esthtique. Le contour de la mchoire, des tempes et du front tait si finement dessin que lensemble voquait en mon esprit une figure de bronze. Dans cette face brune et macie brillaient deux yeux dun bleu intense. Cet homme mesurait six pieds de haut et pouvait approcher de la quarantaine.

Mademoiselle Leatheran, je vous prsente MrCarey, notre architecte, dit le DrLeidner.

Il murmura quelques mots dune voix douce et agrable et vint sasseoir ct de MmeMercado.

Je crains que le th ne soit un peu froid, monsieur Carey, observa MrsLeidner.

Ne vous inquitez pas, madame. Cest ma faute si jarrive en retard. Je voulais absolument finir de relever le plan de ces murs.

De la confiture, monsieur Carey? demanda MmeMercado.

MrReiter avana lassiette de rties.

Alors me revint lesprit la rflexion de MrPennyman: Je ne pourrais mieux mexprimer quen disant quils changeaient, entre eux, trop de politesses.

Oui, leur attitude exagrment courtoise, dcelait, en effet, quelque chose dtrange.

Ntaient-ils pas, vraiment, un peu trop manirs?

On et dit une runion dinconnus plutt que de gens qui certains dentre eux, du moins se connaissaient depuis plusieurs annes.

CHAPITRE VIPREMIRE SOIRE

Aprs le th, MrsLeidner me conduisit ma chambre.

Je crois devoir donner ici un bref aperu de la disposition des lieux, du reste fort simple, comme on pourra le constater en consultant le plan ci-aprs.

De chaque ct de la vranda souvrait une porte. Celle de droite donnait accs la salle manger o nous venions de prendre le th, lautre, en face, une pice similaire que jappellerai la salle commune, qui nous servait la fois de salon et de salle de travail. On y faisait du dessin, et on y recollait les pices de poterie dlicates et fragiles. De cette salle commune, on passait dans la salle des antiquits, o, sur des rayons, dans des casiers ou sur des bancs et des tables, taient rassembles toutes les trouvailles provenant des fouilles. Cette pice navait dautre issue que la salle commune.

La pice contigu tait la chambre coucher de MrsLeidner, dans laquelle on pntrait par une porte donnant sur la cour. Ainsi que toutes les pices situes du ct sud, celle-ci avait deux fentres grillages prenant vue sur les champs. Faisant suite la chambre de MrsLeidner, sur le ct est de la construction, se trouvait celle de MrLeidner, sans communication directe avec celle de sa femme. Immdiatement aprs venait la chambre qui mtait destine, puis celle de missJohnson et celles de Mr et MmeMercado, suivies de deux prtendues salles de bains.

Un jour que je me servais de ce terme devant le DrReilly, celui-ci sesclaffa en disant quune salle de bains tait une salle de bains ou nen tait pas une! Toutefois, lorsquon est habitu la robinetterie et la plomberie modernes, on stonne dentendre appeler salles de bains deux rduits boueux, pourvus chacun dun tub en fer-blanc o lon apportait une eau bourbeuse dans de vieux bidons ptrole!

Ce ct de la construction avait t ajout par le DrLeidner la maison arabe originale. Les chambres coucher se ressemblaient toutes et avaient une porte et une fentre donnant sur la cour.

La partie nord comprenait le bureau des architectes, le laboratoire et les ateliers de photographie.

La disposition des pices tait sensiblement la mme de lautre ct de la vranda.

De la salle manger on pntrait dans le bureau o lon conservait les archives, dressait les catalogues et effectuait les travaux de dactylographie. La chambre du pre Lavigny faisait pendant celle de MrsLeidner; on lui avait rserv une des deux grandes chambres coucher parce quelle lui tenait galement lieu de bureau pour dchiffrer les tablettes.

Dans ce mme angle montait lescalier conduisant la terrasse. louest tait dabord la cuisine, puis quatre petites pices occupes par les jeunes gens: Carey, Emmott, Reiter et Coleman.

langle nord-ouest se trouvaient latelier de photographie et la chambre noire communiquant ensemble, puis venait le laboratoire.

Au milieu de la faade nord, souvrait lunique entre: une grande vote sous laquelle nous avions pass. lextrieur, on voyait les btiments o logeaient les serviteurs indignes, le poste de garde pour les soldats, et les curies. La salle de dessin des architectes occupait, droite de lentre, la majeure partie du ct nord.

Je me suis tendue un peu longuement sur le plan gnral de la maison pour ne pas avoir y revenir dans la suite de ce rcit.

Comme je lai dj dit, MrsLeidner me fit elle-mme visiter les lieux et minstalla enfin dans ma chambre en mexprimant lespoir que jy trouverais toutes commodits voulues.

Les meubles: un lit, une commode, une table de toilette et un fauteuil, quoique simples, taient daspect agrable.

Les domestiques vous apporteront de leau chaude avant le djeuner et le dner et, cela va de soi, chaque matin. Si vous en dsirez toute heure de la journe, sortez dans la cour, frappez mains et quand vous verrez apparatre le boy, dites-lui: Jim mai har.. Croyez-vous pouvoir vous en souvenir?

Je rpondis dans laffirmative et rptai cette phrase avec quelque hsitation.

Trs bien. Mais noubliez pas de crier: les Arabes ne comprennent pas lorsquon leur parle sur le ton ordinaire.

Cette question des langues est trs bizarre, observai-je. Je me demande pourquoi il y en a tant.

MrsLeidner sourit.

En Palestine, il existe une glise o le Pater est crit en quatre-vingt-dix langues diffrentes.

Eh bien! il faut que je fasse part ma vieille tante de cette particularit qui lintressera fort.

MrsLeidner toucha distraitement le pot eau et la cuvette, puis dplaa de quelques centimtres le porte-savon.

Je me plais croire que vous serez bien ici et que vous ne vous ennuierez pas trop.

Je mennuie trs rarement, dclarai-je. La vie est trop brve.

Sans rpondre, elle continua, dun air absent, dplacer les objets sur la table de toilette.

Soudain, elle me regarda fixement de ses yeux violet fonc.

Que vous a dit exactement mon mari, nurse?

Dans notre profession on rpond peu prs toujours de la mme manire des questions de ce genre.

Jai cru comprendre que vous tiez lgrement dprime, madame Leidner, dclarai-je dun air naturel, et quil vous fallait quelquun pour vous tenir compagnie et vous dcharger de tous soucis.

Pensive, elle inclina la tte.

En effet, votre prsence me soulagera normment.

Cette rplique me sembla plutt nigmatique, mais je ne tenais point approfondir les choses.

Je compte bien que vous me confierez tous les devoirs que comporte la conduite de cette maison et que vous ne me laisserez pas oisive.

Elle me gratifia dun sourire.

Merci, nurse.

Alors, elle sassit sur le lit et, ma grande surprise, se mit me poser toutes sortes de questions. Je rpte ma grande surprise car ds linstant o mes yeux staient poss sur elle javais t convaincue que MrsLeidner tait une grande dame. Or, mon avis, une personne distingue sabstient en gnral dinterroger les gens sur leurs affaires prives.

Cependant MrsLeidner voulut connatre quantit de dtails me concernant: o javais fait mon stage, sa dure; la raison qui mamenait en Orient, comment il se faisait que le DrReilly mait recommande son mari. Si javais vcu en Amrique, ou si jy avais de la famille. Elle me posa encore deux ou trois autres questions qui, sur le moment, me parurent insignifiantes, mais dont je devais dcouvrir plus tard toute la porte.

Soudain, elle changea dattitude, son visage spanouit en un sourire ensoleill. Dune voix douce, elle massura quelle se flicitait de ma venue, persuade que je lui apporterais un immense rconfort.

Se levant, elle ajouta:

Vous plairait-il de monter sur la terrasse pour admirer le coucher du soleil? Ce spectacle est dordinaire merveilleux cette heure du jour.

Jacceptai volontiers. Comme nous sortions de ma chambre, elle me demanda:

Y avait-il beaucoup de monde dans le train de Bagdad? Des hommes?

Je rpondis navoir remarqu personne en particulier, lexception de deux Franais aperus la veille au wagon-restaurant et un groupe de trois hommes qui, daprs ce que je surpris de leur conversation, soccupaient du Pipe-Line.

Elle hocha la tte et un lger soupir de soulagement sortit de ses lvres.

Ensemble nous montmes la terrasse.

MmeMercado sy trouvait dj, assise sur la balustrade, et le DrLeidner, pench sur des pierres et des fragments de poterie, admirait ses trouvailles. Il y avait l de gros cailloux quil dsignait sous le nom de meules main, des pilons, des haches et autres instruments en pierre, des morceaux de vases, orns des plus tranges dessins que jai jamais vus.

Venez donc par ici! scria MmeMercado. Nest-ce pas magnifique?

Le coucher de soleil tait en effet de toute beaut. Dans le lointain, Hassanieh, derrire laquelle senfonait lastre du jour, prenait un aspect ferique, et le Tigre, coulant entre ses deux larges rives, paraissait un fleuve de rve.

Quel joli tableau, nest-ce pas, ric? dit MrsLeidner.

Le docteur releva la tte et regarda, les yeux dans le vague, puis murmura dun ton dtach: Oui, trs joli, trs joli, et se remit classer ses tessons.

MrsLeidner sourit en disant:

Les archologues ne sintressent qu ce qui se trouve sous leurs pieds. Pour eux, le ciel nexiste pas.

MmeMercado ricana:

Oh! ce sont des tres bizarres. Vous ne tarderez pas vous en apercevoir, mademoiselle Leatheran.

Aprs une lgre pause, elle ajouta:

Nous sommes tous trs heureux de votre prsence parmi nous. Ltat de notre chre MrsLeidner nous causait tant de soucis!

Pas possible! sexclama MrsLeidner dun ton peu encourageant.

Mais si! Elle est vraiment malade, nurse, et plus dune fois elle nous a effrays. Chacun disait: Oh! ce nest quune question de nerfs! Eh bien! moi, je prtends que les nerfs vous font abominablement souffrir. Ne sont-ils pas le centre de notre organisme, nurse?

Cajoleuse, va! pensai-je en moi-mme.

MrsLeidner repartit dune voix sche:

Dsormais, inutile de vous tracasser mon sujet. Nurse prendra soin de moi.

Je my emploierai de mon mieux, mempressai-je de rpondre.

Je suis persuade que bientt nous constaterons de bienfaisants rsultats, nona MmeMercado. Tous nous tions davis quelle consultt un mdecin ou quelle ft quelque chose, nimporte quoi. Son systme nerveux a subi un rude assaut, nest-ce pas, ma chre Louise?

Au point que je commenais vous agacer, observa MrsLeidner. Si nous abordions un sujet plus intressant que mes propres misres?

cet instant je compris que MrsLeidner appartenait ce genre de femmes qui excellent se crer des ennemis. Sa voix contenait une certaine arrogance froide je serais la dernire lui en faire un reproche qui amena un flux de sang aux joues, dordinaire ples, de MmeMercado. Elle marmotta quelques paroles inintelligibles, mais MrsLeidner stait leve pour rejoindre son mari lautre bout de la terrasse. Sans doute ne lentendit-il pas venir, car, lorsquelle lui posa la main sur lpaule, il leva vivement vers elle un regard interrogateur.

MrsLeidner rpondit dun signe de tte, puis, le prenant par le bras, elle le conduisit jusqu lescalier et tous deux descendirent ensemble.

Il est plein dattention pour sa femme, nest-ce pas? observa MmeMercado.

Oui, rpondis-je, cela fait plaisir voir.

Elle me lana un regard inquisiteur.

votre avis, de quoi souffre-t-elle, nurse? demanda-t-elle, baissant un peu la voix.

Oh! elle na rien de grave un peu de dpression nerveuse, ce me semble.

Son regard insistant se vrilla sur mon visage, comme tout lheure pendant le th.

Soignez-vous spcialement les gens atteints de maladies nerveuses?

Nullement. Pourquoi cette question?

Aprs un moment de silence, elle me demanda:

Savez-vous quel point cette femme est anormale? Le DrLeidner ne vous a donc pas mis au courant?

Je dteste les commrages au sujet de mes malades. Dautre part, je sais par exprience combien il est difficile darracher la vrit aux proches et, tant quon ignore la nature du mal, on ttonne sans rsultats. videmment, lorsquun mdecin suit le malade, il en va tout autrement. Lui-mme vous donne toutes les indications voulues, mais aucun praticien ne soccupait de MrsLeidner. Le DrReilly navait pas t consult professionnellement et je naurais pu affirmer que le DrLeidner mavait rvl tout ce quil savait sur le compte de sa femme. Habituellement le mari se montre rticent sur ces questions et on ne peut que len fliciter. Cependant, mieux informe, jeusse pu agir en connaissance de cause et au mieux de la sant de ma patiente. MmeMercado, cette petite langue de vipre, mourait denvie de parler. De mon ct, tant au point de vue humain quau point de vue professionnel, je dsirais entendre ce quelle avait raconter. Accusez-moi, si bon vous semble, de simple curiosit.

Il parat, lui dis-je, que MrsLeidner na pas t tout fait normale ces temps derniers?

Normale? ricana-t-elle. Ah! non. Elle a failli nous faire mourir de peur. Une nuit elle entendait des doigts frapper sa fentre, puis ce fut une main sans bras. Une autre fois elle affirma quune face jaune scrasait contre sa vitre et que, stant prcipite la fentre, elle ne vit plus rien. Ny a-t-il pas l de quoi avoir la chair de poule?

Peut-tre quelquun veut-il lui jouer des farces?

Oh! non. Tout cela sort de son imagination. Tenez, il y a seulement trois jours, lheure du dner, les gosses du village, un kilomtre dici, samusaient tirer des ptards. Bondissant de sa chaise, elle poussa des cris de folle, nous glacer le sang. Alors, le DrLeidner se prcipita vers elle et se comporta de faon ridicule Ce nest rien, chrie, ne cessait-il de rpter. Selon moi, nurse, certains hommes ne font quencourager les femmes dans des crises dhystrie. Ils ont tort, car on ne doit pas favoriser ces hallucinations.

videmment, sil ne sagit que dhallucinations.

Que voulez-vous que ce soit?

Incapable de donner une rponse, je gardai le silence. Ces incidents ne laissaient pas de me troubler. Je passe volontiers sur les cris pousss par MrsLeidner en entendant les coups de ptard, mais cette histoire de figure et de main spectrale me parut bien trange. De deux choses lune: ou bien MrsLeidner lavait invente de toutes pices tout comme un enfant dbite des mensonges pour se rendre intressant, ou bien, ainsi que jy avais dabord song, il sagissait l dune sinistre plaisanterie, telle quun joyeux drille dnu dimagination, comme le jeune Coleman, pouvait en forger. Je rsolus donc de le surveiller de prs. Un de ces tours dmoniaques peuvent conduire une personne nerveuse la folie.

Ne lui trouvez-vous pas des allures trs romanesques, nurse? me demanda MmeMercado. Pareille femme est voue toutes les aventures!

Lui en est-il dj arriv beaucoup?

Son premier mari a t tu la guerre, alors quelle avait seulement vingt ans. Nest-ce pas l un dbut des plus pathtiques, nurse?

Gardons-nous bien de confondre une oie avec un cygne, rpliquai-je dun ton sec.

Oh! mademoiselle, quelle extraordinaire remarque!

En tout cas, elle est des plus exactes. Que de femmes soupirent: Ah! si Pierre, Paul ou Jacques taient seulement revenus! Quant moi, je ne puis mempcher de songer que ces jeunes hommes seraient prsent des maris dge mr, prosaques et bedonnants, au caractre bougon.

Comme la nuit tombait, je proposai MmeMercado de descendre. Celle-ci acquiesa et moffrit de me faire visiter le laboratoire.

Mon mari y sera, en train de travailler, ajouta-t-elle.

Elle me conduisit dans une pice claire par une lampe, mais il ny avait personne. MmeMercado me montra des appareils o des ornements de cuivre taient soumis un traitement chimique, et aussi des ossements recouverts dune couche de cire.

O diable peut tre Joseph? sexclama MmeMercado.

Elle jeta un coup dil dans latelier des architectes o Carey dessinait. peine sil leva les yeux notre entre, et je fus frappe par lexpression de grande fatigue sur son visage. Une ide se prsenta mon esprit: Cet homme est au bout de son rouleau; il ne saurait continuer longtemps ainsi. Et je me souvins quune autre personne avait mis la mme rflexion son sujet.

Au moment de sortir, je dtournai la tte pour lobserver une dernire fois. Pench sur son papier, les lvres serres, il voquait dune faon tonnante une tte de mort, tant les os de sa figure ressortaient. Peut-tre tait-ce simple imagination de ma part, mais il me faisait leffet dun chevalier de jadis partant pour la guerre avec la certitude de prir sur le champ de bataille.

De nouveau, je ressentis toute la force dattraction quil dgageait inconsciemment.

Nous dcouvrmes M.Mercado dans la salle commune. Il exposait un nouveau procd scientifique MrsLeidner, assise sur une chaise dossier droit, et en train de broder des fleurs sur un tissu soyeux. Derechef, je fus stupfaite par son aspect fragile et thr. On et dit une crature ferique, plutt quun tre en chair et en os.

MmeMercado cria dune voix perante et aigre:

Ah! te voil, Joseph! Nous pensions te trouver au labo.

Il sursauta, tonn et confus, comme si lentre de sa femme venait de rompre le charme. Il balbutia:

Je Il faut que je men aille prsent. Jarrive au milieu de au milieu de

Il nacheva point sa phrase et se dirigea vers la porte.

MrsLeidner lui dit, de sa voix douce et lgrement tranante:

Vous me raconterez la fin une autre fois. Cest passionnant.

Elle nous considra avec un sourire aimable, mais vasif, puis elle reprit sa broderie.

Au bout dun instant, elle pronona:

Nous avons l un bon choix de livres, nurse. Choisissez-en un et venez donc vous asseoir.

Je me dirigeai vers le rayon, MmeMercado sattarda encore une minute, puis, se retournant brusquement, sen alla. Comme elle passait devant moi, je remarquai lexpression de ses traits qui me dplut souverainement. Elle paraissait hors delle-mme.

Malgr moi, je me rappelai certains dtails auxquels MrsKelsey avait fait allusion touchant MrsLeidner. Il me rpugnait de les approfondir, car MrsLeidner minspirait une vive sympathie; toutefois, je me demandais sils ne contenaient pas une parcelle de vrit.

videmment, on ne pouvait en tenir grief MrsLeidner, mais il nempche que la chre vieille missJohnson, avec toute sa laideur, et cette chipie de MmeMercado, vulgaire au possible, ne lui arrivaient pas la cheville en matire de sduction. Et, nous autres nurses, sommes bien places pour le savoir; les hommes sont des hommes sous tous les climats.

Mercado navait rien dun don Juan, et jai tout lieu de supposer que MrsLeidner nattachait aucune importance ses galantes attentions, mais sa femme sen offusquait. Si je ne me trompe, elle prenait la chose au tragique et net pas recul, le cas chant, jouer un mauvais tour MrsLeidner.

Jobservai MrsLeidner, assise l, en train de broder ses jolies fleurs, lair si hautain et dtach de toutes contingences. Je me demandai sil convenait de lavertir. Peut-tre ignorait-elle jusquo peuvent aller la violence et la haine dchanes par la jalousie et comme il faut peu de choses pour attiser cette passion.

Puis, je me dis: Amy Leatheran, tu es une sotte! Cette femme nest pas ne dhier. Elle frise la quarantaine et doit possder une exprience suffisante de la vie.

En mon for intrieur, jen doutais cependant.

Elle semblait si pure!

Quelle sorte dexistence avait-elle pu mener? Je savais quelle avait pous le DrLeidner deux ans auparavant et, suivant les dires de MmeMercado, son premier mari tait mort voil une vingtaine dannes.

Je massis prs delle avec un livre et, au bout dun certain temps, jallai me laver les mains avant le dner. Le repas fut excellent surtout le curry, au-dessus de toute loge. Tout le monde se retira de bonne heure, ma plus grande satisfaction, car je tombais de fatigue.

Le DrLeidner maccompagna jusqu ma chambre et sinquita de savoir sil ne me manquait rien.

Il me serra chaleureusement la main et me dit dun ton aimable:

Elle vous aime beaucoup, nurse. Vous lui avez plu immdiatement. Je men flicite. Jai limpression, ds maintenant, que tout sarrangera pour le mieux.

Son enthousiasme avait quelque chose de juvnile.

De mon ct, je sentais que MrsLeidner prouvait envers moi de la sympathie et je men rjouissais.

Cependant, je ne partageais pas loptimisme du mari. Il devait ignorer certains faits, que je ne pouvais prciser, mais que je flairais dans lair.

Mon lit, bien que douillet, ne me procura pas le sommeil. Toute la nuit, je fus pourchasse par des rves. Les vers dun pome de Keats, que javais appris par cur dans mon enfance, me trottaient par la tte. Chaque fois je les rcitais mal, et cette pense mexasprait. Javais toujours dtest ce pome, sans doute parce que je dus, autrefois, lapprendre de force. Or, mon rveil, jy dcouvris une sorte de beaut.

Oh! quel mal te ronge, chevalier solitaire

Jvoquai la face ple du chevalier sous les traits de MrCarey: un visage bronz, aux traits tirs et exsangues, qui me rappelait maints jeunes hommes que, fillette, javais vus au cours de la guerre et je le plaignis. Bientt je massoupis et la Belle Dame sans Merci mapparut sous les traits de MrsLeidner. Penche sur la selle dun cheval, elle tenait la main sa broderie fleurie. Puis le coursier trbucha et le sol fut jonch dossements recouverts de cire. Je mveillai avec la chair de poule et constatai, une fois de plus, que le curry ne me russissait pas le soir.

CHAPITRE VIILHOMME LA FENTRE

Peut-tre vaut-il mieux vous avertir ds maintenant que mon rcit noffrira aucune couleur locale. Jignore tout de larchologie et javoue ma complte indiffrence pour cette question. mon sens, il est ridicule daller troubler le repos de gens et de villes disparus depuis des sicles. MrCarey navait pas tort lorsquil me reprochait de ne point possder le temprament dune archologue.

Ds le premier matin qui suivit mon arrive, MrCarey me proposa de me faire visiter le palais dont il traait les plans, suivant sa propre expression. Comment parvenait-il dresser le plan dun difice depuis longtemps en ruine? Voil qui passe mon entendement. Jacceptai son offre et, vrai dire, avec une certaine curiosit. Ce palais, parat-il, datait de trois mille ans. Quel genre de palais pouvait exister cette poque lointaine? Cette construction me rappelait-elle les photographies que javais vues du tombeau de Toutankhamon? Mais, le croiriez-vous? Il ny avait rien voir, sauf de la boue. Des murs de boue de soixante centimtres de haut. Voil tout ce qui restait du palais.

MrCarey me conduisit dans tous les coins, me donnant des tas dexplications: ici, ctait la cour dhonneur; l, des chambres; plus loin, lescalier montant ltage suprieur, o dautres pices donnaient sur la cour centrale. Et je me disais en moi mme: Comment peut-il le savoir? Mais, par politesse, je mabstins de linterroger l-dessus. Quelle dception jprouvai! Tous ces travaux dexcavation noffraient mes yeux quun talage de boue pas un morceau de marbre, ou dor, rien de beau. La maison de ma tante, Crikdewood, et laiss des vestiges plus imposants! Et dire que ces vieux Assyriens ou appelez-les comme bon vous semblera saffublaient du titre de rois!

Quand MrCarey meut montr son vieux palais, il me confia au pre Lavigny qui me fit voir le reste des fouilles. Ce pre Lavigny minspirait une certaine frayeur par le fait quil tait moine, tranger, et parlait dune voix caverneuse. Toutefois, je me plais dire quil fut aimable et courtois, mais ses explications demeurrent plutt vagues. Je commenais me demander sil se passionnait plus que moi pour larchologie?

MrsLeidner men fournit plus tard la raison: le pre Lavigny sintressait seulement aux documents crits, comme elle les appelait. Les anciens gravaient tout sur largile, se servaient de signes paens mais non dnus de sens. Il y avait mme des tablettes dcoliers, avec la leon du matre dun ct et le devoir de llve de lautre. Je reconnais que je pris plaisir tudier ces documents au demeurant trs humains, du moins mon avis. Le pre Lavigny fit avec moi le tour des excavations et me dsigna lemplacement des temples, des palais ou des rsidences prives, et mme les traces dun ancien cimetire akkadien. Il parlait dune voix saccade, lanait des bribes de renseignements, puis passait dautres sujets.

Votre prsence ici ne laisse pas de mintriguer, mademoiselle. MrsLeidner serait-elle vraiment malade? me demanda-t-il.

Pas exactement malade, rpondis-je sans trop me compromettre.

Cest une personne bizarre, une femme dangereuse, je crois!

Quentendez-vous par-l? Dangereuse? quel point de vue?

Il hocha pensivement la tte.

Cest une femme cruelle, sans cur.

Excusez-moi, monsieur. Vous vous mprenez lourdement sur son compte.

Il hocha la tte.

On voit bien que vous ne connaissez pas les femmes comme moi, rpliqua-t-il.

Cette rflexion me parut pour le moins bizarre dans la bouche dun moine. Peut-tre, aprs tout, avait-il appris bien des secrets de la part de ses pnitentes. Encore ntais-je pas trs sre que les religieux eussent lautorisation de confesser, ou si ce droit appartenait exclusivement aux prtres sculiers. Je tenais le pre Lavigny pour un moine, avec sa longue robe de bure, balayant la poussire, et son rosaire.

Si, cette femme est impitoyable. Jen suis persuad, ajouta-t-il, pensivement. Et pourtant, malgr son cur dur comme roche, elle est sujette la peur. De quoi est-elle effraye?

Tout le monde, pensai-je en moi-mme, aimerait le savoir!

Du moins, son mari doit tre fix ce sujet, si les autres ignorent tout.

Il plongea soudain ses yeux sombres dans les miens.

Latmosphre, ici, ne vous semble-t-elle pas trange? Ou bien la trouvez-vous naturelle?

Pas tout fait naturelle. Du point de vue matriel, rien dire, cependant on prouve une espce de gne.

Si vous voulez mon avis, je ne my sens pas du tout laise. ( ce moment, son accent tranger saccentua quelque peu.) Jai le sentiment quil se prpare quelque chose danormal. Le DrLeidner lui-mme nest pas dans son assiette. Des soucis le minent.

La sant de sa femme?

Peut-tre. Mais ce nest pas tout. Une sorte dinquitude flotte dans lair.

Il avait raison; linquitude rgnait partout.

Pour cette fois, la conversation sen tint l, car le DrLeidner avanait vers nous. Il me montra une tombe denfant quon venait de mettre jour. Spectacle pathtique: de minuscules ossements, un ou deux vases, et des points qui, aux dires du docteur, taient les vestiges dun collier de perles.

La vue des terrassiers me divertit beaucoup. Jamais je navais vu une telle bande dpouvantails tous dans de longs jupons en guenilles et la tte enveloppe comme sils souffraient du mal de dents. Dans leurs alles et venues pour emporter les paniers de terre, ils chantaient si du moins on peut appeler cela chanter une sorte de mlope qui nen finissait pas. Tous avaient les yeux horribles, couverts de poussire, et un ou deux semblaient aveugles. Je mapitoyais sur leur triste tat, quand le DrLeidner me dit: Voil de beaux spcimens dhumanit, quen dites-vous? Drle de monde o deux personnes places devant le mme spectacle peuvent recevoir des impressions diamtralement opposes!

Au bout dun moment, le DrLeidner annona quil rentrait la maison pour prendre une tasse de th avant le djeuner. Lui et moi fmes route ensemble et il me raconta beaucoup de choses. Lorsque jentendis ses explications, tout prit un autre aspect mes yeux. Je pus alors mimaginer les rues et les maisons telles quelles existaient autrefois dans ce pays. Il me montra des fours pain et mapprit que les Arabes, de nos jours, se servaient de fours semblables.

En arrivant la maison, nous trouvmes MrsLeidner leve. Elle paraissait en meilleur tat de sant, et le visage repos. Le th fut servi aussitt et le DrLeidner raconta sa femme ce quils avaient dcouvert dans les fouilles au cours de la matine. Il nous quitta pour reprendre son travail et MrsLeidner minvita aller examiner quelques-unes des trouvailles les plus rcentes. Jacceptai denthousiasme et elle me conduisit la salle des antiquits. De tous cts stalaient des objets htroclites, pour la plupart des vases briss, du moins ce quil me sembla, ou dautres raccommods et recolls. Tout cela, selon moi, ntait bon qu jeter aux ordures.

Mon Dieu, mon Dieu! Quel dommage quils soient tous briss! Est-ce vraiment la peine de les conserver?

Avec un lger sourire, MrsLeidner observa:

Ne dites jamais cela devant ric! Les poteries lintressent plus que tout au monde, et quelques-unes de ces pices remontent sept mille ans.

Elle mexpliqua que certaines provenaient dune tranche trs profonde. Voil des milliers dannes, plusieurs avaient t brises et recolles avec du bitume, preuve incontestable que les gens de cette poque-l tenaient autant leurs biens que ceux de nos jours.

Et maintenant, ajouta-t-elle, vous allez voir quelque chose de curieux.

Elle prit une boite sur ltagre et me montra un magnifique poignard en or dont le manche tait incrust de pierres bleu sombre.

Je poussai un cri de ravissement.

MrsLeidner se mit rire.

Tout le monde aime lor, sauf mon mari!

Pourquoi cette aversion?

Dabord, parce que ce mtal lui revient trs cher. Il faut payer aux ouvriers qui lont dcouvert le poids de cet objet en or.

Bont divine! Pour quelle raison?

Cest lusage. Dabord, pareille mesure prvient les vols. Cet objet ne les tenterait pas pour sa valeur archologique, mais pour sa valeur intrinsque. Ils le fondraient. Ainsi, grce nous, lhonntet ne leur cote rien.

Elle prit un plateau et me fit admirer une superbe coupe en or sur laquelle taient graves des ttes de bliers.

De nouveau, je mextasiai.

Nest-ce pas que cest beau? Ce joyau provient de la tombe dun prince. Nous avons dcouvert dautres tombes royales, mais elles avaient dj t pilles. Cette coupe constitue notre meilleure trouvaille. Cest un spcimen unique au monde.

Soudain, le front pliss, MrsLeidner approcha la coupe de ses yeux et, de son ongle, la gratta dlicatement.

Tiens, cest drle! Une tache de cire! Quelquun a d venir ici avec une bougie.

Elle dtacha la pellicule de cire et remit la coupe sa place.

Ensuite, elle me prsenta dtranges figurines de terre cuite, pour la plupart indcentes. Quel esprit pervers avaient ces gens-l! Quand nous regagnmes la vranda, nous y surprmes MmeMercado, assise, en train de se polir les ongles. Les doigts allongs devant ses yeux, elle admirait leffet du vernis. Pour moi, je ne trouve rien de plus odieux que ce rouge orang!

MrsLeidner avait emport, de la salle des antiquits, une dlicate soucoupe brise en plusieurs morceaux. Elle se mit en devoir den recoller les fragments. Je lobservai un instant et lui offris mes services.

Avec plaisir! Il nen manque pas raccommoder.

Elle alla chercher tout un lot de poteries brises et nous nous mmes luvre. Jattrapai trs vite le tour de main et elle me flicita de mon adresse. Une infirmire doit, avant tout, avoir des doigts agiles.

Comme tout le monde soccupe dans cette maison! sexclama MmeMercado. Jai limpression de ne servir rien ici. Je ne suis quune paresseuse!

Libre vous de rester oisive, dit MrsLeidner dun ton indiffrent.

On sattabla midi pour le djeuner. Aprs le repas, le DrLeidner et M.Mercado dcaprent quelques poteries au moyen dune solution dacide chlorhydrique. Un vase rvla une superbe coloration prune et un dessin reprsentant des cornes de taureau apparut sur un autre. Cette opration avait quelque chose de magique. La boue sche, quaucun lavage net enleve, bouillonnait et sen allait en vapeur.

MessrsCarey et Coleman retournrent aux fouilles, tandis que MrReiter se rendait latelier de photographie.

Que comptez-vous faire, Louise? demanda le DrLeidner sa femme. Sans doute vous reposer un peu?

MrsLeidner avait lhabitude de saccorder une petite sieste laprs-midi. Je lappris par la suite.

Je mtendrai pendant une heure. Ensuite, jirai faire un tour de promenade.

Bien. MissLeatheran pourra vous accompagner.

Trs volontiers, mempressai-je de rpondre.

Non, non, merci! Jaime sortir seule. Je ne veux pas que nurse se croie oblige de me suivre pas pas.

Ne croyez pas un seul instant que cela mennuie de sortir.

Franchement, je prfre sortir seule, appuya MrsLeidner dun ton premptoire. De temps autre, la solitude me plat. Elle mest mme ncessaire.

Je ninsistai pas. Cependant, tout en me rendant ma chambre, pour y faire un petit somme, je trouvai trange que MrsLeidner, toujours en proie des frayeurs nerveuses, se complt se promener seule, sans aucune protection.

Lorsque, vers trois heures et demie, je quittai ma chambre, je vis au milieu de la cour un gamin qui lavait des poteries dans une baignoire en cuivre. MrEmmott les triait au fur et mesure. Comme je mavanais vers eux, MrsLeidner rentra par la porte vote, lair plus alerte que jamais. Ses yeux brillaient; elle paraissait tout fait remonte et presque joyeuse.

Le DrLeidner sortit de son laboratoire et la rejoignit pour lui montrer un grand plat orn de cornes de taureaux.

Les couches prhistoriques sont dune richesse inoue! La saison promet. La dcouverte de cette tombe, ds le dbut de nos excavations, fut un heureux prsage. Le seul qui pourrait se plaindre est le pre Lavigny. Jusquici, nous navons gure mis de tablettes jour.

Il ne me parat pas avoir tir parti de celles que nous lui avons remises, remarqua MrsLeidner dun ton sec.

Il est peut-tre un minent pigraphiste, mais mon sens il est doubl dun remarquable paresseux. Il dort tous les aprs-midi.

Byrd nous manque, soupira le DrLeidner. Ce pre Lavigny ne me semble pas tout fait orthodoxe, bien que je ne me targue pas dtre comptent en la matire. Toutefois, une ou deux de ses traductions mont plutt surpris, pour ne pas dire davantage. Jai peine croire, par exemple, lexactitude du texte grav sur ce bloc de pierre. Bah! il doit tout de mme bien savoir.

Aprs le th, MrsLeidner me demanda sil me plairait de me promener jusquau fleuve. Peut-tre craignait-elle que son refus de me permettre de laccompagner au dbut de laprs-midi et bless mon amour-propre.

Afin de lui montrer mon caractre accommodant, je mempressai dacquiescer.

La soire tait dlicieuse. Nous traversmes des champs dorge et des vergers en fleurs et arrivmes enfin au bord du Tigre. Immdiatement notre gauche, nous vmes le chantier o les ouvriers fredonnaient toujours leur chanson monotone. Un peu notre droite, une norme roue eau, ou noria, tournait en produisant un curieux grincement qui, tout dabord, me porta sur les nerfs; mais je finis par my habituer et bientt je constatai quil exerait sur moi un effet calmant. Au-del de cette roue eau se dressait le village do venaient la plupart de nos terrassiers.

Le paysage ne manque pas de beaut, nest-ce pas? nona MrsLeidner.

Oui, il est trs reposant. On est tonn de se trouver si loin de tout.

Si loin de tout rpta MrsLeidner. En effet, ici, du moins, on sattendrait jouir dune scurit absolue.

Je lui jetai un coup dil rapide, mais je crois quelle parlait plutt elle-mme qu moi et ne se doutait nullement que ses paroles venaient de trahir sa pense.

Nous reprmes lentement le chemin de la maison.

Tout coup, MrsLeidner me serra le bras si violemment que je faillis pousser un cri de douleur.

Qui est cet homme, nurse? Et que fait-il l?

Un individu se tenait quelque distance devant nous, lendroit o le sentier tournait vers la maison. Vtu leuropenne, il se haussait sur la pointe des pieds et essayait de regarder par une des fentres.

Ensuite, il promena ses yeux autour de lui, nous aperut et aussitt se mit en marche sur le chantier dans notre direction. Les doigts de MrsLeidner se resserrrent sur mon bras.

Nurse, murmura-t-elle. Nurse!

Calmez-vous, chre madame, ce nest rien, lui dis-je dune voix rassurante.

Lhomme poursuivit son chemin et passa devant nous. Ctait un Iraquien, et lorsquelle le vit de prs, MrsLeidner me lcha avec un soupir.

Oh! ce nest quun Iraquien, dit-elle.

Nous continumes notre route. Tout en avanant, je jetai un coup dil aux fentres. Non seulement elles taient munies de barreaux, mais elles taient places trop haut pour quon pt y plonger le regard: en effet, le niveau du sol cet endroit tait plus bas qu lintrieur de la cour.

Ctait un simple curieux, observai-je.

MrsLeidner acquiesa dun signe de tte.

Nempche qu ce moment jai souponn

Elle sinterrompit.

Je pensai en moi-mme: Que souponniez-vous donc? Voil ce que jaimerais savoir. Que pouviez-vous bien souponner?

Du moins, javais acquis une certitude: elle redoutait une crature en chair et en os.

CHAPITRE VIIIALERTE NOCTURNE

Jprouve quelque difficult classer les incidents qui se droulrent au cours de ma premire semaine Tell Yaminjah.

Jugeant les choses avec un peu de recul la lumire des connaissances acquises depuis, je discerne maint dtail qui, lpoque, mavait compltement chapp.

Mais afin de donner plus dexactitude mon rcit, je crois devoir essayer de me replonger dans la mme atmosphre de doute, de malaise et de mauvais pressentiments qui menveloppait alors.

Un fait demeure certain: cette tension et cette contrainte dans lesquelles nous vivions ntaient pas leffet de notre imagination; elles taient bel et bien relles. Bill Coleman lui-mme, cet homme impassible, ne cessait dy faire allusion. Je lentendis prononcer plus dune fois:

Tous ces gens me tapent sur le systme. Sont-ils toujours aussi lugubres?

Il sadressait David Emmott, son collgue. Ce jeune Emmott minspirait assez de sympathie; son humeur taciturne navait rien de dsagrable. Son air franc et rsolu vous rassurait au milieu de ces fantoches qui passaient leur temps se suspecter mutuellement.

Non, rpondit-il MrColeman. Lanne dernire ctait tout fait diffrent.

Mais il ne stendit point sur le sujet et se garda dinsister.

Je narrive pas deviner ce quil se passe, ajouta MrColeman dun ton chagrin.

Pour toute rponse, Emmott se contenta de hausser les paules.

Jeus une conversation plutt difiante avec missJohnson. Jestimais fort cette personne capable, pratique et intelligente. De toute vidence, elle tenait le DrLeidner pour un vritable hros.

En cette occasion, elle me raconta la vie de cet homme depuis son enfance. Elle connaissait les endroits quil avait fouills et le rsultat de tous ses travaux. Je jurerais quelle aurait pu citer par cur des passages entiers de ses confrences. Elle le considrait, me dit-elle, comme le plus minent archologue de lpoque.

Et il est si simple, si dtach des choses de ce monde! Il na jamais commis le pch dorgueil. Seul un homme suprieur peut se montrer aussi modeste.

Cest bien vrai, les gens de valeur nprouvent nullement le besoin de se faire ressortir.

Et il est dun caractre si jovial! Je ne saurais vous exprimer quel point nous nous divertissions, lui, Richard Carey et moi, durant nos premiers sjours ici. Nous formions une bande si joyeuse! Richard Carey travaillait dj avec lui en Palestine. Leur amiti remonte une dizaine dannes. Quant moi, je le connais depuis sept ans.

Quel bel homme, ce MrCarey! mexclamai-je.

Oui, pas mal, rpliqua-t-elle dun ton bref.

Mais, mon gr, il est un peu trop renferm.

Il ntait pas ainsi auparavant, rpondit vivement missJohnson. Ce nest que depuis

Elle sinterrompit net.

Depuis quoi? questionnai-je.

Bah! Maintes choses ont chang aujourdhui, ajouta-t-elle avec un haussement caractristique des paules.

Je ninsistai point, dans lespoir quelle parlerait encore. Et elle reprit, faisant prcder ses remarques dun petit ricanement, comme pour en attnuer la porte:

Je suis peut-tre un peu vieux jeu, mais jestime que si la femme dun archologue ne sintresse pas aux travaux de son poux, mieux vaut quelle ne laccompagne point dans ses expditions. Sa prsence suscite des frictions.

MmeMercado suggrai-je.

Oh! celle-l! (MissJohnson repoussa mon ide dun geste.) En ralit, je pensais MrsLeidner. Cest une charmante femme et je comprends fort bien que le docteur se soit entich delle. Mais elle nest pas sa place ici. Sa prsence jette le trouble parmi nous.

Ainsi missJohnson, daccord avec MrsKelsey, rendait responsable MrsLeidner de latmosphre tendue qui rgnait entre les membres de lexpdition. Mais alors, comment expliquer les terreurs nerveuses de MrsLeidner?

Elle accapare trop ses penses, continua missJohnson. Il ressemble, si vous voulez, un vieux chien fidle et jaloux. Cela me chagrine de le voir ainsi fatigu et rong de soucis. Il devrait songer exclusivement ses recherches et ne pas tre distrait par sa femme et ses stupides craintes! Si elle redoutait tant le sjour dans ce pays perdu, que nest-elle demeure en Amrique? Je ne puis supporter les gens qui sexpatrient volontairement et, une fois en pays tranger, ne font que geindre et se plaindre.

Puis craignant den avoir trop dit, elle essaya de se rtracter:

Naturellement, jprouve pour elle une sincre admiration. Cest une trs jolie femme et, quand elle le dsire, elle sait se rendre extrmement agrable.

ce point, nous laissmes tomber le sujet.

part moi, je pensais quici se renouvelait lternelle histoire: lorsque les femmes vivent en communaut, le dmon de la jalousie se glisse toujours entre elles. Il tait visible que missJohnson dtestait la femme de son patron (ce qui tait, peut-tre, dans lordre des choses) et je ne crois pas me tromper en affirmant que MmeMercado, de son ct, excrait MrsLeidner.

Sheila Reilly ne tenait gure non plus MrsLeidner en odeur de saintet. Elle vint lexcavation plusieurs reprises: une fois en auto et deux autres fois cheval, accompagne dun jeune cavalier. En mon for intrieur, je la souponnais dprouver un sentiment tendre envers Emmott, ce jeune Amricain taciturne. Quand il travaillait aux fouilles, elle restait bavarder avec lui et il semblait lui tmoigner une vive sympathie.

Un jour, au djeuner, MrsLeidner mit ce sujet une rflexion plutt maladroite, selon moi.

MissReilly court toujours aprs David, dit-elle en ricanant. Elle le poursuit jusquaux fouilles. Que les jeunes filles modernes sont donc sottes!

MrEmmott crut bon de ne pas relever cette incongruit, mais sous son hle ses joues sempourprrent. Levant les yeux, il la regarda bien en face dun air de dfi.

Elle sourit et dtourna le regard.

Le pre Lavigny murmura quelques mots, mais lorsque je le priai de rpter ses paroles, il hocha la tte et se tut.

Cet aprs-midi-l, MrColeman me dit:

Le fait est que tout dabord MrsLeidner ne me plaisait gure. Elle me sautait la gorge chaque fois que jouvrais la bouche pour parler. prsent, je comprends mieux son caractre et je dois reconnatre quil nexiste pas de meilleure femme au monde. On lui parle cur ouvert et on finit par lui raconter toutes ses fredaines sans mme sen apercevoir. Elle en veut mort Sheila Reilly. Rien dtonnant si Sheila a fait montre envers elle, plusieurs fois, dune grossiret inoue. Cette jeune personne manque tout fait de savoir-vivre et elle a un caractre de chien!

Je le crus sans peine. Le DrReilly la gtait de faon exagre.

videmment, elle se gobe un peu trop, parce quelle se sent la seule jeune fille parmi nous; cette particularit ne lautorise pourtant point traiter MrsLeidner comme sa grand-tante. MrsLeidner nest plus de la premire jeunesse, soit, mais elle est bigrement sduisante! On dirait de ces gracieuses nymphes qui, sortant des marcages au milieu de feux follets, vous font perdre la tte et vous dtournent de votre chemin.

Il ajouta:

Ce nest pas Sheila qui aurait ce pouvoir! Elle est tout juste bonne faire remarquer un soupirant!

Je me souviens seulement de deux autres incidents offrant quelque intrt.

Un jour, je me rendis au laboratoire pour y prendre de lactone afin denlever de mes mains la matire gluante provenant du recollage des poteries. Assis dans un coin, M.Mercado, la tte sur les bras, semblait dormir. Je pris le flacon et lemportai.

Ce mme soir, ma grande surprise, MmeMercado mentreprit.

Est-ce vous qui avez pris le flacon dactone du labo?

Oui, cest moi, rpondis-je.

Vous ntes pas sans savoir quon en garde toujours un flacon dans la salle des antiquits?

Elle me parlait dun ton furieux.

Tiens! Premire nouvelle!

Je doute fort que vous ignoriez ce dtail. Vous veniez simplement pour espionner. On connat la rputation des infirmires dhpital.

Je la dvisageai.

Madame Mercado, je ne sais quoi vous faites allusion! rpliquai-je, avec dignit. Je vous jure que je ne suis pas venue ici pour espionner qui que ce soit.

Oh! non, certes! Alors, vous vous imaginez que je ne connais pas les motifs de votre prsence dans cette maison?

Pendant un instant, je ne pus mempcher de croire que cette femme avait bu. Je mloignai sans mot dire, mais cette scne me parut pour le moins trange.

Lautre incident semblerait encore plus insignifiant. Jessayais dattirer un petit chien en lui tendant un morceau de pain. Timide comme tous les chiens arabes, il simaginait que je lui voulais du mal. Il sloigna et je le suivis au-dehors. Je venais de franchir la porte vote et je tournais au coin de la maison lorsque je butai dans le pre Lavigny et un autre homme avec qui il conversait. En un clin dil je reconnus le personnage que MrsLeidner et moi avions surpris en train dessayer de regarder par la fentre.

Je mexcusai et le pre Lavigny sourit. Prenant cong de son compagnon, il rentra avec moi la maison.

Si vous saviez quel point je suis ennuy! Trs vers dans ltude des langues orientales, je constate avec humiliation quaucun des ouvriers ne me comprend! Aussi, je tentais de parler arabe avec lhomme que vous venez de voir. Cest un citadin et jesprais quil mentendrait mieux. Malheureusement, le rsultat nest pas plus encourageant. Leidner prtend que jemploie un arabe trop classique.

Ce fut tout. Mais, aprs rflexion, je trouvai bizarre que ce mme individu rdt encore autour de la maison.

Et cette nuit-l nous faillmes mourir de peur.

Il tait environ deux heures du matin. Comme toute infirmire digne de ce nom, jai le sommeil trs lger. Jtais veille et assise dans mon lit, quand ma porte souvrit.

Nurse! Nurse!

Ctait la voix de MrsLeidner, basse et pressante.

Je craquai une allumette et allumai la bougie.

Vtue dune longue robe de chambre bleue, elle se tenait debout dans lencadrement de la porte