Chroniques de Fouesnant - q-azlx

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Chroniques de Fouesnant -

Citation preview

  • 1.LA VIE EN BRETAGNE Traduction par Nicole Le FOLL dun article anonyme de la revue "The Cornhill Magazine", volume XL, juillet-dcembre 1879N.D.L.R.:Nous avons pens que le texte suivant tait susceptible d'intresser nos lecteurs, car en fait de "vie en Bretagne", il traite surtout du canton de Fouesnant et plus particulirement de la commune de La Fort-Fouesnant. L'auteur se rfugie dans l'anonymat, mais nous savons qu'il s'agit d'un pasteur anglais qui a sjourn au domaine de Kermoor voici un peu plus de cent ans. Les personnages qu'il met en scne sont parfaitement identifiables: nous en reparlerons dans la deuxime partie de cette tude, paratre dans notre prochain numro. Les mots en italique sont en franais dans le texte original. Les mesures de longueur, de surface y sont en anglais, nous en donnons les quivalents franais.Je ne suis ni en voyage ni en visite, j'habite ici. Je ne m'assieds pas pour crire un article, un journal intime ou un livre: je pense simplement qu'il est important que je note mes impressions. Voil pourquoi j'cris comme je parle. Cette vie est encore nouvelle pour moi; elle possde le charme de tout ce qui est nouveau. Le jour viendra o il me sera difficile de dcrire les choses simples qui m'entourent: elles m'apparatront si ordinaires qu'elles me sembleront trop communes pour tre notes. Et cependant, la vie est finalement faite de ces petites choses et c'est prcisment ce que les Anglais ont envie de connatre; je vais donc en prendre note tant qu'il m'est encore possible de les apprcier. Je ne peux voir la mer en crivant car ma fentre donne sur le jardin limit au fond par une butte artificielle surmonte d'un chemin, construite pour arrter les vagues mare haute et pour la promenade elle-mme : surleve, elle offre une belle vue sur la mer. Je suis si prs de la mer qu'il me suffit tout moment d'ouvrir la porte du jardin pour tre prt plonger dans l'eau; mais je dois quand mme tenir compte de la mare, car mare basse, quatre cents mtres de vase me sparent de l'eau. Quand la mer monte, elle recouvre non seulement cette vase, mais aussi le beau sable qui se trouve devant la porte demon jardin et sur lequel, telle une sirne, je me roule et me chauffe au soleil tout en me lissant les cheveux (d'ailleurs, j'ai quelques doutes que les sirnes aient jamais exist et qu'elles aient eu de longs cheveux, mais passons). Je donne sur une baie protge, les vagues du Golfe de Gascogne dferlent au large. Ma mer moi longe un parc aux hutres ou, (comme il est indiqu sur les panneaux qui en marquent la limite), un parc hutres qui appartient l'tat et qui alimente les nouveaux levages. Je suis all inspecter ce parc il y a un jour ou deux et je me considre prsent comme trs instruit en ce qui concerne les hutres; je vais donc noter ce que jai appris. Bien sr, je lai vu mare basse, car toute l'installation est au fond de l'eau mare haute. Tout d'abord, il y a une srie de murets d'environ 60 cm de haut sur 45 de large qui semblent avoir t construits pour que les hutres restent au calme ou, en d'autres termes, pour empcher les courants et les orages de perturber leur tranquillit. A l'intrieur de ces murs se trouve une srie de petites maisons formes d'une demi-douzaine de tuiles relativement troites dresses sommairement, comme des armes en faisceaux, et recouvertes d'une paisse couche de chaux.1/10

2. Le lait ou naissain qui provient des hutres adultes se fixe sur ces tuiles et s'y dveloppe pour donner les hutres qui seront un jour transportes dans un autre levage. Jai vu des hutres tous les stades de leur croissance : les minuscules de l'anne, des petites d'un an, des jeunes de deux ans et d'autres de trois, quatre et cinq ans prtes tre manges ou dplaces. En gnral, on ne les mange pas avant qu'elles aient trois ans, mais les dragueurs sont rticents rejeter celles de deux ans, bien qu'encore de petite taille. Les hutres sont des cratures tranquilles qui n'aspirent qu' tre laisses en paix. Elles ne quittent jamais l'endroit o elles ont t places et cependant, comme toutes les cratures tranquilles, elles sont harceles par des ennemis qui non seulement les drangent mais vont jusqu' les dtruire. Le surveillant du parc s'efforce de dceler la prsence d'un de ces ennemis, car il est trs meurtrier et dvaste les levages. C'est un petit buccin (nomm "luskina bigorneau") la coquille en spirale, qui se fixe sur celle de l'hutre et y perce un trou pour s'en nourrir jusqu' ce qu'il n'en reste plus rien. J'ai vu un grand nombre de coquilles de ces pauvres hutres qui avaient t ainsi perces et dvores, et j'ai vu plusieurs des petits buccins qui les avaient tues. Ils ne semblaient pas possder d'armes, ou tre autre chose que de petits innocents; pour les hommes, comme pour les animaux, l'apparence extrieure est trompeuse. De 50 80 femmes environ travaillent chaque jour mare basse parmi les hutres et pourtant le parc n'est pas bien entretenu. Il produit un bnfice, si l'on calcule la valeur marchande des hutres expdies, mais exploit convenablement, il rapporterait encore plus ce qui serait le cas, sans aucun doute, si quelqu'un le faisait son compte. Ceci montre que ce qui est gr par l'tat n'est pas toujours cequi donne le plus grand profit. Et maintenant, entrons dans mon jardin, tout d'abord mon jardin d'agrment. Il est dessin avec une certaine recherche et comprend des pelouses, des fontaines et des parterres, mais comme tout autre projet, il a d se plier aux exigences de la vie franaise de tous les jours. Les pelouses sont utilises pour faire pousser de l'herbe pour les chevaux et les vaches. La fontaine tait jadis alimente par une citerne sur le toit de la cuisine, mais celleci fuyait, ce qui rendait la maison humide: elle a donc t enleve et les tuyaux, les robinets et la fontaine vide ne refltent qu'une ralit ancienne. Tout autour de la fontaine, des poiriers montent la garde dans les parterres, face au rservoir vide. Des pommiers et des poiriers sont aligns le long de toutes les alles et les fleurs poussent dans un joyeux dsordre dans les parterres et les chemins, tandis que les fraisiers ont atteint les pelouses et parsment l'herbe haute. Il est peut-tre difficile de comprendre le plan de ce jardin d'agrment, mais on dirait la cour d'un vieux chteau fort, entour d'un talus de terre surmont d'un large chemin. Mon jardin potager est vraiment trs vaste et jamais auparavant je n'avais vu une telle abondance de fraises et d'asperges. Jour aprs jour, nous en envoyons de 10 15 kilos au march, alors que nous en consommons nous-mmes tous les repas et que nous en donnons de grandes quantits aux voisins. Je pourrais m'attarder longuement sur ces jardins, mais comme je dsire vous voir rester de bonne humeur afin de vous faire aimer cette Bretagne que j'ai adopte, avec ses paysages pittoresques et ses habitants qui le sont plus encore, je vais passer un autre sujet.2/10 3. Il y a quelques jours, sous la pression des circonstances, comme je ne pouvais m'assurer les services de celui qui allait habituellement au march pour nous, j'envoyai mon garon Thoma la ville, une quinzaine de kilomtres, vendre un grand panier de fraises. Il partit aux environs de quatre heures du matin, arriva en ville avant l'heure du march, vendit ses fraises et aurait d tre de retour vers dix heures du soir. Au lieu de cela, Thoma qui est marin et homme tout faire, qui s'habille d'une sorte de tricot de marin et parle un patois intermdiaire entre le franais et le breton, ne rsista pas la tentation. C'est la boisson qui fut la cause de tout. C'est la boisson qui terrasse la majorit de nos pauvres bretons. On rencontre ici, loin de la ville, un nombre encore plus important qu'en Angleterre de gens tellement ivres quils ne tiennent plus debout ou qu'ils ne cessent de s'apitoyer sur leur propre sort. Mais il faut reconnatre qu'ils sont pour la plupart paisibles: ils ne jurent pas, ils ne se battent pas non plus. Le pauvre Thoma fit un bel cart. Il se peut que le joug de l'Anglais ait t trop rude supporter, ou qu'il trouvait qu'il avait beaucoup travaill. Quoi qu'il en soit, il se mit boire, puis s'engagea pouser la femme laide, petite et sale qui lavait son linge (quand il ne le faisait pas lui-mme), pour finalement dguerpir avec tout l'argent des fraises, et depuis je ne l'ai jamais revu. Je suis dsol, non pour l'argent, car je lui en devais autant en gages, mais parce que maintenant que mon pauvre Thoma n'est plus l, je n'ai plus de marin pour mon bateau, ni plus personne sous les yeux dont je puisse me moquer, qui soit aussi drle et aussi pittoresque. Car Thoma tait le marin le plus fuyant, l'homme le plus paresseux du monde. Tant qu'il fut mon service, travailler une demijourne tait au-del de ses forces. Il attendait que j'aie le dos tourn pourabandonner bche, rcipient, corde ou brouette, sans mme essayer de ranger les outils. C'est uniquement ce qu'il n'tait pas cens faire qu'il faisait avec enthousiasme. Il pouvait alors montrer une nergie digne d'une grande cause. Un jour, il vint avec moi pour acheter un petit bateau de plaisance et, avant de rencontrer le propritaire, il convint avec moi qu'il ne donnerait son opinion que par des clins d'oeil discrets. Nous montmes bord avec le propritaire qui nous montra toutes les qualits de son embarcation, prenant sans cesse Thoma tmoin pour confirmer ses dires et recevant un soutien complet de mon garon; mais ds que le propritaire avait le dos tourn, Thoma faisait toutes sortes de grimaces qui parvenaient me faire comprendre qu'il dsapprouvait cet achat. Notre exprience avec notre deuxime domestique n'est pas non plus une russite. Les problmes de domestiques existent, comme partout; ici, ils sont aggravs par l'esprit d'indpendance de ces gens et leur manque absolu de propret. Trs peu de filles de la campagne dsirent devenir employes de maison, en fait pratiquement aucune. Ici, la campagne, nous en sommes rduits aller chercher nos domestiques la ville. Les femmes travaillent la terre aussi dur et mme plus dur que les hommes; de plus, elles prfrent garder une vie indpendante plutt qu'entrer au service de quelqu'un; elles prfrent bcher, sarcler, enlever les mauvaises herbes ou ramasser les algues qui serviront d'engrais, en vtements sales et sabots, plutt que se soumettre aux exigences de propret et de respectabilit de la vie domestique. Il est difficile de trou ver une fille pouser. Les paysans se marient fort jeunes, apparemment sans avoir la moindre ressource, faisant confiance la Providence, et au pire se contentant de pain de seigle et d'un peu de soupe grasse.3/10 4. Notre Jacquette est une jeune fille, ce qui est un euphmisme en franais pour vieille fille. Elle a 55 ans bien sonns, si elle n'en a pas tout fait 60, et cependant, lorsque je demandai si elle tait veuve, il me fut rpondu qu'elle tait jeune fille. Elle est honnte comme le jour, ce qui est plus que je ne peux dire de la plupart des Bretons; ils chapardent plus qu'ils ne volent, du moins dans ces rgions. Elle est tellement conome que c'en est un dfaut; elle ne gaspille rien, ne mange presque rien; elle nourrit les hommes de soupe faite d'eau grasse et de morceaux de pain et verse mme l'eau de cuisson des lgumes dans la soupe commune. Hier elle servit les petits pois dans une grande quantit d'eau verte qu'une des personnes table voulut jeter: Jacquette demanda comme une faveur de l'avoir dans sa propre assiette, ce qui fut fait. Mais Jacquette ne se lave jamais, ou si vraiment elle se lave, ce n'est pas elle qui gagne le combat contre la salet. Elle est sale sur elle-mme et sale pour prparer notre nourriture. Elle est mauvaise cuisinire et tout ce qu'elle fait cuire a un got de fume. Elle s'occupe toute la journe et n'arrive mme pas tenir les chambres propres. Presque tout l'entretien retombe sur les dames de la maison. Pourquoi donc gardons nous Jacquette ? D'abord parce que nous ne pouvons trouver quelqu'un de mieux, ensuite parce que nous l'aimons beaucoup pour ses qualits et enfin parce que lorsqu'il nous est arriv de lui donner ses huit jours, cette pauvre chre crature est demeure si douce, humble et soumise que nous avons presque pleur sur son sort et que nous l'avons garde. Juste en ce moment, je l'entends parler de sa voix perante la petite Marie, la fille de notre fermier, dans la cuisine. Marie va o il lui plait et fait ce qu'elle veut. Elle est fille unique et n'a pas troisans. Son petit frre Jean est mort juste quand nous emmnagions. Marie est trs jolie mais aussi trs sale. Elle se promne par tous les temps et toute heure avec son pre, sa mre ou sa grand-mre. Elle dterre les plantes, pitine les semis, s'enfonce dans le purin jusqu'aux genoux et, quel que soit son tat de propret au dpart, il ne lui faut qu'une demi-heure pour se transformer en petit cochon. Les dames la cajolent beaucoup, car nous n'avons pas de jeunes enfants ici. Marie connat son pouvoir, parle franais, joue cache-cache avec nous, est plutt intimide par Monsieur et sa grande pipe; mais pourtant, mme avec lui, elle jaillit dans les coins en faisant "coucou !". Hier, Madame a jou un certain temps avec elle, puis l'a faite sortir dans le jardin, a ferm la porte et est monte l'tage en pensant que tout, en bas, tait bien l'abri et en scurit. Une heure plus tard, peut-tre un peu moins, elle redescendit au salon et trouva Marie au milieu de toutes se affaires et de ses livres tombs des tables et entasss dans un fouillis indescriptible. Avant que le moindre mot ne soit prononc, Marie s'est mise hurler. Elle savait qu'elle n'avait pas t sage, mais elle restait hors d'atteinte de tout reproche du fait du bruit qu'elle faisait. Elle a cependant t gronde par Jacquette et renvoye, mais elle est revenue peu de temps aprs, disant :"Pardonnez-moi, Madame, pardonnezmoi !". Jacquette passe l'instant devant ma fentre, le visage sale, portant un vieux bonnet de nuit troit et un jupon rapic. Marie peut ressembler une jolie petite poupe hollandaise quand elle est lave et bien habille. Elle porte des vtements longs tout comme sa mre, mme plus longs, et un petit bonnet carr bien ajust avec des broderies d'or.4/10 5. Dans ces circonstances, la petite demoiselle est bien fire, je peux vous lassurer. Elle a une drle de manire, bien elle, de parler de son frre mort qui tait plus jeune qu'elle. Si elle naime pas ce qu'elle doit manger, elle demande qu'on le donne Jean. Hier, elle dclara que c'tait Jean qui avait drang les choses dans la chambre de Madame. Le pauvre petit Jean, s'il avait vcu, aurait, j'en ai bien peur, subi ce que la plupart des petits frres subissent de leurs grandes soeurs: beaucoup de brimades. J'entends le pas de Jean; il rentre pour dner, il est midi. Pauvre Jean! Il est mourant. Il souffre de phtisie et il ne lui reste que moins d'un an vivre. C'est un de nos meilleurs spcimens de fermier breton et cependant pas vraiment un spcimen reprsentatif, car il parle le franais, a t l'arme, a servi en Algrie, a t fait prisonnier par les Allemands et est trs intelligent. Il attribue sa maladie aux mauvais traitements de l'arme et aux prisons allemandes. Il est de fait que l'on traite les soldats en France de faon tout fait brutale. Si de telles choses se produisaient en Angleterre, toute la presse s'en ferait bruyamment l'cho, le Parlement s'enflammerait, ce serait le sujet de discussions dans les dners en ville. Ce brave garon (dont l'tat dcline trs rapidement) est rserviste, ce qui l'a contraint se rendre la ville la plus proche pour passer quinze jours dans des baraquements. Il est si malade qu'il a obtenu le certificat mdical sur lequel il comptait pour tre exempt et il a effectivement t exempt, mais pas avant d'avoir pass deux jours presque sans nourriture, dormir mme le sol. Il est entr la caserne le jeudi midi et n'a rien eu manger jusqu'au vendredi soir; il nous a dit qu'il en allait de mme pour tous les autres et que les choses se passent gnralement de cette faon dans l'arme.Jean a environ trente ans, il a une gentille femme et la petite Marie est sa fille. Il possde de la terre mais la loue, prfrant exploiter les trois hectares qui dpendent de ce chteau, en tant que fermier, pour un loyer de 10 Livres par an. Tout ce que je viens de dire de Jean montre bien que je ne dsire pas dnigrer le fermier breton. Si donc maintenant j'en dis un peu plus, il faut comprendre que cela provient de mon grand dsir de vous dire toute la vrit au sujet de la vie en Bretagne. Dans deux domaines Jean est un homme typique, un digne reprsentant de sa classe sociale. Il est avide d'argent et, par ailleurs, cela ne le drange pas de commettre quelques actions pas tout fait honntes, si cela peut lui permettre d'obtenir l'argent convoit. Du fait de son bail, il a la moiti des curies, la moiti des hangars voitures et la moiti des dpendances. Pour le foin, il fait rgulirement des erreurs et donne une partie du mien son propre cheval; quand il le peut, il se sert en petites quantits dans mes jardins. Quand il va au march pour moi, il emporte galement des choses lui, afin de pouvoir mlanger les affaires et rendre les comptes plus difficiles, ainsi que la dtection de menus larcins. Cela je le sais, car je suis all moi-mme plusieurs fois au march et j'en ai toujours rapport davantage d'argent qu'il ne plat Jean de me donner. Yvonne, la femme de Jean, est une femme de type breton, grande, solide, muscle et passablement belle. Elle s'exprime de faon agrable et parle bien le franais. Elle me semble tre la personne la plus agrable de la famille, mais mon opinion peut se modifier avec le temps et, si c'est le cas, je vous le ferai savoir. Yvonne travaille au champ avec son mari, mais s'occupe tout particulirement des vaches, qu'elle sort le matin et rentre le soir.5/10 6. Pour ses vaches, elle ramasse toutes sortes d'herbes. Elle trait, baratte, porte le beurre au march et s'occupe de tout ce qui peut sortir de la ferme, c'est--dire ce qui fait rentrer l'argent. Trois hectares ne peuvent donner que peu de produits vendre, quatre vaches et un cheval engloutissent tout. Par consquent, ce que ces quatre vaches produisent est le bnfice net de la ferme, ce qui permet Jean, Yvonne, Marie et une belle-mre dsagrable de bien vivre, de payer leur loyer de dix Livres par an et d'pargner encore annuellement dix autres Livres. Pour un fermier breton, bien vivre signifie du pain de seigle, des galettes ou crpes de bl noir , des lgumes, de la soupe avec une lgre pellicule de graisse et des morceaux de pain, et un morceau de viande quand ils tuent un cochon ou sont invits un mariage. Cela semble bien leur convenir, car ils respirent la sant et sont travailleurs, du moins quand ils travaillent pour leur propre compte. Maintenant que vous connaissez notre maisonne, Je vais vous prsenter nos voisins. A strictement parler, nous n'en avons pas, moins de compter pour tels le surveillant du parc hutres, Jean, et une veuve qui vit dans une masure au bout du jardin. Mais par voisins, on entend gnralement les familles bien nes des alentours: c'est de celles-ci que je dsire vous entretenir. Monsieur Le B... est jeune et clibataire. Il habite une ravissante petite maison prs du village. Nous passons devant quand nous allons en ville et, chaque fois, nous l'admirons, car elle donne une relle impression de charme, blottie au milieu des roses et des dahlias (oui, les dahlias sont effectivement en fleurs au mois de juin). Une ou deux fois, nous avons rencontr un jeune homme la porte du jardin; il se dcouvrait pour neremettre son chapeau qu'aprs notre passage. Bien entendu, nous lui rendions la politesse, bien que nous ne sachions pas qui il tait, jusqu' ce qu'un certain jour il vienne moi et se prsente comme tant Monsieur Le B... Il me dclara alors qu'il tait venu m'informer que les voisins prouvaient quelque surprise du fait que je ne leur avais pas rendu visite, et souhaitaient faire notre connaissance. Je le remerciai cordialement et lui expliquai que ce n'tait pas la coutume en Angleterre de rendre visite aux gens avant qu'ils ne l'aient d'abord fait eux-mmes. Il me rpondit que la coutume, en France, tait pour les nouveaux arrivants de faire les premiers pas et qu'il se sentait un devoir de m'en instruire en tant qu'tranger. Il proposa galement de nous accompagner afin de nous prsenter ceux qui nous tions censs rendre visite. Son offre fut accepte et, le lendemain, nous allmes de compagnie chez le voisin le plus proche, qui est aussi un personnage minent de notre socit : le comte de K..., qui a pous une Amricaine. Je dsire vous dcrire ces gentilshommes bretons avec exactitude, sans romancer ni les tourner en ridicule. Certains parcourent le monde en n'apprciant que ce qui est anglais; rien de ce qui diffre des conceptions anglaises n'est leur convenance et pourtant, lorsqu'ils sont en Angleterre, les Anglais ne sauraient leur plaire. Quant moi, je suis cosmopolite, j'ai vcu dans plusieurs pays, j'admire donc ce qui est bon et n'aime pas ce qui est mauvais, sans me rfrer aux coutumes britanniques. Regardez donc Monsieur le Comte de K...: Il a les manires d'un parfait gentilhomme, porte avec simplicit mais sans ngligence des vtements confortables et pratiques. Il parle quelques mots d'anglais qu'il a appris de sa femme, mais dit qu'il ne peut pas me comprendre, tant habitu l'accent amricain.6/10 7. C'est un homme trs occup, non qu'il ait des fonctions particulires, mais il exploite ses propres terres, fait des affaires florissantes dans la pche la sardine et le transport des marchandises avec des vaisseaux de petit tonnage. Sa maison est au bord de la mer, ce qui lui permet de surveiller ses affaires maritimes en mme temps que sa ferme. Vue d'une certaine distance, elle semble pittoresque; mais lorsqu'on s'en approche, elle fait penser un btiment turc, c'est--dire prt s'crouler, car les Turcs construisent mais ne rparent jamais. On ne peut nier que le Comte soit agrable, courtois et amical. Sa maison est sommaire, vue de l'extrieur, et ne possde pas les commodits que lon peut trouver dans une maison anglaise de troisime ordre; mais il faut reconnatre que le salon est spacieux et bien meubl. Madame fut jadis de religion presbytrienne, mais a fait un grand saut pour passer de ce culte au catholicisme le plus extrme, qu'elle dfend avec fougue et auquel elle se consacre avec dlectation. Il me semble qu'elle va plus loin que ceux qui le sont de naissance, et mme qu'elle les fatigue, comme elle me fatigue avec sa ferveur de nophyte. Le Comte a t officier de la Lgion trangre du Pape, il a t fait prisonnier lors du sige de Rome. Ici, tous nos nobles bretons ont fait partie de cette arme, que ce soit Rome ou en France, si bien qu'on ne peut pas mettre en doute qu'ils soient de loyaux partisans du Pape. Madame l'est encore davantage: depuis son mariage, elle se trouve dans un milieu avec lequel elle est en communion d'esprit, si toutefois elle s'est convertie aprs son mariage, ce dont je ne suis pas sr. C'est une femme plaisante, avec une petite famille quelque peu btarde, mais, ce que j'en sais, pleine de gentillesse. Par btard je vous prie de ne pas penser que je veux tre dsobligeant, mais c'est le seul mot qui dsigne clairement un mtissage. Le comte aime beaucoup pcher en mer mais il s'accorde rarement ce plaisir :il dit qu'il a trop faire. En ceci, vous reconnatrez qu'il n'est pas vraiment un parfait reprsentant du gentilhomme breton, s'tant mis faire du commerce alors que les autres se contentent d'activits mineures: faire pousser des choses pour le march, tirer quelques sous de leur terre; car les jardins que nous avons ici sont en fait des "jardins marachers" o nous prenons tout ce dont nous avons besoin puis expdions le reste au march. Nous ne ressentons pas de honte vendre le produit de notre jardin, mme les plus distingus et les meilleurs d'entre nous, car aucun n'est assez riche pour jouer au grand seigneur. Je dois interrompre ma prsentation des hobereaux bretons pour dcrire le successeur de Thoma, le pauvre drle. Il est tout aussi amusant que Thoma, peuttre mme plus encore: vous ne pouvez savoir combien je m'amuse, en moi-mme et parfois ouvertement, de ce drle de petit breton. C'est un ancien marin. Il a peut-tre 55 ans, ses longs cheveux flottent au vent; il fait peu prs un mtre soixante, il a le visage mince, les pieds nus ou en sabots; toujours la goutte au nez, il entend mal, a des difficults de comprhension, une minuscule pipe de 5 cm de long et porte l'habit breton. Hier tait une journe de grand vent, mais je voulais quand mme faire un tour de bateau. Notre Daniel n'approuvait pas cette tentative de vouloir sortir d'une baie cerne de terres et de rochers par un violent vent contraire, mais le patient Daniel fit ce que le mchant Anglais lui commanda de faire. Il suggra de prendre deux ris dans la grand-voile, qui furent attachs comme il convient, et il hissa les voiles d'un air lugubre, comme si notre quipage tait condamn. L'ancre fut leve alors qu'il n'y .avait que le foc, et le bateau se mit tournoyer comme une toupie en filant vers la cte.7/10 8. Nous ne pmes le faire virer; nous hissmes donc la grand-voile : alors l'embarcation se prcipita vers les rochers, telle une mouette. Plus d'une fois, on aurait dit qu'elle allait se fracasser, mais le patient Daniel, le mchant Anglais et une brave dame qui se trouvait bord s'accrochrent aux cordes, tirrent des bords, sortirent les avirons, et aprs deux heures s'corcher la peau se retrouvrent au large, en dehors de la baie. L, le vent soufflait presque en tempte, et il tait hors de question de se mettre pcher. Mais c'est l que Daniel alluma sa petite pipe, souleva ses petites jambes; ses petits pieds nus la vue de tous, la barre contre lui, il lofa chaque violente rafale. Lorsque le bateau tait vent debout, les jurons qu'il profrait restaient modrs. "Sacr !" et autres mots grommels n'taient qu'une version franaise attnue et dilue de la rude langue du loup de mer britannique. Voil Daniel tel qu'il tait hier, vous pouvez aussi le voir tel qu'il est aujourd'hui. Il est cens bcher un carr pour planter des choux, mais il ne veut pas le faire. Il trouve des centaines d'autres choses faire la place. Je le surveille, mais cela ne sert rien. A l'instant, j'tais descendu au jardin voir o il en tait, mais l'oiseau s'tait enfui. C'tait mare basse. Or, hier nous avions perdu l'ancre du petit canot ou petit bateau rames que nous utilisons pour aller bord ou retourner terre. Daniel tait donc dans l'eau, jambes nues, il essayait de la trouver en pitinant. J'avais la ferme intention de le sortir de l, j'ai donc remont mon pantalon et je l'ai rejoint dans l'eau. Nous l'avons trouve, bien sr, grce moi et trs rapidement. Et maintenant, alors que j'cris, Daniel devrait tre en train de bcher. Je vais juste aller voir pour vous le confirmer: eh bien! pas du tout; il n'a pas retourn une seule pellete de terre et n'est mme pas en vue. Ces Bretons sont de vrais Irlandais en vrit, si drles et si paresseux. Nous avons ensuite rendu visite au comtede T.... noble de trs ancienne ligne, ancien dragon pontifical, jeune, agrable, sportif, ayant une ravissante femme normande. Sa maison est neuve ou presque neuve mais les terres, bien que vastes, n'ont pas de valeur d'un point de vue anglais. Le salon donne sur un terrain plat avec de belles pelouses qui, selon les conceptions bretonnes, ont plus bel aspect lorsque l'herbe est haute jusqu'aux genoux : cela rapporte plus et revient moins cher en main d'oeuvre que notre gazon anglais bien ras. En ce qui concerne le sport, il n 'y en a pas l't. Le comte de T... doit donc avoir du mal s'occuper, mais j'ai appris en Amrique qu'il existe une mthode trs subtile de "ne rien faire trs lentement", afin de ne jamais s'en lasser, et ceci est aussi en vogue ici. Il y a peu, le comte assumait toutes les responsabilits des courses locales ou rgionales, mais elles sont rares ici. Aprs les courses, le Maire et autres notables locaux de second rang ont mis sur pied une importante rencontre de lutte, pour laquelle cette partie de la France est renomme. Elle eut lieu dans un grand village, quelque six kilomtres. J'y allai, bien sr. Lorsque j'arrivai sur le champ de bataille, les rjouissances avaient dj commenc. A l'intrieur d'un cercle immense, au milieu duquel se trouvaient les juges, deux jeunes athltes luttaient en tirant sur le maillot de l'autre, comme si tout l'intrt de la chose tait de dnuder l'adversaire. Je crois qu'ils combattirent pendant plus d'une demi-heure, mais comme l'un des lutteurs tait trs agile et qu'il n'enlevait pas sa tte de l'estomac de l'autre, le gardant distance, il n'y eut pas de mise terre franche et on dut les sparer sans rsultat: il se retrouvrent terre de nombreuses fois, mais il faut que l'adversaire soit renvers sur le dos, les deux omoplates au sol, pour que cela soit pris en compte ici.8/10 9. Ce n'tait pas la sorte de lutte qui plat le plus au public, mais celui-ci allait bientt tre combl. Un homme grand et fort sauta dans l'enceinte, enleva le prix de la main du juge et fit le tour, le chapeau la main, en dfiant tous ceux, qui taient prsents. Un autre sauta l'intrieur de l'enceinte, jeta son chapeau terre pour dire qu'il relevait le dfi et ils se mirent l'oeuvre avec fougue, luttant en fait dans les rgles de l'art. En moins de deux minutes ce fut le corps corps, les muscles se bandrent, l'un des deux voltigea en l'air et le perdant se retrouva par terre sur le dos. C'est une sorte de double visite que nous rendmes ensuite un noble g et ses fils dont l'un rside avec lui et l'autre dans une ferme solitaire dans la fort voisine. Cet homme est bien plus que "particulier". Il est le produit du sol de France et des lois franaises. Monsieur de P..., digne reprsentant de la vieille noblesse franaise, a effectivement vcu dans le chteau familial, qui n'est que peu de chose, entour de sa famille. Son pre tait le frre d'un des vques de Quimper, et tous les membres de la famille sont des blancs, comme on les appelle ici, ce qui signifie qu'ils sont dvous aux prtres et l'glise. Bien sr, beaucoup le sont par pur intrt ou par esprit de contradiction, mais ce n'est pas le cas de Monsieur de P..., ni, mon avis, de ses fils. Monsieur de P... est un parfait exemple du parfait gentilhomme franais. Ses manires ne sont pas forces, elles sont au contraire parfaites. Il a cultiv son intelligence et il est la fois simple et plein de ferveur dans la pratique de sa religion. Quand ses enfants sont devenus grands, il a partag ses biens entre eux afin de donner la proprit familiale l'an, sans les soumettre ni se soumettre lui-mme aux lois franaises de partage des biens. Il a d tre riche, car chaque membre de la famille possde des terres. Aprs cette dmarche, il a construit une petite cabane de style canadien sur la terre qu'il avait donne son cadet, et il mne maintenant une sorte de vie semi-monacale en compagnie de ce fils. Pour se distraire et pour en tirer profit, il inonde, avec l'aide de la mare, ses prairies les plus basses pour l'levage de poissons destins au march parisien. Il a gagn ces prairies sur la mer: pour leur exploitation, il n'est donc pas ncessaire d'y introduire des poissons. D'aprs lui, la chose est d'un assez bon rapport. La mare inonde les terres et ne se retire que par des vannes. Lorsque je me prsentai, le vieil homme tait l. Il me reut comme il sied un noble et refusa de s'asseoir jusqu' ce que j'accepte de prendre la place d'honneur sous une niche avec la statue de la Vierge Marie. La pice tait petite, chauffe par un pole, avec des panneaux de bois brut, et le mobilier consistait en une table grossire et quelques chaises. La conversation fut aise car Monsieur de P... semblait parfaitement connatre l'Angleterre ainsi que d'autres pays, et l'heure passa assez agrablement. Lorsque nous nous sparmes, il me raccompagna, tte nue, jusqu' l'entre de sa proprit. Je n'ai pas besoin d'ajouter que les fils sont en parfaite harmonie avec les opinions religieuses du pre et que le catholicisme revt chez eux la forme la plus admirable. I1s se soumettent volontairement tous les commandements de l'glise, mais ne souffrent en aucune manire de l'oppression du clerg.9/10 10. Tout ceci vient du fait qu'ils se satisfont de vivre dans la pnombre de l'esprit qu'est l'obissance aveugle, cette soumission volontaire qui, si elle est possible un individu ou une famille, mne lesclavage ou la rvolution quand elle est impose une nation compose de penseurs alertes et d'esprits logiques. Je vais maintenant descendre dans l'chelle sociale et dcrire le Maire de la commune, ou plutt l'tablissement qu'il occupe, car je n'ai pas encore vu l'homme lui-mme. Je lui ai rendu visite sans en rfrer mon conseiller qui, aprs m'avoir men vers l'lite de la socit, ne m'a pas recommand de faire d'autre visite. Quant moi, il m'a sembl toutefois naturel de ne pas ignorer un personnage officiel qui reprsente les votes des gens au milieu desquels je dsire vivre en paix. Je me rendis donc un dimanche aprs-midi dans l'aile d'un ancien chteau qui, ayant survcu la Rvolution, avait t transform en ferme (Maison bourgeoise). D'aspect extrieur imposant, cette aile semble ancienne et spacieuse; mais l'intrieur est petit et trs incommode du fait de l'extrme troitesse du btiment. Il n'est en fait, que de la largeur d'une pice, ce qui, lorsque l'on retire celles qu'il faut obligatoirement rserver aux activits de la ferme et aux domestiques qui s'en occupent, ne laisse que peu de pices la disposition de la famille. Le salon dans lequel nous fmes introduits sert aussi de chambre la famille, le lit tant plac dans une alcove. Madame tait ta maison, affable, charmante et charme de notre prvenance. Elle nous fit servir du vin et des biscuits, puis ensuite nous fit visiter les jardins qui, de mme que la maison, semblent un peu fans, tant mal entretenus. En vrit, la France ne peut se dfaire d'une sorte de malfice qui fait se perptuer les diffrences de rang, en dpit des loisles plus rvolutionnaires, en dpit de tout ce que l'on peut dclarer ou chanter au nom de libert, fraternit et galit. Cette famille, cette maison, ces terres ont gard l'odeur de l'ancienne noblesse, mais ils en usent humblement, comme le ferait quelqu'un conscient de ne pas en faire partie. Le maire est trs riche, honor, a un pouvoir assez tendu, mais il ne se prend jamais pour autre chose qu'un honnte fermier. Une relique du "bon" vieux temps, toujours en excellent tat dans le jardin, indique combien les grandes transformations de 1792 taient absolument ncessaires: c'est un colombier, ou pigeonnier de dimensions gigantesques, aussi grand en fait que le clocher d'une glise et qui peut loger plusieurs milliers de pigeons qui taient autoriss dvorer les rcoltes des pauvres cultivateurs afin de garnir la table du seigneur. Je pense que plus on examine les traces du pass et plus on apprend de choses sur la vie franaise prsente et passe, plus on en vient absoudre la Rvolution mme dans ses atrocits, car la seule faon de dlivrer les paysans de leur tat de servilit, de leur faim et de leurs terreurs tait de dtruire dfinitivement les privilges de la noblesse qui, dans son gosme, semble avoir t sans piti et s'tre nourrie de la vie du peuple. On peut dtester et abhorrer Danton, Marat, Robespierre et cependant reconnatre que leur oeuvre a revivifi la France et lui a donn une nouvelle vie que, sans elle, elle n'aurait jamais connu. Je dis ceci car les ides encore en faveur dans la noblesse actuelle sont tellement papistes, anti-sociales et opposes au progrs, que je suis certain que ses membres reprendraient les mmes chemins s'ils n'avaient t rduits une telle impuissance qu'ils sont devenus objets de piti plutt que foyers de ractions violentes.10/10