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DE BURGOS À VALENCE, PAR LES CHEMINS DE TRAVERSE Pour la visite, suivez le Cid… On le sait, Rodrigue et les siens partirent cinq cents et “par un prompt renfort [se virent] trois mille en arrivant au port”. Mais, neuf siècles plus tard, le Cid retrouverait-il le chemin de Valence ? 1. De Vivar del Cid à El Burgo de Osma Par trois fois, la corneille a graillé dans le ciel de Vivar, comme pour donner le départ de cette aventure. Devant nous, mille neuf cents kilomètres de route et une émotion qui, à certains moments, nous servira de boussole et à d’autres, au fur et à mesure que la fatigue plantera ses crocs de glace dans nos corps, ira se fracasser contre les rochers du découragement. La carte du cœur, l’astrolabe des yeux n’indiquera qu’une seule direction, celle prise par Rodrigo Díaz de Vivar – le Cid – il y a neuf cents ans, lorsque le roi Alphonse VI de Castille l’a condamné à l’exil et lui a donné neuf jours pour quitter ses terres. Nous partons pour un voyage en diagonale sur le flanc est de la péninsule jusqu’à la Méditerranée. Un voyage au cours duquel nous égrènerons des villages et des paysages inoubliables malgré leur état d’abandon. Beaucoup sont en effet dépeuplés, d’autres agonisent, mais tous sont d’une beauté ciselée et d’une authenticité remarquable. Au petit matin, à Vivar del Cid, il pleut de froid. C’en est presque désespérant. Avec ses quatre rues, la petite cité a des airs de Monopoly en miniature – des rues qui portent les noms des personnages principaux du Cantar de Mio Cid (Chanson de Mon Cid), qui nous accompagneront tout au long de ce périple et même un peu plus loin. On dit que le guerrier le plus farouche de tous les temps est né ici. Devons- nous le croire ? Il est bon, dans les aventures qui empruntent les chemins de l’Histoire, de se laisser envelopper dans le châle de la légende : cela fait partie de la magie du voyage. Les douze coups de midi sonnent au clocher du monastère d’Espino. C’est dans ce couvent, tenu par des franciscaines, qu’a été conservé durant des siècles le précieux manuscrit de Per Abbat, le plus ancien de la i>Chanson de Mon Cid. Le froid est aussi tranchant qu’une faux. Nous laissons derrière nous Vivar et ses quatre rues. Cachée derrière les rideaux d’une étroite fenêtre, une villageoise nous regarde comme si nous étions des oiseaux de mauvais augure. Le Cid, avec nous, est déjà sur la route de l’exil : “Tandis que de ses yeux si fortement pleurait,/ Il retournait la tête et il les regardait./ Il vit portes ouvertes et les huis débarrés…” (Premier chant, 1). La nationale 623 nous invite à sortir du village et, l’espace d’un instant, elle se métamorphose en Route 66. Pourtant, ce n’est pas Springfield qui nous attend au bout du chemin, mais Burgos, sorte de Mecque espagnole du gothique, ville au cœur de conquérant où règne l’esprit du Cid, au beau milieu de la région de Castille-León. La statue équestre du Campeador, érigée dans les années 1950, défie de son socle de bronze le ciel de plomb de cette matinée au cours de laquelle nous allons entamer notre course triomphale. Nous laissons derrière nous la porte de Santa María, où serait conservé le radius du bras gauche du Cid, et l’arc de la porte San Martín, sous lequel résonne encore l’écho de son passage. Depuis 1921, la dépouille de notre héros repose dans la cathédrale. Elle est incomplète depuis qu’elle a été profanée, en 1808, par des soldats de Napoléon mus par Dieu sait quelle fureur guerrière. Tout commence donc vraiment dans cette ville, où le Cid s’est vu refuser l’hospitalité par ordre du roi et a été contraint de dresser son campement sur la rive gauche de la rivière Arlanzón, en dehors de la capitale fortifiée, où se sont joints à lui plus de cent hommes à cheval prêts à le suivre jusqu’à la mort. Le voyage que nous entreprenons aujourd’hui sera un voyage initiatique sans cotte de mailles ni haubert et sans autre escorte que les pensées, ivresses et déceptions qui nous attendent sur les routes et les chemins oubliés. De vieux ormes aussi nus que noueux nous font une haie d’honneur jusqu’au monastère de Saint- Pierre de Cardeña, impressionnant dans son dénuement dramatique de pierre. C’est ici qu’ont demeuré Chimène, l’épouse de Rodrigue, et leurs deux filles, Sol et Elvire, jusqu’à ce qu’on les

Cid

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Histoire du Cid

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DE BURGOS À VALENCE, PAR LES CHEMINS DE TRAVERSE Pour la visite, suivez le Cid… On le sait, Rodrigue et les siens partirent cinq cents et “par un prompt

renfort [se virent] trois mille en arrivant au port”. Mais, neuf siècles plus tard, le Cid retrouverait-il le

chemin de Valence ?

1. De Vivar del Cid à El Burgo de Osma Par trois fois, la corneille a graillé dans le ciel de Vivar, comme pour donner le départ de cette

aventure. Devant nous, mille neuf cents kilomètres de route et une émotion qui, à certains

moments, nous servira de boussole et à d’autres, au fur et à mesure que la fatigue plantera ses

crocs de glace dans nos corps, ira se fracasser contre les rochers du découragement. La carte du

cœur, l’astrolabe des yeux n’indiquera qu’une seule direction, celle prise par Rodrigo Díaz de Vivar –

le Cid – il y a neuf cents ans, lorsque le roi Alphonse VI de Castille l’a condamné à l’exil et lui a donné

neuf jours pour quitter ses terres. Nous partons pour un voyage en diagonale sur le flanc est de la

péninsule jusqu’à la Méditerranée. Un voyage au cours duquel nous égrènerons des villages et des

paysages inoubliables malgré leur état d’abandon. Beaucoup sont en effet dépeuplés, d’autres

agonisent, mais tous sont d’une beauté ciselée et d’une authenticité remarquable. Au petit matin, à

Vivar del Cid, il pleut de froid. C’en est presque désespérant. Avec ses quatre rues, la petite cité a

des airs de Monopoly en miniature – des rues qui portent les noms des personnages principaux du

Cantar de Mio Cid (Chanson de Mon Cid), qui nous accompagneront tout au long de ce périple et

même un peu plus loin. On dit que le guerrier le plus farouche de tous les temps est né ici. Devons-

nous le croire ? Il est bon, dans les aventures qui empruntent les chemins de l’Histoire, de se laisser

envelopper dans le châle de la légende : cela fait partie de la magie du voyage.

Les douze coups de midi sonnent au clocher du monastère d’Espino. C’est dans ce couvent, tenu par

des franciscaines, qu’a été conservé durant des siècles le précieux manuscrit de Per Abbat, le plus

ancien de la i>Chanson de Mon Cid. Le froid est aussi tranchant qu’une faux. Nous laissons derrière

nous Vivar et ses quatre rues. Cachée derrière les rideaux d’une étroite fenêtre, une villageoise

nous regarde comme si nous étions des oiseaux de mauvais augure. Le Cid, avec nous, est déjà sur

la route de l’exil : “Tandis que de ses yeux si fortement pleurait,/ Il retournait la tête et il les

regardait./ Il vit portes ouvertes et les huis débarrés…” (Premier chant, 1). La nationale 623 nous

invite à sortir du village et, l’espace d’un instant, elle se métamorphose en Route 66.

Pourtant, ce n’est pas Springfield qui nous attend au bout du chemin, mais Burgos, sorte de Mecque

espagnole du gothique, ville au cœur de conquérant où règne l’esprit du Cid, au beau milieu de la

région de Castille-León. La statue équestre du Campeador, érigée dans les années 1950, défie de

son socle de bronze le ciel de plomb de cette matinée au cours de laquelle nous allons entamer

notre course triomphale. Nous laissons derrière nous la porte de Santa María, où serait conservé le

radius du bras gauche du Cid, et l’arc de la porte San Martín, sous lequel résonne encore l’écho de

son passage. Depuis 1921, la dépouille de notre héros repose dans la cathédrale. Elle est incomplète

depuis qu’elle a été profanée, en 1808, par des soldats de Napoléon mus par Dieu sait quelle fureur

guerrière. Tout commence donc vraiment dans cette ville, où le Cid s’est vu refuser l’hospitalité par

ordre du roi et a été contraint de dresser son campement sur la rive gauche de la rivière Arlanzón,

en dehors de la capitale fortifiée, où se sont joints à lui plus de cent hommes à cheval prêts à le

suivre jusqu’à la mort. Le voyage que nous entreprenons aujourd’hui sera un voyage initiatique sans

cotte de mailles ni haubert et sans autre escorte que les pensées, ivresses et déceptions qui nous

attendent sur les routes et les chemins oubliés.

De vieux ormes aussi nus que noueux nous font une haie d’honneur jusqu’au monastère de Saint-

Pierre de Cardeña, impressionnant dans son dénuement dramatique de pierre. C’est ici qu’ont

demeuré Chimène, l’épouse de Rodrigue, et leurs deux filles, Sol et Elvire, jusqu’à ce qu’on les

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envoie quérir depuis Valence. Enfin, nous nous précipitons sur les routes et leurs contrastes si

typiques du XXIe siècle. Sur le chemin de la très castillane cité de Covarrubias, nous passons devant

le Love Story, un bordel à l’ancienne du plus mauvais goût dont les néons restent allumés jusque

dans l’après-midi. Pourtant, personne ne daigne nous ouvrir. Nous dépassons Mecerreyes, un

village aux rues désertes et aux maisons blasonnées, puis la terre devient rouge comme une orange

sanguine. Nous suivons ici des traces plusieurs fois centenaires. “Oui, on raconte qu’il est passé par

ici”, confirme Don Pascual, un paysan aux mains comme des enclumes. “Moi, tout ce que je peux

vous dire, c’est qu’ici on cuisine très bien l’agneau.” A l’auberge du coin, ce sera donc de l’agneau.

Nous reprenons la route du Cid, une route royale qui a pris aujourd’hui le nom de code BU-901.

Certains la parcourent en prenant leur temps, à vélo ou à cheval ; mais le nôtre nous est compté : ce

sera donc en Volvo.

Les villages se succèdent dans la première des huit provinces (Burgos) que nous traverserons tout

au long de ce passionnant périple, au fil des paysages, des découvertes et des 349 villes et hameaux

que nous laisserons derrière nous. Après avoir admiré les gorges de la Yecla, nous faisons un petit

détour par Pinarejos. “Coucher s’en vint mon Cid a Espinaz de Can ;/ Le lendemain matin à

chevaucher il pense” (Premier chant, 394). Spinaz de Can s’appelle aujourd’hui Pinarejos. D’autres

hommes dévoués sont venus ici grossir les rangs du Cid. Le vent se lève avec fracas juste au

moment où nous apercevons l’orme presque millénaire d’Arauzo de Torre. “Des gens viennent

jusqu’ici, ils restent un moment, puis s’en vont. Ils disent qu’ils cherchent des vestiges de l’époque du

Cid, mais personne dans le coin ne sait ce qu’il a fait ici ni ce qu’il en reste. Pas grand-chose en tout

cas. On vous renseignera peut-être mieux plus loin”, nous explique Serafín avant de toucher son

béret de l’index dans un salut qui clôt définitivement la conversation. Nous poursuivons notre

chemin, le réservoir de la Volvo à moitié vide et le cœur plein d’entrain. Nous avons, à Coruña del

Conde, la première hallucination de ce voyage qui en promet d’autres. C’est ici qu’a vécu Diego

Marín Aguilera, le premier aviateur à avoir, d’après les chroniques, “volé à une hauteur de cinq ou

six aunes”, en 1793 avec une machine qu’il avait fabriquée de ses mains.

Lorsqu’il a voulu renouveler son exploit, les habitants du village ont détruit l’engin. On dit qu’il en

est mort de chagrin en 1804. Un avion de chasse moderne, installé au pied du château, rappelle sa

geste. La vision est décidément trop délirante. Nous prenons nos jambes à notre cou.

Nous entrons dans la province de Soria, prenons la N-122 et mettons le cap sur San Esteban de

Gormaz, sa terre couleur de raisin sec et ce qu’il reste des murailles où fut accrochée la tête du chef

maure Abi-Ajda à côté de celle d’un sanglier. C’est ici que les infâmes Carrión (pardon, je veux dire

les infants du même nom) ont fait injure aux filles du Cid et leur ont donné le fouet avant de les

livrer aux “bêtes féroces qui errent aux environs”. Comme le raconte la Chanson, elles ont été

sauvées par leur cousin, Félez Muñoz. Cette nuit sombre et lourde, nous la passerons à El Burgo de

Osma, dont la tour de l’imposante cathédrale est un phare au milieu des terres.

2. De Gormaz à Medinaceli La corneille s’est levée aux aurores, et le chemin qui mène au château de Gormaz, une vieille et

impressionnante forteresse arabe, nous fait passer par Navapalos et son désert de maisons de

briques crues. Le soleil encore froid semble hors de portée. Une petite tour de guet maure du Xe

siècle continue à monter la garde. Elle faisait partie d’un réseau s’étendant sur des centaines de

kilomètres. Il suffisait d’un seul cri, relayé par les sentinelles, pour boucler toute la région. A Vildé et

à Gormaz, le Duero coule à vive allure. Sur un tertre se dressent les murs d’une forteresse arabe

transformée en prison au XVe siècle. En regardant vers le bas, nous n’apercevons que deux ou trois

personnes.

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Du haut de cette fière éminence baignée d’air pur, la terre apparaît comme un ensemble de champs

s’étendant à perte de vue, un damier aussi parfait qu’infini de verts et d’ocres cousus à même le sol.

C’est la plus longue forteresse d’Europe : convoitée au Xe siècle aussi bien par les musulmans que

par les chrétiens, elle a été défendue âprement par le Cid en 1081. L’espace d’un instant, nous avons

l’impression que rien n’a changé et que même Rodrigue, s’il revenait aujourd’hui, reconnaîtrait les

herbes de ce pré, les méandres de cette rivière, la plaine baignée de soleil des champs de Castille, la

coupure nette de l’horizon qui s’encadre dans l’une des portes sans battant des remparts. C’est là un

bon endroit pour haranguer les troupes. Mais aussi un bon endroit pour oublier. Et un bon endroit

pour mourir.

Il règne en ce lieu une solitude écrasante, impénétrable, peut-être l’une des plus belles de la route du

Cid. Nous laissons Gormaz en sachant que nous ne retrouverons jamais un espace aussi pur. A peine

avons-nous quitté Retortillo que nous foulons déjà le sol de Guadalajara, qui, à l’époque du Cid, était

sous domination musulmane. A Atienza, deux routes se rejoignent : celle du Quichotte, qui descend,

et celle du Cid, qui monte. Les pèlerins sont encore peu nombreux. “Ici, c’est mort, sauf en été”,

apprenons-nous dans l’un des bars de la Plaza Mayor. Et, si l’on demande aux gens du coin de choisir

entre les deux héros de la ville, la réponse est sans appel : “Celui qui fait venir le plus de touristes.”

“A senestre laissent Atienza, une roche très forte…” (Chant III, 2 691). C’est exactement ce que nous

faisons. Nous nous dirigeons – déjà – vers Medinaceli, la “ville du ciel”, dans la province de Soria, en

imaginant le fidèle Minaya Alvar Fáñez et ses deux cents lanciers, qui tous avaient leur étendard,

galopant sur ces terres et pillant les villages. Prêts à tout pour servir la cause du Cid, mais aussi

insatiables détrousseurs de manants. Certains sont persuadés que l’auteur de la Chanson de Mon

Cid était originaire de Medinaceli. L’endroit est tout à fait “cidien”, tout en hauteur, avec la

montagne qui se découpe sur l’horizon. L’écrivain Ortega y Gasset disait de Medinaceli qu’elle était

“un formidable appel à l’héroïsme” parce que l’impression d’inaccessibilité qu’elle dégage est une

pure incitation au défi : Medinaceli, ville en lévitation, défendue par une porte romane à nulle autre

pareille, ville aérienne, enracinée dans la légende et labyrinthique, lumineuse. Le Cid n’y apparaît

que pour mieux y disparaître. Pour l’heure, il s’est évanoui. Demain, nous irons à sa poursuite.

3. D’Ariza à Teruel “Entre Ariza et Cetina, mon Cid faisait son camp…” (Premier chant, 547). Nous avons fait le nôtre sur

la N-II, en chemin vers Valence, cet autre exil du Cid. A en juger par l’indifférence du personnel de

l’hôtel, Rodrigo Díaz de Vivar sur son cheval Babieca appartient davantage à la littérature qu’au

quotidien. Dans cette partie de la province de Saragosse, la beauté du paysage est comme

éparpillée entre les plaines fertiles du Jalón et du Jiloca. Enhardis par la quantité de kilomètres que

nous avons déjà parcourus, nous entrons dans Cetina par une matinée glaciale, pour découvrir

qu’ici Francisco de Quevedo pèse plus lourd que le Cid. Normal. C’est ici que le poète boiteux et

sulfureux a épousé Esperanza de Mendoza à l’âge de 55 ans – mariage de convenance qui a duré le

temps de lire un sonnet, peut-être même moins. A Alhama de Aragón, ville d’eaux, le soleil dispense

sa chaleur sans conviction, aussi indifférent qu’un chat. Le Cid et ses vassaux semblent ne plus y

avoir leur place. “Il fait du bien ce soleil, hein ?” lançons-nous à la maigre assistance qui s’est

approprié le seul banc de la promenade longeant la rivière. “Oui. C’est bon pour la santé”, répond

quelqu’un. “Auriez-vous l’amabilité de nous indiquer où nous pouvons trouver le Cid ?” demandons-

nous. “Ben, il paraît qu’il est passé par ici, mais allez savoir… Pourquoi il serait venu jusque-là ? Je

vous le demande…” Rodrigue (à force, on devient intimes) n’est pas là, et personne ne l’attend.

Plus nous avançons sur cette route exténuante, plus la piste du héros devient difficile à suivre. En

fait, l’endroit où elle était la plus nette était notre point de départ. Son territoire mythique, son

cœur battant sont surtout présents dans cette Castille originelle. Pourtant, le Cid a livré l’une de ses

batailles les plus sanglantes à peine deux villages plus loin, à Alcocer. Il l’a bien entendu remportée

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et a raflé en prime un butin fait d’or, d’argent et de plus de cinq cents chevaux. Neuf siècles plus

tard, nous décidons de visiter Alcocer pour nous faire une idée de ce qu’a pu être ce féroce combat.

Mouais… Pas mal, comme patelin !

Nous piquons maintenant vers Calatayud, où selon la Chanson, le Cid se serait trouvé dans la

quinzième semaine de son exil. Depuis que nous sommes sortis de Vivar, la corneille nous a servi de

véritable boussole à plumes. Le style mudéjar vibre dans la tour de la collégiale de Santa María la

Mayor, qui rivalise avec celle de l’église de San Andrés. Nous avons du mal à imaginer notre héros

en train de traverser la ville d’aujourd’hui sur son fidèle Babieca, son épée Tizona au côté. On a

souvent vu l’Histoire transformée en décors de carton-pâte et en gadgets à 100 balles, mais celle du

Cid n’a même pas eu cet honneur.

Sur les routes d’Aragon, les chemins de traverse se révèlent beaucoup plus avenants. Ils permettent

d’éviter les mâles dominants au volant de leurs énormes semi-remorques. Nous laissons derrière

nous Daroca et la lagune de Gallocanta, et arrivons au lieu qui fut le quartier général du Cid et est

aujourd’hui l’un des villages où son empreinte est la plus forte (avec Vivar del Cid, Montalbán,

Quintanarraya et Ateca). Il flotte dans l’air comme une odeur de terre humide, de nuages qui

auraient chaussé leurs bottes de pluie. A El Poyo del Cid nous attendent José Manuel Lázaro et une

bonne dizaine de soldats et de servantes. Nous avons enfin trouvé le Cid (il s’appelle Alberto et

rentre tout juste du pôle Nord, où il était parti en excursion). Le voilà qui descend la rue au trot,

droit sur nous. Les fers de Babieca résonnent sur l’asphalte comme des roulements de tambour.

Minaya s’approche aussi. Peu à peu prend forme un tableau médiéval qui transforme El Poyo en un

lieu magique, une scène insolite, avec, dans le fond, l’imposante colline de San Martín. Tous les

habitants du village ou presque répètent le rôle qui sera le leur au cours du week-end médiéval de

juin prochain, où ils joueront de tout leur cœur des extraits de la Chanson. “C’est une fête très

importante pour nous. C’est notre façon de revendiquer la légende du Cid”, explique Alberto. Nous

trinquons à la bière dans l’unique bar d’El Poyo, puis nous reprenons notre chemin.

Sur la route de Teruel, le spectacle est assuré par les gorges du Guadalaviar, à l’endroit où la

montagne, immobile comme un vieux saurien, semble structurée par les remparts d’Albarracín.

Après les habitants d’El Poyo, plus personne ne nous parlera du Cid. A Albarracín, les mots sont

inutiles. Ses rues en pente, au tracé médiéval, son altière architecture de pierre, son allure de rêve

éveillé, son côté merveilleux… Ce sera l’une des haltes les plus fascinantes de cette expédition. Nous

dépassons Cella, où Rodrigue a rassemblé ceux qui voulaient assiéger Valence avec lui, et Teruel

apparaît devant nous. Fin de l’étape. Les kilomètres nous ont moulus. Le Cid est moins une vérité

plantée au bout du chemin que le fruit de l’obstination du voyageur.

4. De Teruel à Valence Nous voici repartis pour Olucau del Rey, dans ce voyage en diagonale à travers une péninsule qui ne

se souvient plus très bien de son chevalier servant. Après d’innombrables kilomètres de montagne

pelée apparaît Villarroya de Pinares, village de pierre et de silence. La sierra continue à révéler des

oasis de vie. Voilà maintenant Fortanete, avec ses petits vieux appuyés sur des bâtons, puis la

Iglesuela del Cid, mystère de la terre du Maestrazgo, où la piste du Cid acquiert l’espace d’un

instant une réalité que l’on n’espérait plus. La tour de l’Exconjurador, les Casonas de Guijarro, le

palais Dauden et le palais Matutano… C’est un véritable étalage d’art architectural du Moyen Age et

de la Renaissance qui s’offre à nous. Rares sont les lieux capables de déployer autant de beauté par

une matinée aussi quelconque et aussi pluvieuse et sous un ciel aussi bouché. L’histoire dit que

Rodrigue, en route pour Valence, est passé par ici avec lanciers et étendards. Nous prenons la

même direction avec hâte et le cœur au bord des lèvres en raison du manque de sommeil, des

heures de route interminables, des hôtels qui ne méritent pas mieux qu’une nuit et de notre

obstination à nous plonger dans la légende d’un poème épique qui n’intéresse plus grand monde.

L’émotion et la force de cette aventure se dissipent dès que nous entrons dans Castellón. Certes, il

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reste encore Jérica et Segorbe. Mais le reste n’est qu’une succession d’immeubles et de béton, de

zones industrielles qui vomissent des camions par centaines. Nous ne voyageons plus, nous fuyons.

Nous nous arrêtons à Burriana pour essayer d’imaginer ce à quoi pense un homme qui regarde la

mer pour la première fois. Ici, le Cid et les siens ont découvert la Méditerranée. En ce début de

deuxième millénaire, cet endroit devait être le bout du monde. Aujourd’hui, c’est un concours de

mauvaise architecture, une compétition de balcons pompeux qui empêchent de voir la mer. Après

avoir traversé Sagunto, nous arrivons à Valence, royaume conquis par le Cid après six mois de siège

et de lutte contre les Maures, ville de gloire, taifa de lumière, lieu de son trépas, le 10 juillet 1099.

La ville a gardé comme souvenir de celui qui naquit à Vivar une statue équestre. Déjà ténue, la trace

de celui qui “en bonne heure a ceint l’épée” est définitivement balayée dans ce dernier morceau de

route. Tout ici est champs d’orangers au repos, épopée de béton ourlant la côte… Le paysage est

formel : notre voyage est fini. Après mille neuf cents kilomètres, las de scènes invraisemblables, la

Chanson de Mon Cid dans une poche, sans cotte de mailles ni haubert et huit siècles plus tard, nous

rentrons à Madrid en proie à la sombre ardeur du retour, nous demandant ce qu’il penserait, notre

Cid, s’il refaisait aujourd’hui le chemin de son exil. Et “en cet endroit s’achève la chanson”

(Chant III, 3 730).