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LA PSYCHANALYSE, D'HIER À DEMAIN Elisabeth Roudinesco et Christian Godin P.U.F. | Cités 2013/2 - n° 54 pages 91 à 100 ISSN 1299-5495 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2013-2-page-91.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Roudinesco Elisabeth et Godin Christian, « La psychanalyse, d'hier à demain », Cités, 2013/2 n° 54, p. 91-100. DOI : 10.3917/cite.054.0091 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.73 - 24/09/2013 16h03. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.73 - 24/09/2013 16h03. © P.U.F.

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LA PSYCHANALYSE, D'HIER À DEMAIN Elisabeth Roudinesco et Christian Godin P.U.F. | Cités 2013/2 - n° 54pages 91 à 100

ISSN 1299-5495

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Roudinesco Elisabeth et Godin Christian, « La psychanalyse, d'hier à demain »,

Cités, 2013/2 n° 54, p. 91-100. DOI : 10.3917/cite.054.0091

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Cités 54, Paris, Puf, 2013

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La psychanalyse, d’hier à demain

avecElisabeth Roudinesco

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GRAND ENTRETIEN

La psychanalyse, d’hier à demain

avec Elisabeth Roudinesco

La psychanalyse est- elle, selon vous, en voie de disparition ?

la discipline elle- même n’est pas en voie de disparition. En revanche, ce qui est déjà achevé, c’est sa place éminente, du point de vue intellectuel, dans la société contemporaine. Freud, Otto Rank, Ferenczi, Melanie Klein, Winnicott, Jacques lacan n’avaient pas pour seule fonction d’être des prati-ciens de l’inconscient ; ils développaient une réflexion générale sur la société. Je crois que cela est terminé. On le voit nettement aux États- unis : les psy-chanalystes y sont devenus avant tout des praticiens, des psychothérapeutes, sans même un regard sur leur histoire et leur société. un symptôme tout à fait clair de cet état de fait, c’est qu’on ne publie plus dans le domaine de la psychanalyse que des livres cliniques dans des collections spécialisées.

Parallèlement à cela, ceux qui s’intéressent à l’histoire de la psychanalyse ne sont plus des psychanalystes. Il faut noter que l’histoire de la psychana-lyse, rattachée à celle de la psychiatrie, est un sujet d’étude en pleine expan-sion. Mais les travaux savants sur Freud, sur la psychanalyse, et ses rapports avec les cultures, ne sont plus effectués par des psychanalystes, mais par des philosophes ou des chercheurs en sciences humaines.

Je ne sais pas si c’est la cause ou la conséquence, mais cela tient au fait que pour devenir psychanalyste aujourd’hui, il faut être psychologue et faire

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des études de psychologie, qui ne sont pas du tout de même nature que les études de philosophie, de littérature ou d’histoire. Il s’agit d’une formation strictement centrée sur la clinique du comportement et la psychopatho-logie. la psychiatrie est passée du côté de la biologie et par conséquent les psychanalystes sont devenus des travailleurs de la santé mentale. la figure du psychanalyste intellectuel, c’est cela qui a disparu au profit de la posture de l’expert en psychisme et en pathologie. Et c’est d’ailleurs en tant qu’ex-pert que les médias recherchent l’avis du psychanalyste sur tel et tel sujet de société : la sexualité des hommes politiques, les relations entre les hommes et les femmes, entre les parents et les enfants, etc..

le vrai déclin de la psychanalyse est lié à l’effondrement de la psychiatrie. la psychiatrie étant devenue une branche de la médecine organique, elle- même dépendante de la chimie et des neuro- sciences, elle a quitté le terrain de l’appréhension du sujet. Comme la doctrine psychiatrique portait la psychanalyse, son effondrement a fait basculer la psychanalyse du côté de la psychologie. Tout en étant une médecine spécialisée, la psychiatrie avait des liens très étroits avec la philosophie car elle traitait de la folie et donc d’une question existentielle propre à l’humanité. la fin de cette alliance a provoqué la grande crise de la psychanalyse dans les années 1960, d’abord aux États- unis puis dans le monde entier. Quand la psychiatrie devient comportementaliste et biologique, parallèlement, la psychanalyse, qui ne peut plus s’appuyer sur elle se réduit à une psychothérapie. Elle n’est plus une théorie de l’inconscient et de la subjectivité pensée à l’aide des grands mythes tragiques.

Qu’est- ce qui, à vos yeux, résiste ou résistera le mieux ? La cure ou la théorie ?

les psychanalystes vivent dans une relation « talmudique » avec le texte freudien. Divisés en école, ils sont les commentateurs des maîtres et vivent, à quelques exceptions près, dans l’ignorance de l’histoire de leur discipline, voire de ses impacts réels hors du champ de la clinique. Cela peut être inté-ressant du point de la pratique - il y a d’excellents praticiens, heureusement - , mais cela n’est pas intéressant sur le plan intellectuel. En psychanalyse - mais cela est vrai de la médecine en général - , on peut être un excellent pra-ticien sans être un bon théoricien, sans être un érudit ou un intellectuel.

la psychanalyse subsistera, mais comme psychothérapie. la cure par la parole va rester : mais laquelle ? Voilà la question. la théorie restera aussi

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mais plus du tout avec la même fonction : comme une magnifique doc-trine de la culture, de l’inconscient et de la subjectivité dont plus jamais les psychanalystes ne seront les propriétaires. heureusement… Comme doctrine, elle appartient à tout le monde.

Comment expliquez- vous que, malgré son déclin et sa nette perte d’influence, à laquelle vous faites allusion, la psychanalyse continue d’être l’objet d’attaques particulièrement virulentes ?

C’est un problème majeur. Si la psychanalyse continue d’être attaquée de façon aussi virulente, c’est qu’elle est le symptôme de quelque chose qui résiste. Et je pense que cela continuera. Freud a inventé quelque chose d’inouï, qui résiste à toutes les attaques : c’est l’exploration rationnelle et intelligente de l’intime, du sexe, du sujet, du langage et de l’inconscient. S’il n’y avait pas eu Freud, et on le voit dans les pays qui n’ont pas connu la dif-fusion du savoir psychanalytique, on ne saurait pas qu’on a un inconscient. Or, maintenant que l’on sait qu’on a un inconscient, on ne peut pas s’en passer. Et cela touche tout le monde, c’est universel.

Concernant la sexualité, la nouveauté introduite par Freud n’est pas du tout ce que l’on a dit car il n’a pas été le premier à parler de sexualité infantile. Ce qu’il a apporté, c’est l’idée que la sexualité est du domaine de l’interdit. Et que le désir est fondé sur le manque et l’angoisse et sur le contrôle des pulsions par le sujet, sans quoi il n’y aurait ni civilisation ni sublimation. Ce qui signifie que même dans les sociétés émancipées où règne l’individualisme et où est proclamé le droit à la jouissance, le sujet se sent toujours coupable de ses désirs. Cela restera, d’autant que nous assistons au déclin des religions qui ont érigé cette culpabilité en frustration. Tout le monde s’aperçoit que la sexologie ne marche pas, que la technique ne dit rien de l’amour ni du désir. la psychanalyse, ce n’est ni la religion, ni l’apprentissage de techniques sexuelles, ni le fanatisme puritain, ni la débauche de l’affect et de la prétendue liberté orgiastique. C’est une éthique de la liberté subjective.

De plus, Freud a introduit quelque chose de tout à fait extraordinaire, qui est la pulsion de mort. Certes, auparavant, l’homme savait qu’il était susceptible de se détruire lui- même. Mais Freud inscrit la pulsion de mort au cœur même du sujet et au cœur des sociétés, comme quelque chose qu’il faut combattre mais qui ne sera jamais éradiqué.

Par ailleurs, ce qui gêne, ce qui résiste, c’est la réflexion autour de l’iden-tité juive, qui a une dimension universelle. Freud est un Juif sans dieu,

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un mécrant, un darwinien qui s’est défini comme l’ennemi de la religion. Mais il est resté juif au sens du rattachement identitaire à une tradition de rebelle, de savant solitaire capable de résister par sa seule force morale à toutes les persécutions. Il n’a jamais éprouvé la moindre haine de soi juive. Ce qui est fascinant, c’est que, à quelques exceptions près, la plupart des attaques dont il a été et continue d’être l’objet, ont des relents d’antisémi-tisme inconscient. Je dis bien « inconscient » et je m’explique : on reproche à Freud d’être un homme de la ville, d’être un débauché incestueux, avide d’argent et de pouvoir, d’avoir construit un mouvement occulte qui a permis à ses adeptes de s’infilter partout et d’imposer à la société une fause théorie et une pratique inefficace, etc…C’est très exactement ce que l’on a toujours reproché aux Juifs : le sexe, l’argent, l’intellect, le complot. les ennemis de la psychanalyse, surtout quand ils sont juifs eux- mêmes, devraient éviter ce genre d’amalgame et s’en tenir à une critique beau-coup plus raisonnable et scientifique. Or c’est rarement le cas. Et on oublie même que Freud était un savant de culture allemande, héritier du roman-tisme, qui aimait la nature et les animaux et que si la psychanalyse est d’abord un phénomène urbain, c’est parce qu’elle a posé le principe d’une exploration de soi dans un monde où le sujet commençait à échapper à la famille élargie et au communautarisme.

Par certains côtés, c’est aussi parce qu’il a voulu détacher sa doctrine de tout ancrage dans une communauté que Freud est allé très loin dans l’ana-lyse à la fois du judaïsme, de la notion de peuple élu et de la haine des Juifs, c’est- à- dire de l’antisémitisme. Toute son œuvre et tout le mouvement psy-chanalytique sont marqués par cette dialectique, d’autant que les psycha-nalystes européens, presque tous juifs, ont été contraints de s’exiler à cause du nazisme qui avait décrété la psychanalyse « science juive ». On ne peut donc pas penser l’histoire de la psychanalyse sans la référer à une histoire de la question juive en Europe.

Enfin, je pense que les erreurs de Freud, qui sont considérables (il se trompe sur léonard de Vinci, il croit à une anthropologie évolutionniste, etc…), sont liées à une théorie des mythes, dont on ne peut pourtant pas se passer. Quoi qu’on fasse, on revient toujours à l’antiquité ou aux grandes tragédies dynastiques qui sont comme le miroir de la destinée sub-jective. Et cela gêne les scientistes, les positivistes qui voudraient bien faire de l’homme un objet, et transformer la folie et les errances en maladie organique, et non point existentielle. Freud est autant un conteur qu’un savant et un philosophe. Il raconte des histoires incroyables sur ce que

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nous sommes et qui n’ont rien à voir avec les jugements des experts en comportement psychique.

le jour où l’on procédera à une évaluation critique de l’œuvre de Freud, sans les hagiographies d’un côté et les détracteurs de l’autre, que restera- t- il du fondateur de la psychanalyse ? Il restera l’un des grands penseurs de l’humanité moderne, un homme des lumières sombres : entre Spinoza, Kant et Darwin.

Pour ce qui concerne la psychanalyse, le cas français conserve- t- il une singularité dans le monde actuel ? Si oui, comment l’expliquer ?

la France est le seul pays au monde qui a universalisé à ce point la doc-trine freudienne pour en faire autre chose qu’une clinique. C’est le seul pays au monde où l’ensemble de la société s’est emparé des idées freudiennes. Pourquoi ? Du fait de 1789. la France est le pays où les intellectuels utilisent à leur profit des idées neuves pour inventer quelque chose. Elle est le seul pays qui a considéré que Freud avait effectué une véritable révolution, semblable au « Je est un autre » de Rimbaud, le seul pays où l’ensemble de la classe intel-lectuelle s’est mobilisé pour les idées freudiennes. Certes, la pénétration des idées freudiennes est passée en angleterre par le groupe de bloomsbury, mais cela n’a pas eu le même impact. En France il y a eu les écrivains et les artistes surréalistes puis les philosophes en même temps que les psychiatres… On a pris Freud pour autre chose que l’inventeur d’une nouvelle psychothérapie, on l’a pris pour un penseur subversif et révolutionnaire.

Pourtant, on voit qu’en France il y a eu beaucoup plus de philosophes qui ont récusé la psychanalyse, d’Alain à Foucault, en passant par Sartre et Deleuze, sans compter ceux qui l’ont franchement ignorée, comme Bergson...

Critiquer la psychanalyse, c’est la prendre en compte. Et tout dépend de la façon dont on le fait : je fais partie de ceux qui ont hérité d’un esprit critique puisque j’ai été l’élève de Deleuze. Et que sans Foucault et Canguilhem je ne me serais pas intéressée à cette histoire, même en étant la fille de ma mère, pionnière de la psychanalyse des enfants. Dans d’autres pays, cet intérêt n’a même pas existé.

Il faut tenir compte des époques. Durant la première moitié du xxe siècle, ce sont les écrivains qui s’intéressent à la théorie nouvelle, et puis dans la

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seconde moitié du xxe siècle, les philosophes prennent le relais. lorsque vous voyez que Sartre passe sa vie à discuter Freud, à opposer à la psy-chanalyse freudienne qu’il juge trop biologique, une psychanalyse existen-tielle, cela veut dire qu’il prend l’œuvre de Freud au sérieux : en témoigne d’ailleurs le Scenario Freud, publié à titre posthume, qui est le plus bel hommage que l’on puisse lui faire…

Et puis les théories féministes découlent du Deuxième sexe, que Simone de beauvoir n’aurait pas écrit sans une lecture ni une connaissance appro-fondies des idées psychanalytiques. À toutes les époques, par conséquent, en France, Freud est un objet, qui peut être de culte ou de rejet, mais sur lequel on travaille.

La pluralité des écoles psychanalytiques représente- t- elle une richesse pour la discipline, ou bien au contraire un facteur d’affaiblissement ?

une richesse incontestable, parce qu’il n’y a pas de doctrine sans écoles rivales. Comme pour le marxisme, le socialisme ou le féminisme, il y a la dimension politique, qui est celle d’un grand mouvement de libéra-tion. Mais nous constatons un appauvrissement avec le phénomène groupusculaire. lorsqu’un mouvement commence à décliner, les écoles et les tout petits groupes se multiplient, c’est une nouvelle époque qui commence. Dans les années 1930- 1960, il y avait de grands courants, celui des kleiniens, celui des lacaniens mais aussi des phénoménologues, des culturalistes, des néo- freudiens, ou de l’École de Francfort. À présent, nous avons une multitude de groupuscules, ce qui montre bien que les psychanalystes sont en train de rejoindre les psychothérapeutes. En effet, la psychothérapie, c’est aujourd’hui 500 écoles différentes dans le monde. avec le déclin de la psychanalyse et la multiplication des petits groupes, on voit bien que la force de la doctrine se dissout dans des que-relles personnelles. C’est malheureusement ce qui est arrivé au lacanisme. Il est étrange de voir comment lacan, le penseur le plus freudien de son époque, qui a relancé Freud en opérant une jonction entre la philoso-phie allemande, la pensée psychiatrique, le surréalisme et le structura-lisme, est aussi celui qui a induit probablement chez ses héritiers le plus grand dogmatisme. Et c’est d’ailleurs aussi vrai de Melanie Klein. Plus une pensée est flamboyante, novatrice, et plus elle produit ensuite des dogmes qu’il faut critiquer. les kleiniens et les lacaniens se ressemblent à cet égard.

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Cela dit, actuellement, et en réaction à cette dissémination, on assiste aussi à un recentrage mondialisé du mouvement psychanalytique à travers de grands groupes.

Grâce à sa géniale inventivité conceptuelle, Jacques Lacan aura donné à la psychanalyse une véritable deuxième naissance intellectuelle. Mais ne pensez- vous pas que cette écrasante figure aura, tout compte fait, créé un désert autour d’elle et après elle ?

Si lacan n’avait pas existé, cela aurait été la même chose en pire, il suffit de voir ce qui s’est passé dans les autres pays où il y a le désert aussi. Donc, on ne peut pas dire cela. Mais considérons le fait que les grands penseurs français de la seconde moitié du xxe siècle ont travaillé sur lacan. Foucault a dit que Sartre et lacan étaient « nos deux contemporains incarnés », Derrida s’est confronté à lacan, etc. Ce qui donne l’impression d’un désert consécutif, c’est la personnalité de lacan, qui est autre chose que sa pensée. À la différence de ce que l’on observe avec Freud, il est indispensable avec lacan de séparer la vie et l’œuvre pour mieux les confronter. l’homme lacan était plus proche de Salvador Dali que de Freud. Il y a sa personnalité de libertin du xviiie siècle, de penseur baroque amoureux du catholicisme, avec ses extravagances vestimentaires et verbales, avec ses transgressions de la durée des séances. lacan est fascinant parce qu’il est un personnage aux multiples facettes qui pense contre lui- même : l’homme qui détestait l’Ego- Psychology n’a pas cessé de mettre son Ego en avant, l’homme qui voulait restaurer symboliquement la loi du père a été dans sa vie le contraire de ce qu’il théorisait…. Sans lui, le désert se serait fait bien plus vite.

Est- ce que, selon vous, des alliances sont possibles entre la psychanalyse d’un côté, les neurosciences et les thérapies cognitivo- comportementalistes de l’autre ?

Qu’elles essaient ! Je suis sceptique, je ne crois pas à cette complémenta-rité. D’abord, il convient de mettre à part les neurosciences et les thérapies comportementalistes. les neurosciences sont une science. Elles n’ont pas de théorie du sujet. Je simplifie : peut- on voir les névroses et les psychoses dans la plasticité cérébrale ? les mouvements et les humeurs du cerveau se reflè-tent- ils dans le sujet ? C’est une question qui avait été abordée à la fin du xixe siècle, ce n’est pas une très bonne question. C’est une impasse. Mais il

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est certain que la science neurologique, malgré ses extraordinaires progrès, ne suffit pas à expliquer ce qu’est le sujet. Plus elle progressera dans l’étude des comportement humains, plus on aura besoin d’une théorie de l’âme, c’est- à- dire de quelque chose qui n’a rien à voir avec la science, mais qui est une discipline rationnelle, à l’égal de la philosophie, sinon on aura des médecines parallèles, des fanatismes religieux ou des paganismes, dans le pire sens du terme. Si le débat est l’engloutissement des concepts de l’un dans les concepts de l’autre, on tombe dans une impasse. Je ne crois pas que la subjectivité humaine puisse être expliquée en termes de neurones : ce serait croire que le cerveau pense tout seul et pas seulement comme support matériel de la pensée : le cerveau est une machine extraordinaire mais c’est une machine.

Quant à la la pharmacologie, qui agit sur le cerveau, elle a déjà donné la réponse : on voit bien qu’une bonne partie des phénomènes de dépres-sion, de mélancolie, d’angoisse, de psychose, relève d’un substrat neuronal puisque les médicaments ont un effet. Mais quel effet ? la transformation d’un état psychique n’est pas la même chose qu’une guérison. la pharma-cologie supprime les symptômes les plus terribles de la maladie mentale et psychique mais au prix de la suppression de la subjectivité et de la trans-formation des patients en gens amorphes, sans affects, sans libido, etc…les drogues remplacent une maladie par une autre maladie plus acceptable par la société. Mais elles ne guérissent rien du tout. Et maintenant on commence à étudier leurs effets dévastateurs sur le cerveau quand elle sont consommées avec excès et sur une longue durée. Ce qui est le cas dans notre société de masse…Vous allez voir que l’on va rejeter les psychotropes comme on a rejeté la psychanalyse : on va dire qu’ils sont des poisons qui n’ont pas tenu leur promesse, sans voir qu’il ne fallait rien promettre….

Quant au comportementalisme, c’est un autre problème, même s’il y a une jonction avec les neurosciences : il repose sur l’idée de l’automate, selon laquelle nous n’avons pas besoin de comprendre, l’essentiel étant de guérir les symptômes visibles. Pour les comportementalistes il n’y a pas d’inconscient, pas de sujet, et cela exclut absolument la psychanalyse. la psychiatrie, en tant qu’approche du vécu existentiel, n’existe plus, elle est devenue une branche des neurosciences et en conséquence elle préfère s’appuyer sur les thérapies comportementales et cognitives que sur la cure par la parole. Est- ce que le débat entre neurosciences et psychanalyse va déboucher sur quelque chose ? C’est l’espoir de nombreux scientifiques, comme antonio Damasio et de nombreux psychanalystes qui désormais enseignent leur doctrine dans les départements de psychologie dominés

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La psychanalyse, d’hier à demain

avecElisabeth Roudinesco

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par les cognitivistes. Seulement, il est exclu que l’on puisse faire de la psy-chanalyse une science de la nature. la dévoration des sciences humaines par les théories cognitives et les neurosciences touche également la philo-sophie. Et c’est un vrai problème de société.

la guerre a lieu entre la psychanalyse et le comportementalisme, laquelle nie la doctrine freudienne de l’inconscient et de la liberté subjective, et non pas entre les psychanalystes et les psychothérapeutes qui n’ont aucune hostilité envers la discipline « reine » et dont les techniques dérivent de la cure par la parole. Je serais favorable à ce que l’on rassemble largement les psychothéra-pies, sans mélanger les genres. C’est pour des raisons philosophiques, éthiques et théoriques que je me suis opposée au comportementalisme, pas pour des raisons d’efficacité puisque tout est efficace, même une partie de golf ! Dans le domaine du psychisme, tout est efficace et rien n’est efficace, y compris les placebos. Cela dit, est- ce que l’on peut pratiquer une thérapie avec des sujets qui n’en veulent pas ? C’est une vraie question puisqu’aujourd’hui la liberté du patient est mise en avant avec la notion de « consentement éclairé » : la ques-tion se pose à propos de la sismothérapie par exemple (les « électrochocs »).

Vous pensez qu’à cet égard nous en sommes à un tournant ?

C’est sûr ! On ne guérit rien dans le domaine du psychisme, on ne fait que transformer des sujets, ce n’est déjà pas si mal. À force d’imiter la médecine du corps, avec les psychotropes, la médecine de l’âme, au lieu de guérir les anciennes, a fini par créer de nouvelles maladies. Ce qui ne veut pas dire que les médicaments de l’esprit n’ont pas été utiles à un moment donné de l’histoire. aujourd’hui, nous sommes au terme du processus. alors, qu’est- ce qui va arriver ? C’est une vraie question.

Dès le départ, la psychanalyse s’est conjuguée au pluriel. Il n’y a pas en fait la psychanalyse, mais toute une nébuleuse de théories et de pratiques diversifiées. Croyez- vous à l’émergence possible d’une forme inédite de psychanalyse ? À partir de quels critères pourrons- nous dire que ces pensées et ces pratiques nouvelles, si elles doivent jamais exister, appartiendront toujours au champ de la psychanalyse ?

Il y a déjà eu six grands courants dérivés de la théorie dite classique. Freud était très dogmatique, mais comme il était intelligent, il engageait des débats. Il en a eu avec binswanger, le fondateur de la « psychanalyse existentielle »

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DossierPsychanalyse ou barbarie

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qui a opéré une jonction entre psychanalyse et phénoménologie. Et puis il y a eu les théories kleiniennes, qui n’ont rien à voir avec les théories classiques (le préœdipien, l’archaïque, la psychanalyse des enfants qui ne parlent pas, etc., tout cela n’est pas freudien mais fait néanmoins partie de la psycha-nalyse). le courant culturaliste américain (Margaret Mead, Erich Fromm, abram Kardiner) s’inscrit également dans le lignage psychanalytique et revi-site la théorie freudienne. Même chose pour le lacanisme, le seul courant à ne s’être pas voulu postfreudien, puisque c’est un retour à Freud.

alors, dans ce domaine, oui, bien sûr, tout peut arriver. On regarde vers les neurosciences. Mais je ne crois pas beaucoup à cette possibilité car les grandes rénovations dans le domaine des sciences humaines sont toujours intellec-tuelles. Freud a quitté la neurologie, à juste titre. En même temps, il rêvait à une solution cérébrale qui aurait placé la psychanalyse dans le grand système de la science du cerveau. Seulement, on voit bien aujourd’hui que la neuro-logie évolue indépendamment de toute théorie du sujet. Et c’est logique….

Ce que je crains le plus, c’est la transgression et l’abolition des frontières entre l’homme et l’animal, comme on le voit avec Peter Singer qui a pro-posé la possibilité du mariage des humains avec des singes et qui consi-dère qu’un singe évolué a davantage de capacités cognitives qu’un malade d’alzheimer, ce qui n’est rien d’autre qu’un eugénisme inversé selon lequel l’animal serait supérieur à l’homme.…

Or, les cognitivistes et autres comportementalistes nous offrent une ver-sion soft et modérée de cette sottise : à leurs yeux, il y a une vraie continuité entre l’homme et le chimpanzé et non pas comme chez Darwin une série d’évolutions. Certes nous descendons de nos cousins les singes, certes nous appartenons pour une part au monde animal et nous réagissons comme eux aux souffrances que nous subissons. Et c’est pourquoi nous devons lutter en faveur de lois qui permettent de restreindre la souffrance ani-male. Mais de là à franchir la barrière des espèces en affirmant que nous sommes des singes et les singes des humains, cela ne doit pas être, cela est une pensée perverse : ce serait oublier que ce qui nous différencie, de façon structurelle et définitive, du monde animal c’est le langage et la pensée, et non pas les affects, c’est la capacité de symboliser et de penser notre condi-tion plutôt que de la subir. Si un jour, comme le veulent les comportemen-talistes égarés, nous nous prenons pour des singes, alors je plains les singes et le monde animal : qui les protégera de nos pulsions meurtrières ?

Propos recueillis par Christian Godin

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