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Claude BLUM LA REPRÉSENTATION DE LA MORT DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE LA RENAISSANCE II DE L'INSTITUTION DE LA RELIGION CHRÉTIENNE DE CALVIN AUX ESSAIS DE MONTAIGNE Deuxième édition Librairie Honoré Champion, Editeur 7, quai Malaquais PARIS 1989

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Claude BLUM

LA REPRÉSENTATION DE LA MORT DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

DE LA RENAISSANCE

II DE L'INSTITUTION DE LA RELIGION CHRÉTIENNE

DE CALVIN AUX ESSAIS DE MONTAIGNE

Deuxième édition

Librairie Honoré Champion, Editeur 7, quai Malaquais

PARIS 1989

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I

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT. SOURCES SPIRITUELLES ET POSITIONS

PERSONNELLES

L'un des thèmes les plus récurrents des Essais est celui de l'imperfection de l'Homme. Il a été souvent étudié parla critique. On en réexaminera pourtant le contenu étant donné la place essentielle qu'il tient dans l'archéologie de la représentation montaignienne de la mort.

1. L ' IMPERFECTION ORIGINELLE, LE PECHE ET LA MORT. ORIGINALITE DE MONTAIGNE

L'IMPERFECTION DE LA CREATURE ET LE PECHE ORIGINEL. ARCHEOLOGIE CHRETIENNE ET TRADITION AUGUSTINIENNE -De lui-même, l'homme n'est "rien", il est un "songe", un "rêve", une "ombre", une "fumée", il est tout rempli de "vent et de voix"1. Cette

1 II, 16, p. 601 a ; cf. Π, 12, p. 468 a ; II, 12, p. 586 a. Rappelons les dates de publication des différents Livres. En 1580 paraissent les deux premiers Livres des Essais. En 1588, la quatrième édition de l'ouvrage comporte un troisième Livre, et des adjonctions aux deux premiers. En 1595, le texte des trois premiers Livres est publié avec de nouvelles additions. Les deux premiers Livres comprennent donc trois couches de textes, a, b, et c ; le troisième Livre en possède deux, b et c. Si l'on considère les dates approximatives de rédaction, il faudrait distinguer dans la composition des Essais les étapes suivantes. Montaigne semble avoir élaboré en 1572 et 1573 la plus grande partie du Livre I. Π écrit entre 1577 et 1580 la plupart des essais du Livre Π. La rédaction du Livre ΠΙ semble dater surtout des années 1586-1587, et P. Villey considère comme en partie contemporaines les premières adjonctions (b) aux Livres I et Π. Enfin, les dernières adjonctions (c) aux trois Livres sont publiées en 1595 : elles s'étaient

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réalité, Montaigne l'attribue à l'être même de l'Homme : c'est "nostre essence" qui est "imparfaite"2. L'ensemble de la Création terrestre se

accumulées entre 1588 et 1S92. Montaigne a dit lui-même que les adjonctions approfondissaient et précisaient son texte plus qu'elles ne le modifiaient (III, 9, éd. par A. Thibaudet et M. Rat, Paris, 1962, p. 941). Comme l'a remarqué F. Joukovsky, l'évolution de la pensée de Montaigne se dessine du premier Livre des Essais au deuxième et au troisième beaucoup plus que du texte primitif aux adjonctions de 1588 et de 1595 à l'intérieur de chaque Livre (Montaigne et le problème du temps, Paris, 1972, p. 11). Montaigne n'a pas enregistré ses idées au fil du temps ; il a réparti la matière de sa réflexion en trois Livres. On peut penser que chaque chapitre n'a pas été rédigé en une seule fois, et que Montaigne a fait d'importantes additions et des remaniements avant l'édition de 1580. Il en est sans doute de même pour les essais du Livre III, et pour les additions aux deux premiers Livres dans l'édition de 1588. Nous ne travaillons donc pas sur un texte réellement critique, puisque le principe des éditions actuelles consiste simplement à distinguer, dans l'exemplaire de Bordeaux, l'apport des éditions les plus Importantes, 1580, 1588, 1595. R. Aulotte a fait une mise au point concernant les diverses éditions des Essais et la datation des chapitres, dans Etudes sur les "Essais" de

trouve jointe à la "misère" de l'homme3 dans une communauté de destin. Car ce n'est pas l'homme seul qui est "néant" mais le monde, tout ce qu'il contient et la Nature elle-même :

Autant en advient-il à la nature qui est mesurée, comme au temps qui la mesure. Car il n'y a non plus en elle rien qui demeure ne qui soit subsistant ; ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes4.

Par contre, Montaigne semble considérer le ciel comme immortel5. Il suit en distinguant ainsi entre un "monde" mortel et un ciel immortel, la conception que l'essentiel de la tradition latine chrétienne se faisait de la nature des cieux6. Lorsqu'il en vient à donner, dans l'Apologie dt Raymond Sebond, la raison de cette imperfection essentielle de l'Homme, Montaigne cite deux des passages bibliques traditionnellemen invoqués:

La saincte parole declare miserables ceux d'entre noua qu s'estiment : "Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu'as-tu à te glorifier?". Et ailleurs : "Dieu a faict l'homme semblable à l'ombre de laquelle qui jugera, quand, par l'esloignement de la lumiere elle sera esvanouye ?". Ce n'est rien à la vérité que de nous7.

Deux citations de VEcclésiaste que Montaigne fit peindre sur une travée de sa librairie. Dans la première, c'est Dieu qui s'adresse à l'homme pou lui rappeler qu'il est "bourbe et cendre". Dans la seconde, l'homme es présenté comme devant son existence à l'intervention continuelle di

BSAM., janv. -mars, 1973, p. 121 ; R. Sayce, "L'édition des Essais de Montaigne de 1595", in B.H.R., t. XXXVI, 1, 1974, pp. 115-143 ; M. Françon, "Remarques sur les éditions des Essais", in BSAM., janvier-mars, 1974, pp. 61-63. Nous citons d'après l'édition d'A. Thibaudet et M. Rat, Paris, 1962, qui repose elle-même sur l'édition de P. Villey, Paris, 1924 et en adopte l'orthographe légèrement modernisée. Pour distinguer les différentes couches du texte, nous gardons les signes utilisés par Villey et Thibaudet :

a = 1580 ; b = 1588 ; c = addition de l'exemplaire de Bordeaux a partir de 1588. 2II 16, p. 601 a.

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Dieu : si la lumière se retire, l'ombre n'existe plus. Ce passage de l'Apologie est exemplaire. En effet, quelle que soit la période de rédaction des Essais, lorsque Montaigne juge du "rien" humain et plus largement de celui du monde terrestre, il l'attribue à l' "estre" de l'homme, à sa "constitution", mais en situant ceux-ci presque toujours face à l'Etre et à Dieu.

L'homme n'a aucune "faculté qui sente autre chose que la mort et la terre"8. Il est instable, sans cesse changeant. En un mot, il n"'est" pas véritablement, il n'est "rien" :

Mais qu'est-ce donc qui est véritablement ? Ce qui est eternel, c'est à dire qui n'a jamais eu de naissance, n'y n'aura jamais fin ; à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation9.

L'homme est imparfait au regard du parfait, qui est "infinie beauté, puissance et bonté"10. Cet Etre que Montaigne vient de définir, Dieu seul le possède :

Parquoy il faut condurre que Dieu seul est, non poinct selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny subjecte à aucune déclinaison ; devant lequel rien n'est, ny ne sera après, ny plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui, par un seul maintenant emplit le tousjours ; et n'y a rien qui véritablement soit que luy seul...11

L'Imperfection esentielle de la créature n'est pas compréhensible dans les Essais si on n'envisage pas la relation qu'elle entretient avec la "perfection" divine12. La créature n'est pas imparfaite en soi, elle est

1II , 12 p. 536 a. 9 Id., pp. 587-588 a. 10 Id., p. 504 a. Cf. Π, 12, p. 421 a. u Id., p. 588 a. 12 "De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me

semble avoir eu plus de vraysemblance(...), qui reconnoissoit Dieu comme une puissance incompréhensible*;...) toute perfection" (II, 12, p. 493 a).

LA REPRISENTATION REVELEE DE LA MORT 653

imparfaite lorsqu'elle est rapportée à 1' être parfait qui est Dieu. Montaigne oppose explicitement l'un et l'autre dans l'essai "De la gloire"13 :

Dieu, qui est en soy toute plenitude et le comble de toute perfection, il ne peut s'augmenter et accroistre au dedans(...) c'est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient et il n'est rien si esloigné de raison que de nous mettre en queste pour nous : car, estans indigens et nécessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d'amélioration, c'est là à quoy nous nous devons travailler14.

Or, il n'y a pas de liens d'essence possibles entre le parfait et l'imparfait Comme le dit Montaigne à propos de la vérité, le parfait n'est pas plus οu moins, il est ou n'est pas15 :

Or rien du nostre ne se peut assortir ou raporter, en quclque façon que ce soit, à la nature divine qui ne la tache et marque d'autant d'imperfection16.

L'"imperfection" essentielle de la créature explique qu'elle ne puisse comprendre Dieu et le monde par ses "outils naturels"17. En suivant la

13 Π, 16, pp. 601-602 a. 14 C'est en comparaison de son Créateur que l'homme est "chose si abjecte". "Ce

infinie beauté, puissance et bonté, comment peut-elle souffrir quelque correspondance similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de divine grandeur?" (Π, 12, p. 504 a).

15 Dieu qui est parfait est toute bonté, toute vérité, toute santé, toute sagesse, ei (Π, 16, pp. 601-602 a).

16 Π, 12, p. 504 a. 17 Pour l'analyse détaillée de cet aspect, voir infra, pp. 690-706. La représentâtion

du savoir aveugle de l'Homme mortel opposé à la connaissance absolue de Dieu serai situer dans le courant du néoplatonisme, chrétien et mystique. Pour en illustrer la nature M. Raymond l'a excellemment rapproché de la spiritualité de Maître Eckhart et de Si (Génies de France, p. 58). On se souviendra aussi que le courant néoplatonicien a repensé et popularisé par les Evangéliques entre 1530 et 1550. C'est à ces sources

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654 CHAPITRE I

tradition chrétienne issue de saint Augustin, Montaigne montre que c'est l'impossibilité pour la créature d'accepter et de comprendre le sens de son imperfection de nature qui la conduit au péché. La créature veut s'égaler au créateur :

La présomption est nostre maladie naturelle et originelle(...) C'est par la vanité de cette mesme imagination qu'il (l'homme) s'égale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se tire soy mesme et sépare de la presse des autres creatures18.

Le péché d'orgueil apparaît bien, dans les Essais, comme le produit de l'imperfection de la créature et non pas comme la cause de celle-ci. Il est l'acte imparfait d'une créature imparfaite. D'une façon très orthodoxe, Montaigne le met à l'origine des autres péchés et de tous les vices de l'homme. Après avoir écrit dans l'édition de 1580 de l'Apologie : "du cuider (naist) tout péché", Montaigne ajoute cette précision biblique en 1588 :

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT

La premiere tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science et de cognoissance : "Eritis sicut dii, scicntes bonum et malum"19.

Jusqu'à ce point de l'analyse, on peut dire que Montaigne se situe dans la stricte tradition augustinienne : l'imperfection inhérente à toute créature est l'origine même du Péché. Au-delà, il s'écarte de cette tradition d'une manière importante et originale.

ORIGINALITE DE MONTAIGNE. L'IMPERFECTION ORIGINELLE DEVIENT LA CAUSE DE LA MORT DANS L'UNIVERS. LE PECHE CAUSE SECONDE DE LA MORT HUMAINE - Dans les Essais, la mort humaine n'est jamais mise en relation avec la mort naturelle par l'intermédiaire du Péché. L'absence d'allusion à cette vérité de foi a déjà été remarquée chez des écrivains antérieurs. Elle n'était pas significative : ou bien la chose, pour eux, allait de soi ou bien l'occasion d'y faire référence ne se présentait pas. Rien, dans l'ensemble de leur spiritualité, ne permettait de transformer cette absence en omission. Nous avons même noté que le renversement progressif du rapport entre la mort humaine et la mort naturelle, que ce soit dans les planches de l'Homme anatomique ou dans l'œuvre de Ronsard se faisait sans que les artistes soient conscients qu'il affectait certains aspects de leur foi et de leurs habitudes mentales20. Il en va tout autrement dans les Essais; l'absence de référence au rejaillissement du Péché de l'homme sur la Nature y participe désormais d'une vision consciente de l'univers.

Alors qu'avec saint Augustin et toute la tradition qui reprend son argumentation, la considération de l'imperfection essentielle de l'homme

19 II, 12, p. 467 b. cf. "La curiosité de connoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fléau, dit la saincte paiole" (II, 17, p. 618 a). Sur les diverses significations du "cuider", voir R. Lebègue, "Le Cuyder avant Montaigne et dans les Essais", in CA. J.E.F., n°14, 1962, pp. 275-284.

20 Cf. supra, pp. 25 et suiv. ; 517 et suiv.

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656 CHAPITRE I

et du monde terrestre n'était qu'une étape dans un raisonnement théologique, elle se suffit en partie à elle-même dans les Essais. Pour saint Augustin, l'imperfection des créatures créées ex nihilo, non ex Deo, expliquait le Péché de l'homme qui était la seule source de la mort dans l'ensemble de la Création. Montaigne s'arrête en chemin et fait l'économie du Péché : dans les Essais, la mort dans la Création et la mort de l'homme semblent avoir pour cause directe l'imperfection originelle des créatures. La référence au Péché a, ici, disparu. La mort est un acte de 1'"universel ordre des choses"21. Dans le chapitre XX du Livre I, la Nature personnifiée le rappelle aux hommes : "Vostre mort est une des pièces de l'ordre de l'univers ; c'est une pièce de la vie du monde"22. C'est sans doute à cette réalité, plus qu'à celle du Péché, que Montaigne fait allusion lorsqu'il parle au Livre III de "nostre corruption (...) originelle"23. Le terme d"'imperfection" n'a aucun sens dévalorisant dans les Essais. Il caractérise la créature, en opposition à une "perfection" qui n'a pas de rapport avec elle. L'homme et le reste de la Création ont donc en commun une même imperfection de laquelle Montaigne fait dépendre les catégories du temps et du mouvement dans le temps qui rendent compte de la maladie, de la vieillesse, du délabrement et de l'usure de toutes choses24 :

pourquoy prenons nous tistre d'estre, de cet instant qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition

21 I, 14, p. 55 a. 22 I, 20, p. 91 a. 23 III, 5. p. 856 b. Cf. I, 57, p. 313 c ; Π, 23, pp. 662-663 a ; m, 13, p. 1067 b ;

III, 13, p. 1068 b ; i n , 13, p. 1091 a. 24 Cette "essence" ressortirait, dans la tradition chrétienne, à la création de la

matière première. Cf. M. Baraz, "Le sentiment de l'unité cosmique chez Montaigne", in C.A.I.E.F., n°14, 1962, pp. 211-224.

23 II. 12, p. 495 b ; cf. I, 20.

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Car "sont toutes choses ou nées, ou naissantes ou mourantes"26. Le temps "qui mesure" est en proie, lui aussi, à la destruction et à la mort27.

Affirmée en essence, l'unité de l'homme et du reste du monde terrestre se rompt, dans les Essais, face au Péché. Seul le premier en est affecté sans qu'il rejaillisse sur le second. La mort devient un phénomène interne à l'existence du monde. La vision n'est pas tout à fait orthodoxe. Le sentiment que Montaigne avait de l'unité cosmique et sa sensibilité chrétienne y trouvaient leur compte. Il avait l'excuse de n'être pas théologien28 et de faire œuvre laïque, comme il le rappelle au Livre I :

Je propose les fantasies humaines et miennes, simplement comme humaines fantasies, et separement considérées (...) ; ce que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu, comme les enfans proposent leurs essais ; instruisablcs, non instruisants ; d'une manière laïque, non cléricale, mais très religieuse tousjours29.

On le voit, les Essais ne présentent aucune vision "naturaliste", au sens où le XIXe siècle pourra entendre le terme. La représentation montaignienne prend toutes ses notions et toutes ses figures dans la tradition chrétienne. Et c'est en s'appuyant sur une formulation augustinienne que Montaigne parvient à donner une signification à des représentations qui, jusqu'alors, mettaient confusément en parallèle, dans la littérature et l'iconographie, la mort de l'homme et la mort du monde30. Dans les Essais, on ne rencontre plus l'affirmation chrétienne selon laquelle la Création meurt à la suite du péché de l'homme ; on ne

26 Π, 16, p. 588 a. 27 "Autant en advient-il à la nature qui est mesurée, comme au temps qui lu

mesure" (Π, 16, p. 587 a). 28 "La Theologie traicte amplement et plus pertinement ce subject, mais je n'y suis

guierc versé" (II, 16, p. 602 a) 2 9 I , 56, pp. 308-309C.

Cf. supra, pp. 326 et suiv.

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658 CHAPITRE I

rencontre pas davantage la proposition inverse, qui expliquera bientôt que l'homme meurt parce qu'il est un élément de l'univers. Montaigne ménage un passage conscient de l'un à l'autre. Pour lui, la mort est présente en l'homme comme elle l'est dans le monde parce que l'un et l'autre sont des créatures issues du néant. Ils sont imparfaits en essence, en proie au temps et au mouvement ; ils échappent sans cesse à la permanence. Le dernier chapitre des Essais contient, une fois de plus, cette affirmation : "tu meurs de ce que tu es vivant"31.

LE PECHE ET LA MORT DANS L'HOMME - L 'homme est la seule créature à avoir péché mais son péché ne rejaillit pas sur le reste de la Création : cette double idée va amener Montaigne à mettre en valeur le rôle spécifique du Péché dans la vie et dans la mort humaines. L'humanisation et l'individualisation de la mort franchissent, dans les Essais, une nouvelle et dernière étape32.

Les péchés et les vices tournés vers la vie. L'orgueil fait perdre à l'homme son identité : une sorte de mort

Le Péché acquiert, dans les Essais, une situation tout à fait originale. Il cesse d'être envisagé, avant toute chose, comme cause et présence de la mort universelle tout en gardant sa puissance sur la vie humaine, sur la terre et dans l'au-delà :

Mais quoy ! ceux qui couchent une vie entiere sur le fruict et emolument du péché qu'ils sçavent mortel ? Combien avons-

31 III, 13, p. 1070 c. 32 Une telle représentation de l'origine de la mort a une autre conséquence ;

l'anthropocentrisme y est contesté d'une façon décisive : la mort ne transite plus par l'Homme avant de rejaillir sur le reste de la Création. L'Homme n'y perd rien, au contraire : il conquiert son individualité à mesure qu'il se dépouille de son ancienne royauté sur le monde.

LA REPRISENTATION REVELEE DE LA MORT 659

nous de mestiers et vacations reçeuës, dequoy l'essence est vicieuse!33

Contrairement à d'autres, Montaigne n'emploie jamais la formule canonique de "mort spirituelle" pour caractériser le choix, par l'homme, du Péché et donc de la Mort. Le mot "mort", seul, est mis à contribuìtion, ou bien le syntagme commun "sentier de perdition"34. Par contre, Montaigne utilise la formule inverse de "santé spirituelle"35' pour signifier l'état intérieur qui est la Vie et mène à l'éternité. Montaigne concentre surtout son attention sur l'effet des péchés actuels. Il en respecte les catégories, déterminées avec précision à une époque déjà lointaine où la mort commençait, à travers leurs figures, à concerner surtout la vie 36. Il se recommande même du classement des "instructeurs" de la religion Bien qu'il ne le trouve pas assez ferme37, il y voit un principe essentiel de la vie morale et sociale, le seul moyen de distinguer les bonnes des mauvaises actions et chacune de celles-ci entre elles38. De la hierarchie traditionnelle il retient, avant tout, le fait que l'orgueil est "la source principale des maux" de l'homme39, "sa perte et sa corruption"40. Montaigne n'est pas plus original en voyant dans l'orgueil le péché pur excellence surtout parce qu'il fait perdre à l'homme son identité. Cette

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660 CHAPITRE I

idée était au centre de la représentation du fou et de la folie, du Moyen-âge à la Renaissance41. Mais si l'idée n'est pas nouvelle, l'insistance avec laquelle Montaigne y revient et les développements personnels qu'il lui donne le sont davantage. Pour lui, l'orgueil amène l'homme à s'imaginer et à se désirer autre qu'il n'est. En voulant s'élever vers l'impossible hauteur divine, en s"'estimant"42 supérieur aux autres créatures, en cherchant à comprendre ce qui lui est inaccessible, il oublie de se rencontrer :

L'homme(...) se remplit et se paist d'autres choses qu'il ne sçait point et qu'il ne cognoit point, où il applique ses désirs et ses esperances43.

L'orgueil et le "cuider" deviennent ainsi, dans les Essais, la cause d'une autre manière de mort : celle qui consiste pour l'homme à consacrer sa vie à ce qu'il n'est pas.

En somme, ce sont essentiellement les conceptions que saint Augustin a développées sur l''imperfection" des créatures, cautionnées par la tradition, qui ont permis à Montaigne, dans toute une partie de son œuvre, et en faisant un contresens prévisible, d'envisager la mort, avant tout, comme un élément de la matière originelle commune à tous les êtres. L'influence du "péché (...) mortel"44 se réduit, chez lui, à la seule vie humaine. Montaigne libère l'homme de la responsabilité de la mort universelle, et l'univers du poids de sa perversion.

Cette démarche a une conséquence : il semble que, dans les Essais, l''imperfection" originelle soit considérée comme la cause de la mort matérielle tandis que le péché n'est plus responsable que de la mort

41 Cf. supra, pp. 85-156. 42 I, 53, p. 297 a. A3lbid. 44 I. 56. p. 305 a.

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT 661

spirituelle ainsi que du destin des hommes dans l'au-delà. Cela n'empêche pas que, de temps à autre, le Péché continue d'y être désigné globalement comme l'origine de toute mort. Montaigne participe là, d'une façon très personnelle et originale, de l'évolution qui avait amené un Ronsard, et bien d'autres avec lui, à figurer la mort physique de l'homme séparément de son âme et dans le mouvement général de l'univers. En un mot, la dissolution de la matière, dans les Essais, dans le monde et dans l'homme est désormais expliquée par un phénomène interne à celle-ci, appelé "nature" des êtres, tandis que le Péché ne semble plus rendre compte que de la mort spirituelle, de la mort morale et du destin de l'homme dans l'au-delà.

2. LA NATURE ET LA MORT

On a pu penser qu'il y avait, dans les Essais, deux représentations contradictoires de la mort. L'une attribuerait au Péché la source du règne de la mort ; l'autre verrait en celle-ci un phénomène naturel. Dans la plupart des remarques ou des développements consacrés au sujet, la contradiction est résolue au profit de la seconde représentation.

Les pages précédentes ont montré que le problème de la mort ne se posait peut-être pas en termes aussi tranchés à la Renaissance et dans les Essais. Lorsque Montaigne attribue la cause première de la mort à l'imperfection" originelle en ce qui concerne, disons, pour l'instant, la

dissolution matérielle des créatures, il fait appel à des notions qui sont autant métaphysiques que physiques : la "matière première" du monde est, pour lui, l'œuvre d'un Créateur. Lorsqu'il représente la mort spirituelle ou morale et le sens du destin des hommes dans l'au-delà, qu'il fait dépendre du Péché, il utilise une notion, celle du "corps", dont le sens est également métaphysique et physique. C'est pourquoi, avant

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662 CHAPITRE I

d'aller plus loin, il convient de s'arrêter aux rapports qu'entretiennent les notions de Nature et de mort, dans les Essais 45.

L'ORDRE DE LA NATURE - Dans les développements que Montaigne consacre à la Nature, il appréhende constamment celle-ci à partir des deux grandes caractéristiques que lui attribuait généralement son époque46. La Nature est l'œuvre d'un Créateur ; elle apparaît comme un "ordre". Au-delà de ces données révélées, rappelées, d'une façon explicite ou incidente, Montaigne déclare la connaissance de la Nature impossible "en essence". Dans ces conditions, il propose, pour l'aborder, de l'envisager uniquement dans les rapports immédiats qu'elle entretient avec la vie et la mort humaines. Il déroule, ainsi, sa représentation de la Nature entre les deux pôles formés par l'idée d'un Dieu créateur et le savoir impossible de l'homme.

La Création, Dieu, la Nature

Dans les Essais, la Nature ne se confond ni avec Dieu ni avec la Création. Elle participe de la seconde et dépend entièrement du premier. Dieu, le "souverain createur", a créé tout ce qui constitue la Nature ; celle-ci n'est pas éternelle mais "immortelle"47. Il s'établit de Dieu à la Nature, un rapport de l'agent à son objet ; Dieu a "la conduite des choses"48. Il y a concordance de l'un à l'autre, dans la mesure où Dieu ordonne l'Univers et exerce une partie de sa "volonté" et de sa toute-puissance à travers la Nature : "tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la

45 Voir sur l'archéologie de la représentation de la Nature au Moyen-âge et à la Renaissance, dans ses relations avec la représentation de la mort, supra, pp. 295-329.

46 Cf. supra, pp. 296 et suiv. 47 "l'immortelle nature" (II, 12, p. 499 c). Sur le sens du terme éternité au XVIe

siècle, voir supra , pp. 298 et suiv. 48 III, 11, P. 1003 C.

LA REPRISEN!Λ11()N REVELEE DE LA MORT 663

saincte parole, est subject à mesmes loix"49. C'est ainsi que les "loix universelles, indubitables" peuvent apparaître, à la fois, comme "celles de Dieu et du monde"50. La Création terrestre repose sur "les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature" 51. Mais si Dieu assujettit l'ensemble des créatures à des "loix communes", il en distingue l'homme qui, pour sa part, dépend de la "simple authorité de nature" sans être obligé de se laisser "tyranniquement emporter à elle"52. Quant à Lui, Dieu n'est pas soumis aux lois qu'il a créées ; il peut, à tout instant, les transgresser pour témoigner de sa gloire et instruire les hommes53. On ne rencontre aucun panthéisme, dans l'œuvre de Montaigne. Dieu y est constamment sur-naturel.

L'ordre54 universel de la Nature

La Nature apparaît à Montaigne comme un "ordre" qui obéit a des "règles"55, à des "loix universelles et indubitables"56. Est "naturel",

49 I, 36, p. 221 a. 5 0 m , 5,p. 858b et c. 511, 27, p. 178 a. Lorsque Montaigne parle de nature "produisant au monde" "ne*

creatures" (I, 31, p. 208 a), il ne veut pas dire que la Nature est l'origine de lu vie. Il emploie là le même langage qu'un Rabelais : la Nature est la force qui assure le renouvellement et le développement de la vie sur terre. La vie a été créée par Dieu ; elle dépend entièrement de Lui ; la Nature n'est qu'une représentation ou une manifestation de ce lien providentiel.

52 Π, 8, p. 366 a. Il faudrait citer ici toute la tradition chrétienne. Voir le chapitre consacré à M. Scève, supra, pp. 415-452.

53 "Si quelques fois la Providence divine a passé par dessus les réglés ausquelles ellc nous a nécessairement astreints, ce n'est pas pour nous en dispenser. Ce sont coups de SA main divine, qu'il nous faut, non pas imiter, mais admirer, et exemples extraordinaires, marquez d'un exprez et particulier adveu, du genre des miracles qu'elle nous offre, pour tesmoignage de sa toute puissance" (I, 23, p. 120 c). Cf. II, 12, p. 561 a ; II, 12, pp. 588-589 a.

54 Pour les sources de cette notion, voir supra, pp. 296 et suiv. 55 Π, 12, p. 506 a. 56 III, 5, p. 858 b. Cf. I. 33, p. 215 a ; I, 36, pp. 221-222 a.

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664 CHAPITRE I

"ce qui est general, commun et universel"57. Cest dans cette perspective que "nature" "ordonne" et "prescript"58 A l'intérieur de cette "police"59, "il y a des ordres et des degrez ; mais c'est soubz le visage d'une mesme nature"60. Un jeu infini de relations ou de correspondances assure la liaison entre tous les ouvrages de Nature61. Comme "ce qui est soubz le ciel" dépend des "mesmes loix"62 générales et universelles, directement ou indirectement, d'une façon absolue ou relative, les ouvrages de Nature concernent tout ce qui touche à la vie de l'homme sur terre :

Les maladies et conditions de nos corps se voyent aussi aux estats et polices ; les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous63.

En somme, "cette universelle police(...) n'est ny fortuite, ny conduyte par divers maistres"64 ; il n'y règne ni le hasard ni la confusion.

Ces affirmations, souvent répétées, forment le cadre général de la représentation montaignienne de la Nature. Elles concernent l'origine et l'essence de celle-ci. Elles sont des vérités de foi ou d'évidence dont le seul but est de permettre d'aborder l'idée de Nature. Montaigne le montre en récusant d'avance toute tentative humaine pour prouver ou approfondir ces premières données : elle serait vouée à l'échec.

La Nature est inconnaissable en vérité

Une des idées constantes de Montaigne sur la Nature est que celle-ci ne peut pas être appréhendée, dans sa vérité essentielle, par

57 1, 57, p. 312 a. Cf. II, 12, p. 462 a. 58 I, 57, p. 312 a. Cf. Π, 12, p. 506 a ; ΠΙ, 12, p. 1029 c. 59 Π, 23, p. 663 a. 60 II, 12, p. 436 a. 61 II, 23, p. 663 a. Cf. M. Bara/., op. cit., pp. 198 et suiv. 62 I, 36, p. 221 a. 63 II, 23, p. 662-663 a. Mtbid.

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT 665

l'homme. Le jugement humain est incapable de saisir l'csscncc des choses65, d'avoir une vision d'ensemble de 1"'ordre" qu'est la Nature, où chaque phénomène a sa place66, et d'en comprendre la richesse infinie de détails67. Tout ce qui arrive véritablement dans la Nature est, pour Montaigne, "naturel"68. Le malheur est que nous ne saisissons, au mieux, que des bribes de ce qui se déroule sous nos yeux69. Si l'on demande aux hommes ce qu'est Nature "la question est de parollcs et se paye de mesme". Strato répond qu'elle est l'intendante du monde "ayant la force d'engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment". Cleanthci "estime(...) tantost la raison, tantost le monde, tantost l'amc dt Nature(...) entournant et enveloppant tout"70 ; "s'enquiert - on à Zcnoi que c'est que Nature ? "Un feu, dict-il, artiste, propre à engendrer procédant regléement""71. Même lorsqu'il s'agii de savoir s'il y n

65 "La cognoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduit« <lr choses, non à nous qui n'en avons que la souffrance, cl qui en avoiu Γιι»»μ parfaictement plein, selon nostre nature, sans en penetrer l'origine et l'cwtmico" (III, II p. 1003 c. Cf. m , 6, p. 886 c).

66 "Π faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance île nature el plu» «I reconnoissance de nostre ignorance et foiblesse" (I, 27, p. 179 a. Cf. II, 12, p. 426 a ; I 12, p. 506 a ; Π, 12, p. 536 a, c).

67 Cf. ΙΠ, 13, p. 1059 b. "Mais qui se presente, comme dans un tableau, ceti grande image de nostre mere nature en son entiere magesté ; qui lit en son visage une generale et constante varieté ; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout ι royaume, comme un traict d'une pointe très-délicate : celuy-là seul estime les chont selon leur juste grandeur" (I, 26, p. 157 a).

68 "Si l'on entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune opinion d hommes, en ne croyant pas témérairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, < observeroit la regle de : "Rien trop", commandée par Chilon" (I, 27, p. 179 c).

69 "Il n'y a rien de seul et de rare eu esgard a nature, ouy bien eu csgard à nos! cognoissance, qui est un miserable fondement de nos regies et qui nous reprend volontiers une très-fauce image des choses" (ΠΙ, 6, p. 886 b). Cf. I, 26, p. 158 c ; I, 2 p. 178 a ; II, 12, p. 426 a ; II. 12. p. 506 a ; II, 12. p. 510 a ; II. 12, p. 518 a ; II, I p. 574 a ; III, 12, p. 1029 c ; III, 13, p. 1074 c.

70 II. 12, p. 496 a. 71 II. 12,p. 516c.

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652 CHAPITRE I

"quelque loy vrayment naturelle, c'est-à-dire quelque instinct, qui se voye universellement et perpétuellement empreinct aux bestes et en nous", la réponse "n'est pas sans controverse"72. La Nature est à l'homme "une poésie oenigmatique(...) comme peut estre qui diroit une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d'une infinie varieté de faux jours a exercer nos conjectures"73.

Montaigne se contente donc de savoir sur l'essence de la Nature ce qui correspond, en fait, à deux vérités répétées par toute la tradition chrétienne : elle dépend en tout du Créateur ; elle est un "ordre"74. Il s'appuie sur ces deux données pour aborder les liens qui l'unissent à la "nature humaine".

LA NATURE ET LA NATURE HUMAINE - Π ne faudrait pas réduire la portée des développements où Montaigne parle de la "mort naturelle" de l'homme en y voyant, seulement, le rappel d'un phénomène de l'ordre de la Nature. L'interprétation serait partielle. Il est certain que, pour Montaigne, le destin terrestre de l'homme est de participer du mouvement général de la Nature, mais comme une créature bien particulière, douée d'une "nature humaine" et destinée, finalement, à l'éternité. Lorsque la notion de "mort naturelle" touche à l'homme elle est, dans les Essais, d'une singulière richesse.

Le rythme de la vie, en chaque individu, est un écho de la grande pulsation qui anime l'univers. Ce que contient la Nature naît, vit et meurt. L'homme fait de même et chaque chose, en lui, à son tour. Pour Illustrer cette idée générale, Montaigne a souvent recours à l'imagerie de l'harmonie du monde, plus prestigieuse que jamais à son époque et dont

72 il, 8, p. 365. 73 II, 12, p. 518 a. Cf. ΠΙ, 13, p. 1074 c. 74 Le refus de la connaissance, dans les Essais, s'appuie sur une anthropologie

chrétienne (cf. infra, pp. 689 et suiv.). En acceptant sur la Nature les deux vérités qui en l'ont une Création et un ordre, et en refusant d'aller au-delà dans la quête de l'essence des choses, Montaigne se situe dans un système de pennée de type chrétien.

LA REPRISEN!Λ11()N REVELEE DE LA MORT 667

il fait une utilisation poétique admirable75. La mort de l'homme en tant que telle, considérée sans aucune des circonstances qui l'entourent, est donc "naturelle" :

Quelle resverie est-ce de s'attendre de mourir d'une defaillance de forces que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée, veu que c'est l'espece de mort la plus rare île toutes et la moins en usage ? Nous l'appelons seule naturelle comme si c'estoit contre nature de voir un homme se rompre le col d'une cheute, s'estoufer d'un naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à une pleurésie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à tous ces inconvénients. Ne nou> flatons pas de ces beaux mots : on doit, à l'aventure, appelle: plustost naturel ce qui est general, commun et universel. Mourii de vieillesse, c'est une mort rare, singulière et extraordinaire, el d'autant moins naturelle que les autres ; c'est la dernière u extreme sorte de mourir76.

La mort humaine, qui participe de l'imperfection universelle, est prise ei charge par l'ordre de nature". Celui-ci, considéré dans son ensemble est profitable, parce qu'il est providentiel, parce qu'il s'inscrit dans I« cadre, plus large, de l'action divine. Cela explique, scmblc-t-il, que I Nature montaignienne apparaisse comme une "réalité spirituelle et noi pas uniquement comme un amas de forces extérieures"77. "Nostre meri

75 "Nostre vie est composée, comme l'armonie du monde, de choses contraires M U S I

de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mois et graves. Le musicien qui n o aymeroit que les uns, que voudrait il dire ? Il faut qu'il s'en sçache servir en commun ι lei mesler. Et nous aussi, les biens et les maux, qui sont consubstanticls à nostre vii Nostre estie ne peut sans ce meslange, et y est l'une bande non moins necessaire ιμ l'autre" (III, 13, p. 1068 b).

76 I, 57, p. 312 a. Cela n'empêche pas Montaigne d'utiliser le langage commun d'opposer "mort naturelle" et mort accidentelle (III, 9, p. 962 b).

77 M. Baraz, op. cit., p. 198.

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668 CHAPITRE I

nature" avertit l'homme78 ; elle le conduit par la main79, le protège80 et "prévoit" pour lui81.

Mais si l'"ordre de nature" se confond avec l'existence de la plupart des créatures82, en l'homme, il se trouve confronté avec la nature particulière de celui-ci. Lorsque l'individu se laisse emporter "bestialement" par 1"'ordre de nature", cette partie de lui-même, il abandonne un peu de son humanité : "il ne nous faut pas laisser emporter si entiers aux alterations naturelles, que d'en abastardir nostre jugement"83. En agissant ainsi, l'homme ne rejoint pas pour autant la Nature, au contraire. La volonté qui s'asservit à un désir se tourne vers le mal, car "les appétits du corps ne doivent pas estre augmentez par l'esprit"84. Celui qui, par exemple, suit "l'instinct d'inhumanité" qui est en lui, par la cruauté, oublie la nature de l'homme et, en particulier, sa dignité85. D'autre part, la pulsion est dévoyée de son cheminement "naturel" par une incitation déréglée. Montaigne conclut avec pénétration, à la suite de saint Augustin, que cet asservissement de la volonté humaine à la pulsion naturelle, est, proprement, le "péché" et le "vice" : "nous faisons et poisons les vices non selon nature, mais selon nostre interest, par où ils prennent tant de formes inegales"86.

7 8 I, 20, p. 94 a. Cf. I 24, p. 126 a ; I, 26, p. 157 a ; II.6, p. 353 a. 791, 20, p. 89 a. Cf. I, 20, p. 88 a ; ΙII, 12, p. 1028 b. 101, 36, p. 222 a. 81 IIΙ, 13, p. 1066 b. 82 "Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes

pour nostre besoing nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l'appétit" (ΠΙ, 13, p. 1088 b).

83 IIΙ, 2, p. 795 b. La femme semble davantage emportée par la Nature que l'homme. Pour les enfants, voir Π, 8, pp. 379-380 a.

84 IIΙ, 5, pp. 870-871 b. On reconnaît là l'influence augustinienne (cf. supra , pp. 532-536).

85 II. 9, p. 412 b. Cf. II, 11, p. 408 a. Voir L. Sozzi, "La dignitas hominis... ", art. cit.

86ΙII, 5, p. 839 a.

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT 66

Inversement, si l'esprit "détraqué"87 de l'homme combat "I dessein de nature"88, étouffe en lui l'écho de ce qui le relie à "l'univers* ordre des choses"89, il met également en cause son humanité : "nous noi empechons tousjours ainsi, voulans devancer et regenter les prcscriptiot naturelles"90. "Comme ceux qui esteignent par artificielle lumière celle d jour, nous avons esteint nos propres moyens par les moycr empruntez"91. La nature propre de l'homme se trouve alors sar références ni points de comparaison. Elle ramène à soi tout ce qui éta solidarité avec les autres créatures. L'homme oublie, par exemple, que vie se compose, comme toutes choses de quatre périodes92 ; il mêle enti eux les âges de sa vie et se croit jeune en vieillesse93 ; il boit "outre soif' et se forge "un appétit artificiel et contre nature"94. Son orgue s'exaspère ; la curiosité remplace la modestie et l'imagination lui tient 11< de savoir95, son goût se corrompt96 ; son intelligence "qui (luì) a es donnée pour (son) plus grand bien" est employée "a (sa) ruine"97. Au lieu de se transformer en anges, (les hommes) se transforment en bestes"98. A travers cette vision de la nature humaine, Montaigne remplace l'ancien combat des vices et des vertus, qui reste en filigrane par une double tentation, où l'homme risque de perdre son humanite

87 IIΙ, 9, p. 1009 b. 881,14, p. 55 a. 89Ibid. 901Π, 12, ρ. 1029 c. "C'est injustice de corrompre (les) regies (de Nature)" (ΠΙ,

p. 1088 b). 91 I, 36, p. 222 a. Cf. II, 12, p. 506 a. 92 "le plus grand vice qu'ils remerquent en nostre nature c'est que non de

rajeunissent sans cesse" (Π, 28, p. 681 a). Cf. II, 12, p. 583 a. 93 III. 2, p. 794 c. 94 II, 2, p. 327 a. Cf. Π, 12, p. 583 a ; III, 2, p. 794 c. 95 111,12, p. 1029 c. Cf. II, 2, p. 327 a. 96 1,31, p. 203 a. 97 I, 14, p. 55 a. 9 8 III, 13. p. 1096 b. Cf. II, 32. p. 703 c.

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670 CHAPITRE I

celle de l'abandon à l'"ordre naturel" et celle de l'abandon à l'orgueil naturel de l'homme.

L'évolution qui se dessine, dans les Essais, sous ces propos, est remarquable. Montaigne n'y met plus tant l'accent sur les liens qu'entretiennent, en l'homme, le corps et l'âme, que sur ceux qui unissent sa propre nature et l'"ordre de nature"99. Il n'y a, chez lui, aucun oubli de l'anthropologie chrétienne. Dans un passage de l'avant-dernier chapitre, Montaigne explique qu'en harmonisant son être à "nature", il a permis à ses deux "maistresses pieces", son corps et son âme, de vivre "de leur grace en pais et bon accord"100. Cela n'empêche pas que nous commençons à passer, dans les Essais, d'une vision essentiellement métaphysique de l'homme double, centrée sur une nature originelle, composée d'un corps et d'une âme, à une nouvelle représentation qui opposera bientôt, en l'homme, la Nature et ce qui lui appartient en propre : la Culture. Les rapports entre la mort de l'homme et la mort dans la Nature s'en trouvent posés d'une façon entièrement nouvelle.

Certes, Montaigne rappelle souvent la spécificité chrétienne de la personne humaine, corps et âme, contre le platonisme. Il note bien le jeu du Péché et de la Grâce, de la Mort et de la Vie, mais sans longs développements, pour rappel. Il s'attarde, surtout, à représenter la mort humaine comme la rencontre de la mort "naturelle"101 et de la mort du "moi", qui ne se confondent pas. C'est cette originalité "essentielle" de la "nature humaine" qui permet à Montaigne de distinguer la mort des "Wies", dont l'homme participe pourtant comme élément de la Nature, et celle de l'individu. Reprenons la fameuse comparaison.

99 Nous appellerons "nature propre de l'Homme" l'ensemble formé par la nature originelle (Adam en l'Homme), la nature individuelle de naissance et la nature acquise. I,a "nature humaine" se compose de cette nature propre à l'Homme et de l'"ordre de nature".

100 III, 12, p. 1037 b. 101 La source commune de. la mort dans la Nature et de la mort "naturelle", en

l'Homme, est l'imperfection des créatures (cf. supra, pp. 650 et suiv.).

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT 671

LA MORT DES HOMMES ET LA MORT DES BETES - Les divers développements où, au long des Essais, Montaigne met en parallèle la mort des bêtes et la mort des hommes ont un but exemplaire. Montaigne constate que les hommes meurent comme les bêtes meurent parce que les uns et les autres participent de l'"ordre de nature" : "mille hommes, mille animaux et mille autres créatures meurent en ce mesme iastant que vous mourez"102. Or les bêtes n'ont aucun souci de la mort :

(c) (Les bestes) vont jusques là de craindre leur empirement, de se heurter et blesser que nous les enchevestrons et battons, accidents subjects à leurs sens et experience. Mais que nous les tuons, elles ne le peuvent craindre, ny n'ont la faculté d'imaginer et condurre la mort. Si dict-on encore qu'(b) on les voit non seulement la souffrir gayement (la plus part des chevaux hannissent en mourant, les eignes la chantent), mais de plus la rechercher à leurbesoing, comme portent plusieurs exemples des elephans103.

Si l'on considère l'ensemble des Essais, cet exemple n'est pas opposé, directement, à tous les hommes ; il est mis en parallèle avec un autre type d'exemple, celui qui concerne les "pauvres gens"104, les "personnes populaires"105, les "paisans"106 à l'approche de la mort. Ceux-ci meurent comme font les "bestes", "sans alarme et sans affliction"107 :

Comparés la vie d'un homme asservy à telles imaginations à celle d'un laboureur se laissant aller après son appétit naturel.

1021, 20, p. 93 a 103 III, 12, p. 1032 c, b. Cf. ΙΠ, 12, pp. 1026-1027 b. Le problème n'est pas lani

ici de remarquer le caractère mythique des observations rapportées par Montaigne sur 1; mort des animaux que d'envisager son argumentation d'ensemble.

104 III, 12, p. 1017 b. 105 1,14, p. 51 a. 11)6 III, 12, p. 1029 b. ""lei., p. 1017 b.

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652 CHAPITRE I

mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique108.

Leur "courage"10', leur "fermeté"110, leur "opiniâtreté"111, leur "patience"112, sont égaux à ceux qu'obtient le philosophe après une longue et aléatoire préparation à la mort113 : "les arguments de la nature (...) font mourir un paisan et des peuples entiers aussi constamment qu'un philosophe"114. Ainsi, pour ne pas avoir souci de la mort, tous les hommes devraient s'inspirer de l'exemple des bêtes et des "pauvres gens":

- nostre sapience apreigne des bestes mesmes les plus utiles enseignemens aux plus grandes et nécessaires parties de nostre vie : comme il nous faut vivre et mourir...115

- Regardons à terre les pauvres gens...116.

On a souvent rappelé ces passages. Citons, à présent, deux passages apparemment contraires :

-... cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la teste d'un homme d'entendement, ce que je trouve entièrement impossible, nous vend trop cher ses denrées. - le remède du vulgaire c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement ?117

101 H, 12, p. 470 a ; cf. 1,14, p. 51 a ; Π, 21, p. 661 a. 109 II, 21, p. 661 a. 110II, 12, p. 470 a. 111 I, 14, p. 51 a. 1121, 39, p. 238 a. 113 Montaigne n'oppose donc pas tant les "états" populaires aux autres états que les

"hommes d'entendement" (1,20, p. 84 a) à ceux qui ne le sont pas. 114 ΙΠ, 12, p. 1016 b. 115 Id., p. 1026 b. 116 M., p. 1017 b. 117 I, 20. p. 84 a ; cf. II, 8. p. 366 a ; Π, 12, p. 481 a.

LA REPRISEN!Λ11()N REVELEE DE LA MORT 673

La chronologie ne rend pas compte de ces divergences. Celles-ci s'expliquent si l'on considère le plan d'expression de chacun des deux groupes de citations. Dans le premier, Montaigne se réfère au rapport que l'homme entretient avec l'ordre de la Nature : plus les créatures tendent à se confondre avec lui, moins elles craignent la mort. Les bêtes en sont l'exemple parfait : en elles, l'ordre de la Nature et l'ordre de la créature se superposent totalement ; elles n'ont pas de conscience de leur mort individuelle. Les "personnes populaires" sont l'expression humaine de cet idéal : elles ne pensent pas à leur mort individuelle. Montaigne ne recommande pas à chacun de prendre les "bestes" pour modèles et les "pauvres gens" pour exemple, mais de les observer. C'est à ce point qu'intervient la seconde catégorie d'affirmations. Les "pauvres gens", qui ont banni d'eux la crainte de la mort, l'ont fait au prix d'un rapprochement avec les animaux et d'un renoncement à certaines qualités de la "nature humaine". Ils ont dû garder "oisives" leurs "luculic/. naturelles", ne point sentir, ne point juger118, anéantir en eux la curiosili, se priver d'imagination119. Il n'échappe pas à Montaigne que pour mourir à la façon inconsciente des bêtes, ces hommes ont dû, d'abord, établir quelque parenté avec elles dans leur vie ; or, "il a pieu à Dieu nous douer

118 "le peuple (...) ne se sent point, (...) ne se juge point, (i/) laisse la plus part de ses facultez naturelles oisives" (Π, 12, p. 481 a). L'exemple du "peuple", qui revienl souvent dans les Essais, est ambivalent. Le "peuple", en conformant, dans certaines de tes actions, son humanité λ l'ordre de la nature, en rappelle la présence en l'homme : le "laboureur" laisse "aller (...) son appétit naturel" et mesure "les choses au seul eentimen present" (II, 12, p. 470 a. Cf. Π, 12, p. 481 a ; ΙΠ, 12, p. 1017 b) ; T'athlète" ou 1« "muletier" donnent des leçons de fermeté et de constance (Π, 12, p. 470 a). Tel est Ii sens de la formule ironique de III, 12 : "s'il est ainsi, tenons d'ores en avant escolle de bestise" ; c'est-à-dire, prenons en cela, exemple sur le vulgaire. Mais la vie de celui -ci considérée dans son ensemble, n'est pas un exemple ; il méconnaît ce qui forme T'homme entier", le sentiment, le jugement et la plupart des "facultez naturelles" (II, 12 p. 481 a). Voir encore I, 14, pp. 50-51 ; II, 11, p. 405 a ; II, 12, p. 470 a.

119 "L'aigreur de cette imagination naist de nostre curiosité. Nous nous cmpcschon tousjours ainsi, voulans devancer et regenter les prescriptions naturelles" (III, li p. 1029 c).

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652 CHAPITRE I

de quelque capacité de discours, affin que, comme (elles), nous ne fussions pas servilement assujectis aux lois communes, ains que nous nous appliquassions par jugement et liberté volontaire"120. La sérénité devant la mort n'est rien si elle est le fruit d'un "abêtissement". "Laissons là le peuple"121.

On le voit, ces deux séries d'affirmations ne sont pas contradictoires, puisqu'elles ne mettent pas en cause les mêmes données, mais complémentaires. Leur opposition fait ressortir vivement un double souci de Montaigne, qui s'exprime tout au long des Essais. D'un côté, Montaigne, qui craindra toujours, plus ou moins, l'heure de la mort, voit dans la conduite des bêtes ou des pauvres gens un modèle de ce qu'il souhaiterait pouvoir vivre, le moment venu. C'est en cela que les morts des "paisans" le touchent si profondément Mais, d'autre part, il sait que la mort humaine ne renvoie pas seulement à l'ordre de la Nature, mais aussi à la "nature" propre de l'homme. Montaigne tentera toute sa vie de concilier cette espérance et cette constatation.

Le sens de ce type de représentation se comprend mieux si on le replace dans le vaste mouvement d'idées qui, au XVIe siècle, s'efforce de situer l'une par rapport à l'autre la mort de l'homme et la mort dans la Nature. Jusqu'alors, la pensée que la mort dans la Nature était une conséquence du péché de l'homme avait dominé sans partage : la mort dans la Nature passait par la mort de l'homme. Scève en résuma admirablement l'argumentation dans son Microcosme. Bien que cette idée fût toujours dominante, on vit apparaître, à la Renaissance, un certain nombre de figurations qui représentaient la mort de l'homme comme un élément de la mort dans la Nature. L'œuvre de Ronsard en donne des exemples éclairants. Nul n'affirmait encore que la mort était un

120 II, 8, p. 366 a. Cf. "Nous mangeons bien et beuvons comme les bestes, mais co no noni pas actions qui cmpeschent les operations de nostre ime. En celles-là nous Rimions nostre avantage sur elles" (III, 5, p. 855 b).

121 II, 12. p. 481 a.

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phénomène purement "naturel". Pourtant, les conditions d'une possible et future inversion des liens qui unissaient traditionnellement la mort tic l'homme et la Nature commençaient à se mettre en place. Les Essais soni le lieu d'une prise de conscience de cette situation, qu'ils clan Hcnl d'une façon remarquable. On y trouve le rappel que la Nature et l'homme onl en commun d'avoir été créés. La conséquence en est que l'un cl l'autre sont "imparfaits" de nature, que l'un et l'autre sont en proie à la mori. Cette idée permet à Montaigne de distinguer, dans la personne, deux parts : l'une qui ressortit à l'ordre de la Nature, l'autre à la nature propre de l'homme. Grâce à elles, Montaigne met en valeur que l'homme meurt bien comme n'importe quel autre élément de la Nature mais non parce qu'il n'est qu'un élément de la Nature. Sa mort n'est pas entièrement il l'image de celle des autres créatures : elle est, à la fois, le dernier acte de sa participation à l'ordre de la Nature et une étape de son histoire individuelle.

3. L'INSTANT DE LA MORT. LA SEPARATION DE L'AME ET DU CORPS

Dans les Essais, la représentation de l'instant de la mort dépend, entièrement, pour le fond, de l'anthropologie et de la foi chrétiennes. Montaigne voit tout naturellement la mort comme 1"' instant" où l'être se "dissout"122, le moment de la "separation" des "deux pièces principales essentielles" dont "nous sommes bastis"123. Π ne mêle aucun platonisme à sa vision de la dualité humaine. Il en affirme même, clairement, la spécificité chrétienne. La mort n'apparaît pas, chez lui, comme l'heure du partage entre ce qui serait matière et péché, le corps, et ce qui serait immortel par nature, l'âme. Elle est, d'abord, l'acte qui, en disjoignant le corps de l'âme, ouvre le règne de l'éternité ; elle est "origine d'une autre

122 Id., p. 422 a. 121 Id., |>. 500 c·. Cf. I, 3, p. 22 c ; II, 12, p. 533 a ; III, 12, p. 1037 b.

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christianisme, en rappelant que séparer le corps de l'âme, dans ce monde-ci ou dans l'autre, ce serait la mort non pas seulement de l'individu mais de l'"estre" même de l'homme ; ce serait la fin de l'humanité, le règne du néant absolu.

4. APRES L'INSTANT DE LA MORT : L'ETAT INTERMEDIAIRE ET LE CADAVRE. L'AU-DELA

L'ETAT INTERMEDIAIRE ET LE CADAVRE - A cons idé re r simplement ce que Montaigne dit de l'instant de la mort et de l'unité de l'homme avant la mort et après la résurrection, on pouvait déjà conclure que, pour lui, l'âme restait "séparée" du corps entre la mort et la résurrection. C'est à cet "estât"136, appelé "intermédiaire" par les théologiens, que Montaigne fait allusion lorsqu'il parle, à la fois, d'un "puissant sommeil, plein d'insipidité et d'indolence"137, de la "corruption de nos membres"138, de la "dissolution du corps"139, de l'"estat" où Nature "nous garde"140, du "non estre"141, de l"'absence"142 et de la mort comme d'un "passage a un si parfaict estât"143 ou comme des retrouvailles "avec Jesus-Christ"144. Les premières expressions peuvent prêter à confusion pour un lecteur moderne. Il est nécessaire, pour les comprendre, de les replacer dans l'ensemble de notions et de figurations qui représentaient, à l'époque, l"'état intermédiaire".

136II, 6, p. 351 : "l'estat" où Nature "nous garde". 137 ΙΠ, 9, p. 949 b. Cf. Π, 6, pp. 351-357 ; Π, 13, p. 594 c. 138II, 12, p. 538 a. 139 I, 39, p. 239 c ; Π, 12, p. 422 a. 140 II, 6, p. 351. 141 I, 20, p. 89 b. Voir encore, sur tout ceci : I, 20, p. 93 a ; I, 39, p. 239 c ; II,

15, p. 596 a ; II, 16, p. 610 a. 1421, 39, p. 239 c. 143 Ibid. 144 II, 12, p. 422 a. Montaigne cite saint Paul.

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Selon la foi catholique, aussitôt passé l"'instant" de la mort, l'âme du juste goûte la béatitude, celle du pécheur racheté va au purgatoire, celle du damné éprouve déjà les peines de l'enfer. Quant au corps, il subit la putréfaction145. Tel est l'"état" de l'homme en l'attente de la résurrection. Montaigne fait allusion deux fois à la béatification immédiate. Dans le chapitre de la "Coustume de l'isle de Cca", il cite une des paroles qui la fonde, celle de saint Paul146, et l'illustre par l'exemple de Jacques du Chastel, évêque de Soissons. Celui-ci, voyant saint Louis revenir d'Afrique alors que les affaires de la religion y étaient imparfaites, se jeta dans l'armée des ennemis pour "s'en aller plus tost en paradis"147. Ailleurs, Montaigne indique que la condition d'un tel accès immédiat aux cieux, après la mort, est le renoncement au monde : "celte seule fin (...) mérité loyalement que nous abandonnons les commodité/, et douceurs de cette vie nostre"148.

Nous n'avons pas rencontré, dans les Essais, d'allusions au destin post-mortem de l'âme du damné. Cette situation, qui ne concerne que les possédés de Satan, n'intéressait sans doute pas beaucoup Montaigne. Par contre, il se réfère à la "creance du purgaloirc", pour noter qu'on en trouve l'analogie chez d'autres peuples, "d'une forme nouvelle". Ces "vains ombrages de nostre religion (...) en témoignent", pour lui, "la dignité et la divinité"149. Ainsi, pendant que l'âme poursuit sa vie, le corps terrestre, lui, pourrit. C'est donc dans cette double perspective que Montaigne redit, après Villon et bien d'autres, en citant Epicure, que le mort ne sent plus rien, qu'il ne souffre plus "quand les vers luy rongent ses membres dequoy il vivoit, et que la terre (les) consomme"150. Montaigne ne parle pas là de la totalité de l'homme mort,

145 Voir Le mystère de la Mort et sa célébration, Paris, 1956, pp. 279-338, pp. 455 462.

146 "Je désire, diet Sainct Paul, estre dissoult pour estre avec Jesus-Christ" (11, 3, p. 342a).

w Ibid. 148 I, 39, pp. 239-240 c. 149 II, 12,558 b. 150 Id., p. 500 a.

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mais des sentiments que le vivant éprouve dans son corps terrestre : on trouve d'ailleurs, dans l'Apologie, le terme explicite de "non sentir" pour désigner cet état151.

En somme, Montaigne représente la mort comme un état où le corps est livré à la pourriture et n'éprouve plus aucune sensation. Quoi de plus orthodoxe ? La notion d'état intermédiaire permettait l'accueil, dans la mentalité chrétienne, de figures macabres ou de développements naturalistes empruntés à l'Antiquité. On lit, par exemple, dans l'essai "De la phisionomie", "la defaillance d'une vie est le passage à mille autres vies"152. Cette image est inspirée de Lucrèce ; elle est courante à l'époque153. Elle n'est nullement en contradiction avec les passages où Montaigne parle de l'immortalité individuelle : pendant l'"état intermédiaire", le corps de l'homme retourne au mouvement naturel des choses tandis que son âme commence son chemin d'immortalité.

L'AU-DELA - Lorsque Montaigne s'intéresse à l'"autre monde"154, il s'agit, surtout, pour lui qui parle peu de l'état intermédiaire de l'âme, du "monde" que la résurrection et le jugement restaureront dans son Intégrité. L'homme "entier" y participe pour recevoir le châtiment ou la récompense, "selon ses mérités"155. Aux "esperances et menaces de la vie ctcmelle"156 correspondent deux lieux, le "paradis"157, où les "esleus"158

151 Id., p. 476 a ("non sentir" est associé à "non estre"). 152ΙΠ, 12, p. 1032 b. 153 Voir sur la diffusion de cette idée à l'époque, A. Tenenti, Il senso della morte e

l'amore della vita nel Rinascimento, Turin, 1957. 154 ΠΙ, 13, p. 1045 b. Cf. I, 26, p. 157 a ; Π, 3, p. 333. Montaigne emploie

également l'expression "l'autre vie" (I, 29, p. 239 c ; Π, 12, p. 498 a). 155 II, 17, p. 623 a. 156 I, 56. p. 305 c ; n , 17, p. 623 a. 157 II, 3, p. 342. 15κ II, 12, p. 477 a.

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jouissent de la "beatitude eternelle"159, et les "abismes infernaux"160, où les autres sont "punis"161 et "precipité(s) ala damnation éternelle"162. Mais si Montaigne reprend ces formules traditionnelles, il rappelle bien, en considérant, au plus profond, la spiritualité chrétienne, qu'elles ne recouvrent aucune réalité appréhensible. L'homme, corps et âme, débarrassé du péché et de la mort, sera alors tout autre comme sera tout autre le monde céleste. Ce sont des réalités "inimaginables", au dire même de saint Paul :

(a) Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : pour dignement les imaginer, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, (c) et parfaictement autres que celles de nostre miserable experience (a) "Oeuil ne sçauroit voir, diet Saint Paul, et ne peut monter en coeur d'homme l'heur que Dieu a préparé aux siens". Ht si, pour nous en rendre capables, on reforme et rechange nostre estre (comme tu dis, Platon, par tes purifications), ce doit estre d'un si extreme changement et si universel que, par la doctrine physique, ce ne sera plus nous, (...) (a) Ce sera quelque autre chose qui recevra ces recompenses, (...) Ce qui a cessé une fols d'estre, n'est plus... 163

On s'est souvent appuyé sur un passage de YApologie pour penser que Montaigne imputait à la démesure et à la faiblesse humaines l'idée de la vie future164. Le voici :

159 Id., p. 536 a ; cf. I, 39, p. 239 ; II, 12, p. 422 a ; Π, 17, p. 623 a ; "santé et rcsjouyssance eternelle" (I, 29, p. 239 c) ; "recompense eternelle" (II, 12, p. 531 a).

160 Id.. p. 477 a. 161 II, 3, p. 333. 162 II, 12, p. 478 a. "Abismes infernaux" d'après saint Paul (II, 12, p. 477 h)

Allusion aux diables : 1, 20, p. 82 a ; II, 12, p. 538 a. 163 Id., p. 499 a, c, p. 500 a. 164 M. Bara/, {op. cit., pp. 102-103), dans son explication du passage, continue

cette tradition.

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Ce serait injustice (...) de s'arrester à la consideration d'un temps si court, qui est à l'avanture d'une ou de deux heures, ou, au pis aller, d'un siecle, qui n'a non plus de proportion à l'infinité qu'un instant, pour, de ce moment d'intervalle, ordonner et establir définitivement de tout son estre. Ce seroit une disproportion inique de tirer une recompense eternelle en consequence d'une si courte vie165.

Ce texte n'est pas une réflexion de Montaigne sur l'âme, contrairement à ce que pourrait laisser croire l'extrait pris en lui-même. D participe de la longue critique du platonisme à laquelle l'auteur des Essais se livre dans l'Apologie. Π s'attaque, cette fois, à la théorie de la réminiscence.

Dans les lignes précédentes, Montaigne a développé deux arguments : il a nié, tout d'abord, au nom même de l'expérience, la preuve soi-disant expérimentale de la réminiscence platonicienne166 ; il a ensuite dénoncé une contradiction dans le fait d'affirmer, à la fois, que la "prison corporelle" étouffe "les facultez naifves" de l'âme, et que celle-ci a des qualités "si grandes" et "si admirables" qu'elles prouvent sa "divinité et aeternité passée" et son "immortalité a-venir". Montaigne passe alors au troisième argument de sa critique, argument métaphysique, cette fois :

En outre, c'est icy, chez nous et non ailleurs que doivent estre considérées les forces et les effects de l'ame ; tout le reste de ses perfections luy est vain et inutile : c'est de l'estat present que doit estre payée et reconnue toute son immortalité, et de la vie de l'homme qu'elle est contable seulement.

Montaigne commence par réorienter son argument précédent, argument de "logique", dans un sens métaphysique. Pour Platon, l'âme "éternelle"

165 II, 12, p. 531 a. 166... "Et de ce sçavoir, il faudrait qu'elles se ressouvinssent encore estant au corps,

comme disoit Platon que ce que nous aprenions n'estoit qu'un ressouvenir de ce que nous avions sçeu : chose que chacun, par experience, peut maintenir estre fauce" (II, 12, p. 530 h).

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n'aurait donc à rendre des comptes que de sa seule vie terrestre. Le lexic en question se situe à ce point du raisonnement. Il semble alors à Montaigne que si, comme le veut Platon, l'âme était d'abord étemelle, puis prisonnière d'un corps et ensuite jugée sur les actes qu'elle a commis lorsqu'elle était dépourvue de ses "moyens", Dieu se rendrait coupable d'injustice : "... ce seroit injustice de luy avoir retranché ses moyens et ses puissances, de l'avoir désarmée, pour (...) tirer le jugement et une condemnation de durée infinie". "Ce seroit une disproportion inique". C'est à cette âme rendue infirme par le corps, en quête de son passé solitaire et divin, incapable de rendre compte de ce qui lui est étranger, que Montaigne opposait tout à l'heure l'âme chrétienne, solidaire du corps, en possession de toutes les "forces et les effects" naturels à l'homme, comptable d'une immortalité inséparable de la vie humaine. On le voit, ce texte est une critique de la métaphysique platonicienne au nom d'un des thèmes centraux de la spiritualité des Essais : l'unité de l'homme, dans cette vie et dans l'autre.

5. LES SOURCES DU SAVOIR OBJECTIF SUR LA MORT DANS LHS ESSAIS

Toutes les représentations de la mort auxquelles nous venons de nous arrêter, qu'elles concernent l'instant de la mort ou son au-delà immédiat, semblent, pour Montaigne, aller de soi. C'est à elles qu'il recourt aussitôt qu'il parle, pour son propre compte, de la mort. Il ne les mêle jamais à ses longues énumérations des "inventions" humaines. Il les isole soigneusement, comme pour distinguer ce que l'homme connaîi par ses propres forces de ce qu'il connaît par vérité certaine167 :

167 " 0 Dicu I que l l e obligation n'avons-nous à la bénignité de nostre souverui crcalcur pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes cl arbilraires dévoilons c l'avoir logée sur l'elcrnelle base de sa sainctc parolle !" (II, 12, p. 563 a).

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652 CHAPITRE I

les choses qui nous viennent du ciel ont seules droict et auctorité de persuasion ; seules, marque de vérité168.

Montaigne considère les modalités de cette connaissance "vraie" sous ses deux aspects traditionnels : ses sources et ses "moyens"169.

Les sources de la représentation vraie de la mort sont rapportées par l'Ecriture, cette "matière de foy", "saincte parolle", "nourriture eternelle"170, transmise par la "saincte Eglise"171, hors de laquelle aucune vérité n'est accessible :

pour peu qu'elle {l'âme) se démente du sentier ordinaire et qu'elle se destoume ou escarte de la voye tracée et battuë par l'Eglise (...) qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle va se divisant et dissipant en mille routes diverses172.

Cette double affirmation distinguait, à l'époque, le catholicisme orthodoxe du protestantisme mais aussi des courants plus ou moins hétérodoxes. On comprend peut-être mieux le sens du "fidéisme" des Essais lorsqu'on a vu que la spiritualité de Montaigne se fonde, avant toutes choses, sur l'obéissance à la "saincte Eglise", dépositaire de la vérité173. Toute la foi de Montaigne passe par Elle et la conscience qu'il a de la petitesse de l'homme réduit à ses seules forces y trouve refuge. La distance insondable entre le Créateur et sa créature ne peut être comblée, pour le chrétien ordinaire174, que par la médiation de l'Eglise.

168 Π, 12, p. 546 b. Cf. Π, 12, p. 418 a, 424-425 a ; 486-487 ; 588-589. 169 Id., p. 546 b. 170 ΠΙ, 13, p. 1095 b ; cf. I, 54, p. 299 b ; I, 56, p. 303 ; Π, 12, p. 417 a. 171 Voir Π, 3, p. 330 ; I, 32. pp. 214-215 ; I, 56, p. 307 c ; Π, 12, pp. 498-501. 172II, 12, p. 501 a ; cf. I, 56 ; Π, 3, p. 330 ; Π, 12, p. 416 a. 173 "La premiere loy que Dieu donna jamais à l'homme, ce fust une loi de pure

obeïssance, ce fust un commandement nud et simple ou l'homme n'eust rien à connoistre et k causer... " (II, 12, p. 467 a). Cf. 1,23, p. 119 b ; I, 27, p. 181 a ; I, 56, p. 303 a, c ; II. 3, p. 330 ; II. 12. p. 479.

174 Voir infra, pp. 725-728.

LA REPRISEN!Λ11()N REVELEE DE LA MORT 684

L'individu fait sienne la vérité, ainsi révélée et transmise, par le moyen de la grâce et de la foi : "si la foy et grace de Dieu (ne) sont jointes" à "nos imaginations et discours (...) c'est une masse informe, sans façon et sans jour"175 ; "c'est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de nostre Religion"176. La "grace" est "une estreinte divine et supernaturelle"177. Elle est la "forme de nos raisons et de nos discours humains"178. Quant à la foi, elle constitue la réponse de l'homme à la grâce, tout en étant, aussi, un don de Dieu : "ce n'est pas nostre acquest, c'est un pur present de la libéralité d'autruy"179. La foi est "accompaigné(e)", dans sa démarche, "de toute la raison qui est en nous"180. Mais la raison dépend elle-même de la grâce : "il faut (...) n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle (la raison) dépende, ny que nos efforts et argumens puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science"181.

175 Π, 12, p. 425 a. 176 Id., pp. 417-418 a. Cf. Π, 12, p. 535 a. 177 Id., p. 424 a ; Π, 12, pp. 427 a, 536 a, 546 b. 178 Id., p. 424 a. 179 Id., p. 479 a ; Id., p. 487 a. 180 Id., p. 418 a. 181 Ibid. Cf. Π, 12, p. 426 c. Cf. P. Michel, "Le fidéisme de Ronsaid et d

Montaigne", in BS AM., 1966, juil. -sept., pp. 24-34 ; Z. Gierczynski, "Le fidéiimi apparent de Montaigne et les artifices des "Essais"", in Kwartalnik Neofilologiczny, XV] 2,1969. Les moyens intellectuels "naturels", mis à la disposition de l'Homme par Diet »ont inséparables des "moyens" "surnaturels" (Π, 12, p. 563 a). Il faudrait tempérer c qu'on a coutume d'appeler le "fidéisme" de Montaigne : la connaissance surnaturell s'appuie dans les Essais sur la "base de (la) saincte parolle", qu'éclaire la "saincti Eglise" et les "utils naturels" de l'Homme, la raison et l'entendement, entre autres (c/. I 12, p. 417). On a souvent remarqué que la fin de 1' Apologie ne relevait pas d'ut volonté de se fondre en Dieu. On ne peut en déduire que le Dieu de Montaigne ei "indéterminé" (H. Busson, Le Rationalisme dans la littérature française de I Renaissance, 2e éd., 1957. Argument repris par M. Baraz, op. cit., pp. 109-115). Il e inaccessible k l'Homme réduit k ses "seules" forces, ce qui est autre chose (II. 1 pp. 498-501).

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686 CHAPITRE I

Pour caractériser la foi qui accède à la certitude de la connaissance révélée, Montaigne parle de "vive foy"182. Il donne à cette expression un sens différent des Evangéliques, qui l'illustrèrent si abondamment183. Dans les Essais, la "vive foy" ne caractérise pas une foi nourrie par les œuvres, une foi accomplie dans l'histoire individuelle ; elle désigne plutôt un degré supérieur et rare dans la foi. La "vive foy" s'épanouit dans le renoncement aux biens du monde184. Elle "embrasse" l'âme de son ardeur, "réellement et constamment"18S. Elle ne concerne que quelques âmes saintes. Nous verrons plus loin que la distinction que fait Montaigne entre la "foy" et la "foy vive" lui permet d'expliquer l'attitude qui devrait être celle du chrétien devant la mort et celle qui est, généralement, la sienne. Pour l'instant, elles nous introduisent l'une et l'autre aux moyens de la connaissance de la mort dans les Essais.

Telles sont donc les sources du savoir vrai, objectif, sur la mort, et les moyens qui y mènent. Le chrétien connaît, de façon certaine, ce qu'est la mort : il sait qu'elle est une dissociation provisoire de l'âme et du corps, un passage vers un plus parfait état, une attente de l'éternité.

CONCLUSION

L'imperfection des créatures et la mort. Montaigne situe la représentation "vraie" de "la mort en soy", la mort envisagée comme objet de connaissance, dans la seule tradition chrétienne. Lorsqu'il aborde le problème de l'origine de la mort, il le lie à l'"imperfection" première des créatures, qu'il définit en opposition à la "perfection" divine. Cette idée, dont nous avons vu l'importance dans tout le courant latin issu de saint Augustin, est abondamment développée dans les

182 1,39, p. 240 c. m Cf. supra, pp. 211, 215-217, 219-220, 538-539, 542, 566-567, 609-611. 184 I. 39, pp. 239-240 c. 185 I, 39, p. 240 c. Cf. I, 54, p. 299 b.

LA REPRESENTATION REVELEE DE LA MORT 687

Essais. Montaigne en déplace cependant, d'une façon considérable, le champ d'application. Chez saint Augustin, l'imperfection des créalua-s, qui est une qualité de l'être, explique le choix mauvais de l'homme, doni les conséquences rejaillissent sur le reste de la Création. Le péché est l'acte imparfait d'une créature imparfaite. C'est par ce moyen que la mort s'est répandue dans le monde. Saint Augustin est fidèle en cela à la parole biblique prise au sens littéral. Montaigne rompt cet enchaînemeni traditionnel, en attribuant directement la cause de la mort dans la Création à l'imperfection générale des créatures, sans se préoccuper, à ce premier niveau d'appréhension, du péché humain. Tout est voué à la mort, parce que tout est "imparfait", parce que l'éternité n'est pas une qualité des créatures. Cette évolution, qui était contenue dans l'augustinisme, se trouve, dans les Essais, au centre d'un vaste remaniement.

La mort est une qualité de l'être et une donnée de l'histoire des hommes. L'affirmation de cette égalité d'essence entre toutes les créatures, va de pair, dans les Essais, avec une idée qui, elle, permei de distinguer l'homme des autres créatures : celle de la nature double de l'homme qui le fait participer, à la fois, de l'ordre universel de Ν al une cl d'une nature qu'il a en propre. Par la première, il est semblable à toutes les autres créatures ; par la seconde, il s'en distingue186 : l'homme n'es pas "servilement (...) assujecti(s) aux lois communes" ; il devrait pouvoii appliquer à toute chose son "jugement et liberté volontaire"187

L'originalité de la mort humaine dans la Création se trouve ainsi caractérisée avec la plus grande précision. L'homme meurt, comme tou ce qui a été créé, parce qu'il est une créature, mais aussi parce qu'il a une histoire, qui est histoire du salut188.

1X6 y0 ; r SUpra> pp. 666-671. 187 II, 8, p. 366 a. Montaigne note bien, en deux endroits, que le vice peni être u

instinct de Nature ; mais l'Homme est le seul être, dans les Essais, h revendiquer so vice, h l'accroître, à en jouir.

188 De nombreux passages font allusion, dans les Essais, à l'histoire luminili comme hisloirc du salut. Voir, par exemple, I, 32, pp. 214 215 a, c ; I, 56, p. 3IO a 11,12, p. 477 H, p. 542 a, pp. 562 563 ; II, 15, p. 599 a ; III, 12. p. 1037.

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688 CHAPITRE I

Vers la mort matérialiste. La notion d'"imperfection" a permis à Montaigne de donner un sens aux figurations de la mort dans la Nature et de la mort de l'homme qui, jusqu'alors, n'étaient parvenues qu'à se situer l'une en face de l'autre. S'il les accorde au sein de la spiritualité chrétienne, il le fait au prix d'évolutions significatives. Il établit toujours une continuité, comme dans la tradition augustinienne, entre l'imperfection, le Péché et la mort. Mais celle-ci concerne seulement l'homme. La mort dans la Nature n'est plus attribuée au Péché de l'homme mais à une qualité de l'être : l'imperfection. La représentation montaignienne reste métaphysique et chrétienne. Elle est liée à l'acte de création et au statut originel de la créature. Cependant, pour la première fois, elle commence à être détachée, explicitement, en partie, du Péché. On voit ainsi apparaître avec netteté, dans les Essais, toute une série de représentations où la mort est considérée comme une qualité constitutive du vivant. Il reste encore à la détacher de l'acte créateur pour qu'elle devienne une qualité de la matière.

II

LA REPRESENTATION PUREMENT HUMAINE DE LA MORT. D'UNE SIGNIFICATION RELIGIEUSE

A UNE SIGNIFICATION SOCIALE

Telle est donc, dans les Essais, la représentation "vraie" de la mort. Nous l'avons rencontrée, le plus souvent, d'une façon incidcnie, "entrelardée" dans les essais les plus divers, comme allant de soi, comme "consubstantielle à son auteur". C'est en marge de cette représentai Ion révélée, mais en d'autres endroits, que Montaigne aborde 1« représentation purement humaine de la mort. Il ne passe pas d 'une représentation à l'autre. Elles sont là, côte à côte, dans la même œuvre et traitées comme deux réalités de nature différente.

Ces deux sortes de représentations ne recoupent pas exactement les domaines traditionnels du profane et du sacré. Les Essais distinguent, finement, trois grandes catégories de représentations de la mort la représentation révélée, les représentations purement humaines des chrétiens, les représentations purement humaines des peuples antiques ou contemporains qui ne savent rien de la Révélation. Ces trois catégories correspondent aux trois voies possibles de la connaissance humaine. La première, connaissance "en essence", est hors de portée de la créature1. Pour les deux autres, Montaigne, à la suite de la tradition thomiste, fait la part entre la vérité que l'homme peut atteindre à l'aide des seuls "uüls naturels" que Dieu lui a réservés (l'objet de connaissance relève alors du domaine profane), et la vérité qui n'est accessible que

1 11, 12. pp. 468 b, 481 c.

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700 CHAPITRE II

lorsque Dieu y "prête la main"2 (l'objet de connaissance est alors du domaine de la foi). Or, la connaissance de la mort ressortit, pour Montaigne, au domaine de la foi. Nous venons de le voir, l'homme ne peut représenter "en vérité" la mort que par la grâce de la Révélation. C'est pourquoi, toutes les représentations qui s'appuient sur les seuls "utils naturels" sont éloignées du "vrai", qu'il s'agisse des représentations des païens, ou des représentations des chrétiens oublieux, pour des raisons diverses, de la Révélation.

Montaigne parvient donc à isoler les représentations purement humaines de la mort non pas en les posant a contrario des représentations révélées, mais en les abordant à travers une théorie générale de la connaissance. Elles apparaissent alors comme le produit de modalités spécifiques d'expression qui engagent aussi bien la nature de l'objet représenté que la nature de l'homme, la situation historique ou géographique de la civilisation envisagée. C'est dans cette perspective que Montaigne va désormais interroger les représentations purement humaines de la mort.

1. LA CONNAISSANCE PUREMENT HUMAINE DE LA MORT. PRINCIPES

Les développements consacrés à la représentation humaine de la mort et à la connaissance humaine sont, dans les Essais, inséparables. Π y a, pourtant, une différence capitale, pour Montaigne, entre la mort et les autres objets de connaissance. Lorsque l'homme s'inquiète de connaître la mort, par ses propres moyens, celle-ci est, à la fois, l'objet de sa connaissance et ce qui empêche la connaissance d'aboutir. C'est bien, en effet, l'état "mortel" de l'homme qui rend son savoir si difficile :

2 Id., p. 546 b.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 22

quoy que nous aprenons, il faudroit lousjours se souvenir i|u< c'est l'homme qui donne et l'homme qui reçoit, c'est um mortelle main qui nous le presente, c'est une mortelle main qu l'accepte3.

LA CONNAISSANCE DES CHOSES EN ESSENCE - Comme l'a bici vu Hugo Friedrich, l'activité de connaissance, dans les Essais, est 1; figure de la réalité profonde de l'Homme4. Elle n'est pas le résultai d'ui raisonnement mais constitue un axiome. Elle repose sur l'idée général· que l'homme n'a pas de rapport à l"'être véritable". Montaigne distingue en effet, l'être qui ne tient son existence que de lui-même, qui est éiernc et ne change pas5 ; et l'être muable qui doit ce qu'il est à autrui Comparées à l'Etre, les créatures n'existent pas "véritablement" : "qu verra l'homme sans le flatter, il n'y verra ny efficace ny faculté qui seul» autre chose que la mort et la terre"6. Cette distinction, nous l'avons vu participe de l'opposition plus large que Montaigne fait coniinuellcmer entre l"'imperfection" des "choses mortelles"7 et la "perfection divine"* Ce défaut de rapport à T'estre" inclut, pour Montaigne, que l'Homme n peut pas connaître l'"essence" des choses, c'est-à-dire ce qui constitue I; vérité absolue de leur être9. La "cognoissance appartient seulement i

iIbid. 4 H. Friedrich, op. cit., p. 141. "Mais nostre condition porte que la cognoissan«

de ce que nous avons entre mains est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus d< nues, que celle des astres" (Π, 12, p. 519 a).

5 Cf. II, 12, p. 588 a. 6 Id., p. 536 c. Cf. II, 12, pp. 586-588. Montaigne fait référence ici non pus a

Péché mais à l'imperfection comme source de la mort. De même, lorsqu'il parli quelques pages plus loin, de "nostre mortelle condition" (II, 12, p. 533 c). Toute ui partie de la misère de l'Homme, chez Pascal, prend sa source à cette nature imparfaite i! la créature.

7 II, 17, p. 639 a. * I, 27, p. 179 a, c ; II, 12, p. 508 a ; II, 12, p. 586 a ; 11,32,p. 703 a. 9 "La vérité a ses empcschemens, incommodité/, et incompatibilité/, avec nous

(III, 10, p. 983 c).

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ccluy qui a la conduite des choses"10. La compréhension du sens de la mort, qui "forme" la créature et constitue une des "causes" de l'ordre universel, surpasse à jamais l'intelligence de l'homme qui n'en perçoit que les effets secondaires11.

L'HOMME REDUIT A SES SEULES FORCES EST INCAPABLE DE REPRESENTER LA MORT EN VERITE. SA REPRESENTATION FIGURE SON IMPERFECTION ET SA NATURE MORTELLE -L'Homme "seul" n'a pas accès à la "vérité" de la mort12, mais à une "représentation" dont il est le maître d'oeuvre. La théorie de la connaissance humaine, qui rend compte de cette réalité dans les Essais, puise à des sources diverses mais se nourrit en profondeur de toute la tradition issue de saint Augustin.

Rôle des "signes" dans la représentation de la mort. Sources : le platonisme et l'augustinisme

La théorie montaignienne de la connaissance s'organise, cssscntiellement, à la suite de saint Augustin, autour de la notion de "signes". L'existence des signes manifeste que l'homme n'a pas accès à l'csscnce des choses mais à ce qui la représente. Montaigne rappelle Justement que les "termes mortels" représentent les "choses mortelles"13 :

10 m. 11, p. 1003 c. Cf. Π, 12, pp. 542-543, 545a, 583 a 11 Sur la mort comme élément constitutif des créatures, cf. supra pp. 305, 313-

315. Cf. ΠΙ, 11, p. 1003 b, c. 12 Le mot et la notion de "vérité" s'appliquent dans les Essais, tantôt à l'"essence"

(ΠΙ, 10, p. 983 b) - dans ce cas elle est inaccessible à l'Homme - tantôt à ce qui pourrait être de la "prise" humaine (Π, 12, p. 481 c ; p. 562 a). C'est au second genre de vérité que Montaigne se réfère lorsqu'il affirme, par exemple, que : "le vulgaire" n'a pas "la faculté de juger des choses par elles mesmes" (Π, 12, p. 416 a).

13II, 12, p. 509.

LA Κ El'Κ ES ΕΝ Ί A l ION HUMAINE DE ΙΑ MOKI

Il y a le nom cl la chose ; le nom c'csl une voix qui remorque et signifie la chose ; le nom, ce n'est pas une partie de la chose ny de la substance, c'est une picce cstrangcrc joinclc a la chose, cl hors d'elle14.

Cependant, à la différence d'une idée que nous trouvons développée chez Platon, ce statut n'implique aucunement, dans les Essais, que la connaissance transmise par le signe soit mensongère. Dans le courant platonicien, la représentation des "choses" par les signes, caractéristique de la connaissance terrestre, est l'expression de la puissance de la matière et de la présence de la mort en l'Homme. La représentation suppose toujours, dans le platonisme, deux termes : l'Idée et ce qui la représente. On lit, dans le Timée, que le représentant tente d'imiter le mieux possible l'objet qu'il représente, mais qu'il n'est là, finalement, que pour s'effacer, et laisser place à la présence vraie15. Le Phèdre enseigne qui·, seules, la dialectique et la philosophie permettent l'approche, ici bas, tie la vérité à partir de la représentation de ressemblance, l'homoiosis, et non d'imitation, adequation. La logique et le bon sens aideront à faire le partage entre ces deux types de représentation pour éviter que l'hubris n'entraîne l'homme sur le chemin du "simulacre" et du "non-Cire"17. La représentation par imitation ne mènera jamais à la "chose" puisqu'elle ne fait que la simuler18. Par contre, la représentation de ressemblance |>cmiel au philosophe dialecticien de s'élever, à travers la "ressemblance", Jusqu'à l'Idée. Débarrassé du poids de la matière et de l'intermédiaire de la "représentation", le philosophe contemple la présence vraie de l'Idée. Cette démarche est, pour Platon, une véritable mort, et c'est en ce sens qu'il affirme que "philosopher c'est apprendre à mourir"19. Montaigne reprend cette formule pour lui donner un tout autre sens, adapté à su

14 It, 16, p. 601 a. 15 Timée, 51 c. 16 Phèdre, 277 e ; 278 a. 17 Id., 275 d et suiv. 111 Timée, 51 c. 19 I, 20, pp. 79-95.

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694 CHAPITRE //

propre idée de la représentation humaine et de la mort20. En effet, malgré certaines apparences, la conception de la représentation qu'il développe se distingue par la spiritualité chrétienne qui l'imprègne. Elle se réfère explicitement au courant augustinien.

Pour toute la tradition chrétienne, la "représentation" n'est pas une figure de la mort ; elle est, dans un premier temps, une vérité à la mesure de l'homme "imparfait", pleinement adaptée à son être. Le signe est "naturellement" intermédiaire entre l'immortel et le mortel. Tel est le sens, par exemple, des cérémonies religieuses : "(les) sacremens supernaturels et celestes (de la majesté divine) ont des signes de nostre terrestre condition : son adoration s'exprime par office". Montaigne, qui fait la part entre une vérité divine et une vérité humaine, envisage, avec saint Augustin, la perte ou l'éloignement de la vérité humaine en considérant les possibilités du système humain, en elles-mêmes, sans référence externe. Pour lui, la créature n'a pas perdu la vérité en essence ; elle n'y a jamais eu accès21. C'est sous cette influence qu'il distingue communément, comme nous l'avons vu tout au long, la "chose", l"'essence" de la chose et la "connaissance" humaine de la chose, qui est la façon dont les créatures se "représentent", selon leurs moyens, ce que Dieu, seul, embrasse absolument. Livrés à eux-mêmes, à leur curiosité et & leur orgueil, les hommes s'éloignent de la connaissance qui leur est possible pour se livrer à leurs propres "représentations". Leur façon de représenter devient alors une figure de leur nature mortelle. Montaigne suit en tout cela les développements augustiniens, popularisés par la scolastique. Pour saint Augustin, il ressort de l'enseignement divin que la créature n'a pas accès à la res22 mais à la scientia de la res, révélée par Dieu, et que c'est à celle-ci que les hommes, livrés à leurs seules forces,

20 Cf. infra, pp. 751-772. 21 Cf. supra, pp. 649, 652-654, 664-666, 683-685. 22 La présence de la res est à jamais hors d'atteinte de la créature (De Trin. X, 1,1 ;

Princ. dialect., ch. V ; De mag., 9, 26). C'est à la suite de cette idée que saint Augustin soulicnt le caractère arbitraire du signe.

LA REPRESENTATION HUMAINE DE ΙΛ MORT 695

substituent leurs propres représentations23. Après la mori, la créature ne connaîtra pas la res elle-même, qui est du domaine de la connaissance divine, mais la vraie scientia de la res, que le péché obscurcit actuellement24. La conception chrétienne de la représentation et de la connaissance humaines telle que la répand saint Augustin a deux conséquences. Elle renforce la méfiance vis-à-vis de la représentation que la pensée platonicienne puis Aristote avaient développée25 et doni nous retrouvons les traces chez Montaigne. Avec une différence essentielle : dans la pensée chrétienne, la représentation n'est pas, en elle-même, Mort ; c'est le péché et le vice qui y introduisent l'obscurité cl en font alors, comme toutes choses humaines, un signe de la Mort. Montaigne fait également allusion à cette "sorte de mort" qui permet à l'Homme vivant de contempler ici-bas la Vérité, à la fin de Y Apologie de Rainumd SeboncP6. Elle peut sembler proche du dédoublement philosophique du Phèdre qui lui a fourni certaines de ses images. Elle en est très éloignée quant à la mentalité. Elle se réfère à l'égarement de l'âme emportée par l'Amour de Dieu dont parlaient les mystiques, les Evangéliques ou même les protestants. Qu'il s'agisse de cette mort métaphorique ou de la mort réelle, la mort, dans les Essais, ne se débarrasse pas de la représentation humaine, elle lui rend sa plénitude d'être.

23 La représentation est l'activité constitutive de l'appréhension du réel par la créature. Montaigne dira qu'elle est "naturelle".

24 De Trin., IV, IX, 15 et 16. 25 L'on retrouve l'influence platonicienne chez saint Augustin dans la façon doni

celui-ci envisage, à partir de la représentation terrestre, de rejoindre la Vérité. Il s'agit, |K)ur lui, à tiuvcrs les "traces" et les "vestiges" de la vérité que contient la représentation terrestre, de s'élever vers la Vérité (voir Nygren, op. cit. , t. Ill, pp. 5 cl suiv. ). Montaigne, tout au contraire, estime que ce n'est pas un mouvement d'ascension eli· l'homme (colui de l'érôs) qui permet ce progrès mais une intervention particulière de Dion, qui descend vers les hommes (celui de l'agapè) (cf. U, 12, pp. 588-589 u). 11 unit Iii ION Hvangéliques, beaucoup plus que les Mystiques du XVc siècle.

2Λ II, 12, p. 588-589.

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Ce qui intéresse Montaigne, c'est donc de remarquer que le statut de la connaissance permet l'exercice de la liberté de l'homme, et, par là même, son égarement. L'homme peut développer, plus ou moins, et jusqu'à la folie, la distance "de nature" qui sépare les choses de leurs signes27. Comme toute connaissance humaine passe par des signes, l'accès à la vérité dépend, à la fois, de la formulation de celle-ci, de celui qui la reçoit et de la nature de l'objet de connaissance. La représentation païenne de la mort ne pose pas de problème de ce point de vue : sa formulation est fausse. Par contre, si la Révélation chrétienne est bien vraie, elle peut, pourtant, être mal représentée et mal entendue par les chrétiens.

Montaigne montre ainsi que la connaissance purement humaine de la mort repose sur des signes qui sont plus ou moins éloignés de la vérité de la chose. Par manque de foi, pour des raisons historiques ou sociales, les individus et les peuples ignorent la vérité de la mort, lorsqu'ils ne l'oublient pas28. L'écart naturel entre les signes et les choses est utilisé par certains pour diminuer la crainte qu'ils ont de la mort en la présentant sous un jour adouci ; le peuple, "chez nous", utilise des mots à cet effet29 ; des peuples anciens ou étrangers le manifestent dans des cérémonies spéciales30. D'autres civilisations tirent la représentation de la mort du côté de la joie31. Le plus souvent, les signes de la mort représentent non pas la mort mais les sentiments éprouvés à son propos par des individus ou des peuples entiers. Montaigne en a fait l'expérience lorsqu'il conduisit à Soissons le corps de monsieur de Gramont, tué au siège de La Fère :

27 "Nostre contestation est verbale. Je demande que c'est de nature, volupté, cercle et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme" (ΓΠ, 13, p. 1046 b). Cf. lu folie du Tasse (11,12).

28 Cf. supra, pp. 688 et suiv. 29 H, 13, p. 591 b. 30 Cf. infra, pp. 701-703, 728-729, 755, 764-766. 31 1, 14, p. 150 a ; III, 5, p. 857 b.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 697

Je consideray que, par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre convoy ; car seulement le nom du trépassé n'y estoit pas cogneu32.

Cet exemple montre que les signes se sont bien substitués à la chose. Que ce soit pour atténuer la crainte ou pour la manifester, ils ont toujours pour résultat d'éloigner la vérité de la mort :

Je croy à la vérité que ce sont ces mines et appareils effroyables dequoy nous l'entourons, qui nous font plus peur qu'elle33.

Un des objets essentiels de Montaigne, dans les Essais, va être de retrouver la vérité humaine de la mort, par delà des représentations qui la cachent au lieu de la mettre en évidence :

Π faut oster le masque aussi bien des choses que des personnes ; osté qu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu'un valet ou simple chambrière passèrent dernièrement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage î34

Montaigne ne dit pas que les signes, par eux-mêmes, sont incapables de rendre compte de la mort mais que leur statut est utilisé par l'homme pour voiler sa vérité. Les signes de la mort sont, pour Montaigne, l'élément le plus visible d'une activité de représentation à laquelle participe continuellement tout l'être de l'homme, lorsqu'il est livré à ses seules forces. Montaigne en décrit, au cours des Essais, les différentes étapes pour souligner en quoi elles sont toutes, de quelque côté qu'on les aborde, des figures du caractère mortel de l'homme. On peut résumer l'argumentation de Montaigne de la façon suivante.

32 111,4, p. 816 b. 33 I, 20, p. 94 a. 34 Id., pp. 94 95 a.

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Moyens par lesquels l'homme connaît "par lui-même", la mort

Les sens. Montaigne rappelle souvent que les "vérités" ne parviennent jamais à l'Homme qu'à travers les facultés dont il est doté : "Tout ce qui se connoist, il se connoist sans doubte par la faculté du cognoissant ; car, puis que le jugement vient de l'opération de celuy qui juge, c'est raison que cette operation il la parface par ses moiens et volonté(...) Or toute cognoissance s'achemine en nous par les sens", surtout l'ouïe et la vue35. Mais nos sens dépendent des "mouvemens et alterations du corps"36 et de nos passions37. Si bien que "nostre estât accomodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en vérité"38. C'est ainsi qu'informé par les sens, "nostre jugement est en main à la maladie mesmes et à la perturbation"39. Il reçoit l'impression des choses de "la folie et de la témérité"40. Cela explique que la pensée de la mort soit "a l'avanture(...) chose indifferente, à l'avanture desirable... "41, selon les influences du corps et des passions sur l'âme. L'entendement ainsi "pipé", pipe à son lour les sens, pour entraîner la "peur" ou la "joie" devant la mort. C'est par son "imagination" et sa "fantasie" que l'homme "anticipe" et "court uu devant" du "ressentiment de mort"42.

35 II, 12, p. 571 a. 36 Id., p. 547 a. 37 Id., p. 551a. 38 Id., p. 584 a. Cf. I, 50, p. 290 c ; Π, 12, pp. 551 a,c ; 585-586 a. 39 II, 12, p. 551 a. 40 Ibid. 41ΙΠ, 12, p. 1030 b. 42 II, 12, p. 468 b ; 481 c. "Par ainsin, et le dedans et le dehors de l'homme est

plein de foiblesse et de mensonge" (Π, 12, p. 580 a) ; sur les sens, voir encore Π, 12, pp. 572-575. Le jugement, bien entendu, n'est pas prisonnier du mensonge pour Montaigne, il peut faire le partage entre le vrai et le faux si l'Homme s'y efforce : "Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 699

La présupposition. Comme il n'a pas d'accès stable à la vérité des choses, l'homme doit avoir recours à la "presupposition" pour asseoir la moindre de ses affirmations. Or, les "presuppositions" soni des "choses(...) inventées"43. "Chasque science a ses principes présupposez par où le jugement humain est bridé de toutes paris" ; "Quiconque est creu de ses presuppositions il est nostre maistre cl nosirc Dieu" ; "Il est bien aisé, sur des fondemens avouez, de bastir ce qu'on veut"44. Montaigne remarque que la présupposition est semblable à un "principe". Nous voici alors revenus à la quête de l'essence, impossible à la créature : il ne peut y avoir "des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez"45. La présupposition, qui est, en fait, le reflet de nos "passions", explique en partie la crainte de la mort, comme l'affirme Socrate, dans son "plaidoyer sec et sain" :

"... ceux qui la craingnent présupposent la cognoislrc"46.

L'expérience. L'expérience personnelle ne peut pas venir appuyer la recherche de la vérité car elle est, elle aussi, acheminée par les sens : "les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu'il nous semble"47. En géométrie, il se trouve des "demonstrations inevitables" qui subvertissent "la vérité de

impressions qu'il sçait et juge estre fauces, il se void à tous coups" (Π, 12, p. 577 a). Nos facultés livrées à elles-mêmes semblent "sans fondement et sans pied" (II, 12, pp. 544-545 a). Cf. Π, 12, p. 523 a.

43 II, 12. p. 518 a. 44 Id., pp. 521-522 a ; cf. p. 518. Montaigne ne considère pas le rôle de lu

presupposition dans le développement des sciences. 43 Ibid. 4 6 III, 12, p. 1030 b. 47 II, 12. p. 583 a.

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l'experience"48. Le problème ne se pose pas directement pour la mort puisque nul ne peut en revenir : "l'exercitation ne nous y peut ayder"49. Quant à l'expérience, entendue au sens de connaissance acquise par l'observation, elle ne fait que nous montrer la "diversité des evenements humains nous présentant infinis exemples à toute sorte de formes"50. Elle ne nous apporte rien sur la vérité de la mort, sinon que les individus et les civilisations la représentent de la façon la plus diverse. L'expérience est à l'image de celui qui la réalise "tousjours défaillante et imparfaicte"51.

Montaigne emprunte ces arguments sur l'impossibilité pour l'homme de rien saisir, par ses seules forces, de la vérité de la mort et, plus largement, de la vérité des choses, à des sources très diverses, platoniciennes, sceptiques et stoïciennes pour la plupart52. Ces idées n'ont rien de particulièrement original : le courant issu de saint Augustin, le scotisme53, Ockam et l'école déterministe54, et enfin Nicolas d'Autrecourt55, préparaient le systématisme que l'on rencontre dans les Essais. Montaigne marque davantage son originalité lorsqu'il s'en prend aux catégories qui permettaient de donner un ordre à la réalité fuyante : l'analogie, la ressemblance, le vraisemblable et l'apparence. Il récuse, à leur tour, ces catégories organisatrices de l'univers mental de la Renaissance56.

L'analogie, la ressemblance, le vraisemblable et l'apparence. Pour la mentalité du Moyen-âge et du XVIe siècle, les catégories de l'analogie et de la ressemblance permettaient à l'esprit humain de se

48 Π, 12, p. 555 a. 49 Π, 6, p. 350 a. 50 Π, 18, p. 639 a. 51 ΙΠ, 13, p. 1047 b. Voir R. La Charité, "The relationship of judgment and

experience in the Essais of Montaigne", in S. P., January, 1970, pp. 31-40. 52 Cf. M. Conche, Pyrrhon ou l'apparence, Villers-sur-Mer, 1973, passim. 53 Cf. Κ. Werner, J. Duns Scotus, Vienne, 1881, pp. 372 et suiv. 54 Cf. M. De Wulf, op. cit., pp. 474 et suiv. 55 Cf. Denifle, op. cit., t. Π, pp. 576, 587. 56 Cf. M. Foucault, Les mots et les choses, éd. cit., ch. Π, La prose du monde.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 701

diriger et de s'orienter à la surface du monde. D'un objet à l'autre, d'un signe à l'autre, une parenté existait qui maintenait l'esprit, toujours, en terrain connu. Or, comment l'entendement pourrait-il, sans mensonge, mettre en relation des objets dont la vérité particulière ne lui est pas assurée57? Il n'est pas davantage avéré que les objets ou les "cvcncmcns" aient entre eux des points possibles d'analogie ou de similitude : "on joinct toutesfois les comparaisons par quelque coin". Montaigne fera l'énumération interminable des représentations purement humaines de la mort pour montrer qu'elles n'ont en commun que la "fantaisie" débridée de l'homme. De l'une à l'autre, rien qui permette d'établir des analogies ou des ressemblances dont la somme révélerait une vérité sous-jacenle ou, plus simplement, ouvrirait un chemin de compréhension. Toute mort, lorsqu'elle est considérée comme un événement de l'histoire individuelle, ne ressemble à aucune autre. Cest pourquoi, en particulier, l'expérience de la mort d'autrui n'apprendra rien à l'individu sur ce que sa mort a d'unique.

Le vraisemblable et l'apparence supposent un rapport plus profond avec un "être" ou un "vrai" qui rend finalement raison de l'ordre des choses. Montaigne, en se référant lui-même, implicitement, à une théorie de l'être, explique, dans l'Apologie, que ce qui est un peu plus ou un peu moins que le vrai n'a pas de rapport avec lui. Il est entièrement ou n'est pas : "si nostre entendement est capable de la forme, des linéamens, du port et du visage de la vérité, il la verroit entiere aussi bien que demie, naissante et imperfecte"58. Qu'une représentation de la mort

57 "... dire que les passions des sens rapportent à l'ame la qualité des subjeeti estrangers par ressemblance, comment se peut l'ame et l'entendement asseurcr de cctt< ressemblance, n'ayant de soy nul commerce avec les subjects estrangers? Tout ains comme, qui ne cognoit pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luj ressemble" (II, 12, p. 585 a) ; "La conséquence que nous voulons tirer de 1« ressemblance des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours dissemblables (III, 13, p,1041b).

58 II, 12, p. 544 a. La suite du passage est : "Mais comment se laissent ils plier i la vraysemblance, s'ils ne cognoissent le vray? Comment cognoissent ils la semblant!

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soit vraisemblable ne la rapproche pas du vrai. Chaque représentation est vraisemblable pour l'individu qui l'invente ou les peuples qui la reçoivent59.

L'apparence est également dépossédée, dans les Essais, de son vieux rôle de médiation. Elle n'est plus un chemin d'accès au vrai. Le scepticisme de Montaigne montre ici, une nouvelle fois, sa coloration particulière60. Dans les Essais, comme dans la pensée originelle de Pyrrhon, l'apparence n'est pas apparence d'une chose cachée (adèlon) mais apparence de rien. L'apparence est ce que l'homme crée de toutes pièces lorsqu'il exerce son activité de connaissance et de représentation :

...la fantasie et apparence n'est pas du subjet, ains seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses ; parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject61.

Nous l'avons vu plus haut à travers l'exemple des cérémonies mortuaires, toutes les représentations humaines de la mort sont des représentations "apparentes" qui, malgré leur objet affirmé, représentent tout autre chose que la mort.

En somme, pas plus que les moyens d'investigation que sont les sens, l'expérience et l'entendement, les catégories habituelles d'organisation du monde humain ne permettent d'appréhender la vérité des choses et, en particulier, la vérité de la mort. Dans leur impuissance à Isoler une vérité, ces moyens misérables dont dispose l'homme réduit à ses seules forces apparaissent à Montaigne comme autant de figures, indéfiniment répétées, de sa nature mortelle. C'est aux "outils" utilisés par l'homme, lorsqu'il est seul, pour appréhender la "vérité" de la mort,

de ce dequoy ils ne cognoissent pas l'essence ? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas". Cf. II, 12, pp. 518, 562-563, 583 a.

59 Voir infra, pp. 706-712. 60 Cf. M. Conche, op. cit., pp. 125 et suiv. et B. S. A. M., n°10-ll, avril-déc.

1974, pp. 58 et suiv. 61 II, 12, p. 585 a.

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que Montaigne attribue la variété sans fin et la confusion des représentations purement humaines de la mort.

LA VARIETE INFIME DES REPRESENTATIONS HUMAINES I)E LA MORT - Une des idées constantes des Essais est que les inventions, les opinions, les représentations sont, comme tout ce qui est humain, emportées "naturellement" par le mouvement et le changement. L'on ne rencontre jamais deux fois la même idée sur une même chose. La variété, la "contrariété", la dissemblance des idées, des opinions ou des représentations concerne des peuples, des individus ou les diverses "heures" d'un seul homme62. Montaigne énumère en les mêlant, avec un mépris volontaire de la chronologie, des représentations appartenant h des peuples, à des hommes et à des époques les plus divers. Il oppose des Anciens 63 ou des modernes64 entre eux, ou bien des Anciens Λ des modernes65. Ces oppositions en ordre dispersé sont les preuves accumulées d'une unique démonstration : "Et qui sçait qu'une tierce opinion, d'icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes?"ftft. Comment choisir l'une plutôt que l'autre?67 Les représentations que les

62 "Jamais deux hommes ne jugerent pareillement de mesme chose, et est Impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme a diverses heures" (ΠΙ, 13, p. 1044 b).

63 II, 12, pp. 507, 533 ; Π, 37, p. 750 a. 64 Id., pp. 553-554. 65 Id., pp. 553 et suiv. 66 Id., p. 553 a. 67 Que choisir entre "les idées de (...) Platon, (...) les atomes d'Epicurus,(...) le

plein cl le vuide de Lcucippus et Dcmocritus,(...) l'eau de Thales,(...) l'infinité de nature d'Annximandcr,(...) l'air de Diogenes,(...) les nombres et Symmetrie de Pytluigorns,(...) l'infiny de Parmenides,(...) l'un de Musaeus,(...) l'eau et le feu d'Apotlodorus, (...) let parties similaires d'Anaxagoras,(...) la discorde et amitié d'Empcdoclcs,(...) le fon di lleraclilus, ou toute autre opinion de cette confusion infinie d'advis et de sentences"? (Il 12, p. 521 H). Sur la justice et les lois, voir II. 12, pp. 563 565 ; III, 13, pp. 1047 h e 1049 b. Sur la médecine, voir II, 12, p. 554 a ; II, 37, p. 750 a.

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hommes se font des "choses" sentent "la mort et la terre"68 ; elles ont "leur revolution, leur raison, leur naissance, leur mort"69. C'est dans ce mouvement général que Montaigne situe les diverses représentations humaines de la mort.

Quelle insaisissable diversité ! En plusieurs nations, la mort est "non seulement(...) mesprisée, mais festoyée"70 ; ailleurs, "l'on pleure la mort des enfans et festoye l'on celle des vieillarts"71. Non seulement plusieurs sectes , mais plusieurs peuples, "maudissent leur naissance et bcnissent leur mort"72. Pour les uns, la mort est "des choses horribles la plus horrible", pour les autres "l'unique port des tourmens de ceste vie", "le souverain bien de nature" ; "les uns l'attendent tremblans et effrayez, d'autres la supportent plus ayséement que la vie"73. Sous nos climats, la représentation varie selon les individus et selon les états : les "personnes populaires" reçoivent la mort comme si rien n'était changé "de leur estât ordinaire"74. Le sort accordé à la sépulture connaît les mêmes variétés et contradictions. Certains "mangent" leurs morts ; d'autres "font cuire le corps du trespassé, et puis piler, jusques à ce qu'il se forme comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin et la boivent". Les Grecs préfèrent "brusler le corps de leurs peres"75 ; ailleurs "la plus desirable sépulture est d'estre mangé des chiens, ailleurs des oiseaux"76.

Les idées, les opinions ou les représentations consacrées au destin de l'âme et du corps après la mort offrent des variétés et des "contrariétés" semblables. Il faut d'abord "présupposer" que l'âme existe. Ce n'était pas l'avis de tous : "Crates et Dicaearchus" avançaient "qu'il n'y en avoit du tout point, mais que le corps s'esbranloit ainsi d'un

68 II, 12, p. 536 c. 69 Id., p. 559 a. 701, 23, p. 113 a. 71 Id., p. 111b. 72ΙΠ, 5, p. 857 b. 73 I, 14, p. 50 a. 74 Id., p. 51 a. 75 I, 23, p. I l l b ; I, 23, p. 115 a. 76 Id., p. 111 b.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 705

mouvement naturel"77. Parmi ceux qui s'imaginaient son existence, "aucuns" attribuaient son origine à "une amc gcncralc(...) duquel toutes les âmes particulières estoyent cxtraictcs et s'y en rctournoycnl, se rcmcslant tousjours à cette matière universelle (...) d'autres, qu'elles estoyent produites de la substance divine ; d'autres, par les anges, de feu et d'air"78. Quant à sa nature, aucuns "la divisent en une partie mortelle, et l'autre immortelle. Autres la font corporelle, et ce neantmoins immortelle. Aucuns la font immortelle, sans science et sans cognoissance"79. "Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n'avions pas d'ame ; Zenon n'embrassoit que l'ame, comme si nous n'avions pas de corps"80. Platon en faisait "une substance se mouvant de soy mesme", Thaïes "une nature sans repos", Asclepiadcs, "une exercitation des sens", "Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau", "Parmenides, de terre et de feu", "Empcdocles, de sang", "Possidonius, Cleantes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse". "Hypocrates un esprit espandu par le corps"81. Montaigne poursuit son énumération pendant de nombreuses lignes encore, puis en commence une autre pour examiner les opinions infinies émises au cours des siècles sur la place qu'occuperait l'âme en l'homme82.

Le destin de l'âme après la mort est soumis aux mêmes conjectures. "Il y en a(...) qui ont estimé que des âmes des condamne/, il s'en faisoit des diables (et aulcuns des nostres l'ont ainsi jugé)". Plutarque pense que les âmes sauvées deviennent des dieux83. Les "Bedouins" defendent la transmigration, comme Pythagore84 ; "d'autres" que les âmes des "trespassez" animent "les serpents, les vers et autres

77 II, 12, p. 524 a. 78 Id., p. 529 a ; cf. II, 12, pp. 530-531. 79 Id.. p. 538 a. 80 III, 13, p. 1087 c. 81 II. 12, p. 524 a. 82 Id., pp. 525, 528-529. 83 Id., p. 538 a. 84 II, 16, p. 613 a ; II, 12, p. 536 a.

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bestes qu'on dit s'engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres"85. Les Stoïciens "donnent aux ames une vie au delà de ceste cy, mais finie"86. Les "cannibales" croient "(les âmes) qui ont bien mérité des dieux, estre logées à l'endroit du ciel où le soleil se leve ; les maudites, du costé de l'Occident"87. Limitons cette nouvelle énumération. Montaigne prend plaisir à la poursuivre longuement pour faire sentir à son lecteur qu'elle pourrait être sans fin88. Encore tous ces avis admettent-ils l'immortalité de l'âme. Or celle-ci n'est, pas plus que les autres opinions, universelle. Lucrèce considérait, "par la vanité de l'humaine raison, que le meslange et société de deux pieces si diverses, comme est le mortel et l'immortel, est inimaginable". Il était d'avis que "l'ame s'engage en la mort, comme le corps"89. Ciceron pensait que l'opinion de l'immortalité de l'âme avait été "premièrement introduitte, au moins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrus, du temps du Roy Tullus", mais "d'autres en attribuent l'invention à Thaïes, et autres à d'autres"90.

Tel est le tableau que donnerait la représentation purement humaine de la mort à celui qui s'arrêterait à sa description.

2. SIGNIFICATIONS INDIVIDUELLES ET SOCIALES DES REPRESENTATIONS PUREMENT HUMAINES DE LA MORT

La confusion des représentations humaines de la mort n'est pas seulement un argument de plus parmi tous ceux qui viennent alimenter le scepticisme ou le fidéisme des Essais, attitudes proches l'une de l'autre. En envisageant ces représentations comme des figures de l'imperfection

85 II, 12, p. 538 a. 86 Id., p. 536 c. 87 I. 31, p. 206 a. 88 II, 12, pp. 538 et suiv. 89 Id., p. 533 a. 9(1 Id., p. 534 a.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 706

et de la nature mortelle de l'homme, Montaigne les place au cœur de sa vision de la société cl de l'histoire humaine.

De la théorie de la connaissance que l'on sait, Montaigne déduit l'idée que les représentations humaines de la mort sont le fait de l'homme seul. Cela l'autorise à les considérer pour elles-mêmes, tout en continuant à maintenir, à l'arrièrc-plan, la vérité chrétienne de la mort. La démarche de Montaigne est, dans son principe, parallèle à celle des Evangéliques. Elle s'en distingue en ce que l'opposition entre la vérité chrétienne de la mort et les représentations humaines n'est plus là pour illustrer, dans un but apologétique, le paganisme et le mensonge des secondes. Montaigne s'attache à la réalité humaine dont elles sont les figures. L'idée que ces représentations sont étrangères à la vérité chrétienne l'amène à chercher ce qui les constitue comme des œuvres purement humaines.

La séparation que fait Montaigne entre les représentations révélées et les représentations purement humaines de la mort pourrai! être rapprochée d'une démarche traditionnelle à la théologie, qui consiste à séparer le domaine de la foi et celui de la philosophie91. Montaigne connaissait ce principe élémentaire d'analyse, lieu commun de l'époque. Il semble y faire allusion pour justifier la liberté de sa réflexion religieuse. Mais c'est en inversant le propos habituel de la théologie : il avance sa propre incompétence et non pas la nature de la matière traitée ; 11 exclut toute son œuvre du champ du savoir théologique et non pas telle de ses affirmations92. Montaigne ne sépare pas les représentations purement humaines de la mort des représentations révélées pour pouvoir analyser, hors du domaine de la foi, la vérité rationnelle ou philosophique des premières. L'entreprise des Essais n'est pas spéculative. A son habitude, Montaigne aborde la signification des représentations humaines de la mort en "homme ordinaire"93 et pour son propre compte. Progrès considérable, il envisage donc, en y engageant

91 Cf. supra, pp. 295, 568 et suiv., 574 et suiv. 92 Cf. I. 56, pp. 308 309. Voir supra, pp. 649-651, 655-658. 93 Cf. injra, pp. 724 733.

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toutes les composantes de son "moi", les représentations humaines de la mort comme des manifestations individuelles et sociales. Autrement dit, dans toute une partie de sa réflexion, Montaigne ne situe plus les représentations de la mort sous le regard direct ou indirect de la vérité chrétienne, mais indépendamment de toute référence extérieure, dans la "culture" qui les a vues naître. Π ébauche ce qu'on peut bien appeler une analyse sociologique des représentations de la mort.

LES REPRESENTATIONS HUMAINES DE LA MORT SONT PRODUITES PAR LES CONDITIONS SOCIALES ET HISTORIQUES ENVIRONNANTES

Les conditions environnantes

Il en est des représentations humaines de la mort comme de tous les autres objets humains. C'est "l'air", le "climat", "le terroir ou nous naissons", la "coustume", l'"usage" qui forment nos "créances"94 : "chacun en fait ainsi, d'autant que l'usage nous desrobbe le vray visage des choses"95. "La diversité des opinions que nous avons de ces choses là montre clerement qu'elles n'entrent en nous que par composition"96. En Inde, par exemple, la "coustume" est de "manger (son) pere trespassé". Montaigne ne rend pas compte de cette pratique comme d'une curiosité, encore moins d'une étrangeté, mais en l'expliquant par une raison interne à la culture indienne :

car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouvoir donner plus favorable sepulture, que dans eux-mesmes97.

94 Π, 12, p. 559 a ; cf. I, 23, p. 114 ; Π, 12, p. 535 a, c. 95 I, 23, p. 115 a. 961, 14, p. 50 a. Cf. "l'honneur mesme et pratique des ministres de la religion se

tire de nostre mort et de nos vices" (I, 22, p. 105 a). 97 1,23, p. 115 a.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 709

La représentation de la mort que se font la plupart des chrétiens est abordée en des termes identiques. Rappelons qu'elle ne se confond pas avec la vérité chrétienne et porte les mômes traces d'imperfection et d"'imbécillité" que les représentations des peuples non chrétiens ; elles sont seulement modulées d'une façon différente, et créées dans les marges de la vérité chrétienne. Montaigne remarque aiasi que la "crainte" de la mort, qu'il voit répandue autour de lui, est une figure humaine et sociale ; elle est en contradiction avec la foi qui devrait présider aux représentations des chrétiens98. Elle n'est pas davantage universelle : elle dépend, elle aussi, comme toute représentation, du "climat" ; "...aucunes nations s'en resjouissent"99. C'est à cette distinction que Montaigne se réfère dans la phrase trop fameuse : "nous sommes Chrcsticns à mesme litre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans"100, où il oppose la réalité sociale de la religion chrétienne à sa vérité "en estre", seulemeni accessible, dans sa plénitude, par la grâce de Dieu101.

Le vrai et l'utile

Le cheminement qui mène Montaigne de l'idée que la connaissance humaine du vrai est impossible, à celle que les représentations humaines de la mort sont une expression culturelle, le porte à s'arrêter à leur mode de sélection. Comment expliquer que telle représentation ait été créée par une société et non par telle autre? Montaigne fait une double réponse : alors que, dans un ordre de connaissance fondé sur la vérité, seul le vrai justifie la validité des représentations, dans un ordre fondé sur la "coustume", les

98 II, 12, p. 470 a. Cf. II, 12, p. 468 b. 99 Id., p. 466 a. I<X) Id., p. 422 b. 101 Id., p. 418 a. Cf. I, 23, p. 120 a ; II, 12, p. 588 a, 589 c.

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représentations n'existent qu'en fonction de leur utilité dans l'ensemble qui les crée.

Le raisonnement qui mène Montaigne du vrai à l'utile peut être résumé de la façon suivante. L'homme n'a aucun accès au "fondement" des choses102. Les représentations et les discours humains ne peuvent pas être distingués entre eux par leur "vérité". Par contre, il y a une différence appréhensible entre ceux qui ont déjà droit de cité et les autres. Les premiers ont le privilège d'exister alors que les seconds devront s'imposer au prix d'un bouleversement de ce qui est en place. Ce bouleversement n'a, pour Montaigne, aucune justification : il apportera avec lui la confusion, la peine et la souffrance sans ajouter rien qui soit plus "vrai", puisque le "vrai" n'est pas de la prise de l'homme. C'est pourquoi Montaigne propose de substituer au critère fallacieux du "vrai" celui de futile", qui a prise sur la réalité et permet de distinguer entre eux les représentations et les discours humains :

il n'est pas nouveau aux sages de prescher les choses comme elles servent, non comme elles sont. La vérité a ses empeschemens, incommoditez et incompatibilitez avec nous103.

Mais qu'est-ce donc que futi le" ? Il ne s'agit pas, pour Montaigne, de revenir indirectement au critère du "vrai" en s'interrogeant sur la vérité de l'"utilc" : T'utile" en soi est inaccessible à l'homme. Sa définition est pratique : sont "utiles", pour Montaigne, les représentations et les idées, qui "se plient" aux lois de la société établie104, confirmées par "l'ancien

102 Π, 12, p. 416 a. 103 III, 10, p. 983 b. Cf. "... suivant l'institution de Socrates" nous ferions bien de

"borner le cours de nostre estude" aux sciences "où faut l'utilité" (I, 26, p. 158 c) ; "Si l'homme estoit sage, il prenderoit le vray pris de chasque chose selon qu'elle seroit la plus utile et propre à sa vie" (II, 12, p. 467 c) ; cf. ΙΠ, 6, p. 876 b. Voir encore I, 23, p. 115c; II, 12, pp. 535-536 ; II, 16, p. 608 b ; ΠΙ, 4, p. 813 b.

104 I, 27, p. 181 a. Cf. II, 12, pp. 416 a, 492-493 c ; III, 9, p. 934 b ; III, 13, p. 1049 b. "Nostre vérité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy : comme nous appelions monnoye non celle qui est loyalle seulement, mais la

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 711

usage"105 : "le vrai culte a chacun" est celui que l'individu trouve observé par "l'usage du lieu où il estoit"106. Ainsi, les Bédouins croyaient qu'à l'heure de la mort, "l'ame de celuy d'entre eux qui mourait pour son prince, s'en alloit en un autre corps plus heureux, plus beau cl plus fort que le premier". La conséquence de cette croyance est qu'"ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie". Elle est un facteur de cohésion sociale : "voylà une creance trèssalutaire, toute vainc qu'elle puisse être. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soy... "I()V. Cette conception, qui nourrit ce qu'on a appelé le conservatisme de Montaigne108, s'appuie, en dernier ressort, sur un argument théologique : tout ce qui est établi l'est, d'une certaine façon, par la volonté de Dieu1<N.

Montaigne propose ainsi d'apprécier chaque représentation de la mort en la considérant seulement dans l'ordre qui lui donne sens : l'ordre de la vérité révélée ou bien l'ordre de l'utilité sociale.

Influence de la nature et de l'histoire individuelle sur les représentations purement humaines de la Mort

Dans les Essais, les formes de la société rendent raison des représentations collectives de la mort. Elles n'interdisent nullement

fauce aussi qui a mise" (II, 18, p. 649 a). D'autre part, 1"'ancien usage" des "créances" et "coustumes" est preuve qu'elles sont adaptées & la "nature" fondamentale de l'Homme. Cf. II, 19, pp. 650-651 a.

105 Par exemple, I, 53, p. 261 c ; II, 12, pp. 493-494, 542 a. 106 H, 12, p. 563 a. 107 II, 16, pp. 613-614 a. 1011 P. Gaxotte, "Les idées politiques de Montaigne", inB. S. Λ. M. , n°18,

Janvier-juin, 1956 ; A, M. Battista, Alle origine del pensiere politico libertino (Montaigne e Charron), Milano, 1966 ; S. Sanders, The political thought of Montaigne·, thèse Yale University, DAI 101, XXXII, n°6, déc. 1971.

m C f . I, 43, p. 261 c ; III, 9, p. 934 b. La "religion Chrcstiennc" est, ù la foin. Juste, vraie et utile (I, 23, pp. 119-120 b ; cf. II, 12, p. 553 a). Cette argumentation est d'ordre social et politique. Montaigne distingue bien l'utilité sociale de l'utilité morule. Dan* ce dernier cas, l'auteur remarque que l'utilité d'une action ne préjuge pas de son lioimfîtclé et île sa beauté (HI, l, p. 781 b).

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l'expression individuelle. Elles apparaissent, au contraire, comme une sorte de fond commun à partir duquel les individus peuvent exercer leur liberté. Ainsi, pour reprendre l'exemple de la "crainte" de la mort, même chez les peuples où elle occupe une grande place, comme chez les chrétiens, elle varie selon les "états", l'origine sociale ou l'individualité. Montaigne a pu remarquer que le "peuple" l'ignore généralement, et que notre histoire est pleine d'exemples de "mépris" individuels de la mort :

ces choses là (...) tel à l'adventure les loge chez soy en leur vray estre, mais mille autres leur donnent un estre nouveau et contraire chez eux110.

Montaigne distingue donc deux grandes catégories de représentations de la mort, non plus pour renoncer à l'une au profit de l'autre, mais pour montrer, au contraire, qu'elles prennent chacune leur sens dans deux ordres différents, révélé et humain, où il convient de les situer pour les comprendre. La séparation de ces deux ordres n'a, dans les Essais, aucun caractère radical. Montaigne envisage l'ordre purement humain d'une façon autonome mais sans jamais y voir un ordre Indépendant qui se suffit à lui-même ; une telle conception est bien postérieure. Il juge toujours, en dernier ressort, la pertinence des éléments de l'ordre humain en fonction de l'ordre révélé. Le partage entre les deux se fonde sur une représentation de l'Histoire, qui apparaît comme le lieu de leur rencontre.

3. L'HISTOIRE, LES "GRANDS ESPRITS" ET LA MORT.

Les caractéristiques qui définissent l'Histoire à l'époque de Montaigne et celles qui ont cours aujourd'hui ont peu de points communs. On ne rencontre pas, dans les Essais, l'idée d'un "progrès" de l'homme à travers l'Histoire. Elle est étrangère à l'époque. Il semble

110 I. 14, p. 50 a.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 713

pourtant excessif de dire que Montaigne voit en l'Histoire une éternelle répétition111 ou qu'il refuse, à la fois, comme dit K. Stieric, la conception "paradigmatique" des Anciens et la conception "syntagmatique", formalisée, dans le monde chrétien, par saint Augustin112. Il ne faudrait pas ramener l'impossibilité des hommes, dans les Essais, à comprendre le sens qu'a l'Histoire à une insignifiance de celle-ci. Montaigne distingue, en fait, deux niveaux d'appréhension de l'Histoire : un niveau humain et un niveau divin.

LA VISION HUMAINE DE L'HISTOIRE

L'espace et le temps de l'Histoire

Dans nombre des passages qu'il consacre à l'Histoire, Montaigne évoque le fait que la Révélation a transformé l'Histoire aveugle des hommes en une Histoire du salut113 : elle nous a "desniaisé(s)". Mais, chez lui, la vision humaine de l'Histoire demeure essentiellement "spatiale". Point d'allusion, dans les Essais, à ce long cheminement significatif qui mène des Hébreux aux contemporains et que nous rencontrons dans tant d'oeuvres chrétiennes. La naissance du Christ apparaît plutôt comme l'acte d'une interruption qui divise le destin de l'humanité en deux champs de conscience d'espèce différente114. Elle rend accessible aux hommes la Vérité. C'est en s'appuyant sur cette conception de l'Histoire que Montaigne discerne dans les représentations

111 II suffirait d'avancer le passage de l'Apologie que nous citons plus loin (II, 12, pp. 542-543).

112 K. Stieric, "Geschichte als Exemplum. Exemplum als Gcschichtc. Zur Pragmatik und Poetik narraliver Texte", in Colloque de Constance, München, 1970. Voir noire analyse, "Structure et Histoire. A propos de deux éludes sur les Essais tic Montaigne", in B. S. A. M. , n°16, 1975, pp. 89-97.

113 11, 12, p. 563 a. 114 Cf. Les sources du savoir sur lu mort, supra, pp. 683-686.

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successives de la mort que lui offre l'histoire des hommes, non pas un "progrès" linéaire, mais deux grandes zones de représentations : une représentation révélée, constituée en une seule fois, et une représentation purement humaine, caractérisée par une variété confuse115. Dans les Essais, seul le destin individuel a une dimension proprement historique. La Révélation ouvre la vie de l'individu à l'éternité et l'inscrit dans un progrès du "salut", où chaque acte prend, désormais, sa signification116. La vie du "sage" antique, fût-il Socrate, est dépourvue de cette dimension117.

Montaigne met pourtant en place, dans les Essais, deux éléments qui serviront plus tard de point d'appui à une conception où l'Histoire apparaîtra comme un "progrès" de l'humanité dans son ensemble : il envisage les représentations humaines de la mort comme des créations sociales et, d'autre part, il les justifie par leur "utilité". Cependant, s'il établit entre les deux faits une relation causale, il n'imagine pas de liens temporels. Il dit bien que c'est pour leur utilité que la société les crée mais il ne voit pas, pour sa part, dans l'invention de telle ou telle représentation, des aboutissements temporaires, des étapes, dans la recherche que fait perpétuellement la société pour s'adapter à une situation qui est, tout à la fois, donnée et mouvante. Cela s'explique par le l'ait que, dans les Essais, la notion de l'efficacité du temps historique est encore en grande partie religieuse.

LU SENS DIVIN DE L'HISTOIRE - L'histoire de la mort telle que la voit l'homme Montaigne se divise donc en deux espaces qui se succèdent ou se superposent. Le sens historique des représentations humaines de la mort n'en existe pas moins, mais il est situé à un autre niveau de perception que le niveau humain. On rencontre, en effet, à plusieurs reprises, dans les Essais, l'idée que tout ce qui concerne l'humanité

115 Cf. supra, pp. 686-691. 116 I, 56, p. 310 a ; II, 12, pp. 425 a, 477 a, 542 a. ulCf. II, 12,p. 424 a

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 715

s'inscrit dans une perspective d'éternité sur laquelle s'exercent la sagesse de la Providence et la liberté des individus118. Ainsi, selon une attitude mentale commune à son siècle, Montaigne distingue, explicitement ou non, un double sens de l'Histoire, l'un est directement accessible à l'appréhension humaine ; l'autre, sens total, ressortit à la "divine et inscrutable sapience" de Dieu119. Montaigne relève que les actions ou les événements terrestres qui peuvent sembler incohérents, infiniment divers ou, au contraire, sans cesse répétés, lorsqu'ils sont rapportés par l'homme à l'homme, ont leur sens au regard de Dieu, qui est hors de l'espace et du temps :

De sa toute sagesse il ne part rien que bon et commun et réglé ; mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation120.

Il ne nie aucunement l'idée d'un enchaînement ou même d'un "ordre" des événements humains ; il déclare simplement qu'ils ne sont pas de la compréhension de l'homme qui n'en saisit jamais que des bribes ou tics reflets, "quand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon"121. Tout n'est qu'apparence à l'homme. Mais si l'apparence n'a pas de rapport au vrai, elle reprend sens dans cette histoire du salut qui emporte la Création. Ces idées justifient, en dernière analyse, l'existence de toutes les représentations humaines de la mort que Montaigne passe en revue : celles-ci ont une valeur d'"utilité" pour chacune des sociétés ou des époques qui les mettent au jour, mais offrent le spectacle de la confusion dès que l'homme les confronte entre elles ; c'est que seule la Providence connaît le sens profond de cette "apparence".

Montaigne ne refuse pas l'idée d'une signification dans le temps des événements ou des représentations de l'Histoire générale. Il déplace

118 "... les fortunes ou infortunes de ce monde, (Dieu) les manie et applique selon sa disposition occulte" (I, 33, p. 215 c).

119 Ibid. 120II, 30, p. 691 c ; cf. I, 33, pp. 214-215 a ; II, 12. pp. 586-587. 121 II, 12, p. 523 a.

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le problème, en le situant dans la perspective des modalités de sa perception. Il fait ainsi la distinction entre deux visions de l'Histoire, l'une humaine, l'autre divine. Ce n'est pas une façon, pour lui, de rendre les deux domaines totalement étrangers ; dans les Essais, les hommes exceptionnels, chrétiens ou non, assurent, de l'un à l'autre, une sorte de liaison permanente.

LES "GRANDS ESPRITS" ET LE "PROGRES" - La distinction que fait Montaigne, parmi les hommes, entre les "grands esprits" et la "marmaille d'hommes que nous sommes", lui permet d'expliquer les idées ou les inventions qui marquent, selon lui, un "progrès" sur les "opinions communes"122, en recourant à la "nature individuelle"123. Celles-ci ont une origine individuelle et sont exemplaires pour d'autres individus à venir. Elles ne sont le signe d'aucun "progrès" général124. La supériorité des "grands esprits", ces hommes à "l'ame reiglée, forte et bien née"125

122 Id., p. 541 b. 123 "Ayant essayé par experience que ce à quoy l'un s'estoit failly, l'autre y est

arrivé ; et que ce qui estait incogneu à un siecle, le siecle suyvant l'a esclaircy ; et que les iciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu en le» maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en lei léchant à loisir" (Π, 12, p. 543 a). Cela n'inclut aucun "progrès" humain absolu. Ces découvertes constituent plutôt un perfectionnement progressif des sociétés humaines. ("C'eit une opinion moyenne et douce, que nostre suffisance nous peut conduire jusques k li cognoissance d'aucunes choses, et qu'elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c'est témérité de l'employer" (Π, 12, p. 543 a». A mesure que le temps passe, les hommes peuvent adapter d'une façon de plus en plus "utile" les "coutumes", les "créances" etc. de la société particulière dans laquelle ils sont nés. Ce "progrès" n'est pas "vrai" ; il ne vaut qu'en fonction d'une société donnée. Il renforce l'idée de l"'utilité" de la société établie, justifiée par l'"ancien usage".

124 C'est dans cette perspective que Montaigne justifie son œuvre propre : "... en retastant et pétrissant cette nouvelle maticre, la remuant et l'eschaufant, j'ouvre à celuy qui me suit quelque facilité pour en jouir plus à son ayse, et la luy rends plus soupple et plus maniable" (II, 12, p. 543 a).

125 Id., p. 541 b.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 717

vient, avant tout, selon Montaigne, de la connaissance qu'ils ont des "limites" du savoir humain, qui implique des qualités morales d'humilité et de modestie126. Ils doivent ces qualités rares à leur "nature", lieu d'une rencontre exceptionnelle entre la nature "originelle" de l'homme, la nature individuelle de naissance, "forme essentielle"127, et la nature acquise par la "coustume"128, l'"usage"129, la "domestique institution"130, la "science" et l"'estude"131. Contrairement à la plupart des hommes, ils sont capables de représenter la mort en "vérité", c'est-à-dire dans les limites de la connaissance humaine.

Les païens et les chrétiens. Socrate, les "canes venerables" et la "marmaille d'hommes"

Montaigne reprend une démarche habituelle aux développements consacrés, à son époque, au sens de l'Histoire132, en distinguant, parmi les "grands esprits" entre les païens et les chrétiens133. Des premiers, il retient comme seule idée "vraie" de la mort celle émise par Socrate, "le maistre des maistres"134 :

Quant à moy, je ne sçay ny quelle est, ny quel il faict de l'autre monde. A l'avanture est la mort chose indifférente, a l'avanturc desirable...135.

126 Cf. infra, pp. 718-720. 127 Π, 11, p. 405 a. 128 1,23, p. 114 c. 129 m , 13, p. 1062 b. 1301, 25, p. 140 a. 131 Π, 17. p. 643 a. 132 E. Garin, "L'histoire dans la pensée de la Renaissance", in Moyen Age et

Renaissance, Paris, 1969. 133 Π, 12, p. 563 a. 134 ΠΙ. 13, p. 1053 b. 135 III, 12, p. 1030 b. La position de Socrate sur le problème de la mort

correspond tout à fait aux termes du fameux "que sais-je 7". Elle n'est ni négative ni positive maie expectative (II, 12. p. 508 b). Cf. C. Fleuret. "Le que sais-je de Montaigne, interprétation de l'Apologie de Raymond Sebond", in ft. H. L. F., juillet-

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718 CHAPITRE II

Autrement dit, la seule représentation vraie de la mort, pour l'homme réduit à ses seules forces, mais connaissant parfaitement les limites de celles-ci, est le refus de toute représentation humaine de la mort et de l'au-delà. L'affirmation socratique s'accorde admirablement avec le fait que le mystère de la mort ressortit au domaine de la foi. Il n'y a pas place, dans sa représentation de la mort, pour une autre vérité que révélée.

Les seconds, ces "ames venerables", ont bénéficié de la Révélation. Dans leur cas, la connaissance qu'ils ont de leurs limites a une tout autre conséquence : elle leur permet d'accueillir en eux la vérité que Dieu a communiquée aux hommes par sa Parole et "qui est hors de (la) conception (de l'homme)"136. Ce sont eux qui, "par privilege", éclairent, conservent et transmettent le sens véritable du monde137. Ils sont seuls capables, selon Montaigne, de représenter la mort d'une façon positive et vraie :

Ο Dieu ! quelle obligation n'avons-nous à la bénignité de nostre souverain createur pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions et l'avoir logée sur l'etemelle base de sa saincte parolle!138

La différence entre ces deux sortes de "grands esprits" ne correspond pas, pour Montaigne, à une différence de valeur mais à des

«oût, 1973, pp. 677-680. ; R. Bernoulli, "Que sais-je ?", in B. S. A. M., n°16, 1975 pp. 15-37.

136 III, 11, p. 1009 b. L'homme "propre a recevoir d'en haut quelque force cdtrangcrc" est "desgarni d'humaine science, et d'autant plus apte à loger en soy la divine, anéantissant son jugement pour faire plus de place à la foy" (Π, 12, p. 486 a, b. Cf. Π, 12, p. 477 a).

137 III, 11, p. 1009 b. 138 II, 12, p. 563 c. La représentation chrétienne de la mort, comme toute vérité

issue de la Révélation est "incompréhensible" à l'homme. Ce caractère incompréhensible est le signe de sa vérité.

LA REPRESENTATION HUMAINE DE LA MORI 71«)

situations incomparables. La pensée chrétienne a toujours insisté sur le fait que les païens peuvent avoir accès à la connaissance "naturelle" des choses par leurs qualités "naturelles", qui sont des dons de Dieu13g. Dans les Essais, Socrate cherche en lui-môme la vérité humaine de la vie140. Il rejoint ainsi, par la créature qu'il est, certaines significations "vraies" du monde alors qu'aucune Parole divine n'était encore venue éclairer expressément l'humanité. C'est pourquoi la détermination de Socrate de ne pas se représenter une vérité de la mort et de l'au-delà, qu'il sait ignorer, apparaît bien comme la plus "sage" des décisions humaines. Montaigne ne va jamais au-delà de ces propositions. Il ne dit nulle part que "tout homme vertueux est un vrai chrétien môme s'il n'a jamais connu les dogmes enseignés par l'Eglise"141. Il affirme, au contraire, que :

les actions vertueuses de Socrates(...) demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin et n'avoir regardé l'amour et obéissance du vray createur de toutes choses ; et pour avoir ignoré Dieu142.

En somme, le personnage de Socrate et les "ames venerables", âmes chrétiennes, sont admirablement accordés par Montaigne pour figurer les deux points extrêmes entre lesquels doit cheminer la "marmaille d'hommes que nous sommes", pour se représenter la mort. Le chrétien ordinaire, "sans grâce spéciale"143, cheminera d'un refus de représenter la mort par ses seules forces à l'humble accueil, de la main

139 L'Homme a "l'usage parfaictement plein (des choses) selon (.va) nature" (III, 11 p. 1003 c) ; ses "utils mortels et caduques" sont appropriés à sa connaissance lorsqu'il «ont employés "aux sujets de leur nature mortels et caduques" (II, 12, p. 426 a) Montaigne se situe dans la tradition qui distingue les différentes "sciences" de l'Honunc infuse, acquise et par "grace".

140 III. 12, p. 1029b. 141 M. Bara/., op. cit. .p. 113. 142 11,12, p. 425 a. 143 Cf. infra. pp. 753-772.

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700 CHAPITRE II

d"'autrui", d'une vérité que Dieu a révélée et communique directement à quelques-uns144. Le "grand homme" n'est plus tant, comme aux débuts de la Renaissance, l'homme qui s'impose par ses seules forces dans l'ordre humain145 que celui dont l'"exemple" assure la liaison entre les deux dimensions de l'humanité, humaine et révélée.

La notion d'Histoire telle qu'elle se développe, dans les Essais, a, entre autres effets, celui de situer l'un par rapport à l'autre les deux types de représentation de la mort que Montaigne distingue avec netteté. Elle les envisage à travers les dimensions qu'a traditionnellement l'Histoire dans la mentalité chrétienne : verticale, de la terre aux deux, et horizontale, révélée et purement humaine. Le résultat est que l'interprétation "sociologique" donnée par Montaigne aux représentations purement humaines de la mort est maintenue fermement dans les limites d'une vision chrétienne du monde. Elle apparaît, dans les Essais, comme la perception humaine, perception de surface, d'un phénomène que seule la Providence saisit dans la profondeur de son ordre historique.

Si toutes ces réflexions sur les représentations purement humaines de la mort participent de l'histoire de la mort à la Renaissance, elles occupent, avant tout, pour Montaigne, dans le projet des Essais, un rôle bien précis : assurer la liberté du "moi".

R O L E DES D E V E L O P P E M E N T S C O N S A C R E S AUX REPRESENTATIONS HUMAINES DE LA M O R T DANS L'ECONOMIE DES ESSAIS : LA LIBERTE - La conscience des caractéristiques de la représentation humaine de la mort a une conséquence importante pour la vie du "moi". Elle concerne l'exercice de sa liberté. Savoir que ces représentations, finalement, ne sont elles-mêmes, que "mort", rend l'homme libre. Il n'a plus rien à craindre celui

144 Cf. supra, pp. 683 cl suiv. 145 Cf. J. Burkhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, trad., réimp. Paris,

1963, passim.

LA REPRESENTA TION HUMAINE DE LA MORT 721

qui sait que les représentations effrayantes ou peureuses de la mort sont des "chimères" :

... ne prenons plus excuse des externes qualité/, des choses : c'est à nous à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre mal ne tient qu'à nous146.

L'homme ne se débarrasse pas ici de la peur de sa mort, mais de la peur des représentations, autrement dit de peurs qui prennent leur source dans ce qui n'est pas la mort. En faisant ainsi, Montaigne poursuit l'œuvre entreprise à la Renaissance. Il se distingue pourtant de ses prédécesseurs ou de ses contemporains d'une façon décisive.

En effet, la plupart des auteurs qui s'interrogent, à l'époque, sur le sens de la représentation purement humaine de la mort y voient un signe de paganisme. Ils opposent les figures dominantes de la mort à sa signification chrétienne pour montrer que les premières trahissent la seconde. C'est en s'appuyant sur cette contradiction que tout le XVIe siècle, des Evangéliques aux protestants, peut affirmer que les représentations objectives de la mort ne sont pas la mort mais un "fantôme" : le chrétien n'a donc pas à les craindre. Montaigne cherche, au contraire, la source de la disparité entre les deux représentations beaucoup moins dans la peur qu'éprouve l'homme qui oublie le sens chrétien de la mort, que dans le processus de la "représentation" et ce qu'il figure de l'homme et de la société. En reprenant et en développant les aspects fondamentaux de la théorie augustinienne de la connaissance, Montaigne montre que les représentations humaines de la mort ne sont "rien", non pas parce qu'elles ne sont pas chrétiennes, mais précisément parce qu'elles sont l'œuvre de l'homme qui, par lui-même, n'est "rien". Cet homme "seul" que nous décrit Montaigne ne figure pas, comme on a

146 I, 50, p. 290 c. "les hommes (...) sont tourmente/, par les opinions qu'ils ont de* chose*, non par les choses mesmes(...)si les maux n'ont entrée en nous que pur noulrc jugement, il semble qu'il soit en nostre pouvoir de les mespriser ou contourner à bien" (I, 14, pp. 49 50 a). Cf. III. 12. p. 1029 b.

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722 CHAPITRE II

pu le penser, l'homme profane, mais un homme "réduit à lui-même", autrement dit à ce qui, en chacun, relève de la seule nature humaine. L'homme se libère de la peur des représentations humaines de la mort, dans les Essais, non pas lorsqu'il s'est aperçu qu'elles trahissent la vérité révélée, mais lorsqu'il a compris qu'elles sont le fruit de son imagination. La liberté face à la mort ne s'appuie plus ici sur la foi chrétienne mais sur la connaissance de l'homme.

*

En opposant des représentations révélées de la mort à des représentations purement humaines, Montaigne reprend le schéma d'approche des Evangéliques. Mais les modalités selon lesquelles il le met en œuvre sont tellement différentes qu'elles marquent dans l'histoire de la représentation de la mort au XVIe siècle une étape essentielle.

Les prédécesseurs de Montaigne opposaient les figures chrétiennes de la mort aux figures profanes pour mettre en valeur une redoutable évolution et prôner un retour à la vérité de l'Evangile. La forme que prit la démarche des Evangéliques répondait à une exigence de l'époque : dans une spiritualité menacée par la prolifération des figures réalistes de la mort, il s'agissait de dénoncer un danger invisible. Le projet de Montaigne n'est pas soumis à cette pressante nécessité.

Montaigne ne dirige pas, une nouvelle fois, son regard sur la "vérité" des diverses représentations. La cause est entendue depuis bien des années ; Montaigne la rappelle comme une donnée : les représentations chrétiennes sont les seules représentations vraies de la mort. Les autres représentations n'ont pas davantage à être envisagées comme l'envers ou l'aspect négatif des représentations chrétiennes ; la cause est également entendue : elles n'ont pas de rapport au vrai.

Appuyé sur de telles certitudes, Montaigne oriente son propos de singulière façon. Il ne s'attache plus tant à l'objet représenté, la mort,

LA REPRESENTATION HUMAINE DE LA MORT

qu'au processus de la représentation qui est, dans tous les cas, l'œuvre de l'homme. Il en arrive ainsi à considérer les deux types traditionnels île représentation, "profane" et "religieux", à travers une théorie générale de la connaissance qui rend compte du fait que l'homme puisse représenter la mori "en vérité" ou bien "en mensonge". Montaigne retient tout d'abord que la mort est un objet qui ressortit au domaine de la loi. L'homme ne peut donc représenter la mort "en vérité" qu'à l'aide de la "saincte Parole", transmise par la tradition de l'Eglise, cl au moyen de la raison, de la grâce et de la foi. La représentation est "mensongère" lorsque l'homme se trouve "réduit" à ses seuls "utils naturels".

Cette façon d'aborder la représentation de la mori a une conséquence importante. Elle amène Montaigne à considérer chacune des représentations séparément et pour elle-même. Montaigne remarque aloiN que les productions purement humaines ont un sens si on les réfère non plus seulement à ce qui leur est extérieur, mais au milieu qui a vu leur naissance. Il montre qu'elles y ont une fonction significative, culturelle el sociale et met ainsi en valeur cette idée capitale que le critère convenable à leur jugement n'est plus le "vrai" mais Futile".

L'importance du chemin parcouru depuis le début du siècle peul alors être mesurée. Dans les Essais, voici les anciennes représentations "profanes" et "païennes" de la mort envisagées dans une perspective qui leur donne un sens insoupçonné. Voici donc des représentations de la mort analysées, hors de toute référence religieuse, comme des éléments de structuration d'une culture et d'une société données. Il est vrai qu'à un autre niveau d'appréhension, la représentation humaine demeure, dans son incapacité à représenter "en vérité" la mort, la figure de la "nature mortelle" de l'Homme. Il est vrai aussi que cette interprétation esl présentée comme la surface d'une réalité plus large et plus profonde que Dieu seul connaît. Preuves supplémentaires que les grandes évolutions si dessinent avec une infinie lenteur. Les Essais ajoutent, là encore, quelques ligures et une attitude mentale à toutes celles qui préparent une lointaine représentation de la mort où, un jour, il ne restera plus rien de chrétien. Elle permet déjà à l'homme de s'enchanter, sans en mesurer Iii

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724 CHAPITRE II

portée, d'une idée qui fera son chemin : il ne craint plus la mort, celui qui a découvert que sa représentation sortait de la main des hommes.

Toutes ces réflexions sur les deux représentations de la mort ont une ligne directrice : elles ramènent toujours Montaigne, à un moment ou à un autre, vers une idée oubliée : la peur de la mort. La représentation révélée comme la représentation humaine, chacune en son domaine, assureraient contre la crainte qui saurait les bien comprendre. Mais, justement : qui peut savoir ?

III

L A C R A I N T E D E L A M O R T

1. CRAINTE DE LA MORT ET ESPERANCE CHRETIENNE

Au-delà de l'insaisissable variété humaine, il est, dans les Essais, des constantes qui font prendre conscience au "moi" de sa "forme maistresse" : la crainte de la mort est de celles-là. On la retrouve d'un essai à l'autre, fil conducteur, compagne de toute la vie de Montaigne Pour la nommer, Montaigne emploie les termes les plus divers, "crainte"2, "peur"3, "inquiétude", "tourment"4, "frayeur'"". Il parle encore d"'empeschement"6, de "desplaisir"7. Ce vocabulaire est révélateur de son attitude face à la mort. Celle-ci est un "adversaire" pour l'individu, son "ennemi"8, un instant de "pois"9 : "l'article de sçavoir mourir serait des plus legers si nostre crainte ne luy donnoit poids"10. Ce sentiment n'a rien de fixe ; il oscille selon les heures du jour, l'humeur et l'état physiologique ; il va de l"'inquietude" et du "desplaisir" à la "frayeur". Montaigne notera encore, à l'avant-dernier livre des Essais :

1 Sur cent six essais, seuls trenlc-six n'en parlent pas. 2 I, 25, p.137 b ; II, 37, p.738 a, p.761 a. 3 II, 6, p.357. 4 I, 20, p.89 a. Montaigne parle encore en III, 12, de "l'aigreur de celte

imagination" (p.H)29c). 5 I. 62, p.253 a. 6 III. 9, p.961 b. 7 id., p.962 b. * I, 20, p.89 a ; p.84 a. 9 III, 9, p.962 b ; cf. 961 b ; III, 12, p. 1029 c. 10 III, 12, p. 1029 c.

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727 CHAPITRE III

... à combien peu tient la resolution au mourir ? la distance et difference de quelques heures, la seule consideration de la compaignie nous en rend l'apprehension diverse11.

Lorsque la crainte de la mort disparaît, c'est toujours momentanément et pour renaître un peu plus tard, à l'occasion imprévue, comme enfouie au plus profond de l'"âme". L'exemple fameux de la chute de cheval, que Montaigne fit, probablement, avant 1570, est éclairant à cet égard. Montaigne raconte, dans l'essai II, 6, comment il éprouva alors, à l'approche de la mort, "une imagination (...) non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil (...). C'eust esté sans mentir une mort bienheureuse"12. Toute la différence est là, justement : la mort n'a pas eu lieu. A peine le moribond est-il sorti de ce mauvais pas que la crainte de la mort revient du même train que la vie13. Ce passage illustre admirablement une des idées centrales des Essais : la crainte de la mort est inséparable de la vie, dont elle est le signe par excellence14. Et pourtant, la mort est bien, pour l'"élu" qui a peur, le "passage" à un plus "parfaict estât", l'heure bienheureuse des retrouvailles "avec Jésus-Christ". En somme, l'approche montaignienne de la mort se déroule entre les deux pôles essentiels de la vie spirituelle du chrétien : la crainte humaine et la confiance. Il n'y a aucune raison de les séparer.

Ces idées, Montaigne les partage avec ses contemporains. Elles sont pourtant loin de rendre compte, à elles seules, de sa réflexion sur le

11 ΠΙ, 12, p.1025 b. En I, 20, Montaigne disait déjà que lorsque la vie perd de sa vigueur, l'homme a "une veuë beaucoup moins effrayée de la mort" (I, 20, p.88 a). La crainte de la mort aurait pu devenir, chez Montaigne, une "frayeur et frénésie" ; telle était sa pente. Il a toujours pris garde à ne pas laisser libre cours à son "impétuosité" : son âme n'eût pas résisté à une telle tempête (ΠΙ, 9, pp.877-878 b).

12 II, 6, pp.354, 357. 13 Voir sur l'explication de ce passage H.Friedrich, op. cit., pp.290-294. 14 "... j'ay bien plus affaire & digerer cette resolution de mourir quand je suis en

Nunié, que quand je suis en fièvre" (I, 20, p.88 a).

LA CRAINTE DE LA MORT 7 35

sujet. Les développements que Montaigne consacre à la crainte de la mon ont plus qu'un rôle de rappel ; ils participent d'une façon déterminante aux évolutions que subit la représentation de la mort dans les Essais. C'est, en effet, à propos de la crainte que Montaigne parviendra à dégager, au cœur de la représentation chrétienne de la mort, un lieu de réflexion proprement profane.

Premier trait digne de remarque, Montaigne situe la crainte dans la même perspective que sa représentation de la mort : il lui trouve des causes qui ressortissent à la fois à la religion, au milieu environnant cl à la nature individuelle.

2. CAUSES RELIGIEUSES ET CULTURELLES DE LA CRAINTIî Dil LA MORT. LA LIBERTE DE L'INDIVIDU

CAUSES RELIGIEUSES - La distinction particulière que lail Montaigne entre la "foy" et la "foy vive" lui permet d'expliquer la différence qu'il y a entre l'attitude qui devrait être celle du chrétien devant la mort et celle qui est généralement la sienne. Montaigne aborde ce problème avec beaucoup de clarté dans l'Apologie de Raymond Sebond : si nous avions une "vive foy", nous n'aurions pas "horreur" de la mort :

Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vive ; si nous tenions à Dieu par luy, non par nous ; si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n'auroient pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont (...).Ces grandes promesses de la beatitude etcrnelle si nous les recevions de pareille authorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons (...). Je veuil estre dissout, dirions nous, et estre avecques Jesus-Christ15.

IS II, 12, p.418 a et II, 12, p.422 a. Cf. II, 3, p.342 a ; 11, 12, p.419 a, p.421 u (la citation biblique mêle Philippiens I, 23 et Romains VII, 24).

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728 CHAPITRE III

L'affirmation de Montaigne répond à la parabole du grain de sénevé16, citée sept pages plus loin17. Elle l'autorise à discerner deux catégories de chrétiens : ceux qui, comme saint Paul, désirent la mort pour "estre avecques Jesus-Christ"18 ; d'une part, ces âmes

eslevées par ardeur de devotion et religion à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, lesquelles, preoccupans par l'effort d'une vifve et vehemente esperance l'usage de la nourriture eternelle, but final et dernier arrest des Chrestiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible, desdaignent de s'attendre à nos nécessiteuses commoditez, fluides et ambiguës, et resignent facilement au corps le soin et l'usage de la pasture sensuelle et temporelle19 ;

d'autre part, les chrétiens ordinaires. Les premiers, les "saincts", ne craignent pas la mort20. La foi des seconds est telle qu'ils croient en la Parole de Dieu, sans parvenir toutefois à mépriser la mort.

Montaigne relève une autre cause à la crainte de la mort qu'éprouvent la plupart des Chrétiens : l'influence du milieu environnant.

CAUSES CULTURELLES - Montaigne souligne la contradiction qu'il y a entre la foi de ses contemporains, qui représente la mort sous les figures de l'espérance et de la joie, et les cérémonies sociales qui célèbrent cette mort dans le deuil, la douleur et la peine. Montaigne a le sentiment

16 Matthieu ΧΙΠ, 31-32 ; Marc IV, 30-32 ; Luc ΧΙΠ, 18-19. 17 ""Si nous avions une seule goûte de foy, nous remuerions les montaignes de leur

place", diet la saincte parole, nos actions, qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines ; elles auroient quelque chose de miraculeux comme nostre croyance" (II, 12, p.419 a).

18 Cf. 1,39, pp.239-240 c. 19 III, 13, p. 1095 b, c. 20 Cf. I, 39, p.239 c : "Les afflictions, les douleurs leur viennent à profit,

employées à l'acqucst d'une santé et resjouyssance éternelle : la mort, ì souhait, passage à un si parfaicl estât".

LA CRAINTE DE LA MORT 7 35

d'appartenir à une civilisation où la représentation collective de la mort est triste et effrayante. A l'opposé, "aucunes nations", ignorantes de la "vraie religion", se "resjouissent" de la mort21. Les figures sombres de la mort semblent sortir, dans les Essais, des profondeurs de la société pour recouvrir de leurs valeurs la clarté de la vérité chrétienne. La coutume et l'éducation nous transmettent l'image d'une mort désespérante. Ce sont "ces mines et appareils effroyables (...) qui nous font plus peur qu'elle (...) l'assistance d'un nombre de valets pasles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumez, nostre chevet assiégé de médecins cl de prescheurs ; somme, tout horreur et tout effroy autour de nous"22. Ces "ceremonies" et ces habitudes de pensée sont des "formc(s) empruntée(s)"23. Elles ne correspondent nullement au "vray estre" de la mort24. Montaigne relève, à ce propos, que lui-même et tous KCN contemporains craignent la mort, à un moment ou à un autre de leur vie, d'une façon plus ou moins aiguë25. L"'athlète" et le "muletier" donnés en exemple de "fermeté", ne sont pas dépourvus du "ressentiment de mort", ils l'éprouvent seulement "beaucoup moins"26. Montaigne ne fait pas l'analyse de cet état de choses ; il observe simplement la rencontre de deux plans distincts, religieux et culturel, dans la représentation de la mort de son époque. Cela ne signifie nullement, pour lui, que le milieu environnant, sous les formes de la "coutume", de l'"usage", de T'habitude", détermine d'une façon absolue le comportement de chacun ; il offre, plutôt, à celui-ci, le cadre général de son expression. L'individu a toujours la possibilité de s'affirmer, en toute liberté, indépendamment des valeurs qui l'entourent.

21 II, 12, p.466 a ; cf. I. 23, p.l 13 a. 22 I, 2«. p.94 a. 23 III, 14, p.816 b. 24 I, 14, p.50 a. Cf. III, 4, p. 816. 25 Cf. I, 20, p.84 a. 26 II, 12, p.470 a.

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731 CHAPITRE III

LA LIBERTE INDIVIDUELLE - Les exemples de "fermeté" devant la mort ne manquent pas. Un des "intimes amis" de Montaigne, qui avait une "faim aspre et ardente" de la mort s'y précipita à la première occasion27 ; les habitants de "la ville de Xantiens, (...) assiégéz par Brutus", se précipitèrent avec fureur dans la mort28 ; le "peuple" de Milan fit de même "pendant nos dernieres guerres"29. A continuer l'énumération, l'on rencontrerait, de nouveau, l'exemple des "paisans", du "muletier" ou de l'athlète. Mais si Montaigne relève tant d'exemples de "constance", c'est pour pouvoir en analyser les motivations et montrer, finalement, qu'ils sont rarement le témoignage d'ime victoire effective sur la crainte. Ils enseignent, au contraire, que toutes ces manifestations n'avaient pour but que de masquer la crainte ou de la remplacer par une passion plus impérieuse. Le peuple de Milan abandonne toute crainte pour fuir ce que son imagination lui présente comme plus redoutable encore : les "changemens de fortune"30. D'autres préfèrent la mort à "quelque legiere incommodité"31. Beaucoup devancent la mort brutalement par peur de l'affronter32. Les "pauvres gens qu'on void sur un eschafaut, remplis d'une ardente devotion"33, ne font pas face à la peur, "ils fuyent la luicte" et "destournent de la mort leur consideration"34. Dans la spiritualité des chrétiens ordinaires, la vision de l'uu-dclà n'est pas l'accomplissement de l'amour de Dieu, mais un moyen d'oublier leur mort : "ce n'est pas là où ils arrestent leur pensée ; UN courent, ils visent à un estre nouveau"35. Les hommes méprisent souvent la mort "par faute de bien juger de tels accidens et ne les

27 I, 14, p.54 b. 28 Id., p.52 a. 29Ibid. 30 Ibid. 31 Id., p.54 a. 32 IJ, 13, p.592. 33 III, 4, p.811 b. 34 Ibid. 35 Ibid.

LA CRAINTE DE LA MORT 7 35

concevoir tels qu'ils sont"36. Et puis méfions-nous de l'"asscurancc d'autruy en la mort", car "mal aisément on croit estre arrivé à ce point". La "piperie" a sa place jusqu'à l'ultime moment : "peu de gens meurent résolus que ce soit leur heure demiere"37.

La liberté "vraie" face à la crainte obéit à de toutes autres conditions. Elle suppose un affrontement avec la mort, sans diversion aucune. Qui en est capable ? Pour répondre à cette question, nous retrouvons la division montaignienne entre les "hommes ordinaires" cl les "grands esprits"38 ; ces derniers sont les seuls à pouvoir y parvenir naturellement :

il appartient à un seul Socrates d'accointer la mort d'un visage ordinaire, s'en aprivoiser et s'en jouer. Il ne cherche point de consolation hors de la chose39.

Les "saincts" ajoutent à la grandeur humaine de Socrate la dimension de la "vérité" : c'est pour l'amour de Dieu qu'ils méprisent la mort. Le chemin emprunté par l"'homme ordinaire" est bien différent. Il passe par la conscience de sa propre "crainte". Celle-ci est diverse selon les Individus, selon les moments de la vie, mais toujours présente, sensible ou cachée. Montaigne, dont le "courage" est d'une "marche populaire et commune"40, n'a jamais pensé éliminer de sa vie la crainte de la mort. Il a seulement souhaité ne pas se laisser "emporter à elle"41. Lorsqu'il sera parvenu à faire sienne sa mort, lorsqu'il l'aura "recueillie en soy"42, il n'en aura chassé ni la crainte ni la souffrance. C'est parce qu'il est pareil à tous les autres hommes qu'il souffrira les affres mortelles de la créature : "Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m'en

36 Π, 11, p.405 a. 37 Π, 13, p.589 a. 38 Voir supra, pp.717 et suiv. 39 III, 4. p.810 b. 40 III, 12, p.1016 c. 41 III, 6. p.878 b. 42 III, 9. p.956 b.

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tiens ..."43. Tout est là, en effet. L'effort de Montaigne vise à retrouver sa crainte de la mort, après avoir aboli les fausses craintes d'une mort transformée en événement catastrophique ; ces fausses craintes, Montaigne les a éliminées, nous l'avons vu, à l'aide de deux prises de conscience : une partie de nous-mêmes se rapporte à "l'oidre de Nature" ; les représentations purement humaines de la mort sont de "fausses" représentations. Reste la crainte qu'éprouve le "moi" dans ce qu'il a d'individuel et d'irréductible : "puisqu'il faut mourir"44.

Nous passons ainsi, dans les Essais, sans qu'il y ait pourtant, à ce propos, d'évolution chronologique, d'une série de réflexions qui visent à établir que la "crainte" de la mort a des causes générales, religieuses et culturelles, à la considération de la liberté individuelle face à cette crainte. Ce mouvement de pensée n'aboutit pas, malgré de telles prémisses, à une analyse sociologique avant la lettre, mais à l'idée que la crainte est, finalement, une réalité de la "nature humaine".

3. LA CRAINTE DE LA MORT EST NATURELLE A L'HOMME

La crainte de la mort est "naturelle", c'est-à-dire "general(e), commun(e) et universelle)"45, il est "naturel" que l'homme ne puisse s'élever au-dessus des lois et des coutumes qui l'ont vu naître ; il est naturel au chrétien de manquer de foi. La crainte de la mort manifeste l'amour que l'homme a pour lui-même, la puissance de son orgueil et de sa curiosité. A travers cette anthropologie chrétienne, nous nous acheminons, dans les Essais, d'une conception où la crainte de la mort était un élément révélateur dans l'histoire du salut, à ime conception où elle devient une donnée de la nature humaine.

43 Π, 17, p.618c. 44ΙΠ, 9. p.962 c. 45 I, 57, p.312 a. Cf. II, 12, p.462 a.

LA CRAINTE DE LA MORT 7 35

L'Homme partage l'amour qu'il a de sa propre vie avec toutes les autres créatures : la première des "loy(s) vrayement naturcllc(s), c'est à dire quelque instinct que se voye universellement et perpétuellement cmprcinct aux bestes et en nous" est "le soing que chasque animal a de sa conservation"46 ; "... à chaque chose il n'est rien plus cher cl plus estimable que son estre"47. C'est cette "lâcheté" d'aimer ainsi notre être qui "rend nostre croyance si molle et maniable"48. Il y a pourtant une grande différence entre les hommes et les autres créatures : leur curiosité "naturelle" les pousse à "devancer (...) les prescriptions"49 de Nature et leur orgueil les installe au centre du monde. Ils s'estiment supérieurs à tout ce qui est et chacun d'entre eux à son voisin :

Il semble que l'université des choses souffre aucunement de nostre anéantissement, et qu'elle soit compassionnéc à nostre estât (...). Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un50.

La crainte de la mort en l'homme ne relève donc pas du simple instinct de conservation ; elle tient au désir de l'homme pécheur de maintenir à jamais son être terrestre par incapacité à imaginer un autre état :

Un soing extreme tient l'homme d'alonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps sont les sepultures ; pour la conservation du nom, la gloire51.

La crainte de la mort est donc, au total, la manifestation par excellence de l'existence humaine52. On réduirait pourtant la portée de

46 II, 8. p.365 a. 47 11,12, p.513 b. 4* II, 37, p.761 a. 49 III, 12, p.1029 c. 50 II, 13. pp.589 a et 590 c. 51 II, 12, p.534 c ; cf. II, 8, p.365 ; II, 37, p.737 a ; III, 12, p.1032 c. 52 Montaigne remarque, en I, 20, que la crainte de la mort s'estompe à mesure que li

vie perd de sa vigueur (p.N8 a).

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734 CHAPITRE III

ccttc figure en la limitant à un rôle aussi vague. C'est plus précisément, la partie proprement humaine de "l'humaine nature", disons : le "moi" individuel, que manifeste la crainte.

On considère généralement que Montaigne opère une séparation entre la connaissance intellectuelle et l'expérience intime de la mort : savoir que la mort est dans l'ordre naturel pourrait calmer la peur ; par contre, l'expérience, que ce soit au moment de la mort ou dans l'aperception de ses messagers physiques et moraux, ne peut nier la douleur du trépas. L'idée en étaie une autre : Montaigne serait passé d'une connaissance intellectuelle de la mort à une expérience plus intime53. En fait, ces deux appréhensions de la mort, que l'on rencontre effectivement dans les Essais, ne sont pas deux réponses possibles à un seul problème. Elles constituent, plutôt, les deux faces simultanées du rapport que l'"humaine nature" entretient avec la mort. Elles ne se contredisent ni ne s'opposent, elles participent de l'Homme "entier". Lorsque l'individu considère ce qui, en lui, participe de l'"ordre naturel", il n'a rien à craindre : ce n'est pas son "moi" qui est alors en cause mais ce qu'il a de commun avec toutes les autres créatures :

A quoy faire nous en aurait nature engendré la hayne et l'horreur {de la mort), veu qu'elle luy tient rang de très-grande utilité pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouvrages, et qu'en cette republique universelle elle sert plus de naissance et d'augmentation que de perte ou ruyne 7s4

Par la crainte, l'homme saisit ce que sa mort a de spécifique et d'irréductible. Ces deux aspects de la vision montaignienne de la mort s'expriment dans une phrase comme celle-ci :

Je voyois nonchalamment la mort, quand je la voyois

53 H.Friedrich, op. cit., p.299. 54 III, 12, p.1032 b. Voir aussi J. Frappier, "Montaigne et la mort", in Romance

Philology, XXX, 1976-1977, pp. 9-24.

LA CRAINTE DE LA MORT 7 35

universellement, comme fin de la vie ; je la gourmande en bloc ; par le menu, elle me pille55.

*

L'œuvre de Montaigne marque une étape importarne dans l'évolution du sentiment de la crainte face à la mort. Traditionnellement, la peur de la mort avait deux objets : l'au-delà et l'heure de la mort. Le premier est le plus ancien, signe d'une mentalité encore profondément marquée par l'eschatologie du christianisme primitif : l'homme craint ce qui suit la mort ; il craint de mériter, dans l'éternité qu'il attend, une vie de souffrances sans fin. Montaigne cite à ce propos la phrase célèbre de saint Augustin : "Malam mortem non facit, nisi quod sequilur mortem"v'. La crainte de l'heure de la mort est un sentiment beaucoup plus tardi Γ ; elle concerne, au contraire, ce qui précède le "passage". Elle se lormallse dans la mentalité chrétienne, du Xlle siècle au XVe siècle, à travers In notion de jugement particulier et sa figuration, notion qui pennet au système de pensée chrétien de légaliser le rassemblement, dans le dernier instant de la vie, de toute une série de représentations qui, jusqu'alors, n'avaient leur place que dans l'au-delà. Cette peur s'exprime d'une façon spectaculaire dans l'imagerie des combats du "bon" et du "mauvais ange", si populaire à l'époque. Elle prend naturellement la forme de la souffrance de l'âme déchirée, au moment de mourir, entre deux postulations contraires. Le corps n'offre, initialement, que le re fiel douloureux de cette souffrance avant d'être bientôt considéré comme It siège même des affres de la mort. Les Arts de mourir el l'œuvre d'ut Villon sont l'illustration finale de ces lentes évolutions57.

La littérature du XVIe siècle n'ignore pas ces deux aspects fondamentaux de la crainte. Elle réaffirme, tout au long, le caractùix

55 III, 4, p.815c. 5<ί I, 14, p.56 c ; saint Augustin, IM Cité de Dieu, 1,11. 57 Voir sur ccttc tradition, J. Dclumeau, ΙΛ peur en Occident, Paris, 197X.

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religieux de la crainte du Jugement et de l'au-delà. Montaigne ne fait pas exception. Mais la Renaissance s'intéresse surtout au second aspect : la crainte de l'heure de la mort Les raisons en sont simples : c'est autour de ce moment privilégié que "l'homme moderne", pour garder la formule de R.Mandrou, prend peu à peu conscience de son nouveau visage. La crainte de l'heure de la mort fait partie, désormais, de l'imaginaire collectif conjointe à la crainte de l'au-delà. C'est pourquoi les Evangéliques n'en nient pas la réalité ; ils lui opposent, pour la vaincre, la foi-confiance dans le sacrifice du Christ et l'intègrent à l'histoire du salut. L'intensité de la peur est le signe inverse de l'intensité de la foi. La notion de prédestination, telle qu'elle se développe chez les auteurs protestants, aura pour but de renforcer l'efficacité de cette démarche : l'éternité de l'"élu" commence avec le premier jour de sa vie. La "grâce" l'emporte alors sur la confiance, car la crainte est vaincue depuis toujours.

Montaigne se situe dans la droite ligne des affirmations évangéliques lorsqu'il montre que les représentations humaines de la mort engendrent la crainte. Pourtant, ses réflexions prennent une direction inconnue des Evangéliques. Chez lui, la connaissance du caractère illusoire des représentations humaines de la mort débarrasse l'homme non pas de la crainte de la mort, mais des fausses craintes. Celles-ci ne s'effacent que pour découvrir une crainte authentique, qui sourd alors du plus profond de la nature humaine. Sauf exception, figurée par la "vive foi" qui soulève les montagnes et transforme totalement les êtres, la vraie crainte de la mort n'est pas détruite par la fol ; elle en est indépendante ; elle ne s'inscrit plus dans une histoire du salut58. Présence définitive, elle se confond avec le sentiment de l'existence. C'est à l'épreuve de sa propre expérience que l'individu saisit, de l'intérieur de lui-même, le caractère irremplaçable du "moi".

58 Montaigne considère la faiblesse de la foi et ses conséquences non comme une donnée dans l'histoire du salut des individus mais comme une caractéristique de leur nature : la crainte n'est plus inscrite dans une évolution, elle est le signe de la "forme maistresse" de la plupart des hommes.

LA CRAINTE DE LA MORT 7 35

Répétons que la démarche montaignienne prend place dans une mentalité qui est chrétienne : la vraie crainte de la mort ne s'oppose ni ne se substitue à la crainte de l'au-delà, qui demeure dans les Essais ; elle apparaît, elle aussi, comme une conséquence de la faiblesse de la foi et de ce que Montaigne appelle T'imperfection" de l'homme ; elle est le fait de la créature. Il n'empêche que se dessine, dans les Essais, un espace intellectuel, certes bien délimité, où la crainte de la mort est examinée pour elle-même, d'une façon profane, et comme une donnée purement humaine. C'est par ce biais que Montaigne est amené à s'interroger, sans plus aucune référence directe au récit invariant chrétien, sur ce qui, dans la mort, motive une telle crainte. Cette face nouvelle de la mort, dont Montaigne cerne peu à peu les contours, il la nomme "le mourir".

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IV

LA REPRESENTATION DU MOURIR :

LE "MOI" ET SA MORT

1. L'HOMME NE CRAINT PAS L'INSTANT DE LA MORT

Montaigne distingue, d'une façon traditionnelle, trois moments dans la mort : le "pas" de la mort, les moments qui le précèdent et l'au-delà qui le suit. La considération de l'au-delà se trouve exclue de la perspective profane dans laquelle se place Montaigne pour appréhender le "mourir".

L"'instant" de la mort est défini, dans les Essais, nous le savons, comme le point précis où l'"estre" passe au "non estre", autrement dit où l'âme se "séparé" du corps1. Seul, il mérite, au sens strict, le nom de mort : "ny ce qui va devant ny ce qui vient après, n'est des appartenances de la mort"2. Entendue en ce sens, la mort n'est, pour Montaigne, jamais à craindre, car elle ne peut pas être vécue par l'homme. Elle est une limite insaisissable par la conscience : "c'est le mouvement d'un instant"3. La connaissance de la nature de cet instant suffit à débarrasser l'Homme de la crainte. Comment craindrait-il ce qu'il n'aura pas même le temps de vivre ?4

ί 4 4

4 * f i J I

1 Cf. supra, pp. 675 et suiv. 21, 14, p.56 c. Cf. Π, 6, p.352; Π, 12, p.499. 3 I, 14, p.55 a. 4 ΠΙ, 12, p. 1028.

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741 CHAPITRE IV

... quant à l'instant et au point du passage, il n'est pas à craindre qu'il porte avec soy aucun travail ou desplaisir, d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir5.

Ces idées sont traditionnelles dans la pensée antique et dans la pensée chrétienne. Au Livre I, Montaigne se réfère tout naturellement, pour les illustrer, à la parole célèbre de saint Augustin, déjà citée6. Le but final de l'argumentation est pourtant très différent selon que nous suivons les Anciens ou les chrétiens. Certains des premiers, un Diogène Laërce, un Lucrèce, un Cicéron, en déduisaient que la mort n'existait pas et que sa crainte était une illusion7, les chrétiens que l'homme n'avait pas à se soucier de cet instant fulgurant, mais plutôt de l'au-delà où l'attendait son éternité. Apparemment, dans un passage comme celui-ci, Montaigne aboutit aux conclusions des Anciens :

Elle ne vous concerne ny mort ny vif ; vif, parce que vous estes ; mort, parce que vous n'estes plus8.

La pensée de Montaigne sur le sujet ne se réduit pourtant pas à une attitude "antique" ou "païenne". Sa perspective est bien, ici, nous le savons, profane ; mais il s'agit de la vision profane d'un homme chrétien.

Dans sa propre réflexion, si Montaigne retient des traditions antique et chrétienne que l'homme n'a rien à craindre de T'instant" de la mort, car cet instant n'existe pas pour le vivant, il ne les suit pas plus avant ni l'une ni l'autre. Il ne reprend pas la conclusion de saint Augustin

5 H, 6, pp.351-352 a. 6 Cf. supra, p. 735. 7 Pour la critique de cet "astucieux argument dialectique" qui se trouve souvent dans

la version d'Epicure (Diogène Laörce, X, par.125; cf. aussi Lucrèce, ΠΙ, v.866, et Cicéron, Τ use., 1,38), voir M. Scheler, "Tod und Fortleben", in Schriften aus dem Nachlass, I (1933), p.18.

8 1. 20, p.93 c.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

(nisi quod sequitur mortem), par omission pourrait-on dire, puisque sa recherche ne se place pas sous le signe de l'au-delà : elle s'applique à la "mort" seule. Par contre, il s'oppose à l'argumentation antique que l'on rencontrait dans tous les catalogues de citations contemporains9, lille a, pour lui, deux graves inconvénients : elle réduit considérablement le sens de la mort et se paie de mots10. En effet, les Anciens ne parvenaient à déclarer illusoire la crainte de la mort qu'en ramenant la mort à Γ"instant" du passage. Or, pour Montaigne comme pour ses contemporains, l'"instant" de la mort n'est pas le tout de la mort ; il n'en est qu'un aspect et le moins important. D'autre part, le raisonnement des Anciens n'est pas seulement fallacieux, il contredit la réalité humaine et l'expérience : car celui qui sait que T'instant" de la mort ne concerne pas le vivant craint néanmoins la mort11. Montaigne, justement, est de ceux-là.

L'idée que le "point" de la mort n'est pas, effectivement, à craindre pour lui-même aboutit, chez Montaigne, dès les premiers essais, à une nouvelle question, surgie de l'expérience : puisque cette idée n'éteint pas la peur de la mort, c'est que l'homme craint, dans la mort, autre chose que l'instant limite où il passe de T'cstrc" au "non-eslre". Cette double conviction est illustrée par un passage de l'essai III, 9, souvent sollicité pour asseoir l'opinion du paganisme de Montaigne. Il horrifia les jansénistes12 :

9 Cf. M.Scheler, op. cit., loc. cit. 10 On trouve, dans les Essais, une réfutation plus philosophique de cette astuce

dialectique, à travers un des aspects de la théorie montaignienne du temps, inspirée d'Aristote. Le temps ne se compose pas d'instants, pas plus que la ligne n'est faite ib points (Phys., VI, 10, 241 a). Le temps est un intervalle compris entre deux instants. L'instant est une simple limite: il est sans étendue et indivisible (Phys., IV, 13, 222 a). L'instant dont parle la version d'Epicure n'existe pas.

11 Cf. supra, pp. 304 et suiv. 12 "paroles horribles et qui marquent une extinction entière de tout sentiment de

religion" (Port-Royal, La logique ou l'art dépenser, IIIc partie, chapitre XX, pur.6. l.n protestation se rapporte en même temps it un passage de l'essai 111, 2, sur l'absence tic repentir).

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742 CHAPITRE IV

Il m'advient souvant d'imaginer avec quelque plaisir les dangiers mortels et les attendre ; je me plonge la teste baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et recognoistre, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut et accable en un instant d'un puissant sommeil13.

Montaigne se plonge "teste baissée stupidement dans la mort" précisément pour en arriver le plus rapidement possible à l"'instant" du passage qui n'est pas l'objet de notre peur. Il éprouve "souvant" le désir exacerbé de sauter par dessus ce qui précède l'"instant" de la mort, car il sait que là se trouve le lieu de toutes ses craintes : "ce sont les approches que nous avons à craindre"14.

2. LE MOURIR

Une des nouveautés importantes de la représentation montaignienne de la mort est de considérer que les "approches" de la mort constituent, finalement, la seule réalité de la mort humaine. Redisons-le : Montaigne n'oublie nullement l'autre face de l'instant de la mort, l'au-delà, mais il n'a pas à l'envisager lorsqu'il s'efforce de cerner, ft travers la réalité de la crainte, l'aspect profane de la représentation humaine de la mort.

Pour désigner les "abords"15 de la mort que l'homme a "à craindre", Montaigne emploie un terme spécifique : "le mourir". Jusqu'à lui, ce mot était un synonyme de "mort", avec les nuances propres aux substantifs verbaux16. On retrouve cet usage tout au long des Essais11, mais Montaigne utilise surtout le terme pour distinguer la mort de ce qui

13 III, 9, p.949 b. 14 II, 6, p.352 a. 15 Id., p.351. 16 Voir L.Foulet, Petite syntaxe de l'ancien français, Paris, 1958, pp.191, 312, 316;

G.Gougenheim, Grammaire de ία langue française du XVIe siècle, Lyon, Paris, 1951, p. 137.

17 II, 3, p.330; III, 4, p.SlOb.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

la précède. Dans l'emploi particulier qu'il en fait, "le mourir" représente le moment de la vie où l'homme n'a plus devant lui d'autre avenir assuré et immédiat que le trépas : "L'estre mort ne fasche pas (les hommes), mais ouy bien le mourir"18.

Le glissement de signification dont "le mourir" esl l'objet, dans les Essais, a été rendu possible par un rapprochement avec "mourant", dans le champ sémantique duquel il a puisé maintes de ses caractéristiques. Montaigne associe, dès 1580, le "mourir" au "mourant" plutôt qu'au "mort" : "les morts je ne les plains guicre, et les envierois plutost ; mais je plains bien fort les mourans"19.

On aurait tort, cependant, de vouloir systématiser. Les Essais ne sont pas un traité. Les distinctions que Montaigne l'ail entre les différentes phases de la mort ne sont pas prises en charge par un vocabulaire spécialisé. Le terme "mort" désigne, chez lui. d'une façon commune, aussi bien le "mourir"20 que "l'instant" du "passage" ou mOinc l'au-delà sous l'espèce de l'"estre mort"21. Pareillement, le mol "instant" recouvre aussi bien la limite insaisissable qui sépare "l'estre" du "non estre" que le "mourir". Dans la phrase célèbre : "ce n'esl qu'un inslanl, mais il est de tel pois que je donneroy volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode"22, Montaigne ne fait pas allusion à l'"instant" fulgurant de la mort, mais au "quart d'heure de passion"23 qui précède le "saut". Inversement, lorsque Montaigne affirme, dans l'essai III, 1224, que Nature nous informera "sur le champ" comment mourir, il parle du "passage" où l'Homme subit la loi de tout ce qui a élé créé et non du "mourir", qui, lui, ne relève pas seulement de l'ordre naturel, mais aussi de l'ordre humain25.

18 II, 13. p.592 a. 19 II, 11, p.409 a. 20 Par ex., III, 12, ρ.1028. 21 Cf. supra, pp.675-683. 22 III, 9, p.962 b. 23 III, 12, p. 1028 c. 24 Id., pp.1028 el suiv. 25 Cf. supra, pp.594 et suiv.

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745 CHAPITRE IV

LA REPRESENTATION DU MOURIR DANS LES ESSAIS. L'ETAT DE CONSCIENCE. LE PASSAGE. L'AGONIE DE LA MORT

L'héritage de "l'heure de la mort"

Le cadre général de l'analyse que Montaigne fait du "mourir" est déterminé par la tradition des "derniers instants". Les Arts de mourir en avaient résumé l'essentiel, mettant en scène, d'une façon spectaculaire, les trois moments chronologiques de l'heure de la mort : dans un premier temps, le mourant communique consciemment avec ceux qui l'entourent ; il s'enfonce ensuite dans un monde dont il ne pourra plus sortir ; le "dernier soupir" marque la rupture définitive avec les vivants.

Le parti-pris profane de Montaigne lui permet de déplacer considérablement ces données, présentes dans la plupart des textes littéraires du XVIe siècle. Il reprend les trois moments de "l'heure de la mort" dans sa représentation du "mourir", mais c'est pour les considérer exclusivement en fonction des liens que le "moi" entretient avec lui-même. L'absence ou la présence de communication avec autrui devient ainsi un phénomène de conscience ou d'inconscience rapporté exclusivement au mourant26. Dans la tradition chrétienne contemporaine, l'agonisant perdait le contact avec l'extérieur parce qu'il se consacrait à un combat intérieur qui l'engageait déjà sur le chemin de l'autre monde. Au contraire, dans les Essais, l'inconscience du mourant est le signe qu'il a perdu contact avec lui-même. Il n'est plus conscient de son existence. Pendant le "mourir", l'agonisant ne s'avance pas insensiblement du monde vers l'au-delà, il abandonne peu à peu et le monde et son "moi" terrestres. La mort devient un "acte à un seul personnage"27. Le face à face de l'homme avec la mort est désormais sans partage.

26 III, 9, p.956 b. 27 Id., p.957 b.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

Autre point à noter : Montaigne ne garde de la représentation traditionnelle de Fheure de la mort" que la structure externe et l'investit d'une figuration beaucoup plus large, empruntée à la représentation chrétienne de la mort et de l'au-delà immédiat : les "derniers instants", le trépas, l'"état intermédiaire". La représentation de la partie consciente du "mourir" est donc nourrie, dans les Essais, de figures traditionnelles des "derniers instants" : le moi y garde contact avec lui-même et avec le monde ; il mesure ce qu'il est à ce qu'il va perdre ; il en éprouve de la souffrance. Pour représenter la partie inconsciente du "mourir" ou "agonie de la mort", Montaigne utilise les figures de l'"état intermédiaire". Mais il essaie surtout de saisir le "passage" de l'état de conscience à celui d'inconscience qu'il assimile tout naturellement au passage de la vie à la "mort". Le mélange, dans la représentation du "mourir", d'une structure empruntée à la tradition de "l'heure de la mori" et de représentations qui fondent, depuis toujours, la vision chrétienne de la mort et de l'au-delà amène Montaigne à envisager, ce qui n'avait jamais été possible avant lui, le "passage" et Pétat intermédiaire" dans une perspective uniquement terrestre. En faisant ainsi, il participe d'une évolution commune depuis la fin du XVe siècle et illustrée par les Evangéliques et les protestants.

L'état d'inconscience ou "agonie de la mort". Le mourant entré dans l'état d'inconscience ne souffre pas

Le "mourir" se compose donc de trois moments distincts pour Montaigne : conscience, subconscience, inconscience. Le premier est caractérisé essentiellement par la crainte de ce qui est encore à venir ; le dernier n'est qu'absence de perception et, donc, de douleur et de souffrance ; la subconscicncc assure le "passage" de l'un à l'autre.

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Dans l'essai II, 628, Montaigne nous dit qu'il a "tousjours pensé" que les "mourans" en "l'agonie de la mort" n'éprouvaient aucune sensation : "...nous les plaignons sans cause, estimans qu'ils soient agitez de grieves douleurs, ou avoir l'ame pressée de cogitations penibles". L'expérience de la chute de cheval ne fait que le confirmer dans cette idée : "or, a présent que je l'ay essayé par effect, je ne fay nul doubte que je n'en aye bien jugé jusques à cette heure". Le mourant entré dans l'agonie ne ressent plus rien, parce qu'il est, en fait, séparé de lui-même ; il ne "se reconnaît" plus :

Et ne pouvois croire que (dans l'agonie de la mort ) (...) l'ame peut maintenir aucune force au dedans pour se reconnoistre et que, par ainsin, ils n'avoient aucun discours qui les tourmentast et qui leur peut faire juger et sentir la misere de lem- condition, et que, par consequent, ils n'estoient pas fort à plaindre29.

Montaigne attribue à l'agonie et à la mort les mêmes caractéristiques : l'agonie est comme la mort. Il s'appuie, pour l'affirmer, sur la conception chrétienne de l"'état intermédiaire" qui permit l'accueil de tant d'idées et de figures antiques, et sur l'observation qu'il a faite de l'agonie, sur autrui et sur lui-même lors de son accident30. Or, si l'"état Intermédiaire" est un état d'inconscience semblable au sommeil31, l'agonie, quant à elle, est pareille à un "esvanouissement" et au "sommeil"32 : les "mourans" ont "l'ame et le corps enseveli et

28 Pp. 353-357. 29 Π, 6, p.354 a. 30 Montaigne fut "tenu pour trespassé" par les autres et pensa, pour sa part, une fois

revenu à lui, avoir cotoyé les "abords" de la mort (Π, 6, pp.353-357). 31 "Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour

la ressemblance qu'il a de la mort". 32 "Ceux qui sont tombes par quelque violent accident en defaillance de cœur et qui

y ont perdu tous sentimene, ceux là, à mon avis, ont esté près de voir son vray et naturel visage" (II, 6, p.351; sur le sommeil, Π, 6, p.351).

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

cndoimy"33. La conséquence de la similitude entre l'"état intermédiaire" cl l'agonie est que le "moi" ne vit pas le passage de l'une à l'autre. Dans l'agonie, il est, déjà, comme dans la mort. Celle-ci n'ajoutera rien à son état : il ne se "connaît plus", il n'a plus de sentiment et le monde extérieur ne l'affecte en rien. Seuls les vivants peuvent distinguer un agonisant d'un mort.

L'état de conscience du mourant. Souffrances, douleurs, angoisses

Une fois débarrassé des fausses peurs, l'homme se trouve enfin seul avec ses craintes authentiques34. Celles-ci s'appliquent non pas à des fantômes mais à la réalité consciente du "mourir". Car, contrairement au "point du passage" et à l'"agonie", la partie consciente du "mourir" apparaît, dans les Essais, comme le lieu de souffrances à la Ibis physiques et morales. On mêle ces trois moments de la "mort" lorsqu'on affirme que Montaigne a hésité sur le fait de savoir si la mort était douloureuse. Quand il parle de la partie consciente du "mourir", Montaigne la rend inséparable d'une certaine souffrance.

Dans la narration de son accident de cheval, et en d'autres endroits, Montaigne établit clairement un lien entre la douleur de la mort et la conscience : de même que la douleur s'était éteinte avec la conscience, de même elle réapparaît de concert avec la vie35. Montaigne ne s'avance pas sur la nature de la douleur qu'éprouve le mourant encore conscient ; il se contente d'en relever la présence : "a la vérité, ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur son

33 Cf. II, 13, p.594 c; III, 9, p.949 b. 34 Cf. supra, pp.735-737, 741 et suiv. 35II, 6, p.357. Cf. H.Friedrich, op. cit., p.291. Montaigne avait relevé le même lui

dans la mort de La Boétie: en retrouvant la conscience, celui-ci retrouve T'angoisse" e les "douleurs" physique et morale (Lettre à son père, éd. cit., pp.1353, 1358). Pour uni analyse d'ensemble de la représentation de la mort dans la lettre sur la mort de La Bollii on pourra se reporter à notre étude "La lettre de Montaigne sur la mort de La Boélic" il R.H.L.F., 1988, pp.935-943.

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avant-coureuse coustumiere"36. Lorsqu'il corrigera son propos, après 1588, c'est pour affirmer :

nous nous excusons faussement. Et je trouve par experience que c'est plus tost l'impatience de l'imagination de la mort qui nous rend impatiens de la douleur, et que nous la sentons doublement grieve de ce qu'elle nous menace de mourir.

Dans les deux textes, la douleur est inséparable de la mort. Sur ce point seulement, Montaigne n'a pas varié. La première citation, très influencée par l'imagerie traditionnelle, instaure entre la douleur et la mort une relation de chronologie et de conséquence : la douleur précède la mort, elle en annonce la venue prochaine. La seconde citation, qui a profité des réflexions postérieures sur la représentation purement humaine de la mort, unit les deux termes en une sorte de relation circulaire : la douleur reste la conséquence de la mort, mais la représentation que se font les hommes de celle-ci amplifie la douleur qui, à son tour, accroît la crainte de la mort. Ainsi naissent les fantômes37.

La souffrance physique n'est pas la seule qui affecte le mourant. On pourrait même dire qu'elle paraît être d'une moindre importance que la souffrance morale, à laquelle Montaigne s'arrête plus longuement. Dans la perspective que s'est fixée Montaigne pour aboixier "le mourir",

361,14, p.56 a. 37 Voir aussi, par exemple, Π, 12, p.578 a. Dans toute une série de réflexions,

Montaigne reprend l'idée que c'est la "souffrance" physique qui fait peur à l'homme, dans la mort Cette idée commence à revêtir de l'importance au cours du XVe s., à l'époque où les anciennes figures de l'au-delà se rassemblent à l'heure de la mort. A l'heure dernière, le ciel et l'enfer se disputent l'âme du mourant, sous les figures du bon et du mauvais ange. La souffrance qu'éprouve l'âme du moribond, au moment du jugement particulier, est d'ordre spirituel. Le corps est alors le reflet de cette souffrance. Il ne faudrait pas, pourtant, séparer radicalement les deux souffrances; elles demeurent liées. Le corps souffre aussi pour sa propre part, comme partie de l'Homme entier. Ce n'est que peu à peu que la souffrance du corps sera envisagée uniquement pour elle-même: Villon en présente quelques indices; dans les Essais, l'évolution semble accomplie.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

la souffrance morale n'a plus rien de religieux. Elle prend forme, essentiellement, dans les Essais, autour de l'idée de séparation.

Pendant le moment conscient du "mourir", le "moi" souffre de sentir proche la séparation définitive d'avec tout ce qui l'entoure. Alors que Montaigne, nous l'avons noté, voit "nonchalamment la mort" quand il la voit "universellement comme fin de la vie", "par le menu", elle le "pille"38. Peu après ce passage, parlant de ses crises de gravcllc qui le font "toucher" à la mort, il détaille ce qui "pille" l'Homme à l'approche du "deslogement" :

Me trouvant là, je consideroy par combien legeres causes ci objects l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie ; de quels atomes se bastissoit en mon ame le poids et la difficulté de ce deslogement ; à combien frivoles pensées nous donnions place en une si grande affaire : un chien, un cheval, un livre, un verre, et quoy non ? tenoient compte en ma perte39.

Il rejoint, dans ce passage, un aspect de la sensibilité du Ronsard des Derniers Vers. Les objets quotidiens, d'ordinaire insignifiants, apparaissent soudain à la lumière de la mort comme les figures visibles des liens nombreux qui relient chaque individu à la vie. Ils font touchei du doigt ce qui distingue radicalement tout "moi" d'un autre et, à plus forte raison, d'un "ordre" quelconque, fût-il celui de la Nature. De tels propos justifient le désir montaignien d'une mort solitaire : face à h mort, le "moi" s'assume d'autant mieux qu'il se replie sur lui-même40

Ce sentiment profond que Montaigne a de la particularité et de la fragiliu du "moi" individuel explique ses pointes répétées contre la "raideur' stoïque, inhumaine, devant la mort ; "c'est un exemple de nature obstinée

38ΙΠ, 4, p.815 c. y Ibid. 40 "Il semble que ce soit raison, puisqu'on parle de se retirer du monde, qu'on regarc

hors de luy; ceux-cy ne le font qu'à demy. Ils dressent bien leur partie, pour quand ils η seront plus; mais le fruict de leur dessein, ils prétendent le tirer encore hors du mond abeens, par une ridicule contradiction" (I, 39, p.239 c).

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et dure n'en sentir aucune emotion"41. La "contenance" devant cette peur-là et cette souffrance serait, pour Montaigne, un mensonge42.

Le "passage" de la conscience à l'inconscience : la subconscience

A l'image de la mort, entendue comme une sorte de frontière indicible entre les derniers instants de la vie et l'au-delà, Montaigne fait correspondre, dans le "mourir" un "passage" entre l'état de conscience et celui d'inconscience. Ce "passage" est caractérisé par "une confusion de toutes choses"43, "une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur"44, un état de sérénité45 et de douceur46. Nous l'appellerions, aujourd'hui, l'état de subconscience.

Il semble que, dans les Essais, l'état de subconscience commence précisément à l'instant où le mourant cesse de souffrir pour éprouver la douceur de sa nouvelle situation. Montaigne le décrit, à rebours, pourrait-on dire, dans la relation de son accident de cheval, lorsqu'il rapporte son "passage" de l'inconscience à la conscience : "Quand je vins à revivre et à reprendre mes forces (...) je me senty tout d'un train rengager aux douleurs"47. Ce commencement est insaisissable par le mourant, car c'est insensiblement qu'il passe d'un état à l'autre, en se transformant lui-même à mesure qu'il devient "toujours autre d'un autre"4«.

41ΙΠ, 4, p.815 c. 42 Sur la douleur de se séparer de ses amis et de ses proches, voir Π, 9, p.956 b;

Lettre à son père, éd.cit., pp.1350,1354,1359. 43 Lettre à sonpère, p.1347. Cf.: "je ne scavoy pourtant ny d'où je venoy, ny où

j'aloy" (Π, 6, p.356 a). 44 Π, 6, p.357. 45 "mon assiete estait a la vérité très douce et paisible" (Π, 6, p.356 a). 46 id., p. 357. 47 Ibid. 48 II, 12, p.587 a.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

Le sentiment de "plaisir"49 qu'éprouve le mourant dans l'étal de subconscience est la preuve, pour Montaigne, de l'unité de la conscience humaine qui, dans le "mourir", s'adapte à des situations successives sans jamais se perdre ni se détruire. A chaque instant, elle est toujours elle-même, jusqu'à ce point extrême où elle cessera véritablement de "se connoistre". L'état de subconscience n'est pas un état de conscience amoindrie. Le mourant y reste "conscient", mais d'une conscience qui osi d'une autre nature que celle du vivant. La conscience du mourant ne subit pas d'une façon passive son alanguissement, elle l'aime, elle s'y complaît. L'agonisant se réjouit de sa situation50, et en ressent même "quelque volupté"51. Selon une des attitudes les plus originales de son esprit, Montaigne ramène constamment la conscience du mourant au milieu qui lui donne sens, ici, celui du "mourir" :

C'estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste52.

Le vivant est bien orgueilleux de vouloir envisager la conscience humaine de son seul point de vue. De même que sa conscience ne peut "imaginer" la mort sans "déplaisir"53, de même la conscience du mourant n'éprouve aucun désir de devenir "autre", de retourner à la vie. L'essai II, 13 rapporte l'exemple de Marcellinus qui, ayant commencé à défaillir à la suite d'un jeûne volontaire, eut envie de poursuivre plus avant54. Le philosophe Cleanthes prit le même chemin55. Au moment de sa mort, La Boétie, revenu à la conscience, déclara qu'il serait "bien empesché au chois" s'il pouvait "choisir, ou de retourner à vivre encore, ou d'achever

49 Π, 6, p.354. 50 Ibid. 51 Ibid. 52 Ibid. 53 Cf. 1, 20, p.88 a. 54 II, 13, p.594 c. "/</., p. 593c.

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le voyage commencé"56. C'est un tel désir que Montaigne reconnaît avoir éprouvé, à son tour, lors de son accident :

je fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la (ma vie) pousser hors, et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller57.

Les développements que Montaigne consacre au "mourir" sont beaucoup plus que le témoignage d'une position originale. Ils prennent place dans une évolution qui se déroule sur plus de quatre siècles. Ils marquent une nouvelle étape dans la longue histoire de l'humanisation de la mort

Nous avons vu, dans la représentation de la mort, de la fin du Xlle siècle à la Renaissance, l'intérêt des artistes se déplacer progressivement de l'au-delà vers l'heure de la mort, c'est-à-dire du monde de l'éternité au monde terrestre. Ce déplacement avait jusqu'alors toujours été situé dans une perspective religieuse. Or pour la première fois, semble-t-il, Montaigne considère d'une façon profane "l'heure de la mort" et les figures traditionnelles de l'au-delà immédiat qui en étaient inséparables. Ce parti-pris a une conséquence importante : il lui permet de recourir à des expériences purement humaines, celle de l'"esvanouissement" ou du "sommeil", pour représenter d'une façon très précise, les différentes phases de la mort. Π est ainsi amené à modifier sensiblement la position traditionnelle de notions telles que celles de "passage" et d"'état intermédiaire" que la mentalité chrétienne situait à la limite de l'au-delà et dans l'au-delà. Sous les figures de la subconscience pour la première et de l'inconscience pour la seconde, Montaigne aborde ces notions dans une perspective entièrement terrestre. A la trilogie : derniers instants, trépas, état intermédiaire, il substitue cette autre :

56 Lettre à son père, p.1355. Revenu à lui, La Boétie ne peut communiquer les "imaginations" qui furent les siennes dans l'état de subconscience: "elles sont admirables, infinies, et indicibles" (p. 1359).

57 II, 6, p.354. Voir le passage parallèle dans la lettre à son père sur la mort de La Boétie, éd. cit., pp. 1359-1360.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

conscience, subconscicncc, inconscience. La subconscicncc csi une ligure du "trépas" et l'inconscience une figure de la mort. C'est donc sur terre que l'homme "trépasse", avec douceur et plaisir, avant de sombrer dans l'inconscience, qui est comme la mort. Lorsque la véritable mort survient, elle ne trouve plus rien, sinon le moribond inconscient qui csl, déjà, pour lui-même, semblable à un mort. Dans la représentation montaignienne du "mourir", le "passage" et la mort se déroulent ici-bas ; ils font partie de l'histoire individuelle. Ils concernent entièrement le vivant. A cette mort, également, il s'agit de se préparer.

3. LA PREPARATION CHRETIENNE A LA MORT ET LA PREPARATION PROFANE AU MOURIR

La préparation chrétienne à la mort consiste, traditionnellement, à préparer l'homme au passage dans l'au-delà. Son but n'est pas de combattre la crainte de la mort, cela ressortit au domaine de la foi, il est de rendre l'homme digne de paraître devant Dieu. L'élu se prépare donc à la mort non pas en s'interrogeant sur la nature de celle-ci, mais en approfondissant le sens chrétien de sa vie terrestre. Ces idées, on l'oublie parfois, sont présentes dans les Essais58 ; elles n'y constituent cependant que l'une des deux faces de la préparation à la mort.

La réflexion qui amène Montaigne à voir, dans le mourir, l'objet de la crainte humaine de la mort, lui fait reconsidérer, du même mouvement, la nature de la préparation à la mort : à crainte humaine préparation humaine. Il ne s'agit plus alors de se préparer à la mort pour se préparer à l'éternité, mais d'approfondir le sens de cette crainte irréductible pour en faire ce qu'elle est : une donnée inséparable de la vie humaine.

5K Cf. M.Dréano, "Montaigne et la préparation à la mort", in B.II.R., I960, fasc.l pp. 151-171.

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PREMEDITATION ET MEDITATION DE LA MORT - NOUS l'avons VU précédemment, Montaigne ne sépare jamais, dans les Essais, la conscience de la mort de la condition humaine. Cette conscience peut prendre différentes formes : la crainte nue, la préméditation ou la méditation.

La préméditation de la mort est une étape d'observation extérieure. Elle s'appuie sur toutes les réalités visibles de la mort afin de rappeler à l'homme le caractère inéluctable de celle-ci et son éventualité menaçante : "le but de nostre carriere, c'est la mort, c'est l'objet necessaire de nostre visée"59. La méditation de la mort consiste, au contraire, en un retour sur soi. Elle a pour finalité d'intérioriser la réalité future de sa propre mort et d'en faire tuie des données essentielles de sa vie. Cette mort, Montaigne la définit comme une "mort recueillie en soy". La première attitude est surtout présente dans le Livre I ; on rencontre la seconde dans les trois Livres. Au premier abord, elles semblent correspondre à des périodes différentes de la vie de Montaigne ; une analyse plus précise amènera à nuancer le propos. Elles forment plutôt comme les deux étapes inséparables d'une seule conquête : l'appropriation, par l'individu, de sa mort.

PREMEDITER LA MORT. MEMENTO MORI - La préméditation de la mort consiste essentiellement à garder toujours la mort "en la teste"60 :

Tout ainsi qu'on a planté nos cimetieres joignant les Eglises, e t aux lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans à ne s'effaroucher point de voir un homme mort, et affin que ce continuel spectacle d'ossemens, de tombeaus et de convois nous advertisse de nostre condition (...), (a) aussi ay-je pris en

59 I, 20, p.82 a. 60 "n'ayons rien si souvent en la teste que la mort" (Id., p.85 a).

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

coustume d'avoir, non seulement en l'imagination, niais continuellement la mort en la bouche61.

Dans l'essai III, 962, le culte des morts aura le même rôle symbolique et didactique que les ossuaires et les cérémonies mortuaires : il redonne à l'homme le souvenir de sa condition. En apprivoisant l'individu à l'idée de son destin63, la préméditation de la mort atténue, à la fois, la crainte anticipée de la mort et la surprise désespérée devant la disparition inattendue64 :

On me dira que l'effect surmonte de si loing l'imagination, qu'il n'y a si belle escrime qui ne se perde, quand on en vient lù. Laissez les dire : le premediter donne sans double grand avantage65.

Pour favoriser la permanence des "imaginations de la mort", Montaigne recommande l'observation incessante de la réalité, sous l'espèce de "la mort des hommes"66 et, plus largement, de la mort dans la Nature. De cette façon, chaque individu se constituerait, lentement, à mesure de ses propres expériences, une sorte d'imagier de la mort, intérieur et personnel.

La Nature et tout ce qu'elle contient rappelle à l'homme son inéluctable destin. Nous renvoyons, pour le relevé des exemples cl leurs sources, à un chapitre précédent où nous les avons étudiés, à propos

61 Id., pp.87-88 a. 62 P.975. 63 "... en les maniant et repassant (les imaginations de la mort) au long aller, on les

aprivoise sans double" (I, 20, p.86 a). 64 "si elle nous effraye, comme est il possible d'aller un pas avant, s MIS fiebvre?" (I,

20, p.82 a; cf. pp.84-85, 88). 65 I, 20, p.88 a. "Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement,

préparons nous y" (I, 39, p.236 a. Cf. H, 15, p.596 a). 66 "(il) n'est rien dequoy je m'informe si volontiers, que de la mort des hommes" (I,

20, p.88 a). Voir sur le sujet M. Israel, "Montaigne cl la tentation du Contcmptus mundi", in RSA.M., 5èrne série, 12. 1974, pp. 29 34.

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d'une autre question67. Retenons ici que le monde, véritable "livre", offre à qui sait l'observer, mille "images" de la mort : la succession des saisons, le rythme des jours, la mort des bêtes comme des herbes, le temps qui passe ; tout ce qui est remémore inlassablement à l'homme oublieux que le but de sa carrière est la mort. Mais, plus encore que l'écho universel de la Nature, Montaigne interroge la mort d'autrui pour "préméditer" la sienne.

Les références précises à des observations personnelles sont rares, dans les Essais. C'est le spectacle des victimes de la peste de 1585 qui est le plus sollicité à cet égard. Montaigne en retient un certain nombre d'images et de significations qu'il rassemble dans l'essai III, 1368 : passivité silencieuse des malades et des hommes valides qui abandonnent leurs cultures, creusent leur tombe et s'y couchent, encore vivants. Pour le reste, Montaigne s'appuie sur des exemples littéraires qu'il rend avec un tour très personnel. Il n'oublie jamais, lorsqu'il parle d'un grand homme, de relater sa mort, à un moment ou à un autre. Il n'y a là rien d'original. La littérature biographique et anecdotique des humanistes comportait toujours une rubrique particulière consacrée à la mort69. Les Apophtegmes d'Erasme, par exemple, regroupaient entre elles des sentences antiques, selon les auteurs ou les personnages historiques auxquels elles étaient attribuées. Chacune des séries de sentences se terminait par les "dits mémorables" sur la mort ou les ultima verba de chacun des individus étudiés. Cependant, à la différence de la plupart des humanistes, Montaigne ne s'intéresse pas seulement à la mort des hommes exemplaires de l'Antiquité. Dans les Essais, il donne à la mort des simples, des anonymes, voire des criminels qui plaisantent sur l'échafaud70, la même place qu'aux grands exemples de Socrate ou de

67 Voir supra, pp.297-326. Cf. IJ.Winter, "From self-concept to self-knowledge: death and nature in Montaigne's "De la Phisionomie"", in Renaissance Studies in Honor of Isidore Silver, Kentucky Romance Quarterly, vol.XXI, suppl.n°2, 1974, pp.351-366.

68 P. 1025. 69 H.Friedrich, op. cit., p.277. 70 I. 14, p.51 a.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

Romains stoïques. Un passage tardif de l'essai III, 871 a donné lieu, à cc propos, à une interprétation discutable. En y blâmant Tacite de passer trop rapidement sur "ces belles morts" "comme s'il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur", Montaigne ne montre pas son goût pour les triomphes héroïques sur la mort, mais plutôt sa curiosité de tout ce qui concerne la mort humaine. Il regrette de n'avoir pas trouvé, chez Tacite, matière supplémentaire à son enquête.

Par contre, il semble étrange, au premier abord, que Montaigne ne parle à peu près pas ou parle peu, dans les Essais, de la mort de ses parents ou de ses intimes. Il ne fera que de rapides allusions à la mort de son père et de ses cinq enfants et ne rapportera pas celle de ses proches. Ce serait pourtant confondre trop exclusivement la réalité intérieure de Montaigne avec le texte des Essais que de voir dans cette absence une marque d'insensibilité. L'attitude de Montaigne est inséparable du projet de son œuvre. On en trouve la justification dans une phrase de l'essai I, 39:

Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de nos enfans et de nos gens72.

Dans cette phrase, Montaigne appelle "se charger" le fait d'assumer la mort d'autrui comme s'il s'agissait de notre propre mort. Or, Montaigne insiste constamment sur l'idée que la mort de chacun est éminemment particulière et incommunicable dans sa vérité personnelle. "Se charger" de la mort de ses proches est une façon de ne pas "prendre en charge" sa propre mort. Une telle position, qui est presque un principe de méthode, n'a rien à voir avec la sensibilité de Montaigne. Elle s'inscrit dans la perspective générale qui semble être celle des Essais : distinguer, implicitement, les deux étapes caractéristiques de la préparation humaine à la mort : une étape d'observation extérieure ; une étape de méditation, de retour sur soi. Or, c'est sur cette seconde étape que veut insister

71 P.919 c. 72 Ρ.236 a.

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Montaigne. Il donnerait trop d'importance à la première et lui ferait perdre son caractère d'objectivité, s'il l'illustrait par l'exemple de ses proches. La mort de La Boétie éclaire cet aspect. Alors que peu de temps après le décès de son ami, Montaigne, dans une longue lettre à son père, fait une description précise des diverses phases de l'agonie et insiste sur son caractère exemplaire73, il n'y consacre pas le moindre passage dans les Essais. Cette mort nourrit pourtant en profondeur les lignes de force de la représentation montaignienne de la mort. La mort des proches n'est pas oubliée ; elle est à l'arrière-plan de l'œuvre.

Les réflexions que Montaigne consacre à la préméditation de la mort, autrement dit à une préparation fondée, dans sa première étape, sur l'observation d"'exemples" objectifs, se situent dans la longue tradition chrétienne du memento mori. Le terme évoque surtout, aujourd'hui, les danses macabres et "la fin du Moyen-âge". Une idée aussi restrictive a empêché la critique d'esquisser le moindre rapprochement entre certains aspects de la représentation montaignienne de la mort et les diverses expressions du memento mori. En fait, celui-ci est un lieu commun de la littérature chrétienne : il vise à rappeler aux hommes leur moit pour qu'ils se souviennent de leur péché. Il a pris des formes variées, d'abord spiritualisées, des Pères au Xle siècle, plus réalistes à partir du Xlle siècle. Plus qu'un genre, il est l'illustration permanente d'une attitude profondément enracinée dans la mentalité de l'homme chrétien. C'est bien dans cette tradition immémoriale que prend place Montaigne, lorsqu'il représente une préparation à la mort qui repose, dans un premier temps, sur le rappel incessant du caractère réel et inéluctable de la mort. Une série d'exemples nombreux vient mettre "devant les yeux" de l'homme les figures infinies du destin qui l'attend : images de la mort d'autrui, du passé le plus lointain au présent le plus proche, images multipliées de la mort dans la Nature. La Bible aussi bien que le meilleur de la sagesse antique, avec Lucrèce, Sénèque et Horace, fournissent les références ou les illustrations de cette entreprise, dont la fin est de peupler d'une façon définitive la mémoire défaillante de l'homme :

73 Ed. cit., pp.1350-1360.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

"ayons toujours ce refrein de la souvenance de nostre condition""1. Pourtant, si la représentation montaignienne de la "préméditation" emprunte les grandes lignes de sa formulation à la tradition du memento mori, les buts qu'elle se propose et les objets qu'elle met en cause sont profondément différents.

Les figures qui incitent l'homme à la préméditation ne concernent pas, dans les Essais, l'état de l'homme après la mort, mais le "mourir". Montaigne ne les présente pas comme les premiers éléments d'un nouveau catalogue, autre Alphabet de la Mort, il en fait le résultat d'une recherche individuelle, l'exemple d'une attitude. Alors que les stéréotypes du memento mori s'adressaient à tous les hommes, universellement, les Essais proposent à chacun de constituer son propre "imagier", à partir de ses expériences les plus personnelles. Enfin, toutes les figures accumulées, à ce propos, par Montaigne, sont dépourvues de signification chrétienne : elles rappellent simplement l'instant inexorable qui verra l'achèvement de la vie humaine. Et la préméditation à laquelle elles disposent achemine l'homme vers une méditation qui n'intéresse plus la réalité pécheresse du chrétien, mais une réalité terrestre : ce "moi" qui manifeste, alors, l'individualité absolue de sa nature.

DE LA PREMEDITATION A LA MEDITATION. SE CONNAITRE POUR CONNAITRE SA MORT - La préméditation, premier temps de la préparation au "mourir", s'appuie, dans les Essais, sur des figures extérieures. Son rôle est, finalement, d'attirer l'attention de chacun sur la réalité de sa propre mort, par un jeu de similitudes et d'analogies : nous mourrons tous, comme sont morts nos voisins ou nos ancêtres, comme meurent les plantes. Au-delà, Montaigne relève l'inadéquation qu'il y a entre le destin universel, dont les témoignages extérieurs rendent compte, et la réalité de la mort individuelle à venir. La préméditation, dans les

74 I, 20, p.85 a. J.Brody n'a pas ignoré cet aspect de l'œuvre de Montaigne (Inns su pénétrante analyse sur l'essai Que philosopher c'est apprendre à mourir, parue, nprfes 1» première rédaction de ce travail, dans ses lectures de Montaigne, l'nris, 1982.

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761 CHAPITRE IV

Essais, a essentiellement pour but de solliciter le "moi", de l'amener à s'interroger sur sa mort, nullement de lui apporter l'explication définitive de son existence. A peine la préméditation a-t-elle fait renaître la question de la mort qu'elle s'efface au profit de la méditation.

Montaigne oppose, dès le Livre I, sans toutefois faire la distinction d'une façon approfondie, la préméditation et la méditation comme les deux moments d'une seule entreprise : la préparation à la mort. Les "discours" ou les "exemples" "qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort et de porter la douleur"75 ne manquent pas : Sénèque est un exemple si l'on veut s"'armer contre la crainte de la mort" ; on emprunte à Cicéron pour "tirer de la consolation"76. Les morts exemplaires sont utiles, mais elles ne peuvent servir de modèles à la vie individuelle qui est présentée, dans les Essais, comme "sans exemple"77. La mort n'a pas de qualités universelles et obligatoires : elle est "effroyable à Cicéron, desirable à Caton, indifférente à Socrate"78. Elle est aussi variée que les individus. Lorsque Montaigne se penche sur la mort d'autrui, dans les premiers essais, il s'intéresse à sa diversité et non à son exemplarité. Il demande à "chacun", devant "tant d'especes d'imaginations" d'en appliquer une "à soy (...) selon son humeur"79. Montaigne en arrive ainsi à dire, dès la première version du Livre I, que chacun doit se connaître lui-même pour connaître sa mort. H. Friedrich est le premier80, nous semble-t-il, à l'avoir remarqué. On lit, par exemple, dans l'édition de 1580 (I, 39) : "la plus grande chose du monde c'est de sçavoir estre à soy"81.

75 1,14, p.68 a. 761,25, p.137 b. 77 Cf. J. Starobinski, "Des Morts exemplaires à la vie sans exemple (sur les travaux

de Butor, Marcu et Friedrich)", in Critique, n°258, nov., pp.923-935. 78 I, 50, p.290 c. Cf. "La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et

prend diverses qualité/, selon la fantasie de chacun" (ΠΙ, 9, p.962 b). 79 I, 14, p.68 a. 80 Op. cit., pp.285 et suiv. 81 P.236 a.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

Ce n'est pas tant la conception générale de la préparation à la mort qui change, au long des Essais, que son "exercice". Montaigne sait déjà, lorsqu'il commence à écrire son œuvre, que la connaissance de la mort individuelle participe de la connaissance de soi82. Mais il ignore encore comment unir ces deux données. On admire qu'il soit conscient de la situation :

Me veus-je armer contre la crainte de la mort ? c'est aux dépens de Seneca. Veus-je tirer de la consolation pour moy, ou pour un autre? je l'emprunte de Cicero. Je l'eusse prise en moy-mesme, si on m'y eust exercé83.

Montaigne va apprendre peu à peu à passer, dans sa propre vie, de la préméditation de la mort à la méditation de sa mort. Les Essais sont la source et le témoignage de cette entreprise.

L'apprentissage que fait Montaigne de la méditation sur la mort a bien moins pour origine tel ou tel événement de sa vie que la découverte plus vaste du sens du "mourir". A mesure que Montaigne s'aperçoit que l'homme craint, dans la mort, les "approches" et non le "passage", il attribue à la méditation profane de la moit son nouvel objet : le "mourir". Ce sont les "approches" de sa mort que devra affronter le "moi", ce soni donc elles qu'il doit préparer. Rappelons à ce propos, par exemple, que l'accident qu'eut Montaigne, sans doute avant 1570, précède aussi bicr l'essai 1,20, que l'essai II, 6, qui le relate. Les deux essais ont d'ailleun été probablement écrits en alternance (en 1574?)84. On peut, pourtant légitimement distinguer une évolution entre les deux essais, encore ne faudrait-il pas l'attribuer à l'impact qu'aurait eu la chute de cheval sur la réflexion de Montaigne. Le travail de l'écrivain rend, ici, suffisammem compte de la disparité : Montaigne aborde sa matière de différents côtés il déplace les perspectives de sa représentation ; il passe d'une dominante

82 II, 25, p.669 a; III, 12, p.785 b. 83 I, 25, p.137 b. 84 Cf. H.Friedrich, op. cit., p.291.

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762 CHAPITRE IV

de la préméditation en I, 20, à une dominante de la méditation en II, 6, d'une expérience extérieure à une expérience plus intérieure. Montaigne propose donc plusieurs directions à sa méditation du "mourir" : l'étude des "approches" elles-mêmes et la recherche des figures intérieures qui en sont, dans le "moi", annonciatrices, autrement dit tout ce qui, dans l'existence individuelle est, déjà, présence de la mort et signe de son imminence.

La méditation des "approches"

Montaigne voit dans la connaissance des "approches" la clef de la préparation profane à la mort. Il consacre un essai, "De l'exercitation"85, à éclairer globalement le sens qu'il donne à cette recherche. L'essai commence par la description de l'attitude de Canius Julius qui s'était efforcé de rester conscient jusqu'à la mort, pour essayer de voir ce qu'il advenait de son âme en son "deslogement". Montaigne admire, dans cette résolution, à la suite de Sénèque, la victoire sur la peur et sur soi-même ainsi que le courage moral mis au service de la vérité. Au-delà, il s'écarte quelque peu de son devancier latin : il est bien moins intéressé, dans l'histoire, par la perfection exemplaire ou l'intrépidité que par une volonté de connaissance qui va jusqu'à faire du "mourir" une expérience d'observation. Cet écart ne fera que grandir au fil des années, jusqu'à l'acceptation, par Montaigne, de la peur de la mort et le rejet de l'éthique de la "constance" romaine86. La suite de l'essai, qui relate l'accident de cheval, va dans un sens identique. Montaigne en retient essentiellement l'expérience des "approches" de la mort. Redisons-le : il n'enrichit pas sa connaissance intellectuelle du "mourir". L'intérêt de l'aventure réside, pour lui, dans l'épreuve qu'y a faite le "moi" d'un "esvanouissement" analogue au "mourir" :

85 II, 6. 86 Cf. supra, pp.730 et suiv.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

Ce conte d'un événement si legier est assez vain, n'estoit l'instruction que j'en ay tirée pour moy ; car, à la vérité, pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner.

Montaigne écrit ailleurs, probablement vers la même époque : "Cesi bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir lasier el savourer"87. Dans tout cela, il s'agit toujours de saisir la mort au sein d'une intériorité personnelle qui veut en goûter la "qualité"88.

Ramener la méditation au moi

L'expérience et l'observation des "approches" ne constituent qu'un aspect de la méditation du "mourir". Elles sont, en quelque sotie, le point à partir duquel le "moi" part à la quête de la présence, en lui, de tout ce qui permet aux "approches", un jour, d'être vécues. C'est par u biais que l'individu s'approprie par avance, dans les Essais, sa mort et qu'il la médite. L'essai III, 4, est l'effort le plus marqué pour affirmer li condition nécessaire d'une bonne méditation du "mourir" : ramene l'ensemble de la méditation au "moi".

Dans cet essai, qui traite de la diversion, Montaigne en vient ai cas de la mort : l'homme peut-il supporter, en toute lucidité, de regarde la mort en face ? Montaigne répond que seul Socrate en fut capable L'individu ordinaire se propose des "diversions", en pensant, pa exemple, à l'immortalité, à l'au-delà ou à la gloire au lieu de considère sa mort : "ils fuyent la luicte : ils destournent de la mort leu consideration, comme on amuse les enfans pendant qu'on leur vei donner le coup de lancette"89 ; et un peu plus loin : "nous penson toujours ailleurs : l'esperance d'une meilleure vie nous arrestc et appuyi ou l'esperance de la valeur de nos enfans, ou la gloire future de nosti

87 Π, 13, p.593 a. 88 Cf. H.Friedrich, op. cit., p.290. 89 III, 4, p.811 b.

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764 CHAPITRE IV

nom..."90. H. Friedrich, en suivant une tradition critique bien établie, parle de "suprême hardiesse", de "paroles révoltantes pour une âme religieuse", de propos de "libre penseur"91. Attitude moderne qui ne croit possible que deux visions bien tranchées de la mort : chrétienne ou païenne. En fait, Montaigne ne prend pas position, dans ces passages, contre la mort chrétienne, il envisage tout autre chose : la dimension purement humaine, profane, du "mourir". L'homme doit méditer son "mourir", et rien que lui, pour pouvoir le faire sien. Montaigne dénonce ce qui l'empêche d'en prendre conscience en toute clarté. Se cacher sa peur, humaine, en détournant sa pensée vers l'idée de l'immortalité ou vers les prières est une "diversion". Ni la réalité humaine ni la spiritualité chrétienne ne s'en trouvent éclairées. La confusion n'a jamais été le chemin de la vérité. Pourtant, Montaigne ne rejette nullement les "diversions" : elles aussi, sont humaines ; nous sommes, en tout cela, "bien lourdement des hommes"92. Il recommande seulement les diversions naturelles de préférence aux "artificielles". Les artificielles confondent les genres, la religion et la "faiblesse humaine", la recherche du Bien et la crainte de la mort. Par contre, en suivant la Nature, nous retournerons à l'intérieur du "moi" et à ce qui fonde, en partie, son être.

L'essai "De la Diversion" orchestre les thèmes qui, dans les Essais, délimitent peu à peu l'objet de la méditation de la mort : être seul avec sa mort, savoir ma mort, mourir de ma mort. On en trouve déjà des ébauches au Livre I, ébauches qui se préciseront, au fil des années, pour atteindre à la netteté de la pointe sèche dans le Livre III. L'épilogue de l'essai 1,20, parlait déjà de l'importunité des apprêts et des cérémonies mortuaires : ils empêchent le mourant de se concentrer sur sa mort. Montaigne revient sur le sujet dans l'essai III, 9, à propos de la mort en voyage : l'avantage de celle-ci serait de lui permettre de rassembler toutes ses forces autour de sa mort. "En une si grande nécessité (...) une main douce et accomodée à son sentiment" pourrait bien l'aider "pour le grater

90 Id., p.812b. 91 Op. cit., p.295. 92 III, 4, p.812c.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

justement où il luy cuit"93. Rien de plus rare. Où trouver cette main amie depuis que La Boétie est mort ? Il préfère donc une mort repliée sur soi e solitaire. C'est finalement pour l'amour de la vérité, la vérité de sa mort "une mort toute mienne", qu'il prend sur lui cet "égoïsme". Toutes CCÎ données sont sous-jacentes à la formule célèbre : "cette partie n'est pa; du rolle de la société : c'est l'acte à un seul personnage."94

Long cheminement de la méditation : Montaigne part de: "approches" de la mort pour remonter, à travers cette expérience uniqu< de l'individu, jusqu'à l'existence quotidienne où s'inscrivent les marque qui, lentement, conduisent le "moi" vers son inexorable destin.

Présence des figures de la mort dans la vie du moi : le temps, l vieillissement, les maladies.

Le temps qui passe et le mouvement qui fait sans cesse changc tout ce qui existe95 semblent être, dans les Essais, les dénominateur communs des multiples figures de la présence de la mort en i'Hommi Le temps emporte tout au sein d'un mouvement universel qui, pii comme ensemble, illustre la victoire permanente de la Vie sur la Mor Mais, nous l'avons vu, rapporté à chacune des créatures qui y participi ce "changement" perpétuel signifie la mort96. L'inlassable travail de 1 mort, le moi peut le percevoir et le faire sien, en se mettant à l'écoute c son vieillissement et de ses maladies.

A l'image de nombre de ses contemporains, en particulier d< médecins humanistes, Montaigne ne voit pas dans le vieillissement et maladie des causes isolables de la mort, mais des réalités de l'"estre" c

93 P .956 b. 94 ni , 9, p.957 b. 95 II, 37, p.737; ΙΠ, 1, p.767. Cf. E.O.Traverso, "Montaigne et le problème

temps", in B.HJt., fasc3, 1973, pp.608-610, et F.Joulcovski, Montaigne et le probli du temps, Paris, 1972, passim.

96 III, 12, p.1032 b. Cf. supra, pp.703 et suiv.

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765 CHAPITRE IV

nom..."90. H. Friedrich, en suivant une tradition critique bien établie, parle de "suprême hardiesse", de "paroles révoltantes pour une âme religieuse", de propos de "libre penseur"91. Attitude moderne qui ne croit possible que deux visions bien tranchées de la mort : chrétienne ou païenne. En fait, Montaigne ne prend pas position, dans ces passages, contre la mort chrétienne, il envisage tout autre chose : la dimension purement humaine, profane, du "mourir". L'homme doit méditer son "mourir", et rien que lui, pour pouvoir le faire sien. Montaigne dénonce ce qui l'empêche d'en prendre conscience en toute clarté. Se cacher sa peur, humaine, en détournant sa pensée vers l'idée de l'immortalité ou vers les prières est une "diversion". Ni la réalité humaine ni la spiritualité chrétienne ne s'en trouvent éclairées. La confusion n'a jamais été le chemin de la vérité. Pourtant, Montaigne ne rejette nullement les "diversions" : elles aussi, sont humaines ; nous sommes, en tout cela, "bien lourdement des hommes"92. Il recommande seulement les diversions naturelles de préférence aux "artificielles". Les artificielles confondent les genres, la religion et la "faiblesse humaine", la recherche du Bien et la crainte de la mort. Par contre, en suivant la Nature, nous retournerons à l'intérieur du "moi" et à ce qui fonde, en partie, son être.

L'essai "De la Diversion" orchestre les thèmes qui, dans les Essais, délimitent peu à peu l'objet de la méditation de la mort : être seul avec sa mort, savoir ma mort, mourir de ma mort. On en trouve déjà des ébauches au Livre I, ébauches qui se préciseront, au fil des années, pour atteindre à la netteté de la pointe sèche dans le Livre III. L'épilogue de l'essai I, 20, parlait déjà de l'importunité des apprêts et des cérémonies mortuaires : ils empêchent le mourant de se concentrer sur sa mort. Montaigne revient sur le sujet dans l'essai III, 9, à propos de la mort en voyage : l'avantage de celle-ci serait de lui permettre de rassembler toutes ses forces autour de sa mort. "En une si grande nécessité (...) une main douce et accomodée à son sentiment" pourrait bien l'aider "pour le grater

90 Id., p.812 b. 91 Op. cit., p.295. 92111,4, p.812 c.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

justement où il luy cuit"93. Rien de plus rare. Où trouver cette main amie, depuis que La Boétie est mort ? Il préfère donc une mort repliée sur soi et solitaire. C'est finalement pour l'amour de la vérité, la vérité de sa mort, "une mort toute mienne", qu'il prend sur lui cet "égoïsme". Toutes ces données sont sous-jacentes à la formule célèbre : "cette partie n'est pas du rolle de la société : c'est l'acte à un seul personnage."94

Long cheminement de la méditation : Montaigne part des "approches" de la mort pour remonter, à travers cette expérience unique de l'individu, jusqu'à l'existence quotidienne où s'inscrivent les marques qui, lentement, conduisent le "moi" vers son inexorable destin.

Présence des figures de la mort dans la vie du moi : le temps, le vieillissement, les maladies.

Le temps qui passe et le mouvement qui fait sans cesse changer tout ce qui existe95 semblent être, dans les Essais, les dénominateurs communs des multiples figures de la présence de la mort en l'Homme. Le temps emporte tout au sein d'un mouvement universel qui, pris comme ensemble, illustre la victoire permanente de la Vie sur la Mort. Mais, nous l'avons vu, rapporté à chacune des créatures qui y participe, ce "changement" perpétuel signifie la mort96. L'inlassable travail de la mort, le moi peut le percevoir et le faire sien, en se mettant à l'écoute de son vieillissement et de ses maladies.

A l'image de nombre de ses contemporains, en particulier des médecins humanistes, Montaigne ne voit pas dans le vieillissement et la maladie des causes isolables de la mort, mais des réalités de l'"estre" de

93 P.956 b. 94 m, 9, p.957 b. 95 Π, 37, p.737; m, 1, p.767. Cf. E.O.Traverso, "Montaigne et le problème du

temps", in B.HJI., fasc.3,1973, pp.608-610, et F.Joukovski, Montaigne et le problème du temps, Paris, 1972, passim.

96 III, 12, p.1032 b. Cf. supra, pp.703 et suiv.

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la créature97 : "... tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie"98. Les maladies, comme tout ce qui est, ont leur vie et leur mort :

J'ay laissé envieillir et mourir en moy de mort naturelle des reumes, defluxions gouteuses, relaxation, battement de cœur, micraines et autres accidens, que j'ay perdu quand je m'estois à demy formé à les nourrir99.

De même, le vieillissement n'est qu'une suite ininterrompue de morts et de naissances :

Nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous qui est en essence et en vérité une mort plus dure que n'est la mort entière d'une vie languissante, et que n'est la mort de la vieillesse100.

Figures de la mort dans l'homme "entier"101, ils accoutument et préparent au mourir celui qui sait en comprendre la signification : le vieillissement "soustrait la vie par le menu"102 ; la maladie rappelle par intermittence à ceux qu'elle frappe la fragilité de leur condition. La gravelle, dont Montaigne ressentit les premières atteintes en 1578, est la figure parfaite

97 Fidèle à la mentalité dominante de son époque, Montaigne considère la maladie non pas comme la cause efficace de la mort, mais comme une cause apparente.

98 III, 3, p.1070 c. "nous sommes pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en dépit de toute medecine" (ΠΙ, 3, p.1067 b). La maladie est une donnée fondamentale de la nature humaine: "nostre estre est simenté de qualitez maladives" (III, 1, p.767 b). Ailleurs, le péché est appelé une maladie (I, 56, p.305 c.).

99 III, 13, p.1067 b. 100 I. 20, p.89 c. 101 "L'homme marche entier vers son croist et vers son décroist" (ΠΙ, 2, p.795 b).

'Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse; par fois aussi, c'est l'âme" (I, 57, p.314 b).

102 III, 13, p. 1081 b. Cf. 1. 20, p.89.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

de la mort intériorisée ; affection chronique, elle est toujours présente cl se manifeste avec régularité :

Considère combien artifïcielement et doucement elle te desgousie de la vie et desprend du monde (...) par advertissemens et instructions reprises à intervalles, entremeslant de longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de méditer e ι respecter sa leçon à ton ayse103.

Mais point trop n'en faut. Pour garder sa valeur de méditation, la maladie doit rester discrète et modérée ; sinon, on passerait d'un refus de la mori à son désir, sentiments l'un et l'autre vicieux.

C'est ainsi que les anciennes images réalistes et uniquement corporelles du vieillissement et de la maladie ont cessé de hanter les esprits. Dans les Essais, s'épanouit la représentation intériorisée, développée au début du siècle, et qui prit l'ampleur que l'on sail clic/. Rabelais. Considérée dans son rythme propre et son intériorité, l'existence apparaît comme le lieu d'un échange incessant entre la vie cl la mort, à la ressemblance de la pulsation universelle, "de maniere que l'aage et generation subséquente va tousjours desfaisant et gastani la precedente"104.

Le vieillissement n'est pas représenté, dans les Essais, comme un absolu déclin, mais plutôt comme un changement constant d'état. L'homme est toujours "autre". A chaque instant, il reste lui-même à condition toutefois de ne pas refuser ce qu'il est devenu, de se vouloir, par exemple, jeune en son âge mûr105.

La représentation est pourtant différente selon qu'il s'agit du "corps" ou de "l'esprit". La figuration du vieillissement corporel est encore, dans les Essais, sous la dépendance de la figure toute-puissante

103 III, 13, p.1070 b. Cf. Π, 37, p.738 a. 104 II, 12, p.587 a. 105 "le plus grand vicc que (les sages) remerquent en nostre nature, c'est que no/,

désirs rajeunissent sans case. Nous recommençons tousjours à vivre. Nostre estude cl nostre envie devroyent quelque fois sentir la vieillesse" (II, 28, p.681 a).

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768 CHAPITRE IV

des "âges de la vie"106, celle du vieillissement intérieur a plus de liberté pour exprimer son originalité. C'est à chaque minute que le moi passe d'un état à l'autre, mourant ainsi sans cesse pour toujours renaître :

Comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d'une chose, et maintenant d'une autre ? Comment est-ce que nous aymons choses contraires ou les haïssons, nous les louons ou les blasmons ? Comment avons nous différentes affections, ne retenant plus le mesme sentiment en la mesme pensée ? Car il n'est pas vraysemblable que sans mutations nous prenions autres passions ; et ce qui souffre mutation ne demeure pas un mesme, et, s'il n'est pas un mesme, il n'est donc pas aussi107.

De tels développements, nous l'avons noté précédemment, s'appuient sur la notion d"'être" et se rattachent à la définition augustinienne du "néant" humain108. La figuration la plus éblouissante de cette conception de la vie humaine est peut-être la forme des Essais. Dans son œuvre, Montaigne se pose le problème pratique de la conscience que le "moi" sans cesse renouvelé peut avoir de lui-même. Comment cet "homme sans definition"109 peut-il s'appréhender alors qu'il change à "chaque minute"?110 On connaît la réponse de Montaigne : la vérité du moi est

106 Cf. ΠΙ, 2, p.794 c. Montaigne parvient parfois à se dégager de cette figure, par exemple: "de maniere que l'aage et generation subséquente va tousjours desfaisant et gutant la precedente" (Π, 12, p.587 a) - "le déclin (... )s'ingere au cours de nostre avancement mesme" (II, 37, p.681 a).

107 II, 12, p.586 a; II, 1, p.318. Voir sur le thème du passage R.Sayce, "Montaigne et la peinture du passage", in Saggi e ricerche di letteratura francese, vol.IV, 1963, pp.9-59.

108 Cf. supra, pp.654 et suiv. 109 M.Conche, "L'homme sans définition. Introduction à la philosophie de

Montaigne", in Revue de l'enseignement philosophique, oct.-nov., 1969, pp. 1-24. 110 "chaque minute il me semble que je m'eschape" (I, 20, p.86 a). Cf. Π, 1, p.318.

Cf. J.Starobinski, "Montaigne en mouvement", in N.R.F., janv.-fév., I960, vol.15, pp. 16-22 et 254-256.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

dans la "volubilité et discordance", dans le "rapiessement et (la) bigarrure"111. Les Essais sont l'expression artistique de cette réalité :

Je ne puis asseurer mon object. Π va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage : non un passage d'aage en autre, ou, comme diet le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accomoder mon histoire à l'heure112.

La structure de la phrase montaignienne, toute en retours et reprises, le genre de Vessai"113, adapté au rythme imprévu de la réflexion intérieure, la pratique de l'addition qui maintient l'œuvre indéfiniment ouverte, sont autant de figures formelles du mouvement incessant qui traverse l'homme, suites sans fin de morts et de vies multiples. La pratique de l'addition, et non de la correction, par Montaigne, est particulièrement significative. L'écrivain reprend ainsi, par couches successives, au long des années, ce qu'il a déjà dit, pour "essayer", au-delà de tel ou tel sujet, son "moi". Les pages s'accumulent et le texte s'enrichit peu à peu de strates. Une telle œuvre n'a proprement pas de terme. Seule la mort peut l'arrêter dans son mouvement :

Qui ne voit que j'ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j'iray autant qu'il y aura d'ancre et de papier au monde?114

111II, 1, p.318 et II. 20, p.656 b. 112 m, 2, p.782 b. Cf. I, 1. p.318 ; Π, 12, p.545 a ; Π.16, p.603 a. 113 Cf. S. Hamel, "Expérience-Essai", contribution à l'étude du vocabulaire de

Montaigne", in B.SA.M, n°ll-12, 1959, pp.23-32; A.Blinkenberg, "Quel sens Montaigne a-t-il voulu donner au mot Essais dans le titre de son oeuvre?", in B.SA.M., n°29, 1964, pp.22-32.

114 III, 9, p.922 b.

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771 CHAPITRE IV

L'accord, de la vie et de la mort

Dans ces conditions, la méditation réconcilie paradoxalement, au plus profond de l'homme, la vie et la mort : "nous ne devenons pas autres pour mourir"115. Elle amène le "moi" à un état d'abandon, de sérénité et de passivité heureuse, qui est un consentement actif, un relâchement volontaire de l'âme116. Ce que Montaigne appelle, au Livre III, "l'ignorance et l'incuriosité"117 :

L'extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c'est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle118.

On réduirait beaucoup la portée de cette démarche, en n'y voyant qu'une influence "épicurienne". Elle corrrespond plutôt à un trait fondamental du caractère de Montaigne qui s'exprime dès 1580 dans les deux premiers Livres des Essais. En ce sens, l'essai 1,20 est le prélude, mais le prélude seulement, à ce que Montaigne développera, par exemple dans le dernier essai, en remplaçant résolument la connaissance objective par l'expérience : la préméditation par la méditation119.

Dans tout cela, la crainte n'est pas anéantie ; elle a été intégrée. Elle fait désormais partie de la conscience que le moi a de lui-même. L'homme est prêt, "naturellement", au "mourir", qui n'est plus "l'object"

115 Π, 11, p.404 c; cf. I, 8, p.33 c; I, 19, p.78 a; I, 20, p.87 a,c; Π, 21, p.658 a. 116 Cf. H.Friedrich , op. cit., pp.277-278, 279-282, 288-289, J.Starobinski,

"Montaigne en mouvement", art. cit., pp.265 et suiv. et A. Greppi, "La riflessione sulla morte in Montaigne come apertura alla disponibilità", in Riv. di filos. neo scolasi., LVII, 1965, pp. 650-664.

117 III, 13, p.1051 c. 118 II, 21, p.661 a. Cf. DI, 3, p.798 c. 119 III, 13, p.1070 c, 1081 b, etc. Sur la publication des Essais en 1580 comme

acte mortel, voir le bel article de F. Garavini, "Les Essais de 1580 ou la "mort par publication"", in Littérature, n° 62, mai 1987, pp. 104-115.

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

de la vie mais un de ses moments, le dernier120. C'est bien celte représentation achevée de la mort qui éclaire d'une lumière sereine les ultimes sentences des Essais :

Où qu'elle (mon âme) jette sa veuë, le ciel est calme autour d'elle : nul désir, nulle crainte ou doubte qui luy trouble l'air, aucune difficulté passée, presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence121.

En somme, la méditation de la mort part, dans les Essais, de la considération des "approches", où le "moi" prend conscience du caractère purement individuel du "mourir", pour passer à la recherche de la présence de la mort dans sa vie. Les Anciens, citons Sénèquc cl Plutarque122, faisaient du vieillissement et de la maladie deux moyens, parmi beaucoup d'autres, de se préparer à la mort. Montaigne privilégie, d'une façon exclusive, ces deux réalités, dans lesquelles il voit les figures par excellence de la présence de la mort en l'homme. Rappels incessants de la fragilité de la condition humaine, elles mettent aussi en évidence le fourmillement des morts et des naissances dont l"'homme entier" est le théâtre permanent. Avec leur aide, Montaigne passe de la considération de la place de la mort humaine dans la Nature, à la place de la Nature dans la mort de l'homme123. La mort inhérente à la vie, la vieillesse comme apprentissage de la mort, voici encore des lieux communs dont l'Antiquité offrait une abondante illustration, du De natura rerum de Lucrèce124 au De senectute de Cicéron ; Montaigne s'en est nourri ; bien des humanistes l'avaient fait avant lui. Mais le chemin tracé par les Evangéliques, au cours de la première moitié du siècle, aboutit, dans les Essais, à une intériorisation définitive de la mort. Montaigne va jusqu'à confondre la réalité de la mort avec l'existence du "moi". Il le

120 ni, 1Z p. 1028 c. Cf. I, 20, p.87 c; ΙΠ, 13, p.1091 c. 121 m, 13, p.1093 b, c. 122 Ep., 24 et Moralia,passim, par exemple. 123 Cf. H .Friedrich, op. cit., pp.312-313. 124 I, v.262 et suiv.

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peut grâce à la perspective profane qu'il a adoptée pour représenter les "derniers instants". Dans les œuvres évangéliques, les figures de la mort intérieure se ramenaient, essentiellement, à la présence du Péché en l'individu ; elles étaient prises en charge par une histoire du salut et avaient comme seule visée le "passage" vers la Vie, où l'homme abandonnait, enfin, son fardeau terrestre. Au contraire, le "mourir" que médite Montaigne est partie incluse de la vie ; il y tient tout entier ; il est à son exacte image. La méditation de la mort n'est, chez lui, qu'un moment dans la conscience que le "moi" prend de lui-même.

La clarification apportée par les Essais est remarquable. Deux préparations à la mort s'y trouvent nettement distinguées : une préparation religieuse et une préparation profane. Montaigne rappelle ici et là les éléments de la première, mais c'est à la seconde qu'il consacre l'essentiel de sa réflexion. La préparation à la mort concerne cet aspect bien particulier de la mort qu'une crainte irréductible délimite et que Montaigne appelle le "mourir". On le sait : la tradition du memento mori avait abouti au cours du XVe siècle à un conflit entre une figuration de plus en plus macabre, concentrée sur la mort terrestre et une signification qui demeurait chrétienne. Cette distorsion se trouve résolue, dans les Essais, au profit du monde profane. Les figures réalistes de la mort ne «ont plus considérées que comme le rappel de l'échéance inéluctable de l'histoire individuelle. De la même façon, les deux grands mouvements du memento s'enchaînent sans heurts : à l'observation profane des "exemples" de la mort succède un retour profane sur soi où l'individu ne cerne plus que les contours de son être terrestre. Le memento mori, lorsqu'il s'applique au mourir et non à la mort, a bien cessé, dans les Essais, d'être religieux.

*

Au XVIe siècle, peu de représentations de la mort sont aussi complexes que la représentation montaignienne. Constituée entre 1572 et

LA REPRESENTATION DU MOURIR 76.»

1592, elle se situe au terme d'évolutions décisives et de confrontations sévères. La personnalité de son auteur en fait le champ d'accueil des influences les plus diverses et, parfois, les plus contradictoires.

Il ne convient pas, cependant, d'opposer, dans les Essais, une représentation chrétienne et une représentation païenne et de choisir l'une au profit de l'autre. On en vient vite pour accréditer l'exclusivité de la première à nier les figures qui paraissent illustrer la seconde. Inversement, pour étayer l'idée d'une représentation païenne, on attribue à l'habileté ou à un conformisme de composition les références ou allusions à la foi chrétienne. La mentalité qui anime la représentation montaignienne de la mort est, dans son ensemble, chrétienne. Elle n'empêche nullement des évolutions essentielles, dont certaines alimenteront, deux siècles plus tard, une représentation entièrement profane et même païenne de la mort. Bien loin de les empêcher, elle les permet.

On peut distinguer deux sortes de représentations dans les Essais, l'une concerne la mort, entendue au sens de "passage", l'autre, le "mourir".

La première, que l'on trouve plus fréquemment dans les Livres I et II que dans le Livre III, prend ses figures et ses significations de base dans la tradition chrétienne. Montaigne nous donne les sources de sa connaissance à ce propos : la Parole de Dieu interprétée par l'Eglise ; et ses moyens : la grâce et la foi. L'origine de la mort humaine est bien attribuée, dans les Essais, au Péché. Montaigne représente la mort comme l'instant où l'âme se sépare du corps. Avec précision, il y voit un "passage" qui mène du monde terrestre au monde céleste : l'âme des bienheureux gagne directement les cieux, celle des pécheurs va au purgatoire ; Montaigne ne fait pas allusion aux d-unnés. Le corps, quant à lui, "pourrit", en attendant la résurrection.

Pourtant, sous des apparences stables, la représentation révélée de la mort a évolué d'une façon significative sur un point : celui de l'origine de la mort. En se situant dans le courant latin issu de saint Augustin, Montaigne lie l'origine de la mort à l'"imperfection" première des créatures, qu'il définit en opposition à la "perfection" divine. Chez

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saint Augustin et dans la tradition chrétienne, l'"imperfection" produisait le Péché, qui, seul, était à l'origine de la mort. Le péché de l'homme rejaillissait sur la Nature. Au contraire, Montaigne attribue, directement, la mort dans la Nature à l'"imperfection" des choses, comme une qualité de leur être. Seule la mort de l'homme reste expliquée, dans les Essais, par la trilogie traditionnelle : imperfection, Péché, Mort. On voit ainsi apparaître une série de représentations où la mort est considérée comme une qualité constitutive du vivant. Il restera à la détacher de l'acte créateur pour qu'elle devienne, dans un futur encore lointain, une qualité de la matière.

A la représentation révélée de la mort, Montaigne oppose, au cours des trois Livres des Essais, la représentation purement humaine de la mort. Il ne le fait pas, comme il était d'usage, pour distinguer brutalement la vérité et le mensonge, mais pour analyser la signification humaine des représentations humaines.

Montaigne répète à plusieurs reprises que la représentation révélée est la seule "vraie". La mort ressortissant, pour lui, au domaine de la foi, sa représentation ne peut être "vraie" que si elle s'appuie sur la "saincte Parole" éclairée par la tradition de l'Eglise. Cette façon d'aborder la représentation de la mort l'amène à examiner chacune des représentations, qu'elles soient révélées ou purement humaines, séparément et pour elles-mêmes. Il remarque que les productions humaines prennent un sens positif si on les réfère au milieu qui les a vues naître. Elles y ont une fonction significative, culturelle et sociale. Sans qu'il y paraisse, l'évolution est de taille : les anciennes représentations "profanes" et "païennes", jusqu'alors rejetées ou suspectées, sont envisagées, chez Montaigne, dans une perspective qui les dote d'un sens insoupçonné ; d'autre part, des représentations de la mort se trouvent analysées, hors de toute référence religieuse, comme des éléments de définition d'une culture et d'une société données. Π ne faudrait pourtant pas interpréter ces remarques d'une façon anachronique. Montaigne voit seulement dans ces représentations humaines de la mort le moyen d'illustrer sa philosophie de la connaissance. Leur analyse débouche sur

LA REPRESENTATION DU MOURIR 775

la leçon suivante : il n'a pas à craindre la mort, celui qui a découvert que sa représentation sortait des mains des hommes.

L'idée de la crainte de la mort, qui parcourt tous les Essais, associe la représentation révélée et les représentations purement humaines de la mort. Montaigne se situe dans la droite ligne des Evangéliques, lorsqu'il montre que les représentations humaines de la mort engendrent la crainte. Pourtant, ses réflexions prennent une direction inconnue des Evangéliques. Chez lui, la connaissance du caractère illusoire des représentations humaines de la mort débarrasse l'homme non pas de la crainte de la mort, mais des fausses craintes. Celles-ci s'effacent pour découvrir une crainte authentique, qui s'élève du plus profond de la nature humaine. Cette crainte, la "foi" des "hommes ordinaires" ne l'efface pas. Présence définitive, elle se confond avec le sentiment de l'existence. Elle est le signe de 1'"imperfection" de la créature. Si donc nous rejoignons par ce dernier point le domaine religieux, il n'empêche que Montaigne envisage une crainte "vraie" de la mort, irréductible, et qui est entièrement humaine, c'est-à-dire, profane. Montaigne peut alors s'interroger sur l'objet profane de cette crainte. Il le nomme le "mourir".

Le "mourir" se définit à partir du Livre II. A travers sa représentation, Montaigne est amené à considérer d'une façon totalement profane les "derniers instants". Ce parti-pris a une conséquence importante : il lui permet de recourir à des expériences purement humaines, celles de l'évanouissement et du sommeil, pour représenter de façon nouvelle ce qui était jusqu'alors les différentes phases de la mort chrétienne. Il est d'ailleurs significatif que Montaigne en reprenne la structure traditionnelle dans sa représentation du "mourir" ; à la trilogie : derniers instants, trépas, état intermédiaire, il substitue cette autre : conscience, subconscience, inconscience. La subconscicnce devient une figure du trépas et l'inconscience une figure de la mort. Métaphoriquement, l'homme trépasse désormais sur terre, avec douceur et plaisir, avant de sombrer dans l'inconscience qui est comme la mort. Lorsque la véritable mort survient, elle ne trouve plus qu'un moribond qui est, déjà, comme mort. Dans la représentation montaignienne du "mourir", le "passage" et la mort se déroulent ici-bas. Ils concernent

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entièrement le vivant. Or, sans aucunement oublier la préparation religieuse à la mort, à laquelle il fait plusieurs fois allusion, c'est à ce "mourir" si humain que Montaigne va, surtout, se "préparer" par la préméditation et la méditation. Au confluent de ces deux préparations, il "recueille" sa mort "tout entière".

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Trois idées essentielles se dégagent de cette étude. La représentation de la mort dans la littérature française du XVIe siècle reste, quant au fond et malgré certaines apparences, chrétienne. Les évolutions ne peuvent être tout à fait expliquées que si elles sont préalablement situées dans la mentalité chrétienne où elles apparaissent et dont elles participent. Rares sont celles qui remettent en cause explicitement tel ou tel aspect du sens traditionnel de la mort. Par contre, bien des développements annoncent, confusément, de futurs bouleversements. Ce ne sont encore que des esquisses imprécises mais dont les traits s'affirmeront bientôt.

1. UNE REPRESENTATION CHRETIENNE DE LA MORT

La représentation de la mort dans la littérature du XVIe siècle est chrétienne à deux titres : par la foi déclarée de la plupart des auteurs qui en sont les artisans et, surtout, par la spiritualité qui l'entoure. On n'y rencontre jamais de négation d'ensemble de la spiritualité chrétienne, de refus concerté de la foi, qui auraient entraîné une tout autre représentation de la mort, athée et matérialiste. Il faudra encore plus de deux siècles pour en arriver là. On rencontre bien, au cours du XVIe siècle, des contestations de telle ou telle caractéristique de la foi traditionnelle, l'existence du purgatoire, le rôle de la grâce ou de la foi dans le salut, la rémission des péchés, chez les Evangéliques par exemple, ou des développements franchement hétérodoxes dans l'œuvre de Ronsard ou de Montaigne. Certains oublis sont significatifs : ni Rabelais ni Montaigne ne rappellent que le Péché de l'Homme est à l'origine de la mort dans la Nature ; ailleurs, l'accent est mis sur l'humanité du Christ au détriment de sa divinité ; les Anabaptistes vont jusqu'à prêcher la mort

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780 CONCLUSION

de l'âme. Ces évolutions incessantes ne sont pas sans conséquences sur le sens de la spiritualité chrétienne : on voit poindre, derrière certaines représentations, des nouveautés qui, elles, n'ont plus rien de chrétien. Mais ne relevons pas trop vite dans ces idées des manifestations d'indifférence, encore moins d'athéisme. Elles ne sont pas les preuves d'un environnement mental déjà "moderne" par quelques-uns de ses aspects. H. Busson avait beau jeu d'opposer à L. Febvre des témoignages irréfutables d'une tentation de nier Dieu jusque chez les saints. On pourrait allonger la liste qu'il proposait et remonter jusqu'à l'Ecriture. L. Febvre, de son côté, expliquait trop aisément les affirmations solitaires qui contestaient apparemment la réalité de l'au-delà et le sens chrétien de la mort par la seule tradition "parodique" de la mentalité chrétienne, bien illustrée par E. Ilvonen1 pour le Moyen-âge. Pourtant, resituer telle affirmation incrédule ou apparemment matérialiste dans le "récit mental" de base où elle prend place en change radicalement la compréhension ; ce récit étant envisagé comme ensemble à la fois notionnel, figurai et narratif, comme une modalité de penser. Car s'il est vrai, pour reprendre un seul exemple d'H. Busson, qu'au Xle siècle Othon de Saint Emmeran doute de l'existence de Dieu, cette pensée n'est nullement une négation de la foi2. Croire ou ne pas croire, une hésitation aussi tranchée est toute moderne. Pour Othon, le "doute" de Dieu est une figure du Péché en l'Homme ; il est l'expression de la "nature" humaine ; 11 s'inscrit dans l'histoire du salut, comme levain de la vie chrétienne. Ce sont des dizaines de notions qu'il faudrait de nouveau alléguer ici pour cerner peu à peu la représentation de ce doute douloureux mais vivifiant. De môme, craindre qu'après la mort il n'y ait rien n'est pas, à la Renaissance, l'expression d'un doute "rationnel". Ils sont déjà dans les Evangiles, ces "hommes de peu de foi", les Apôtres. Et les saints qui ont

1 E.Ilvonen, Parodie de thèmes pieux dans la poésie française du moyen âge, HeUingfors, 1914.

2 Le rationalisme..., éd. cit., p.8. Cf. Othonus, Lib. de suis tentationibus, P I t . 146, col .31-33.

CONCLUSION 781

eu la vision passagère que les lendemains de la mort seraient des lendemains sans vie, ne sont pas l'exception.

Un résumé de la représentation de la mort dans la littérature de la Renaissance retient tout d'abord que la mort y est toujours, comme aux siècles précédents, une figure du Péché. C'est par le Péché que la mort est installée en l'Homme. L'affirmation n'est aucunement métaphorique. Dans nos textes, la mort apparaît comme un état de l'être créé, une présence interne au vivant. Elle est partout pour le chrétien. Ronsard et Montaigne la montrent dans le temps qui s'écoule, dans le mouvement des rivières ou des astres, dans le rythme des âges de la vie ou des saisons, dans le cycle de la génération et de la corruption qui anime l'Univers. Elle est une part de la "nature humaine" pour les Evangéliques, toute la "nature humaine" pour les protestants. Pour tous, elle agit sur l'Histoire, puisqu'elle est dans le cœur des hommes.

La mort, entendue, cette fois, au sens de "fin" de l'existence terrestre, est vue, par les écrivains de la Renaissance, comme un accomplissement de l'"état mortel" des créatures. Mais elle est aussi le premier instant d'une transformation dont les divers moments sont distingués avec beaucoup de précision. Le terme de mort peut alors aussi bien désigner les instants qui précèdent le "passage", ou "agonie de la mort", que le "passage" lui-même ou ce qui le suit. Des Arts de mourir aux Essais de Montaigne, la mentalité de l'époque reconnaît dans "l'agonie de la mort" les phases de conscience, de subconscience et d'inconscience. L'état qui suit le "passage" ne cessera qu'avec la résurrection des corps. Il ressortit à la "mort" ou à l'au-delà, selon qu'il concerne le corps ou l'âme. Tous les écrivains du temps rappellent que le corps est voué à la pourriture tandis que l'âme est immortelle ; cet état, les théologiens le nomment l'"état intermédiaire". Un "mort" est donc un homme dont les deux parties constitutives sont momentanément dissociées. Enfin, la situation définitive des damnés est qualifiée de "mort", "mort seconde", "mort éternelle". Il ne fallait pas l'exclure totalement de la représentation de la mort sous prétexte qu'elle concerne l'au-delà. Elle touche par plus d'une métaphore à la "mort spirituelle", état du vivant éloigné de Dieu.

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780 CONCLUSION

Toutes ces notions entrent enjeu, au gré des contextes, aussitôt qu'il est question de mort à la Renaissance. Elles participent, simultanément, d'un ensemble mental, fait de données théologiques, celles de foi, de grâce, de jugement particulier, de prédestination, de purgatoire, de ciel, d'enfer, pour n'en citer que quelques-unes, et de représentations diverses, celles de la Création, de la Nature, de l'amour, de la gloire, par exemple, elles-mêmes fortement imprégnées de christianisme. Resituées dans ce large ensemble, les citations d'oeuvres du XVIe siècle avancées d'ordinaire pour illustrer une conception matérialiste de la mort prennent une autre signification. C'est ainsi que la figuration du "macabre", du "corps mort", disent plus précisément nos textes, ne présente, en elle-même, aucune nouveauté :

Quand on m'aura brulé ou pendu, Mis sur la roue, et en cartiere fendu, Qu'en sera-t-il ? Ce sera un corps mort.

Une affirmation comme celle-là, extraite du Cantique... sur sa Desolation et sur sa Consolation de Dolet, citée, naguère encore, comme exemple de matérialisme renaissant, fait simplement allusion à la réalité du "corps" pendant "l'état intermédiaire". Cette donnée spirituelle a permis l'accueil de la figuration du "corps mort", dans le système de pensée chrétien, non pus seulement à partir du XHIe siècle, ni à plus forte raison du XVe, mais dès l'origine du christianisme. Lorsque saint Bernard, le pape Innocent III, Thibaut de Marly ou Villon décrivent l'état de pourriture du corps mort, ils participent tous de la même tradition. On peut rattacher les développements sur le "non-être" à cette même attitude mentale : lorsque Montaigne parle de passage au "non estre", il se réfère à l'état de l'homme qui n'existe plus comme créature terrestre et pas encore comme créature glorieuse. Dépourvu de "corps", l'individu ne perçoit plus le monde par l'intermédiaire de ses sens : il n'entend plus, ne voit plus, ne sent plus. Cet état peut bien être comparé à la nuit silencieuse et au sommeil profond. Le "non être", ici, n'est pas absence absolue d'être,

CONCLUSION 783

idée beaucoup plus tardive. Ronsard, parmi tant d'autres, a utilisé, pour le décrire, les ressources de la mythologie grecque.

Pour les mêmes raisons, il est peut-être anachronique de voir dans les nombreux développements que les écrivains de la Renaissance consacrent au retour final de l'homme dans le sein de la Nature, autant de signes d'une évolution décidément pernicieuse pour la spiritualité chrétienne. Dans les troisième et cinquième parties de cette étude, on a rappelé dans quelle perspective se plaçait ce type de représentations. 11 trouve son sens, non pas dans un panthéisme diffus ni dans un "naturalisme" avant la lettre, mais dans l'idée même de Création et dans-une vision chrétienne de l'histoire humaine. La formule des Commentarii de Dolet, "vitam natura reddere" n'est pas "païenne". Le problème n'a pas cette simplicité. La littérature antique vient nourrir, confirmer, figurer, dans ce cas, une pensée commune au christianisme : pendant "l'état intermédiaire", l'homme rend son corps au mouvement universel de la Création, à "l'ordre de Nature".

Les discussions qui tournent autour de la question de la nature de l'âme à l'époque demandent la même prudence dans l'interprétation. Nous l'avons montré à propos du célèbre passage de l'essai III, 12, souvent cité comme exemple d"'audace incroyable" : Montaigne n'y met pas du tout en cause l'immortalité de l'âme mais son éternité. Qui plus est, il le fait au nom de la conception, chrétienne, de l'unité de l'Homme, corps et âme. Lorsque l'immortalité de l'âme est mise en question, elle l'est d'une façon théorique et spéculative. La réflexion n'empiète pas sur le domaine de la foi. Cette distinction des genres et des matières n'est pas plus un artifice de rhétorique au XVIe siècle que dans l'œuvre de saint Thomas, qui l'a systématisée et popularisée. Son but est, au contraire, de permettre la compréhension humaine des démarches étrangères à la pensée chrétienne. Elle est inséparable de l'émergence, du Xlle au XVIe siècle, d'une pensée profane. La démarche atteint, pour le XVIe siècle, son accomplissement dans les Essais.

Pourtant, il est quelques textes de l'époque où la mortalité de l'âme n'est plus considérée, cette fois, d'une façon théorique mais envisagée comme une réalité positive. Aujourd'hui, l'affirmation que le

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corps et l'âme sont mortels semble aller de pair avec l'athéisme. Π n'en est rien à la Renaissance. Les Anabaptistes, qui sont les seuls, semble-t-II, à défendre une telle position, revendiquaient hautement le titre de chrétiens. C'est même cette qualité qui les amenait à soutenir que l'âme est mortelle. Supposer qu'une partie de l'individu puisse survivre à la mort leur paraissait un signe d'orgueil en même temps que de suspicion à l'égard de la toute-puissance divine. Bien loin de mettre en cause l'anthropomorphisme chrétien, ces idées avaient pour but de préserver T'unité" de la créature menacée par le dualisme platonicien : c'est l'homme "entier" qui avait péché ; c'est l'homme "entier" qui retournait au "néant" ; et c'est lui que Dieu ressusciterait au dernier jour.

2. EVOLUTIONS DE LA REPRESENTATION DE LA MORT A LA RENAISSANCE

Nous n'avons pas dit que "toutes" les représentations de la mort, dans la littérature de la Renaissance, sont chrétiennes. La plupart d'entre elles sont l'expression artistique de la foi d'un individu et toutes purticipent d'une mentalité dominante qui, elle, est chrétienne. Mais l'Important est de mettre en valeur que cette mentalité est en constant mouvement. Les évolutions dont elle est le théâtre sont nombreuses et décisives. Elles ne prennent pas, cependant, la forme d'une progression linéaire, qui irait d'une nouveauté à l'autre. Satisfaisante pour l'esprit, une Ielle description pourrait bien, dans sa clarté, cacher les véritables détours qu'a empruntés la représentation de la mort pour changer, peu à peu, de signification.

Les modifications qui ont affecté la représentation chrétienne de la mort, au XVIe siècle, ont un caractère diffus. Elles touchent, d'une façon parfois remarquable, parfois imperceptible, à des périodes diverses, tel élément de la forme, tel élément du contenu. Le plus souvent, un ensemble de figurations, celles du "corps mort", à partir de la fin du XHe siècle, celles de l'au-delà, aux XVc et XVIe siècles,

CONCLUSION 784

transforme peu à peu les relations qu'il entretenait avec d'autres figurations, entraînant ainsi une évolution partielle de la représentation de la mort. Tantôt, des figures nouvelles apparaissent pour représenter des idées traditionnelles sans que la nécessité de leur invention soit immédiatement compréhensible : les figures de la folie et du fol offrent, au cours du XlIIe siècle, l'exemple d'une telle naissance. Inversement, des notions, des figures d'emploi jusqu'alors courant sont de moins en moins utilisées, puis disparaissent : celles de purgatoire, chez les Evangéliques et les protestants, la figure du fol-bouffon, après 1550. Certaines passent d'un courant de pensée à l'autre, d'un genre à l'autre : le macabre s'efface de la littérature évangélique puis réapparaît dans la littérature réformée ; le fou sort de la littérature religieuse, pour envahir le théâtre et le roman. Des figurations, par contre, demeurent apparemment en l'état mais la signification dont elles sont porteuses se modifie, telles celles du néant dans les Essais de Montaigne. Des notions sont créées ou prennent une nouvelle actualité pour venir justifier après coup les évolutions de certaines figurations et rétablir une cohérence menacée. On le voit, tous ces changements n'ont rien de spectaculaire. Seule l'étude patiente d'un grand nombre de textes littéraires permet d'en dégager les contours. Pourtant, ce sont eux qui, confondus, finissent par donner à la représentation de la mort à la Renaissance un visage différent. Plusieurs phénomènes d'ensemble paraissent la caractériser.

L'individualisation et l'intériorisation sont deux phénomènes marquants de la représentation de la mort à la Renaissance. Certes, ils ne se confondent pas : la représentation réformée de la mort, par exemple, est très individualisée et recourt à des figures tout autant extérieures qu'intérieures. Mais ils s'unissent d'une façon inséparable pour définir "l'homme moderne". La représentation intérieure de la mort prend, en effet, au cours du Moyen-âge, un sens nouveau lorsqu'elle se trouve confrontée non plus tant à la notion de "nature humaine", comme jusqu'alors, qu'à celle d'individu.

Du Xlle au XVIe siècle, on passe insensiblement d'une conception où la mort est représentée comme un événement de la vie, à une conception où elle devient surtout un événement du "moi". Le

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mouvement se manifeste tout d'abord par l'intérêt croissant que prend, dans la représentation de la mort, l'heure de la mort. Les figurations qui illustraient l'histoire du chrétien, de la naissance à l'éternité, celles du Péché, du jugement, du Ciel, de l'Enfer, par exemple, s'y regroupent peu à peu. Les premières grandes étapes de cette évolution sont marquées par Hélinant de Froidmont, Thibaut de Marly, Robert de l'Omme, les divers poèmes de la légende des Trois morts et des trois vifs, les danses macabres, les Arts de mourir, les mystères. D'un côté, les figures du Ciel et de l'Enfer hantent de plus en plus l'espace terrestre et côtoient les mourants. De l'autre, le repentir in extremis prend une importance qu'il n'avait jamais eue : comme l'avait bien vu Commynes, il permet d'effacer une vie d'insouciance et de parcourir en un instant, le dernier, une histoire du salut jusqu'alors oubliée. Une notion spirituelle nouvelle, celle de jugement particulier vient, à la même époque, justifier ce rassemblement de figures et lui donner sens : elle permet d'enseigner que l'homme joue son salut au dernier instant de sa vie et qu'il sait, avant de franchir le "pas", quel sera son destin éternel ; il est jugé "particulièrement". Les Arts de mourir et la poésie de Villon offrent la meilleure synthèse de ce changement.

L'individualisation de la mort affirme également certains de ses traits de caractère à travers l'évolution que subit, à la même période, le couple inséparable formé, dans la mentalité chrétienne, par le Péché et la Mort. On constate que lorsqu'apparaît, en littérature, la Mort en personne, l'art chrétien s'efforce de maintenir l'ancien équilibre entre les deux notions de Mort et de Péché, en suscitant une figure du Péché en personne. La figuration du fou et de la folie aura ce rôle, au cours du XIIlc siècle. Ces développements qui, eux aussi, s'étendent sur plus de trois siècles, permettent d'esquisser les contours d'une nouvelle représentation de la mort, où à la découverte progressive de la mort individuelle correspond une folie rapportée, elle aussi, à l'individu. Cette idée est déjà exprimée, au XlIIe siècle, dans un ouvrage comme le Manuel des Péchés. Mais il faudra le long travail théologique et spirituel des Evangéliques, de Pinelle, de Briçonnct, de Lefèvre d'Etaples, de Vitrier, de Marot ou de Marguerite de Navarre pour qu'elle prenne une

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place consciente et affirmée. Les notions nombreuses qui assument cette tâche dans la spiritualité évangélique n'ont rien de "flou". Nous avons montré la précision qui est la leur lorsqu'on les rapporte à la démarche centrale de l'évangélisme : harmoniser la notion de nature humaine e t celle, encore confuse, d'individu. C'est avec l'œuvre des Evangéliques que la littérature chrétienne comprendra comment, à partir d'une nature qui est mort et vie, l'individu choisit à tout instant, dans sa propre histoire, sa mort ou sa vie. La littérature des protestants, de Calvin à Duplessis-Mornay, poussera à son point extrême cette évolution en réduisant chaque homme à son individualité, autrement dit en confondant la nature humaine et l'histoire individuelle. La notion de prédestination est la justification spirituelle de cette nouvelle représentation. Revenant aux sources augustiniennes, les calvinistes, un Goulart, un Tagaut, un Rouspeau, soutiennent, contrairement aux Evangéliques, que la "nature humaine" n'est que mort. La Vie ne dépend que de la Grâce de Dieu ; elle est "imputée" à certains de toute éternité. L'individu est ainsi prédestiné "à mort ou à vie" dès sa naissance. Chacun des actes de sa vie est le signe de cette réalité définitive qu'il confirme à chaque instant.

L'écho de tous ces mouvements d'idées est sensible dans les Essais. Mais l'apport de Montaigne est d'avoir révélé une dimension tout à fait nouvelle de l'individualisation de la mort, la dimension profane. Montaigne l'isole peu à peu, à partir d'une étude de la "crainte" de la mort, cette crainte bien particulière qui reste, chez le "chrétien ordinaire", lorsque la foi a fait son œuvre. Montaigne assimile cette crainte irréductible à une prise de conscience par le "moi" de son attachement à l'existence terrestre. C'est à ce moi-là que Montaigne destine une préparation à la mort dont le but n'est plus le "passage" dans l'éternité mais l'appropriation, par l'individu, de la peur qu'il a de se perdre dans la mort.

Sous l'influence de l'individualisation, la représentation intérieure de la mort prend, à son tour, une forme nouvelle au bas Moyen-âge. Elle apparaît à peine dans la représentation du Péché sous les figures de la folie, au cours du XIIlc siècle. Mais elle s'affirme surtout à la faveur du grand mouvement de contestation du macabre, inauguré au

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début de la Renaissance par la littérature évangélique. L'importance prise par une représentation dont les figures de plus en plus extérieures se regroupent autour de l'heure du "passage" devenait une menace pour la spiritualité chrétienne : les Evangéliques, un Marot surtout, en ont conscience. Ils renoncent alors à des figurations qui finissent par "cacher" la vérité chrétienne au lieu de la "représenter". Lorsqu'on considère l'histoire de la représentation de la mort, de la fin du Xlle siècle au milieu du XVIe, tout se passe comme si la littérature évangélique abandonnait l'utilisation des figures extérieures au moment où celles-ci ont accompli l'essentiel de leur œuvre, qui consistait à rendre plus individuelle la mort. Les Evangéliques conservent ce dernier acquis en le spiritualisant. Ils retournent, pour cela, à la source de la représentation chrétienne de la mort, afin de substituer à cette "fausse" chimère les "vraies" figures de la mort. Le recours aux Evangiles, aux Pères et aux Mystiques, ramène la représentation de la mort à ses figures les plus anciennes et donc les plus intérieures. Cependant, à la différence de la mort dans le christianisme primitif, la mort évangélique n'est plus seulement confrontée, au cœur de chacun, à la commune "nature humaine", mais à la conscience naissante de l'individualité. A l'aide des notions d"'Esprit", d'"intérieur" et d"'extérieur", certains libertins spirituels, tel l'auteur des Traités Mystiques, mènent cette intériorisation à son développement extrême, en voyant dans la mort une réalité dont l'Individu peut se rendre entièrement maître. Reprenant l'idée évangélique selon laquelle le passage de la Mort à la Vie a lieu sur terre, les Traités Mystiques affirment que le chrétien "spirituel" arrivé au terme de sa "sainteté" ne meurt pas vraiment. Il passe "entier" dans l'au-delà. Mais l'œuvre des libertins spirituels ne se réduit pas à ce complément révélateur. Elle mérite surtout une place à part parce que c'est en elle que l'époque prend conscience du mouvement d'intériorisation de la mort comme d'un progrès, d'une "Renaissance". Ici encore, les Essais apportent leur note personnelle en transférant la justification des figures intérieures de la mort du domaine religieux au domaine profane. Montaigne élargit le champ de la critique évangélique en remarquant que ce ne sont pas seulement les représentations extérieures de la mort qui

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cachent la "vraie mort" mais toutes les représentations humaines. Il insiste plus encore sur un autre point : les "cérémonies" mortuaires sont pernicieuses car elles empêchent l'Homme de se retrouver seul avec sa mort.

Ces transformations donnent à la mort un aspect plus individuel et plus intérieur. Elle concourent également, nous l'avons noté ici et là, à lui donner un aspect plus terrestre. Si, de ce point de vue, la plupart des œuvres gardent une perspective religieuse, le roman de Rabelais et les Essais de Montaigne confèrent à cet aspect terrestre une tonalité résolument profane. Rabelais utilise ainsi, dans l'épisode de l'agonie de Raminagrobis, la structure habituelle aux Arts de mourir mais en remplaçant chacun des éléments religieux par des éléments profanes : les bons et les mauvais voisins sont à la place des anges et des diables, le témoignage d'une vie qui fut droite tient lieu de jugement particulier, l'au-delà vers lequel regarde Raminagrobis est celui de ses prémonitions terrestres. Les épisodes de la mort de Badebec ou de Langey offrent, entre autres, les mêmes enseignements. Dans les Essais, la démarche csi beaucoup plus ample. Pour représenter le "mourir", Montaigne ne garde de la représentation de "l'heure de la mort" que la structure externe (conscience, subconscience, inconscience) et l'investit d'une figuration empruntée à la représentation chrétienne de la mort et de l'au-delà immédiat : les "derniers instants", le trépas, l'"état intermédiaire". Le mélange d'une structure reprise de la tradition de "l'heure de la mort" et de représentations qui fondent, depuis toujours, la vision chrétienne de la mort et de l'au-delà amène Montaigne à envisager ce qui n'avait jamais été possible avant lui, le "passage" et "l'état intermédiaire" dans une perspective uniquement terrestre.

Certaines évolutions d'un autre ensemble de représentations, qui tient la place que l'on sait dans l'imaginaire de la Renaissance, celui de la Nature, achèvent de donner à la mort son plein épanouissement terrestre.

Les écrivains du XVIe siècle insistent plus que jamais sur la solidarité entre l'Homme et le reste de la Création. Cette solidarité n'a rien de "naturaliste", au sens où l'entendra le XIXc siècle : elle passe toujours par l'histoire de l'Homme. Sa représentation s'appuie sur le

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riche courant augustinien qui, à travers tout le Moyen-âge, caractérise les créatures par leur "imperfection" essentielle : l'imperfection rend explicable le choix du Péché par l'Homme, Péché dont le salaire, la Mort, rejaillit sur l'ensemble de la Création. Ces idées sont exprimées différemment selon les auteurs ; elles sont sous-jacentes à toutes les œuvres. Dans l'essentiel de la littérature évangélique et protestante, dans la poésie de Scève, l'analogie entre la mort dans la Nature et la mort de l'homme passe toujours, explicitement, par le Péché. Chez Rabelais, le rôle intermédiaire du Péché n'est mentionné qu'exceptionnellement mais sa conception du "corps" chrétien conserve à l'ensemble de la représentation une cohérence spirituelle sans défaut. Montaigne, pas plus que Rabelais, ne rappelle que le Péché est la source commune de la mort dans la Nature et de la mort de l'Homme. Mais il redit, après Ronsard, que l'une et l'autre font partie de l'essence de la créature, qui est "imperfection" par opposition à la seule perfection qui soit, celle de Dieu.

Dire que les grandes évolutions de la représentation de la mort à la Renaissance demeurent circonscrites à l'intérieur du système de pensée chrétien est peu dire : ce système ne leur fait pas seulement place, il leur donne naissance. Pourtant, au cœur de ces évolutions qui semblent avoir trouvé leur équilibre pour représenter la mort de "l'homme moderne", d'autres évolutions s'esquissent déjà, qui sont les avant-courriers d'un bouleversement beaucoup plus radical. On relève de telles prémices dans trois types de représentations.

3. VERS D'AUTRES HORIZONS

Le développement des figurations du "corps mort" et, simultanément, le rassemblement des contenus de pensée chrétiens autour de l'instant de la mort sont lourds de sens pour de futures évolutions. Ils ont progressivement amené les artistes à concentrer leur attention, dans la mort, sur le moment du "trépas" et sur les vestiges terrestres qui restent de l'homme après la mort. Les écrivains

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n'attribuent pas à leur figuration un sens païen ; ces figures souvent effrayantes sont là, au contraire, pour rappeler à l'homme son Péché ou son néant. Mais il faut croire que le paganisme était tout de même bien proche pour que la réaction des Evangéliques ait été si vive et si absolue. Le grand mouvement d'intériorisation de la mort qui occupe les cinquante premières années du XVIe siècle est à la mesure du danger que fit courir à la représentation chrétienne ce qu'on a coutume d'appeler, d'une façon trop limitative, le macabre. Le danger de cette évolution venait de ce qu'elle se combinait avec le platonisme ambiant, qui n'a jamais cessé, depuis les origines, de menacer la spiritualité chrétienne. L'œuvre de Ronsard présente un exemple éclatant de l'effet de cette conjonction redoutable. Sans que le processus soit tout à fait conscient chez lui, Ronsard met en cause dans sa représentation poétique de la mort la notion de "corps chrétien". Sa figuration n'oppose plus, dans "l'homme entier", corps et âme, une partie pervertie par le Péché et une partie "régénérée", une partie destinée à la Mort et une partie destinée à la Vie. La figuration, platonicienne, du dualisme de la matière et de l'esprit, la première étant signe de mort, la seconde signe de vie, est venue se superposer à la dualité chrétienne de la chair et de l'esprit. Dans la poésie de Ronsard, le corps est, la plupart du temps, assimilé à la matière et à la Mort, l'âme à l'immortalité et à la Vie. Le platonisme parvient ainsi, dans cette œuvre, à séparer radicalement les domaines du corps et de l'âme. Il permet le libre essor de développements indépendants sur le "corps mort", sans que le poète se rende compte que ce n'est plus tout à fait de la mort chrétienne et de l'Homme chrétien qu'il est question.

Une autre série de représentations, celle qui concerne la Nature, ouvre également une perspective vers de nouveaux horizons. On constate, en effet, au cours des XVe et XVIe socles, une évolution du rapport traditionnel entre la mort de l'homme et la mort dans la Nature. Pour résumer, disons que l'on passe, chronologiquement, par les étapes suivantes : 1. La mort dans la Nature a pour origine le Péché de l'homme. 2. La mort de l'homme et la mort dans la Nature ont la môme origine. 3. L'homme meurt parce qu'il appartient à l'ordre de la Nature. Certes, l'affirmation chrétienne selon laquelle la mort dans la Nature a

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pour origine le Péché de l'Homme n'est pas remise en cause explicitement. Le changement s'exprime, moins visiblement, dans la figuration de la mort "naturelle". L'évolution de la planche dite de YHomme anatomique, qui connut un succès inégalé entre 1485 et 1550, est exemplaire à cet égard. Alors que dans les premières planches, le lien entre la mort de l'homme et la mort universelle est clairement indiqué par le fou, figure du Péché, il s'efface dans les planches postérieures pour laisser face à face, en une sorte d'égalité de nature, la mort de l'homme et la mort universelle. On constate le même phénomène dans les œuvres de Scève, de Rabelais et de Ronsard, qui marquent comme les trois étapes d'un renversement progressif de situation. Scève, dans Microcosme, rappelle d'une façon insistante que la mort dans la Nature a pour origine le Péché de l'homme. La figuration rabelaisienne met surtout en valeur l'analogie d'essence divine qui unit le mouvement de la vie à la mort et de la mort à la vie dans le microcosme et le macrocosme. L'assimilation que fait Ronsard entre le corps humain et la matière originelle l'amène à réunir dans un seul destin la partie "matérielle" de l'homme et le reste de la Nature. L'assimilation va encore plus loin dans les Essais, puisqu'elle aboutit à l'affirmation que la mort est une "qualité" du vivant. Tout à l'heure, la poésie de Ronsard était le premier maillon d'une chaîne menant au macabre des romantiques et des symbolistes. Voici que les Essais ouvrent un chemin qui aboutira au naturalisme de Rousseau et au matérialisme de Diderot.

Une dernière évolution, riche d'avenir, se dessine au XVIe Niòcle. Longuement préparée, elle s'affirme pourtant dans les Essais avec une nouveauté étonnante. On sait que c'est au nom de la représentation révélée de la mort que les Evangéliques ont condamné la figuration macabre, dans laquelle ils voyaient une résurgence païenne. L'attitude est traditionnelle. Montaigne la reprend à son compte, lui qui rappelle, à maintes reprises, que seule la représentation révélée est "vraie". Mais il se distingue, d'une façon capitale, de ses prédécesseurs en utilisant la distinction classique entre les domaines révélé et humain pour considérer chacun d'eux dans son autonomie. Dans les Essais, à propos de la représentation de la mort, la distinction du religieux et du profane prend

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le relais d'une séparation entre le sacré et le païen. Les représentations purement humaines de la mort sont ainsi abordées comme des créations culturelles. Pour les comprendre, Montaigne passe de l'ordre de la vérité à celui de leur utilité sociale. En somme, les Essais inventent un lieu de réflexion profane, où la représentation de la mort n'est plus envisagée comme un objet de foi mais comme une vision du monde. C'est seulement avec les œuvres d'inspiration historique ou sociologique des XIXe et XXe siècles, celles d'Augustin Thierry et de Michelet, ou bien le Musée imaginaire d'André Malraux, que les possibilités qui s'offraient alors achèveront de fructifier. La Renaissance ouvrait sur bien des horizons.

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