Litterature Francaise

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  • LITTERATURE FRANAISE

    LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE

    Mise en uvre et coordination ditorale Nathalie Khatchatrian

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    LITTERATURE FRANAISE

    LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE

    Mise en uvre et coordination ditorale Nathalie Khatchatrian

    2004

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    LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE ` . .: .: , 2004. - 160 :

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    2004.

    ISBN 99930-79-18-9 , 2004.

    0134(01) 2004

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    LE MOYEN AGE Lexpression Moyen Age dsigne traditionnellement une

    priode intermdiaire qui spare lAntiquit des Temps modernes. La tradition fait commencer cet ge en 476, lors de la chute du dernier empereur romain dOccident, et le fait finir en 1453, quand les Turcs semparent de Constantinople.

    A lpoque ou lEmpire seffondre, le christianisme a triomph. Puissance morale, capable de rsister aux invasions barbares, il maintient une certaine unit idale contre la dislocation politique et le morcellement territorial. Pendant tout le Moyen Age il restera la force morale et culturelle applique maintenir une part essentielle de la culture antique, compenser les antagonismes nationaux.

    LE HAUT MOYEN AGE Schmatiquement on peut appeler haut Moyen Age la

    priode de troubles et de gestation qui va du Ve au Xe sicle: des structures politiques se dessinent; dans les anciennes provinces romaines, des langues se dgagent du latin. A la suite des invasions des tribus germaniques Francs, Ostrogoths, Wisigoths et Vandales, une premire runification du territoire gaulois est accomplie par Clovis, roi franc de la dynastie mrovingienne, qui se convertit au catholicisme en 496. Aprs sa mort, la puissance des rois mrovingiens diminue;: ils cdent peu peu le vritable pouvoir aux maires du palais, hauts fonctionnaires prposs la surveillance des nobles. Lnergie et lhabilet des derniers maires, Charles Martel et Ppin le Bref, dterminent le changement de dynastie: Ppin est couronn en 754.

    Son fils Charlemagne (742-814), empereur dOccident en 800, semble restaurer la grandeur passe; malgr quelques progrs dans ladministration et un dbut de la renaissance intellectuelle, son oeuvre est fragile. Aprs sa mort, lEmpire est morcel, lautorit royale est mise en pril par de nouvelles invasions, celles des Hongrois, des Sarrasins et surtout des Normands.

    Lpoque fodale Le Moyen Age proprement dit, dfini par des institutions

    politiques, des idaux moraux et culturels, des formes littraires

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    stend du XIe au XIIIe sicle. Cest lge fodal qui atteindra un vritable panouissement: une langue matrise et enrichie permet dexprimer et de favoriser les conqutes dune civilisation sre delle-mme, fonde sur lalliance de la foi chrtienne, de lidal chevaleresque et des institutions de la fodalit.

    Les structures fodales de la socit et les institutions fodo-vassaliques, qui atteignent leur apoge au dbut du XII sicle et qui ragissent la pense et les murs ont commenc se dessiner ds la chute de lEmpire romain et se mettent en place aprs la mort de Charlemagne. Le vassal, par lhommage et la foi, sengage auprs dun seigneur, son suzerain, il reoit un fief, une terre dont il tire sa subsistance. Ces fiefs deviennent rapidement hrditaires. Malgr ses avantages, un tel systme nassure pas le bon fonctionnement du pouvoir central. Les rois, thoriquement placs au sommet de la hirarchie, sont privs de leur souverainet sur lensemble du territoires par leurs grands vassaux. Lun des grands desseins de la politique royale au Moyen Age, quil sagisse des souverains captiens ou des Valois, a t de rtablir contre les grands fodaux un Etat cohrent et fort.

    Ces difficults politiques nentravent pas, aux XIe et XIIe sicles, un renouveau conomique qui assure la prosprit des villes et favorise la vie luxueuse de la noblesse. LEglise sait aussi profiter des circonstances pour multiplier et orner les difices vous au culte. Elle favorise les grandes entreprises dunification spirituelle par la diffusion de la culture dans les coles et surtout les universits, par lappel aux armes contre les menaces de lIslam. Les Croisades 1sont encourages par la Papaut, elles ne doivent pas seulement reconqurir les lieux saints dOrient, elles empchent partiellement que la fodalit ne se dchire en guerres intestines.

    Les XIVe et XVe sicles sont souvent considrs comme le temps du dclin de la civilisation mdivale. Il est certain que la dtermination de quelques souverains nergiques et particulirement de Philippe le Bel (1285-1314) renforce le pouvoir royal aux dpens de la fodalit et mme de la Papaut. Les ravages de la guerre de Cent ans et le marasme conomique sont peu favorables 1 On en distingue traditionnellement huit: 1096-1099, 1147-1149, 1189-1192, 1202-1204, 1217-1221, 1228-1229,1248-1254,1270

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    lenrichissement des idaux passs, mais, dans une littrature de plus en plus ouverte aux vnements, commence se manifester un sentiment national que la plus haute figure du relvement militaire, Jeanne dArc, incarne admirablement.

    Louis XI (1423-1483) achve la restauration de lunit nationale. Le terrible roi vainc dfinitivement la fodalit. La politique a eu raison des prestiges de laventure, les historiens succdent aux potes.

    La langue mdivale La romanisation qui suivit la conqute romaine entrana

    lexpansion de la langue latine sur le territoire de la Gaule. Il faut distinguer le latin correct, enseign dans les coles, du latin couramment parl par les militaires et les marchands. Vainqueur des parlers indignes, le latin rsista la dislocation de lEmpire au Ve sicle et aux invasions barbares. Aprs une priode de bilinguisme, les parlers germaniques, introduits par les Francs seffac rent. Le latin parl, soumis aux influences celtiques et germaniques, connut une volution rapide. Il saltra si considrablement quau Concile de Tours (813), les vques dsireux de garder le contact avec les fidles laques recommandrent dutiliser la langue vulgaire, le roman dans les sermons.

    Une srie de causes complexes, ethniques et politiques, fit voluer cette langue romane vulgaire, qui prit des formes diffrentes suivant les rgions. Sur les terres franaises on distinguent la langue doc (oc, du latin hoc, signifie oui), parle dans le Sud (Limousin, Auvergne, bassin de la Garonne, bassin du Rhne), de la langue dol (du latin hoc ille) parle dans le Nord. Mais si lusage de langue doc a trs vite constitu une langue provenale assez homogne, les premiers textes franais apparaissent au contraire dans les dialectes diffrents tels que le picard, le wallon, le lorrain,, le bourguignon, langlo-normand, le francien. Ce dernier dialecte, en usage dans le domaine royale de lIle-de-France devait lemporter avec le temps. Les crivains tant conscients de la ncessit dune unification linguistique, ont ragi contre les provincialismes et ont impos peu peu lusage parisien.

    On appelle ancien franais la langue de lpoque fodale telle quon peut la lire dans la littrature potique, romanesque et thtrale

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    du XIe au XIIIe sicle. Cette langue la musicalit nuance grce au grand nombre de voyelles et de diphtongues a conserv une dclinaison deux cas, sujet et objet. Avec la disparition progressive de la dclinaison deux cas finit lancien franais. La langue modifie ses structures, limportance de lordre des mots saccrot ainsi que le rle des articles et des pronoms. Le lexique slargit grce de nombreux emprunts au latin. Mais ce moyen franais, comme on lappelle, devait aussi voluer considrablement au cours des XIV,XV et XVI sicles.

    LES PREMIERS TEXTES LITTERAIRES Le premier document en langue vulgaire que nous possdons

    est le texte des serments (les Serments de Strasbourg), prononcs devant les troupes par Charles le Chauve et Louis le Germanique, fils de Louis le Pieux, dcids mettre fin leurs dissensions en 842.

    La Squence de sainte Eulalie, crite en 881, le fragment dhomlie sur Jonas, la Vie de saint Lger au Xe s., la Vie de saint Alexis au XIe, montrent que les premires oeuvres conserves sont dinspiration religieuse, probablement destines la rcitation publique et sont reprises des sources latines.

    Vie de saint Alexis En 125 strophes de 5 dcasyllabes assonances, ce pome retrace la

    vie de lascte Alexis au IVe s. Fils unique dun grand seigneur de Rome, Alexis consent un brillant mariage. Mais son cur est Dieu et, ds le soir des noces, il renonce la vie facile et heureuse qui lattend, senfuit, distribue ses biens aux pauvres. Il reviendra Rome, inconnu, et se fera hberger sous lescalier de sa propre demeure sans rvler son identit. Cette existence misrable et sainte dure 17 ans. Lorsquil sent venir la mort et alors quune voix sortie dune glise proclame quun saint va entrer dans la gloire de Dieu, Alexis consigne sur un parchemin lhistoire de sa vie.

    Lauteur anonyme a su jouer avec beaucoup dmotion du

    contraste entre lhrosme serein dAlexis et les sentiments humains de sa famille. Voici quelques strophes de la dploration funbre de lpouse du saint, ainsi que la fin moralisante du pome:

    XCVII Belle bouche, beau visage, belle silhouette,

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    Comme jai vu change votre belle apparence! Je vous ai plus aim quaucune crature! Jai ressenti aujourdhui une si grande douleur! Il aurait mieux valu pour moi, ami, que je sois morte.

    XCVIII Si javais su que tu tais l sous lescalier, O tu es rest longtemps malade, Le monde entier naurait pu me dtourner Daller avec toi habiter: Si jen avais eu le loisir, je taurais bien gard.

    XCIX Dsormais je suis veuve, sire, dist la vierge, Jamais je naurais de joie, car ce ne peut tre, Et je naurais jamais sur cette terre dpoux charnel. Je servirai Dieu, le roi qui gouverne tout: Il ne me faillira pas, sil voit que je le sers. ..

    CXXII Saint Alexis est au ciel sans aucun doute, Avec Dieu, en compagnie des anges, Avec la vierge dont il se tint tellement en cart; Dsormais il la avec lui, leurs mes sont ensemble: Je ne sais vous dire combien leur joie est grande.

    CXXIII Comme ce saint homme, Dieu, en cette vie mortelle, A subi de bonnes preuves et a servi bonnement! Car dsormais son me est remplie de gloire: Il a ce quil veut, il ny a rien en dire; Et par-dessus tout il voit Dieu lui-mme.

    CXXIV Malheureux! Misrables! Comme nous sommes prouvs! Car nous voyons en cela que nous sommes insenss. Nous sommes si aveugls par nos pchs Quils nous font oublier la vraie vie: Notre flamme devait tre rallume par lexemple de ce saint homme.

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    CXXV Gardons, seigneur, ce saint homme en mmoire, Prions-le de nous librer de tous maux: Quen ce monde il nous procure paix et joie, Et en lautre la gloire plus durable Dans le Verbe lui- mme: rcitons ce propos un Pater noster.

    Lauteur du pome met au point un genre le rcit

    hagiographique, dont le succs sera durable. Mais cette littrature reste lie aux productions latines dues aux crivains rudits, les clercs. Il faut attendre la fin du XIe s. pour lapparition de lpope et du lyrisme, dues la tradition plutt orale.

    Auteurs et publics A ct des clercs forms par lEglise, qui avaient accs, grce

    aux bibliothques monastiques, la culture antique et religieuse, existaient dautres crateurs qui sadressaient des publics fort divers.

    Les mnestrels sont dabord la fin de lpoque mrovingienne, probablement des crivains lis un seigneur et qui composent pour le plaisir de leur matre des oeuvres gnralement divertissantes. Il semble quils soient assez rapidement passs du rle de crateur celui dexcutant. Mais la condition dcrivain gag, entretenant les gots et les rves des cours aristocratiques, sera maintenue pendant tout le Moyen Age.

    Les jongleurs sadressaient un public beaucoup plus vaste et composite: aristocratique dans les chteaux, populaire sur les places de foire ou les routes de plerinage. Hommes de spectacle la vie errante, acrobates et montreurs de btes, les jongleurs interprtaient aussi des compositions littraires, chansons ou vastes narrations piques. Ceux dentre eux qui avaient pu sinitier au savoir, pouvaient eux-mme enrichir leur rpertoire de pomes crits en fonction des gots de leurs publics. Ceux-l mritent le nom de trouvres, ( trouveurs, crateurs). Mais si tous les jongleurs ne sont pas trouvres, tous les trouvres ne sont pas jongleurs. Ainsi, les nobles cultivs qui composent de difficiles et raffins pomes damour confient-ils la plupart du temps linterprtation de leurs oeuvres des excutants talentueux.

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    Ainsi, pour apprcier une oeuvre mdivale il faut avoir en vue ses origines, clricales ou profanes, la condition sociale de son auteur, sa diffusion, large ou restreinte, orale ou crite, sa forme et son esprit. Beaucoup de textes sont loigns de leur version premire, car ils pouvaient tre remanis par des copistes soucieux dy ajouter leur touche personnelle ou dsireux de les adapter aux gots dun public nouveau.

    LES CHANSONS DE GESTE Des premires productions de la littrature franaise, lune des

    plus abondantes est pique. Ds la fin du XIe sicle apparaissent les chansons de geste ( du latin gesta actions, exploits), longs pomes narratifs, destins la narration publique. Leur diffusion, dabord exclusivement orale, tait assure par les jongleurs qui en taient les auteurs, les adaptateurs ou simplement les interprtes. Ces oeuvres chantent les hauts faits des hros carolingiens ennoblis ou invents par la lgende. Il fallait donner la socit fodale une image idale o elle pouvait se reconnatre et se fortifier. Les premiers crateurs seffacent derrire leur sujet. Beaucoup de chansons sont alors anonymes

    La forme des chansons de geste nobit pas des rgles trs strictes. La longueur des pomes varie de 2000 20000 vers. Ces vers sont le plus souvent des dcasyllabes coups 4+6, mais on trouve aussi des chansons crites en alexandrins et en octosyllabes. La caractristique essentielle des pomes piques est le groupement des vers en units musicales de longueurs variables, les laisses. Celles-ci sont construites sur la mme assonance ou, dans les chansons plus tardives, sur la mme rime.

    Des nombreuses chansons de geste qui devaient exister aux XIIe et XIIIe sicles, une centaine de pomes nous ont t transmis par des copies manuscrites, proposant souvent plusieurs versions dune mme chanson. Il sagit plutt non pas des copies, mais des remaniements et mme, comme le disait Joseph Bdier, de remaniements de pomes dj remanis. Ainsi une version de la Chanson de Roland (manuscrit dOxford) compte 4002 vers assonancs, lun des manuscrits de Venise 6012 vers dabord assonancs, rims ensuite, lautre 8880 vers en laisses rimes.

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    Les jongleurs accompagnaient leur rcitation des sons de leur vielle. Ctait dun vritable spectacle quil sagissait, probablement tendu sur plusieurs journes. Les jongleurs sadressaient des publics trs divers, ils exeraient leur art aussi bien dans les salles des chteaux, loccasion des ftes, que sur les places publiques, lors des foires et des grands plerinages.

    Caractres des chansons de geste Lacte pique par excellence, cest lacte guerrier. Cest la

    bataille qui permet aux vertus du chevalier de spanouir. Il dpense son courage et sa force au service de son suzerain, souvent contre lennemi de toute la socit fodale et chrtienne le Sarrasin. Les combats que relatent les chansons se droulent tous selon un processus presque immuable: la rencontre de deux armes (ou pour mieux dire, des faibles forces chrtiennes et des multitudes paennes), la description dquipements effrayants, les assauts la lance, puis lpe. Dans la mle quelques gros plans isolent les personnages les plus importants en des combats qui rsument la rencontre.

    Le hros pique semble lui aussi dou de vertus traditionnelles: force inhumaine qui lui permet de porter des coups dpe qui tranchent ladversaire en deux et abattent le cheval, courage qui lui fait endurer la faim, les souffrances physiques et morales, malgr les blessures et la mort de ses compagnons. On rencontre quand-mme des caractristiques individuelles propres impressionner le public populaire: la barbe fleurie de Charlemagne, le curt nes (le nez court) de Roland. Les qualits des hros sont souligns aussi par des pithtes qui ne sont pas interchangeables: le preux Roland, le sage Olivier. Ladversaire, labominable sectateur de Mahomet, mme prsent sous le plus mauvais jour, ne manque pas de grandeur.

    Pourtant le hros pique nest quun lment dune collectivit: avec Charlemagne, avec Guillaume, cest la dulce France et tout le monde chrtien qui luttent, souffrent et finissent par vaincre. Il est donc logique qu ces forces humaines sajoute le secours des forces divines.

    La souffrance est indispensable, car elle recle une leon: elle est noble lorsquon la subit pour son suzerain et pour Dieu.

    Il y a deux points de vue sur les origines de lpope franaise: les traditionalistes (Gaston Paris, Menendez Pidal) insistent sur le

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    caractre collectif et populaire de la cration pique. A cette tendance sociologique soppose une tradition dite individualiste de Joseph Bdier, qui pense que la qualit des meilleurs pomes suppose des crateurs gniaux. Les mdivistes contemporains prfrent la conciliation.

    LA CHANSON DE ROLAND Le clbre manuscrit dOxford est crit en dialecte anglo-

    normand qui ne permet pas de juger le dialecte original du pome, car malgr sa qualit et son anciennet, le texte dOxford nest quune copie. On peut dire seulement que ce manuscrit prsente la version la moins dforme de ce que fut la chanson originale.

    On date le manuscrit dOxford du deuxime quart du XIIe s. Le pome dont il est la copie, peut tre situ vers la fin du XIe s., dans latmosphre de la premire croisade.

    Il est aussi difficile dattribuer la Chanson de Roland un auteur. Le dernier vers du pome semble apporter une indication:

    Ci fait (finit) la geste que Turoldus declinet. On ne peut donner un sens prcis aux mots geste et declinet.

    On ne peut que supposer que geste signifie chanson ou chronique, mais faut-il traduire le verbe declinet par traduit, copie, met en vers, dclame, termine? Et Turold est-il auteur, copiste ou simple jongleur interprte?

    La geste Aprs 7 ans de victoires en Espagne, lempereur Charlemagne na

    plus quune cit vaincre, Saragosse, tenue par le roi sarrasin Marsile. Celui-ci, jouant sur la lassitude des Francs, offrira lempereur de riches prsents et de nobles otages qui tmoigneront de sa volont de se rendre et de se convertir si les chrtiens rentrent en France. En fait, il a seulement lintention dloigner larme franque qui le menace. Une ambassade rapporte ces propositions Charlemagne qui prend conseil auprs de ses barons. Roland rappelle que Marsile a dj tromp les Francs et refuse de ngocier, mais Ganelon son partre (beau-pre) et les autres barons, sduits par la paix,, emportent la dcision de lempereur. On enverra donc un ambassadeur auprs du roi Marsile. Lentreprise est dangereuse: Ganelon, que Roland fait dsigner pour cette mission, laisse clater sa colre et jure de tirer vengeance de ce quil considre comme une menace.

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    Ganelon est un baron noble et fier, mais, habilement interrog par Blancandrin, lambassadeur paen, il se laisse emporter par sa rancur: puisque lobstacle la paix dsire par les deux partis est Roland quil prisse. Cest ce qui est dcid lissue dune entrevue dramatique avec le roi Marsile. Ganelon fera dsigner Roland larrire-garde des troupes franques quittant lEspagne, et les Sarrasins lattaqueront au passage des cols.

    La flonie russit. Roland na garde de refuser le poste dangereux. Accompagn des douze pairs et de 20 mille guerriers, il rencontre limmense arme sarrasine Roncevaux. Press par son compagnon Olivier de sonner du cor pour avertir lempereur, Roland, soucieux de sa gloire, prfre engager le combat avec ses modestes troupes. La bataille dont lissue funeste est annonce par lauteur est un pisode inoubliable par lmotion quil suscite. Les Francs vainqueurs lors du premier assaut, meurent lun aprs lautre, ils ne sont bientt plus que quelques dizaines. Roland, alors que lhrosme et la souffrance ont lav de tout lorgueil, sonne de lolifant afin que Charlemagne puisse venger lextermination de son arrire-garde et que le sacrifice des douze pairs ne devienne pas un dsastre pour la chrtient.

    CXXXIII

    Roland a mis lolifant sa bouche, Il le tient solidement, il le sonne avec grand force. Les monts sont hauts et la voix est trs longue, A plus de trente lieues ils lentendirent rsonner. Charles lentend et toute sa compagnie. Le roi dit: Nos hommes combattent! Et Ganelon lui rpondit au contraire: Si un autre le disait, cela semblerait grand mensonge

    AOI2

    CXXXIV Le comte Roland, avec peine et effort. En grande douleur sonne son olifant. Le sang clair lui en jaillit de la bouche. La tempe de son cerveau en est rompue. La porte du son quil corne est trs grande; Charles lentend, qui est sur le point de passer les ports.

    2 Exclamation de sens nigmatique, que lon retrouve dans plusieurs textes, dont elle rvle lorigine orale

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    Naimes le duc lentend, et les Francs lcoutent. Le roi dit: Jentend le cor de Roland! Jamais il nen aurait sonn, sil navait t occup combattre. Ganelon rpond: Pas trace de bataille! Vous tes dj vieux, votre barbe est blanche et fleurie; De telles paroles vous font ressembler un enfant. Vous connaissez bien le grand orgueil de Roland; Cest merveille que Dieu le supporte si longtemps. Il a dj pris Noples sans votre commandement; Les Sarrasins de lintrieur firent une sortie, Ils combattirent contre Roland le bon vassal, Avec leau des rivires ensuite il lava le sang sur les prs; Il le fit pour que cela ne se voie pas. Pour un malheureux livre il va cornant tout le jour Maintenant il samuse devant ses pairs. Sous le ciel il ny a personne qui oserait lui proposer les combat. Chevauchez donc! Pourquoi vous arrtez-vous? La Terre Majeure 3 est bien loin devant vous.

    AOI CXXXV

    Le comte Roland a la sanglante. La tempe de son cerveau est rompue. Il sonne lolifant avec peine et douleur. Charles lentend et ses Francs lentendent. Le roi dit: Ce cor a longue haleine! Le duc Naimes rpond:Cest un baron qui se peine de souffler! Celui-ci la trahi, qui vous conseille lindiffrence. Armez-vous, et criez votre enseigne, Et secourez votre noble maisnie4: Vous entendez bien que Roland se dsole!

    CXXXVI

    Lempereur a fait sonner ses cors. Les Francs descendent, et ils sarment De hauberts et de heaumes et dpes dores. Ils ont de beaux boucliers et des pieux grands et forts, Et des gonfanons 5 blancs et vermeils et bleus.

    3 La terre des aeux 4 Votre noble parent 5 Etendards de combats faits de plusieurs bandelettes de couleurs diffrentes

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    Tous les barons de larme montent sur leurs destriers. Ils pressent leurs chevaux aussi longtemps que durent les ports, Il ny en a aucun qui ne dise l0autre: Si nous voyions Roland avant quil ne ft mort, Ensemble avec lui nous donnerions de grands coups. De cela, qui sen soucie? Car ils ont trop tard.

    Puis les trois hros majeurs de la bataille meurent: Olivier le

    sage, le compagnon fraternel, rconcili avec Roland, larchevque Turpin, aussi charitable prtre que redoutable massacreur des paens, Roland enfin, aprs avoir rassembl les cadavres de ses compagnons, expire, non sous les coups de lennemi en fuite, mais les tempes rompues par leffort quil fit en sonnant du cor. Il fait dmouvants adieux Durandal, son pe quil ne peut briser, lempereur, la France et cest le visage tourn lEspagne quil meurt en tendant son gant vers Dieu.

    CLXXIII

    Roland frappe sur une pierre grise. Il en abat plus que je ne sais vous dire. Lpe grince, mais elle ne se rompt ni se brise. Vers le ciel elle a rebondi. Quand le comte voit quil ne la brisera pas, Tout doucement il la plaint en lui- mme: Ah! Direndal, comme tu es belle et trs sainte! Dans ton pommeau dor, il y a bien de reliques, Une dent de saint Pierre et du sang de saint Basile Et des cheveux de monseigneur saint Denis, Et du vtement de sainte Marie. Il nest pas juste que des paens te possdent: Cest par des chrtiens que tu dois tre servie. Ne soyez pas un homme capable de couardise! Jaurai par vous conquis tant de terres immenses Que tient Charles dont la barbe est fleurie! Et lempereur en est puissant et riche.

    CLXXIV Roland sent que la mort le prend tout entier Et que sa tte elle descend vers son cur. Sous un pin il est all en courant;

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    Sur lherbe verte il sest couch face contre terre. Il met sous lui son pe et lolifant, Il tourne sa tte du ct du peuple paen: Il la fait parce quil veut cote que cote Que Charles dise, ainsi que tous ses gens, Du noble comte, quil est mort en conqurant. Il bat sa coulpe petits coups rpts Pour ses pchs il tend Dieu son gant.

    Saint Gabriel et saint Michel emportent lme du martyr en paradis.

    Charlemagne arrive, taille en pices et noye dans lEbre les troupes paennes; Marsile, bless par Roland Roncevaux, se dsespre dans Saragosse, ses gens dtruisent leurs idoles, apparat lmir Baligant, chef de toute la paennet, que Marsile avait appel laide sept ans auparavant. Le sens et lissue de la bataille entre les forces de la Chrtient et celles de lIslam, fatale aux paens, apparaissent dans le combat singulier entre Baligant et Charlemagne. Celui-ci, rconfort par larchange Gabriel, tue son adversaire. Le soldat de Dieu est vainqueur, Saragosse est prise par les Francs, la reine Bramidoine, pouse de Marsile, emmene captive Aix.

    Cest l que sachve le pome, l que meurt la belle Aude, sur dOlivier et fiance de Roland, lorsquelle apprend la disparition du hros, cest l que se droulent le procs et le chtiment de Ganelon. Alors que le conseil de Charlemagne inclinait la clmence, Thierry, un jeune chevalier, soffre comme champion de lempereur et vainc Pinabel, un parent du tratre. Celui-ci meurt, cartel.

    Mais cette fin est la promesse de nouvelles preuves: saint Gabriel, messager de Dieu, appelle Charlemagne de nouveaux combats

    De lhistoire lpope Le pome est inspir par un fait historique: la demande dun

    chef sarrasin rvolt contre lmir de Cordoue, Charlemagne avait organis une expdition en Espagne. Aprs avoir franchi les Pyrnes, larme des Francs fut arrte devant Saragosse. Une rvolte des Saxons contraignit Charlemagne rentrer rapidement.

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    Alors quil repassait les Pyrnes, le 15 aot 778, son arrire-garde fut surprise par des Basques et extermine. Si lon croit un texte postrieur l vnement, la Vita Karoli dEdinhard (830), Roland, duc de Bretagne, aurait pri dans ce combat. Larchevque Turpin est connu de lHistoire, il nest mort quen 789 ou en 794, bien aprs Roncevaux. Quant Olivier et Ganelon, on les cherche en vain dans les chroniques.

    Les personnages Loutrance de lorgueilleux Roland le perd et perd avec lui les

    plus beaux reprsentants de la chevalerie franque, met en pril la puissance de la Chrtient. Mais cette faiblesse est rachete par le sacrifice du hros, par sa tendresse devant ses compagnons massacrs, par son humilit devant la vraie dimension du combat lorsquil dcide dappeler Charlemagne. Rdemptrice, la souffrance fait un saint du chevalier qui meurt conscient de sa double allgeance, son suzerain et Dieu.

    Olivier, le frre darmes, nest pas moins attachant. A lorgueilleuse pret de Roland, il oppose la lucidit, mais la sagesse nexclut pas le courage. Olivier voulait que Roland appelt laide avant le combat, mais quand celui-ci est engag, le preux ne songe plus qu bien frapper et bien mourir.

    Autre cration admirable et symbolique: larchevquechevalier Turpin. Il incarne parfaitement et vigoureusement lesprit de la croisade, la foi agissante qui animera plus tard tant de moines-soldats.

    Charlemagne est un vieil homme capable de tendresse et de lassitude, il est aussi llu de Dieu, le chef la vie peineuse qui regroupe autour de lui toutes les forces de lOccident chrtien.

    Reste Ganelon. Ce nest pas une image de tratre: le personnage est estim des Francs, courageux; mais las de combattre et irrit par lattitude de Roland, il ne sait pas mesurer ses ractions, il se laisse aveugler par la haine et ne voit plus que sa vengeance natteint pas un homme, mais son suzerain et toute la Chrtient.

    LES CYCLES DES CHANSONS DE GESTE Pour classer lensemble des chansons deux systmes sont

    possibles. Lun, chronologique, montre que les plus anciens pomes

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    sont gnralement les plus beaux et permet de suivre les altrations de lesprit pique sous linfluence du roman courtois et mme de la littrature historique jusquau XVe s.

    Lautre tient compte des sujets et ordonne les textes en trois cycles ou gestes. Ds la fin du XII s. cest ce classement qui tait propos par les jongleurs:

    Not que trois gestes en France la garnie; Du roi de France est la plus seignorie, Et lautre aprs bien est droiz que gel die Est de Doon a la barbe fleurie La tierce geste qui molt fidt a proisier Fu de Garin de Monglane le fier

    (Il ny eut que trois gestes en la riche France; la plus noble est celle du roi, lautre, il est juste que je le dise, est celle de Doon la barbe fleurie La troisime geste est celle du fier baron Garin de Monglane).

    En fait, lorigine, les auteurs crivaient leurs pomes sans souci de les insrer dans un ensemble. Mais le succs du genre a entran des trouvres multiplier les hauts faits des personnages les plus sduisants, leur inventer des enfances et des vieillesses, chanter les exploits de leurs compagnons ou de leurs parents imaginaires. Ainsi se sont constitus les cycles: autour dun personnage central ou dune ide. Il est bien vident que ces cycles ne sont pas des modles de cohrence, bien que les copistes tardifs, en rassemblant les textes, aient tent dliminer les disparates quils y relevaient.

    Le cycle de Charlemagne La personnalit de Charlemagne, ses prouesses, les grands

    vnements qui marquent sa vie de lenfance la vieillesse, font lunit de la premire geste, la plus segnorie, la plus noble. Les chansons retracent les principales batailles, en Italie, en Saxe, en Espagne, que menrent lempereur et ses pairs.

    Berthe aux grands pieds (la mre de Charlemagne), Mainet (le petit Charlemagne) relatent les msaventures de Berthe et du jeune Charles qui doit lutter contre les btards Rainfroi et Heldri pour conqurir son trne.

    Le plerinage de Charlemagne est lune des plus anciennes chansons:

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    Dsireux de voir si le roi Hugon de Constantinople lemporte sur lui en majest, Charlemagne part avec ses pairs en plerinage Jrusalem o ils se font offrir des reliques. Ils se dirigent ensuite vers Constantinople, o ils sont reus par Hugon. Dans leur chambre Charlemagne et ses pairs chauffes par le bon vin, se mettent gaber (se vanter dextraordinaires prouesses). Mis en demeure daccomplir leurs gabs par Hugon, qui les avait fait espionner, les Francs russissent limpossible grce aux saintes reliques quils transportent. Puis Charlemagne fait constater quil porte mieux la couronne que son hte.

    Ce court pome vaut aussi surtout par sa drlerie; sans doute nest-il pas dnu dintentions parodiques.

    La chanson de Roland, Aspremont, Otinel, Firabras rappellent les luttes des Francs contre les Sarrasins, Les Saisnes - les luttes contre les Saxons, Aiquin - la conqute de la Bretagne par Charlemagne.

    Le cycle de Doon de Mayence Ce nest pas un personnage, mais un thme gnral qui fait

    lunit du deuxime cycle, dit de Doon de Mayence: celui de la guerre fodale. Bien que les pomes retracent avec clat et sympathie les exploits des barons rvolts souvent juste titre contre leur seigneur, ce sont en dfinitive les principes de la hirarchie fodale qui sont dfendus contre lorgueil et la dmesure des hros. Fort heureusement, Dieu intervient pour ramener ceux-ci dans le droit chemin et leur repentir exemplaire efface leurs excs criminels.

    Gormont et Isembart est la plus ancienne chanson du cycle. Un fragment de 661 octosyllabes et des rcits romanesques permettent de reconstituer lhistoire du rengat Isembart qui, victime dune injustice de son roi, passe au service du paen Gormont. Dchir, il porte la guerre sur sa terre natale et meurt en se repentant.

    Raoul de Cambrai, Girard de Roussillon, La chevalerie Ogier, Renaud de Montauban (lhistoire des quatre fils Aymon) mettent aux prises de vaillants chevaliers avec leurs voisins ou leur roi. Lss dans leurs droits, les hros ne songent qu se venger et trop souvent se laissent emporter par la dmesure. Aprs de longues luttes qui ne russissent qu endeuiller les deux camps et affaiblir la Chrtient, les barons abandonnent leur vie de violence.

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    Le cycle de Garin de Monglane La figure centrale du troisime cycle est Guillaume au curt

    nes, mais cest un anctre imaginaire, Garin de Monglane, qui lui donne son nom. Guillaume lutta contre les Sarrasins, puis se fit moine et fonda une abbaye o il mourut saintement. Aux chansons qui rappellent les hauts faits de ce personnage se sont ajouts des pomes consacres ses aeux, ses frres, ses neveux.

    La chanson de Guillaume est un texte ancien, qui parait tre une version archaque de La chevalerie Vivien et dAliscans.

    Vivien, le neveu de Guillaume, combat avec ses faibles troupes le roi sarrasin Dram Larchamp prs de la mer. Les Franais sont crass sous le nombre. Vivien envoie Girart, son cousin, demander secours Guillaume. Il reste avec 20 hommes face aux paens. Il est bientt seul contre la multitude, bless, tortur par la faim et la soif que le flot sal ne peut tancher. Vivien va mourir fidle la promesse quil fit jadis de ne jamais reculer dun pied devant lennemi. Cependant Guillaume, prvenu par Girart, marche vers Larchamp; il y trouve les Sarrasins quun vent contraire retenait au rivage. La bataille sengage. Seul Guillaume survit et parvient revenir dans son chteau de Barcelone. L, son pouse Guibourc a runi trente mille hommes et elle pousse Guillaume se venger dans une trs belle scne o elle fait passer lhonneur du lignage avant son amour conjugal:

    Mielz voil que moergez en lArchamp sur mer Que tun lignage seit per tei avil (Je prfre que vous mouriez lArchamp sur mer plutt que de vous

    voir avilir votre lignage). A Larchamp le Sarrazins attendaient toujours un vent favorable pour

    partir avec leur butin. Une nouvelle bataille sengage, bientt il ne reste des trente mille Franais que Guillaume et le petit Guiot, le frre de Vivien, g de quinze ans. Mais ces deux survivants gagnent la bataille, Guiot tue Dram.

    Limite moins de deux mille vers, la Chanson de Guillaume est certainement aprs la Chanson de Roland la plus belle et la plus vigoureuse des popes.

    Le couronnement de Louis est aussi lun des plus anciens pomes piques. Il appartient la fois au cycle du roi et au cycle de Guillaume: celui-ci dfend lempereur et protge son faible fils Louis contre ses ennemis. Aprs Charlemagne Guillaume devient le champion de la Chrtient et le garant de lordre fodal.

    Aux trois cycles traditionnels on peut ajouter une geste de la croisade. Sinspirant librement de lactualit la Chanson dAntioche,

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    la Chanson des Chatifs (captifs), Le Chevalier au cygne glorifient les exploits des troupes chrtiennes, et particulirement ceux de Godefroy de Bouillon.

    Lvolution du genre. Sa postrit. De divers remaniements ont adapt les vieux textes aux gots

    nouveaux du public et ds la fin du XIIe s. le genre pique sest altr. Linfluence du roman courtois fut des plus dterminantes. Dans un univers presque exclusivement viril, on sest attach aux figures fminines: la version dOxford de la Chanson de Roland consacre quelques vers la mort de la belle Aude; plusieurs centaines relatent le mme pisode dans une version plus tardive. Dautre part, les classes privilgies prfrent lire ou se faire lire des textes plus romaniss et motionnels que les sobres textes des anciennes popes.

    Ce sont surtout ces formes altres qui furent adaptes ltranger, dans la Karlamagnus Saga scandinave, dans les romances espagnols, dans les versions franco-italiennes qui annoncent lOrlando innamorato (Roland amoureux) de Boiardo, lOrlando furioso (Roland furieux) de lArioste o il est difficile de retrouver lesprit des popes franaises.

    La posie pique franaise perd tous ses caractres originaux au XVe s., lorsquelle est mise en prose la demande des grands seigneurs. Sous des formes nouvelles, les cycles piques servaient les grands rivaux du roi de France, en particulier les ducs de Bourgogne.

    Le Romantisme remettra la mode les vieux hros (La lgende des sicles de V.Hugo) et les chansons de geste qui exaltaient la puret chevaleresque et lidal fodal oublis depuis le Moyen Age

    LA POESIE LYRIQUE AUX XIIe ET XIIIe SIECLES Lun des thmes essentiels de la littrature franaise lamour

    ne retenait gure lattention des auteurs des premires chansons de geste. Il constituait pourtant, ds la fin du XIe s. le sujet privilgi de la production potique, lyrique au sens propre du terme, puisque la cration littraire tait insparable de la composition musicale.

    Des courants divers traversent cette production complexe. Le plus notable, dinspiration aristocratique, est gnralement qualifi de courtois, il inaugure un culte de la femme dabord clbre par les

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    potes du Midi de la France, repris ensuite par ceux du Nord qui le modifient quelque peu. Limportance esthtique et civilisatrice de ce courant ne doit pas faire ngliger une autre posie, aux formes moins compliques et dont lesprit est tranger, mme oppos lidologie courtoise.

    Le courant gnralement qualifi de courtois est, par ses

    consquences esthtiques et civilisatrices, le plus important. Il est illustr, aux XIIe et XIIIe sicles par le dveloppement dune posie subjective, aristocratique, raffine dans ses formes et son contenu.

    Pour comprendre lapparition de cette littrature encourage par de grands seigneurs, potes eux- mme ou mcnes gnreux, il faut considrer la naissance dans la France du Sud, et bientt du Nord, dun nouvel art de vivre qui adoucit les murs de la socit fodale. La richesse des plus puissants seigneurs qui ont pu rassembler autour deux terres et gens, favorise une vie de cour luxueuse o se succdent des ftes, o lon rivalise en dpenses de prestige, o surtout les femmes occupent une place minente. La courtoisie, cest dabord au sens le plus large, le savoir-vivre la court, le raffinement et llgance des relations sociales avec lamour courtois, ou plus exactement la finamor provenale, qui dfinit un type nouveau de relatons sentimentales entre hommes et femmes, labor en vritable doctrine par plusieurs gnrations de potes: les troubadours au sud de la Loire, les trouvres au nord (troubadour est issu de trobar, du latin tropare: composer des tropes, cest- -dire des airs de musique. En langue dol, tropare aboutit trouver, le pote est appel trouvre).

    Ds la fin du XIe s. (le premier troubadour, Guillaume IX dAquitaine est n en 1071), apparaissent les premiers pomes lyriques sinspirant de cette doctrine amoureuse. Ils sont crits dans une langue provenale appartenant au domaine doc et conus pour le chant. Les potes provenaux ont perfectionn leur idal et leur art jusquau XIII s. Mais ds le dbut de ce sicle leur inspiration dcline. A cause, peut-tre de la ruine de la socit qui les soutenait la suite de la Croisade contre les Albigeois (ordonne par le pape Innocent VIII en 1209, commande par Simon de Monfort, cette croisade dirige contre la secte des Cathares entrana laffaiblissement de la civilisation provenale). Mais les trouvres du

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    Nord, rencontrant des conditions de vie courtoise favorables, protge par de grandes dames comme Alinor dAquitaine (petite-fille de Guillaume IX dAquitaine, elle pouse en 1137 Louis le Jeune qui divorce en 1152, puis Henri Plantagent qui devient roi dAngleterre en 1154) et ses filles, taient en mesure de dvelopper encore lart des grands troubadours. Vers le milieu du XIIe s. ils leurs avaient emprunt leurs formes dexpression, les thmes qui les inspirent et les attitudes spirituelles quelles supposent, tout en modifiant quelque peu la tradition quils simplifiaient.

    Il nest gure facile de dfinir brivement ce que les troubadours entendent par finamor. Mme les codes qui furent rdiges, tel lArs Amandi crit par Andr le Chapelain la fin du XIIe s. ne sont pas toujours reprsentatifs de lesprit des potes.

    Ce que chante dabord leur posie, cest la ncessit de lamour, il est la valeur absolue qui rend la vie possible:

    Tant ai al cor damor De joi et de doussor Per que lgels me sembla flor

    (Jai tant damour au cur, de joie et de douceur, que la glace me semble fleur. Bernard de Ventadour).

    Cet amour est adultre, il sadresse une femme marie que le pote a librement choisie pour sa beaut et sa valeur, cest--dire ses qualits dme. Plus ou moins conventionnellement, la dame lue est de condition suprieure celle de lamant, aussi le service damour ressemble-t-il souvent au service fodal; la Dame est assimile au seigneur. Si la finamor soppose lamour conjugal, cest que lpoux possde lpouse, il a des droits sur elle et na pas la mriter force dattente, de fidlit discrte, de souffrances, preuves qui sont des joies pour le finamant. Celui-ci consacre sa Dame un vritable culte conduisant lascse des sens et de lesprit: il veut tre courtois, fidle, loyal, bon pote aussi, afin que lloge de laime soit plus prcieux. En fait, cet amour idalis nest pas purement platonique.

    Les trouvres ont conserv les grands principes de la doctrine des troubadours, mais la Dame est pour eux beaucoup plus lointaine, presque inaccessible, et leur amour est plus respectueux. Ils ajoutent plus nettement les valeurs chevaleresques aux valeurs courtoises, la prouesse guerrire est un mrite supplmentaire du parfait amant.

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    LART DES TROUBADOURS ET DES TROUVERES La situation suprieure de la Dame exigeait que lamant ne

    parlt delle quen termes voils; la discrtion simposait aux potes et imposait leur art une expression stylise capable de dire lessentiel et de taire le particulier. Aussi lamie nest-elle dsigne que par un nigmatique nom potique: le Senhal, sa beaut et sa valeur ne sont voques que par des formules gnrales. Les potes risquaient ainsi de tomber dans labstraction, seulement les meilleurs dentre eux ont su parer ces dangers.

    La canzo (chanson damour, chanson courtoise) par laquelle les potes expriment leurs sentiments et rivalisent en raffinements dexpression est un genre potique trs souple: quatre six strophes rptent un schma librement construit et saccompagnent de la mme mlodie. Mais cette souplesse invite la virtuosit, les thoriciens de Leys (lois) damors dfinissent de multiples possibilits strophiques, des formules de rimes compliques. Le langage est mdit, les troubadours distinguaient le trobar leu (composition simple), qui refuse les trop grandes subtilits stylistiques au profit de la clart et de la sobrit, du trobar clus (composition ferme, hermtique), au vocabulaire ambigu et une mtrique complique. La varit de cette posie hermtique sappelle trobar ric (riche). Lart des troubadours consiste trobar bos motz et gais sons (composer belles paroles et gaies mlodies), malheureusement le systme de notation employ est trs difficile interprter.

    Dautres formes potiques sont utilises par les troubadours et par les trouvres qui les imitent:

    Le sirventes (serventois) tait peut-tre, lorigine, une parodie de canzo; il traite divers problmes dactualit sur un ton souvent satirique ou moralisant.

    La chanson de croisade encourage au combat contre les infidles.

    La chanson pieuse honore Dieu et la Vierge. Les dbats (tenso) rapportent une discussion entre deux

    personnages, souvent sur des points de la doctrine amoureuse. Le jeu-parti (partimen) est une varit artificielle de dbat:

    deux solutions dun problme sont dfendues par deux potes. Ces

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    derniers genres supposent un public clair, capable de goter les subtilits du dbat.

    Les troubadours Guillaume IX dAquitaine (1071-1127). Ce grand seigneur

    dbauch a laiss onze chansons. Certaines sont fort gaillardes, mais quelques pomes expriment dj dlicatement les ides matresses de la finamor.

    A la douceur de la saison nouvelle A la douceur de la saison novelle, Feuillent les bois, et les oiseaux Chantent, chacun dans son latin Sur le rythme dun chant nouveau; Il est donc juste quon ouvre son cur A ce que lon dsire le plus. De l-bas o est toute ma joie, Ne vois venir ni messager ni lettre scelle, Cest pourquoi mon cur ne dort ni ne rit. Et je nose faire un pas en avant, Jusqu ce que je sache si notre rconciliation Est telle que je la dsire. Il en est de notre amour comme de la Branche daubpine Qui sur larbre tremble La nuit, expose la pluie et au gel, Jusquau lendemain, o le soleil spand Sur ses feuilles vertes et ses rameaux. Encore me souvient du matin O nous mmes fin la guerre Et o elle me donna un don si grand, Son amour et son anneau: Que Dieu me laisse vivre assez Pour que jaie un jour mes mains sous son manteau! Car je nai souci des propos trangers Qui voudraient mloigner de mon Beau-Voisin,

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    Car je sais ce quil en est Des paroles et des brefs discours que lon rpand; Mais nous en avons la pice et le couteau.

    Marcabru (aurait crit de 1130 a 1148). Malgr le ralisme

    vigoureux dune partie de son oeuvre, on le considre comme le pre du trobar clu. Il est lauteur dune admirable chanson de croisade: Le chant du lavoir.

    Jaufr Rudel (crit de 1130 1170). La lgende rapporte quil tomba amoureux de la comtesse de Tripoli quil navait jamais vue. Il ne croisa pour elle et mourut dans les bras de sa dame dsespre. Le thme central de ses oeuvres est lamor de lonh (lamour lointain).

    Bernard de Ventadour (entre 1150 et 1200). Le plus apprci des troubadours. La simplicit de lexpression, la sincrit de linspiration font de lui le plus mouvant pote de lamour.

    Quand je vois lalouette mouvoir Quand je vois lalouette mouvoir De joie ses ailes dans un rayon (de soleil), Si bien quelle soublie et se laisse choir A cause de la douceur qui lenvahit, Las, jai si grande envie de ceux Que je vois joyeux, Je mmerveille que sur le champ Mon cur ne fonde en moi de dsir. H! Las! Je croyais tant savoir Damour, et jen sais si peu! Car je ne peux mempcher daimer Celle dont je naurai jamais aucun profit. Elle ma pris mon cur, et elle ma pris moi, Et elle avec moi et tout le monde; Et en prenant tout, elle ne me laisse rien Sauf dsir et cur brlant. Je nai plus eu de pouvoir sur moi, Et je ne fus plus moi ds lheure Quelle me laissa regarder en ses yeux Et un miroir qui me plat beaucoup.

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    Miroir, depuis que je me suis mir en toi, Les soupirs profonds mont tu. Et je me perdis comme se perdit Le beau Narcisse en la fontaine. Je dsespre de toutes les dames, Et jamais je ne my fierai; Autant javais lhabitude de les dfendre, Autant je les attaquerai: Quand je vois quaucune ne me tient gr Auprs de celle qui me dtruit et me tue, Je les crains toutes et men dfie Car je sais bien quelles sont toutes pareilles. En cela ma Dame se montre bien Femme, ce que je lui reproche, Car elle ne veut ce quon doit vouloir Et ce quon lui dfend, elle le fait. Je suis tomb en male merci, Et jai agi comme le fou sur le pont; Et je sais bien pour quoi cela mest arriv: Car jai voulu mattaquer une pente trop rude. . Et je men vais, puisquelle ne me retient, Malheureux que je suis, exil, je ne sais o. Tristan, vous naurez plus rien de moi, Car je men vais, malheureux, je ne sais o: Je renonce chanter, je renie le chant, Et je me cache loin damour et de joie.

    Bertran de Born (1140-1210?). Il passe sa vie guerroyer

    avant de se faire moine. Aussi la guerre est-elle un thme aussi important que lamour dans son oeuvre. Il clbre des combats et des pillages qui sont des tmoignages intressants des murs fodales.

    Arnaud Daniel (n vers 1150) Il miglio fabbro (le meilleur ouvrier) selon Dante. Il pratique avec virtuosit le trobar clus et le trobar ric.

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    Chrtien de Troyes (crit entre 1164 et 1190). Ce trs grand crivain est lauteur des deux plus anciennes chansons damour en langue dol et des romans.

    Gace Brul ( dernier quart du XIIe s., premier quart du XIIIe s.) Ce pote a vcu la cour de Marie de Champagne, il chante la passion irrsistible qui met lamant au dsespoir en des pomes dune technique excellente.

    Conon de Bthune (1150?-1220?). Se croisa deux fois. Amoureux timide, ce grand seigneur est lauteur de deux trs belles chansons de croisade.

    Thibaut de Champagne (1201-1253). Ce grand seigneur est bon droit lun des plus clbres potes courtois, hritier fidle de la tradition, sincre et gracieux.

    Je suis pareil la licorne Je suis pareil la licorne Dont le regard est fascin Quand elle va regardant la jeune fille. Elle est si heureuse de ce qui la tourmente, Quelle tombe pme en son giron; Alors on la tue par trahison. Et moi, de la mme faon mont tu Amour et ma dame en vrit. Ils ont mon cur, je nen peux rien ravoir. Dame. Quand je fus devant vous Et que je vois vis pour la premire fois, Mon cur tait si tressaillant Quil resta quand je men fus. Alors il fut ramen sans ranon En prison dans la douce gele Dont les piliers sont de dsir, Et les portes en sont de beau regard Et les chanes de bon espoir. De la gele Amour a la cl Et il y a mis aussi trois portiers: Le premier a pour nom Beau Semblant, Et puis il en donne le pouvoir Beaut;

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    Il amis Refus devant la porte, Un sale tratre, puant et sans noblesse, Qui est trs mauvais et trs sclrat. Ces trois-l sont rapides et pleins daudace: Ils semparent bientt dun homme. Qui pourrait endurer les tourments Et les assauts de ces geliers? Jamais Roland ni Olivier Nont vaincu en de si rudes batailles Ils vainquirent en combattant, Mais ceux-l on les vainc en se faisant humble, Patience en est le porte-tendard; En cette bataille dont je vous parle, Il y a de secours quen piti. Dame, je ne crains dsormais rien tant Que de faillir vous aimer. Jai tant appris souffrir Que je suis vtre tout entier; Et mme si cela vous dplaisait fort, Je ne peux y renoncer pour rien Sans en garder le souvenir, Et sans que mon cur ne reste toujours En la prison, et moi auprs de lui.

    A ces trouvres, il faut ajouter les reprsentants dune tendance

    nouvelle ne dans la bourgeoisie du Nord. Celle-ci, riche et soucieuse dimiter les cours seigneuriales, organise des confrries littraires, les Puys, qui protgent et rcompensent les potes. Ces derniers ne cultivent pas seulement les rveries amoureuses traditionnelles; dans un genre original, le cong, loccasion des adieux leurs ville et leurs relations, ils expriment avec humour des sentiments familiers et mouvants.

    Jean Bodel dArras, Baude Fastoul, Adam de la Halle

    chantent la vie quotidienne. Dans leurs congs, la posie tend devenir vritablement personnelle.

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    Colin Muzet, Champenois, dabord fidle aux thmes courtois, il donne libre cours son temprament et chante les joies et les misres de sa condition errante de pote en qute de mcnes.

    Les genres objectifs de la posie mdivale

    Au lyrisme subjectif qui emprunte les formes dlicates de la chanson courtoise soppose aux XIIe et XIIIe ss. une posie de caractre objectif, narratif et dramatique, dveloppant des thmes trangers la finamor.

    Petit pome refrain, la chanson de toile, dite aussi chanson dhistoire, nest pas lhommage dun homme sa Dame, mais un bref rcit anim de dialogues. On y parle damour, mais il sagit de llan spontan dune me nave de jeune fille ou des plaintes dune jeune femme marie contre son gr. Gaite et Oriour, Belle Doette, Belle Yolande sont de jolies chansons, o le chant sassocie la danse. Bien quinfluenc par le courant courtois, ce genre a des origines folkloriques.

    Belle Yolande

    Belle Yolande, dans une chambre tranquille Dplie des toffes sur ses genoux. Elle coud un fil dor, lautre de soie. Sa mauvaise mre lui fait des reproches: - Je vous en fais reproche, belle Yolande. Belle Yolande, je vous fais des reproches: Vous tes ma fille, je dois le faire. - Ma mre, quel sujet? - Je vais vous le dire, par ma foi. Je vous en fais reproche, belle Yolande. - Mre, que me reprochez-vous? Est-ce de coudre ou de couper, Ou de filer, ou de broder, Ou est-ce de trop dormir? - Je vous en fais reproche, belle Yolande. Ni de coudre, ni de couper, Ni de filer, ni de broder, Ni de trop dormir; Mais vous parlez trop au chevalier. Je vous en fais reproche, belle Yolande.

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    Vous parlez trop au comte Mahi, Cela dplat votre mari. Il en est trs chagrin, je vous laffirme. Ne le faites plus, je vous en prie. Je vous en fais reproche, belle Yolande. - Si mon mari lavait jur, Lui et toute sa parent, Mme si cela lui dplat, Je ne renoncerai pas aimer. - Fais ton gr, belle Yolande

    Laube, en quelques strophes avec refrain, chante la douleur de

    deux amants, lissue dune nuit de joie, lorsque le veilleur annonce le lever du jour qui doit les sparer.

    La pastourelle tait lorigine un genre populaire. Le pome met en scne la tentative de sduction dune jeune et jolie bergre par un chevalier, mais malgr ses promesses celui-ci ne parvient pas toujours ses fins.

    Linfluence de la posie courtoise

    Le rayonnement de lart et de lidal des troubadours ne sest pas seulement exerc en France. En Catalogne, en Italie, on cultive trs tt la finamor en langue provenale. Les potes de la peninsule ibrique sinspirent de lart des troubadours. Les Minnesanger rivalisent avec les potes franais et provenaux quils connaissent fort bien. En Italie encore, mais dans la langue nationale, lidalisme courtois, enrichi de proccupations philosophiques, inspire le dolce stil nuovo de Guido Cavalcanti et de son ami Dante, nourrit le ptrarquisme par lintermdiaire duquel il inspirera les potes franais du XVIe s.

    Surtout, lidal courtois que suppose la finamor des potes a marqu durablement la conception de la femme et les relations avec elle en France: huit sicles aprs son laboration il reste lun des fondements de la civilisation franaise.

    RUTEBEUF Parmi les potes du XIIe s. il convient de rserver une place

    minente Rutebeuf dont luvre par la multiplicit de ses formes et de ses intentions, reflte admirablement la complexit dune

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    poque riche en accomplissements et en dcouvertes. Auteur de fabliaux et de pomes, homme de thtre, Rutebeuf est surtout le crateur dune posie personnelle qui, renonant aux mirages de lidalisme aristocratique, exprime directement, mais avec beaucoup dart, la prcarit dune vie dhomme.

    De lhomme, de sa personnalit et de sa vie, on ne sait que ce quon peut dduire avec prudence de la cinquantaine duvres qui nous est parvenue et qui fut probablement compose entre 1250 et 1285. Rutebeuf a vcu Paris et connaissait bien le monde universitaire. Son existence devait tre celle dun jongleur professionnel, pratiquant un peu tous les genres pour plaire et monnayant son talent.

    Une grave crise secoua les universits au XIIIe s. Une pre lutte opposait les matres sculiers aux matres rguliers des ordres mendiants Dominicains et Franciscains qui tentaient de simplanter dans lenseignement avec la bndiction du pape. La querelle la plus vive clata Paris entre 1252 et 1259, quand un matre sculier, Guillaume de Saint-Amour, aprs un trait contre les frres mendiants, fut condamn par le pape et banni.

    Rutebeuf entra dans cette querelle aux cts des amis de Guillaume. Dans ses pomes concernant lUniversit de Paris ou dirigs contre les moines (Discorde de luniversit et des Jacobins; Les ordres de Paris) le pote met son talent satirique au service dun clan, mais il exprime aussi ses sentiments personnels.

    Ah! Jsus Christ La loi que tu nous as apprise Est si vaincue et entreprise

    (Ah! Jsus Christ La loi que tu nous as apprise est tellement baffoue, tellement affaiblie Le dit de Sainte Eglise).

    Dans les pomes concernant la croisade (1260-1280) cest le mme talent de polmiste. La propagande de Rutebeuf pour la croisade une poque o lardeur des princes et des chevaliers stait fort refroidie, emprunte souvent une forme satirique qui npargne personne: ni les moines, accuss de conserver largent rassembl pour secourir la Terre Sainte, ni les nobles qui se divertissent dans les tournois.

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    Cest surtout laveu de la touchante dtresse personnelle de lauteur qui fait de lui le premier grand lyrique de la littrature franaise, prfigurant Franois Villon.

    Que sont mes amis devenus? Nul homme na jamais t si troubl Que je le suis, en vrit, Car jamais je nai eu moins dargent. Mon hte veut en avoir, Pour payer son logement, Et jen ai presque tout enlev le contenu, Au point que je men vais tout nu Contre les rigueurs de lhiver. Ces mots me sont durs et pnibles, Et ma chanson est bien change maintenant Par rapport au pass; Peu s'en fout que je ne devienne fou en y pensant. Il ne faut pas tanner dans du tan, Car le rveil Me tanne bien assez quand je meveille; Et je ne sais, que je dorme ou veille, Ou que je rflchisse, O je pourrai trouver de quoi vivre Pour survivre quelque temps: Telle est la vie que je mne. Jai mis en gage tout ce que je pouvais, Et jai tout dmnag hors de chez moi, Car jai t couch malade Trois mois sans voir personne. Et ma femme a eu un enfant, Si bien que pendant un mois Elle a t deux doigts de la mort. Je gisais pendant ce temps Dans lautre lit, O javais peu de plaisir. Jamais le fait dtre couch Ne me plut moins qualors, Car cause de cela jai t dpouill de mon avoir Et je suis physiquement infirme Jusqu ma mort.

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    Les maux ne savent pas venir seuls; Tout ce qui devait madvenir, Est maintenant du pass. Que sont mes amis devenus Que javais tant cultivs, Et tant aims? Je crois quils se sont parpills; Ils navaient pas t bien attachs, Et ainsi ils ont failli. De tels amis mont mis en mauvaise situation, Car jamais, aussi longtemps que Dieu me mit lpreuve De bien des manires, Je nen vis un seul mes cts. Je crois que le vent les a emports, Lamiti est morte: Ce sont amis que le vent emporte, Et il ventait devant ma porte, Ainsi le vent les emporta, Car jamais aucun ne me rconforta Ni ne mapporta rien de ce qui lui appartenait. Ceci mapprend Que celui qui a des biens, doit les prendre pour lui; Mais celui-ci se repend trop tard Qui a trop dpens Pour se faire des amis, Car il ne les trouve pas sincres, mme moiti, Pour lui venir en aide. Je cesserai donc de courir la fortune, Et je mappliquerai me tirer daffaire Si je le peux. Il me faut aller trouver mes bons seigneurs Qui sont courtois et dbonnaires Et qui mont fait vivre. Mes autres amis sont tous des pourris: Je les envoie matre Orri6 Et je les lui laisse. On doit bien y renoncer

    6 Sans doute dtenteur de loffice des vidanges Paris; autant dire je les jette aux gouts.

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    Et laisser telles gens labandon, Sans les rclamer, Car il ny a en eux rien aimer Que lon doive juger digne damour. Or je prie Celui Qui fit trois partie de lui- mme, Qui ne sait refuser personne Qui se rclame de lui, Qui ladore et le clame son seigneur, Et qui soumet la tentation ceux quil aime, Car il ma soumis, Quil me donne bonne sant, Pour que je fasse sa volont, De bon cur sans mesquiver. A monseigneur qui est fils de roi Jenvoie ma complainte et mon dit, Car jen ai bien besoin, Car il mest venu en aide trs volontiers: Cest le bon comte de Poitiers Et de Toulouse; Il saura bien ce que dsire Celui qui se lamente ainsi. (Ici finit la complainte de Rutebeuf).

    Le mariage Rutebeuf, La complainte Rutebeuf, La griesche

    dhiver, La griesche dt, La povret Rutebeuf, La repentance Rutebeuf rvlent un homme terrass par la misre:

    Je ne sais par ou je coumance, Tant ai de matire abondance Pour parleir de ma povretei

    (Je ne sais par o commencer pour parler de ma pauvret, tant la matire est abondante - La povret Rutebeuf ).

    Un homme qui connat et juge svrement son insouciance, qui maudit la griesche, le jeu de ds ennemi de son maigre bien: Li d mocient(Les ds me tuent), un homme mal mari, que les soucis mnagers accablent, abandonn par ses amis

    Une me complexe surtout que lhumour sauve, un humour qui serait vraiment la politesse du dsespoir :

    Lesprance de lendemain Ce sont mes festes

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    Avec Rutebeuf la posie ne cesse pas dtre un art, difficile et exigeant, qui sollicite toute lhabilet et la patience dun crivain savant, mais elle devient lexpression clairante de lobscurit dun destin

    LE ROMAN AUX XIIe ET XIIIe SIECLES Lvolution des murs de la socit fodale, le nouvel art de

    vivre des grandes cours seigneuriales qui permirent la posie lyrique de se dvelopper expliquent aussi lapparition dans la France du Nord dun nouveau genre littraire: le roman ( le mot roman dsigne dabord la langue vulgaire par opposition au latin, puis tout crit rdig dans cette langue, puis un rcit daventures).

    Ce roman est gnralement dit courtois. Suscit par la socit des cours, il rpond aux aspirations dune aristocratie raffine.

    Aux genres qui lont prcd et qui continuent dexister paralllement lui, le roman courtois emprunte des thmes et des techniques, mais en les perfectionnant, en les adaptant des exigences nouvelles. Il ne renie pas la prouesse exalte par les chansons de geste, mais il lui ajoute lamour chant par la posie lyrique, la gnrosit, la politesse et llgance des murs.

    Le roman antique Si lon peut parler dune Renaissance du XIIe sicle, cest en

    grande partie grce aux romans antiques, inspirs de lhistoire et des mythes grco-latins, composs en langue vulgaire par des clercs cultivs.

    Les romans dAlexandre (XIIe s.). Le premier texte antique est un Alexandre crit par Albric de Pisanon. Il ne reste de luvre quune centaine de vers. Mais louvrage connut un vaste succs et fut remani, augment plusieurs fois. Le Roman dAlexandre, de la fin du XIIe s., rdig en vers de douze syllabes (do le nom dalexandrins qui leurs sera donn ultrieurement) est un vaste ensemble qui mle la description fabuleuse du monde de nombreux rcits de batailles et des pisodes amoureux o le merveilleux paen tient une large place.

    Le Roman de Thbes (anonyme, vers 1150).La Thbade du pote latin Stace (61-96) a servi de modle cette oeuvre qui raconte

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    en 10230 vers les luttes fratricides de Polynice et Etocle, fils dOEdipe.

    Enas (anonyme, vers 1160). 10156 vers racontent les aventures de Troyen Ene. Lauteur sinspire trs librement de Virgile et dOvide: lun il emprunte la trame de son rcit, lautre les thmes et les techniques des dveloppements amoureux auxquels il semble se complaire.

    Le Roman de Troie (vers 1165). Un clerc rudit, Benot de Saint-Maure, est lauteur de ce volumineux roman (plus de 30000) vers. Il ignore Homre et se rfre des compilateurs latins. Fidle encore aux grands thmes piques, il est sduit par lexotisme que son sujet lui permet de cultiver et montre un got prononc pour les intrigues amoureuses quil multiplie.

    Piramus et Tisb (anonyme); Narcisus (anonyme, deuxime moiti du XIIe s.). Ces oeuvres, plus courtes, inspires des Mtamorphoses, confirment linfluence prdominante dOvide sur les clercs de lpoque. Lauteur latin ne leur fournissait pas seulement des sujets, mais des modles danalyse sentimentale.

    Les hros antiques sont de preux chevaliers, leurs exploits guerriers sont dignes des chansons de geste, et leur conduite est celle daristocrates touchs par le nouvel art de vivre, lgante et fastueuse. Surtout, ils sont amoureux. Leur amour, pourtant, nest pas la source de joie et de perfection que chantent troubadours et trouvres. Souvent fatal et dsespr, lamour voue les amants la mort

    La matire de Bretagne Les romans antiques ne sont pas seuls prparer les chefs-

    duvre des grands romanciers courtois, il existait aussi un vaste ensemble lgendaire, la matire de Bretagne (cest- -dire de la Grande-Bretagne), auquel les matres que sont Marie de France, Broul, Thomas et Chrtien de Troyes devaient emprunter lessentiel de leurs sujets. Les donnes principales du problme complexe qui divise les rudits mdivistes sont: quand, comment et par qui la lgende du roi Arthur fut-elle diffuse en France.

    Une tradition crite, savante, est atteste par Geoffroy de Monmouth, dans son Historia Regum Britanniae (1136). Douze livres de prose latine retracent lhistoire des rois bretons, descendants

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    du Romain Brutus. Parmi ces personnages, plus lgendaires quhistoriques, le roi Arthur occupe une place privilgie. Sa valeur chevaleresque, sa gnrosit font de lui le souverain dune cour raffine. Luvre de Geoffroy, malgr ses allures historiques, nest quune mystification. Elle fut translate en franais en 1155 et offerte Alinor dAquitaine par un clerc normand, Wace. (Wace est aussi lauteur du Roman de Rou (Rollon), une histoire des ducs de Normandie, n Jersey vers 1100, il fut protg par Henri II dAngleterre). Le Roman de Brut (Brutus) ou la Geste des Bretons ntait pas la premire traduction de luvre de Geoffroy, mais elle est la plus lue. En plus de 15000 octosyllabes, Wace transforme la pseudo-chronique en un vritable roman. Il multiplie les descriptions et les analyses psychologiques, il fait tat de dtails absents chez Geoffroy, telle linstitution de la Table Ronde qui runit dans une idale galit les plus minents chevaliers dArthur, il souligne les moeurs courtoises de la cour du grand roi o prouesse et amour sont les vertus complmentaires des parfaits chevaliers.

    MARIE DE FRANCE La plus ancienne femme de la littrature franaise nest pas

    proprement parler une romancire. Auteur dun Isopet (recueil de fables) et de la traduction dun livre latin, le Purgatoire de saint Patrice, elle sillustra surtout par la composition de lais, courtes nouvelles en vers, empruntes pour la plupart la matire de Bretagne.

    Marie ai nom si sui de France (Je me nomme Marie et je suis de France) dit-elle dans son

    Isopet, sans doute pour rappeler ses origines, alors quelle vivait prs de la brillante cour dHenri II et dAlinor dAquitaine en Angleterre. Elle savait le latin, langlais, connaissait Ovide, les romans antiques et les contes des jongleurs bretons. On saccorde situer son activit littraire entre 1160 et 1190, les lais ayant probablement t crits avant 1170.

    Le mot lai est dorigine celtique. Vraisemblablement, il dsigne dabord une composition musicale excute par les jongleurs sur leur petite harpe, la rote, puis un chant, toujours accompagn par la harpe, destin clbrer une aventure merveilleuse. Par

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    extension de sens, le mot finit par dsigner le rcit de cette aventure. Cest de cette dernire forme que Marie de France sest inspire lorsquelle mit en rimes et en vers les lais quelle avait entendu conter. Tel quelle la utilis, le lai narratif en octosyllabes peut tre dfini par rapport au roman comme une nouvelle.

    Les douze lais de Marie de France sont des compositions dimportance variable, allant de 118 1184 vers. Le thme commun tous les lais est lamour et les conflits, moraux ou sociaux, quil fait natre. Lamour quelle dpeint, quelle analyse, est un sentiment spontan, naturel. Ngligeant parfois le rcit des vnements aventures et prouesses elle sattache surtout la peinture potique des dcors et des mes. Des origines du genre les lais de Marie de France conservent latmosphre enchante: les fes aiment les chevaliers (Lanval), les hommes deviennent loups-garous (le Bisclavret) et la sensibilit dune femme y mle la douleur terrestre. Un des lais de Marie de France sapparente aux romans de Tristan: cest le Lai du Chvrefeuille.

    Il me plat assez, et je veux bien, A propos du lai quon nomme Chvrefeuille Vous en dire la vrit, Pour quoi il fut fait, comment, et en quelles circonstances. Plusieurs men ont cont et dit, Et jai trouv dans des textes crits, De ce qui concerne Tristan et la reine, De leur amour qui fut si parfait, Dont ils souffrirent maintes douleurs, Puis en moururent en un seul jour. Le roi Marc tait courrouc, Et en colre contre son neveu Tristan; Il le chassa de sa terre. A cause de la reine quil aimait. Il alla en son pays, En Southwales o il tait n. Il y resta un an tout entier, Sans pouvoir revenir en arrire; Mais ensuite il prit le risque De mourir et dtre mis mort. Ne vous tonnez nullement, Car celui qui aime loyalement

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    Esz trs dolent et mlancolique Quand il na ce quil veut. Tristan est dolent et mlancolique, Pour cette raison il quitte son pays. Il va tout droiot en Cornouaille, L o se trouvait la reine. Il se mit tout seul dans la fort: Il ne voulait pas que personne le voie. Il en sortait le soir, Quand il tait temps de chercher un hbergement. Il se logeait la nuit Avec des paysans, de pauvres gens; Il leur demandait des nouvelles du roi, Comment il se comportait. Ils lui disent quils ont entendu dire Que les barons sont convoqus, Et doivent venir Tintagel: Le roi veut y tenir sa cour; Ils y seront tous la Pentecte, Il y aura beaucoup de joie et de plaisir, Et la reine y sera. Tristan entendit cela, il se rjouit fort: Elle ne pourra pas y aller Sans quil la voit passer. Le jour o le roi se mit en route, Tristan revint au bois. Sur le chemin o il savait Que devait passer le cortge, Il trancha une branche de coudrier par le milieu, Et la fendit de manire lui donner une forme carre. Quand il eut prpar le bton, Avec son couteau il crivit son nom. Si la reine le remarque, Qui y prenait bien garde Elle connatra bien le bton De son ami en le voyant. Telle fut la teneur de lcrit Quil lui avait dit et fait savoir Quil avait longtemps sjourn et attendu ici Pour pier et pour savoir Comment il pourrait la voir,

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    Car il ne peut vivre sans elle. Deux deux il allait de mme Comme du chvrefeuille Qui sattachait au coudrier: Une fois quil sy est attach et enlac, Et quil sest enroul tout autour du tronc, Ils peuvent bien vivre longtemps ensemble, Mais si quelquun veut les sparer, Le coudrier meurt trs vite, Et le chvrefeuille aussi. Belle amie, ainsi est-il de nous: Ni vous sans moi, ni moi sans vous. La reine va chevauchant. Elle regarda le talus dun ct du chemin, Vit le bton, lidentifia bien, Elle en reconnut tous les signes, Aux chevaliers qui la conduisaient Et qui voyageaient avec elle, Elle ordonna de sarrter: Elle veut descendre et prendre du repos. Ceux-ci ont obi son ordre. Elle sloigne lcart de sa troupe. Elle appela avec elle sa suivante, Brangien, qui tait trs loyale. Elle sloigna un peu du chemin, Dans le bois o elle trouva celui Quelle aimait plus quaucun tre vivant: Ils se font fte tous les deux. Il parla avec elle son gr, Et elle lui dit ce quelle voulait; Puis elle lui montra comment Il pourra se rconcilier avec le roi, Et lui dit quil avait t trs afflig De lavoir ainsi banni: Il lavait fait cause de dlations. Alors elle sen va, elle laisse son ami. Mais quand vint le temps de se sparer, Ils commencrent alors pleurer. Tristan sen retourna en Galles Jusqu ce que son oncle le fasse appeler.

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    Pour la joie quil ressentit A voir son amie, Et pour ce quil avait crit, Comme la reine le dit, Pour garder en mmoire ces paroles, Tristan, qui savait bien jouer de la harpe, En avait fait un lai nouveau; Je le nommerais en peu de mots: Les Anglais lappellent Gotelef, Les Franais le nomment Chvrefeuille: Je vous ai dit la vrit Du lai que jai ici cont.

    TRISTAN ET ISEUT (ou ISEULT) La lgende. De tous les thmes de la littrature mdivale,

    lamour tragique de Tristan et Iseut est sans doute celui dont la fortune aura t la plus grande et la plus durable. Peu aprs son apparition en France, toute lEurope lexploite; huit sicles plus tard deux noms devenus symboliques suffisent voquer ladmirable mythe dun amour fatal (Tristan et Isolde, lopra de Wagner, lEternel retour, film de Jean Cocteau)

    Joseph Bdier a reconstitu le beau conte damour et de mort.

    Aprs de merveilleuses prouesses luttes contre le gant Morholt et le dragon dIrlande lorphelin Tristan, neveu du roi de Cornouailles, Marc, a conquis, afin que son oncle lpouse, Iseut, la blonde princesse irlandaise.

    Sur le bateau qui les amne en Cornouailles, lerreur dune servante dcide le destin des deux jeunes gens: il boivent un philtre prpar par la mre de la princesse. Ce vin herb devait unir Marc et Iseut par le plus profond amour. Dsormais, Tristan et la belle aux cheveux dor saimeront malgr eux-mme

    Le roi Marc pouse Iseut. Divers stratagmes lui cachent les amours coupables de sa femme et de son neveu. Il finit pourtant par les surprendre, aid par des barons flons. Condamns, les deux amants chappent miraculeusement aux supplices quon leur rservait et vont vivre dans la profonde fort du Morrois, dans un affreux dnuement que lamour illumine. Il y seront surpris par Marc, un jour quils reposaient cte a cte, mais vtus et spars par lpe de

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    Tristan. Leur chaste attitude meut le roi qui part sans les veiller en laissant son pe et son anneau de noce. Touchs par la clmence de leur seigneur, en proie aux remords, sermonns par le sage ermite Ogrin, les deux amants dcident de se sparer. Iseut est rendue Marc et Tristan sexile en Armorique.

    L , il pouse une autre Iseut, aux blanches mains. Mais il ne peut oublier son amour pour la reine. Plusieurs fois il rentre en Cornouailles, dguis en lpreux, en fou, pour de brves et pathtiques retrouvailles avec la femme aime.

    Au cours dun combat, Tristan est bless mort, seule la reine Iseut pourrait le gurir. Un messager va la chercher; il convient avec Tristan dun signal: au retour de son voyage, en vue des ctes dArmorique, il hissera une voile blanche sil ramne Iseut, noire si la reine na pu laccompagner.

    Iseut la blonde arrive trop tard, Tristan est mort, tromp par son pouse jalouse qui lui a annonc que la voile du navire tait noire. La reine expire sur le corps de son amant.

    Marc fait enterrer cte cte les deux martyrs damour. Du tombeau de Tristan, une ronce jaillit et senfonce dans celui dIseut. Ainsi demeure, aussi vivace que la ronce, leur amour plus fort que la mort.

    Tout ce que nous possdons de cette lgende, outre quelques pomes pisodiques du XIIe s. (Le chvrefeuille de Marie de France; deux versions dun mme pisode les Folies Tristan, conserves Berne et Oxford, qui relatent un retour du hros dguis en fou la cour du roi Marc) et les remaniements en prose de la lgende excuts aux XIIe et XIVe ss., ce sont deux textes fragmentaires, lun de Broul, lautre de Thomas. A partir de ces dbris de romans et des imitations dEilart dOberg et de Gottfried de Strasbourg, il est possible de reconstituer deux versions du roman de Tristan et Iseut, lune dite commune, lautre courtoise:

    Broul et la version commune Le fragment denviron 4500 vers ( on pense que les 3000 vers

    sont de Broul, les 1500 suivants dun continuateur inconnu) du roman de Broul (crit vers 1160) rapporte les pisodes centraux de la lgende. Limitation allemande dEilart dOberg (1180-1190), la Folie Tristan de Berne (1180) permet de reconstituer les pisodes

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    disparus du roman. Cette version de la lgende est dite commune ou non courtoise: son caractre rude, parfois archaque, ne permet gure dy relever linfluence de la civilisation nouvelle. Aux dlicatesses de la vie courtoise, la casuistique sentimentale de la finamor, Broul ( qui tait vraisemblablement un jongleur) prfre la peinture, parfois sauvage, dune passion coupable mais irrsistible. Lauteur place les amours pcheresses de ses hros sous la protection de Dieu. Tristan et Iseut sont innocents, victimes du philtre, capables de remords lorsque celui-ci, aprs trois ans, devient sans effet.

    Thomas et la version courtoise Les fragments conservs du roman de Thomas (1170?), la

    Folie Tristan dOxford (1190?) , limitation de Gottfried de Strasbourg (1210?) constituent la version courtoise de la lgende. Thomas dAngleterre, ainsi nomm parce quil a d vivre la cour dHenri Plantagent et dAlinor, tait un romancier cultiv, sans doute un clerc, possdant les techniques de la rhtorique mdivale et soucieux de morale. Les 3000 vers de son roman, rpartis en divers pisodes sont consacrs aux dernires aventures et la mort des hros.

    Alors Tristan prouve une grande douleur, jamais il ny en eut, et jamais il ny en aura de plus grande; il se tourne vers la paroi, et dit alors: Dieu sauve Iseult et moi! Quand vous ne voulez pas venir moi, il me faut mourir pour votre amour. Je ne peux plus retenir ma vie. Le meurs pour vous, Yseult, belle amie. Vous navez pas piti de ma souffrance, mais vous prouverez de la douleur de ma mort. Cest pour moi, amie, un grand rconfort, de penser que vous pleurerez ma mort. Il dit trois fois Amie Yseult, la quatrime il rendit lesprit.

    Alors pleurent dans toute la maison les chevaliers, les compagnons. Ils se lamentent fort, leur peine est grande. Les chevaliers et les sergents savancent et le soulvent hors de son lit, puis ils le couchent sur un samit7 et le couvrent d0une toffe de soie brode. Le vent sur la mer sest lev, et gonfle la voile: il fait venir la nef terre. Yseult est sortie de la nef, elle entend grandes plaintes dans les rues, les cloches qui sonnent dans les glises et chapelles; elle demande aux gens les nouvelles, pourquoi ils sonnent tant, et sur qui ils pleurent. Un vieil homme lui rpond: Belle dame, que Dieu 7 Sorte de satin form dune chane de soie et dune trame de fil

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    maide, nous subissons ici une grande douleur, telle que personne nen eut jamais de si grande. Tristan, le preux, le noble, est mort: il tait le rconfort de tous les habitants du royaume. Il tait gnreux lgard des malheureux, il venait en aide ceux qui souffraient. Il vient de mourir dans son lit dune plaie quil avait.

    Jamais si grand malheur na frapp cette rgion. Ds quYseult entend la nouvelle, elle ne peut dire un mot tant elle souffre. Elle est si dsespre de sa mort quelle va dans la rue, ses vtements en dsordre, passant devant les maisons et les palais. Les Bretons nont jamais vu femme si belle quelle: on stonne pas la cit, se demandant do elle vient et qui elle est. Yseult va droit o elle voit le corps; elle se tourne vers lOrient, elle prie humblement pour lui: Ami Tristan, quand je vous vois mort, je ne dois plus vivre par raison. Vous tes mort pour mon amour, et je meurs, ami, de tendresse, puisque je nai pu venir temps et vous gurir de votre mal. Ami, ami, cause de votre mort je nprouverai jamais de rconfort de quoi que ce soit, je ne ressentirai jamais de joie, de gait, de plaisir daucune sorte. Maudit soit cet orage, qui me fit tant demeurer en mer, si bien que je ne pus venir vous! Si jtais arrive temps, je vous aurais rendu la vie, ami, et je vous aurais parl doucement de lamour qui a t entre nous; jaurais plaint ma destine, notre joie, nos rjouissances, la peine et la grande douleur, que nous avons connue dans notre amour, et je vous aurais rappel tout cela, et je vous aurais pris dams mes bras et embrass. Si je nai pu mourir avec vous, mourons au moins ensemble! Quand je nai pu venir temps, et que je nai pas su votre malaventure, et que je suis venue pour vous trouver mort, cest le mme breuvage qui me rconfortera. Vous avez perdu la vie pour moi, et jagirai en vraie amie: je veux mourir aussi pour vous. Elle lenlace, stend prs de lui, embrasse sa bouche et son visage, et elle le serre troitement contre elle; elle sest tendue corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend lesprit linstant, et meurt son ct ainsi, pour la douleur quelle prouve cause de son ami. Tristan mourut pour son amour, Yseult, parce quelle ne put venir temps. Tristan mourut pour son amour, et la belle Yseult de tendresse.

    Thomas, Tristan ( vers 1172)

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    Moins sensible que Broul au drame de Tristan et dIseut, il exploite ce que leur passion a de symbolique, il sefforce de donner aux souffrances des amants un sens fidle aux conceptions courtoises de lamour. Leffet du philtre est illimit, car la magie devient symbole; les pisodes brutaux sont limins; son art sadresse un public aristocratique averti, capable de reconnatre dans le droulement dune tragdie lillustration dun idal qui lui est cher.

    Le philtre fatal des deux versions est tranger la pure doctrine de la finamor. Lamour conu comme destin soppose lamour librement choisi du troubadour; mais moins intellectuel, il comporte plus de vrit humaine.

    CHRETIEN DE TROYES On ne sait presque rien de ce grand crivain. Les ddicaces de

    ses oeuvres apprennent quil fut successivement au service de Marie de Champagne et de Philippe dAlsace, ce qui permet de situer son activit littraire entre 1164 et 1190 (Marie de Champagne, fille du roi de France Louis VII et dAlinor dAquitaine, pouse le comte Henri Ier de Champagne en 1164. Philippe dAlsace, comte de Flandre, meurt devant Acre en 1191). Son nom indique quil tait originaire de Troyes ou quil rsida dans cette ville o se tenait la brillante cour de Champagne. Il possde indniablement la culture et les techniques littraires dun clerc, ce qui ne signifie pas quil fut homme dglise. Ecrivain de cour, il a li son activit aux besoins intellectuels et esthtiques dune lite aristocratique qui lisait ses romans et mme les commandait. Chrtien est parfaitement conscient de la valeur de ses oeuvres, aussi prend-il soin de se nommer, (comme dans le prologue de Cligs) et de rappeler les titres de ses crits.

    Des oeuvres ainsi revendiques, des imitations dOvide et un conte de Marc et Iseut la blonde ont disparu. Outre les grands romans, il nous reste un Philomela inspir des Mtamorphoses dOvide et deux chansons damour qui font de Chrtien le plus ancien trouvre connu (on attribue aussi Chrtien un conte difiant Guillaume dAngleterre). Cinq oeuvres remarquables font de Chrtien de Troyes le plus grand romancier du Moyen Age et le vritable fondateur du genre romanesque.

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    Erec et Enide (1170?) Erec, chevalier dArthur, conquiert vaillamment la belle Enide

    et lpouse. Mais, tout son amour, le preux nglige les armes. Ses compagnons laccusent de rcrantise (le rcrant est celui qui, oubliant sa condition de chevalier, se dshonore en renonant la prouesse). Enide safflige de la rputation quon fait son mari: un jour, une plainte lui chappe, surprise par Erec. Fch, doutant peut-tre secrtement des sentiments de son pouse, le chevalier dcide de partir laventure. Seule Enide laccompagne, elle chevauchera devant lui et devra rester silencieuse quels que soient les prils menaants le couple. La jeune femme aidera Erec surmonter des dangers de plus en plus grands.

    Tant dpreuves partages, surmontes par lamour et la prouesse, rconcilient les deux poux. Erec peut alors triompher dans une dernire aventure, la joie de la cour. En rompant un enchantement malfique, la prouesse du chevalier, mise au service dautrui, rtablit le bonheur de tout le pays.

    Une lecture superficielle pourrait faire passer Erec et Enide

    pour un roman tiroirs, simple succession daventures. Mais il y a l une relle unit de luvre qui tient ltude psychologique, ainsi les deux poux vivent une insupportable contradiction: leur amour est en grande partie fond sur la prouesse dErec, mais il empche cette prouesse de sexercer. Cette contradiction ne peut tre surmonte que par lengagement total et commun des deux amants dans les aventures de plus en plus dangereuses, exigeant toujours plus de dvouement et de courage.

    Loriginalit du roman rside peut-tre dans cet effort de lauteur pour unir trois donnes souvent incompatibles jusqualors: lamour, le mariage, la vie sociale.

    Cligs (1176 ?) La premire partie du roman est consacre aux parents de

    Cligs, le prince grec Alexandre et la belle Soredamors quunit, la cour du roi Arthur, un amour dlicat et timide, complaisamment analys par Chrtien.

    Cependant, en Grce, Alis, le frre cadet dAlexandre, est mont sur le trne. De retour dans son pays, Alexandre accepte cette

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    usurpation pourvu quAlis ne se marie point et laisse la couronne Cligs.

    Alis ne tiendra pas parole; aprs la mort des parents de Cligs, il dcide dpouser Fnice, la fille de lempereur de lAllemagne. Mais Fnice est jeune et belle, Cligs est un adolescent accompli: un regard suffira pour les lier jamais. On retrouve la situation de Tristan et Iseut, Fnice aime le neveu de celui quelle doit pouser. Mais elle refuse cette situation, lide de se partager entre deux hommes lui est intolrable:

    Qui a le cuer si ait le cors (Que celui qui a le cur ait aussi le corps) La magicienne Thessala, gouvernante de Fnice, accomplit ce

    vu. Un philtre abuse Alis qui ne possde son pouse quen songe. Pour permettre aux deux jeunes gens de saimer sans recourir la fuite qui les dshonorerait, un autre philtre fait faussement mourir Fnice. Dans une tour flanque dun jardin ferique, les deux amants sappartiennent secrtement. Lorsquils seront dcouverts, la rage touffera Alis fort propos. Grce la magie, honneur et bonheur sont saufs. Fnice et Cligs peuvent se marier.

    Dans ce singulier roman, cet anti-Tristan, lauteur rinterprte

    la lgende de Tristan et Iseut. A lamour dtermin par la fatalit magique, il oppose lamour fond par un choix libre sur la jeunesse et la beaut. Fnice qui se rfre constamment Iseut, son modle ngatif refuse le partage infamant entre deux hommes, refuse la fuite dshonorante. Lamour, si profond quil soit, ne doit pas tre source de scandale. Cest quand mme un philtre qui permet Chrtien de rsoudre les difficults de son sujet et les solutions quil propose sont magiques.

    Le chevalier la charette (entre 1177 et 1181) Lancelot part en qute de Guenivre sa Dame, lpouse du roi

    Arthur, emmene par Mlagant au royaume de Gorre d o nul tranger ne revient. Il hsite peine se couvrir dinfamie en montant dans la charrette transport dshonorant pour un chevalier qui doit le conduire vers la matresse de son cur. Parfait amant idoltre, il rsiste aux tentations, surmonte de redoutables preuves dont le pont de lpe, troit et tranchant comme une lame, avant

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    darriver au royaume maudit o Mlagant retient la reine et de nombreux sujets dArthur. Il arrive auprs dune fontaine o la reine sest repose, il trouve un peigne charg de cheveux dor. Apprenant dune jeune fille qui veut rcuprer le peigne quil sagit des cheveux de la reine, il manque de svanouir de joie:

    Et lui, qui veut bien quelle ait le peigne, Le lui donne, et en retire les cheveux, Si doucement quil ne rompt aucun. Jamais yeux humains ne verront Honorer ce point aucune chose, Car il commence les adorer, Et les touche bien cent mille fois, Et les porte ses yeux, sa bouche, A son front, et son visage; Il nest aucune joie quil ne manifeste; Il en est trs heureux, il en est trs riche; Et son sein, prs de son cur, il les range Entre sa chemise et sa chair. Il ne prendrait pas en change un char Rempli dmeraudes et descarboucles Aprs avoir vaincu Mlagant, sans le tuer, Lancelot peut enfin

    voir sa Dame qui laccueille avec froideur: na-t-il pas hsit de deux pas! monter dans la charrette dinfamie? La prouesse du hros qui dlivre la reine et les sujets dArthur est cependant rcompense. Mais Lancelot demeure prisonnier. Il ne quittera Gorre, clandestinement, que pour participer un tournoi que la reine prside. Celle-ci, qui croit le reconnatre, exige quil se conduise au pis. Le chevalier accepte de passer pour un couard. Guenivre, enfin sre des sentiments du chevalier, commande au mieux et Lancelot triomphe de regagner sa prison.

    Cest l que Chrtien a arrt la composition de son roman. Geoffroy de Lagny lachvera: Lancelot, dlivr, rentre la cour dArthur o il tue Mlagant.

    Il est paradoxal quaprs avoir fait lapologie du mariage et la critique de Tristan, Chrtien exalte ladultre et la soumission de lamant la Dame. Etait-ce pour obir sa protectrice Marie de

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    Champagne, ou fut-il sduit pa