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Séverine Clément Fama et le poète : pour une poétique de la monstruosité dans l'Énéide In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°59, décembre 2000. pp. 309-328. Citer ce document / Cite this document : Clément Séverine. Fama et le poète : pour une poétique de la monstruosité dans l'Énéide. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°59, décembre 2000. pp. 309-328. doi : 10.3406/bude.2000.2450 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_2000_num_59_4_2450

CLÉMENT (2000) Fama Et Le Poète - Pour Une Poétique de La Monstruosité Dans l'Énéide

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Literatura, Eneida, Fama.

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Séverine Clément

Fama et le poète : pour une poétique de la monstruosité dansl'ÉnéideIn: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°59, décembre 2000. pp. 309-328.

Citer ce document / Cite this document :

Clément Séverine. Fama et le poète : pour une poétique de la monstruosité dans l'Énéide. In: Bulletin de l'AssociationGuillaume Budé : Lettres d'humanité, n°59, décembre 2000. pp. 309-328.

doi : 10.3406/bude.2000.2450

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_2000_num_59_4_2450

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I. LITTÉRATURE LATINE

Fama et le poète :

pour une poétique de la monstruosité

dans Y Enéide

Contrairement à ce que la manière traditionnelle d'apprécier Virgile pourrait nous laisser croire, des monstres i variés et nombreux sont présents dans son œuvre, et en particulier dans V Enéide. Si l'art « classique » de ce Poète consiste bien à les dompter et à leur assigner une place restreinte, et partant, décente et convenable, ces monstres n'en sont pas moins pourvus d'une force de signification qui dépasse largement la relative modestie de leur présence manifeste dans le texte. Sans désobéir à la loi édictée par Horace dans les premiers vers de son Art poétique2, et sans se démarquer du « goût » de son époque, tel qu'il ressort notamment des critiques de Vitruve à l'endroit des « monstres » des arts décoratifs3, Virgile assume néanmoins le réel besoin qu'il a du monstrueux. Sans doute ce motif lui permet-il en premier ressort de mieux faire apparaître, par opposition , la beauté de l'ordre du monde en train de s'édifier, ou les complexités dont celui-ci est fait. Mais il nous est apparu qu'il pouvait receler bien plus

1 . Bien que le phénomène de la monstruosité ne se limite pas à eux, nous ne prendrons en compte dans cette étude que les êtres monstrueux de type mythologique. Mais il y aurait beaucoup à dire sur un thème aussi riche et complexe que le terme qui le représente de manière préférentielle : monstrum (à cet égard, voir Cl. Moussy, « Esquisse de l'histoire de monstrum », R.É.L., LV, 1977, p. 345- 369).

2. La loi de l'unité, dont la violation conduit irrévocablement à la « génération » d'un monstre. Cf. A. P. , v. 1-5 : « Si un peintre voulait ajuster sur une tête humaine le cou d'un cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs sur des membres pris de tous côtés, dont l'assemblage terminerait en hideux poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, pourriez-vous, introduits pour contempler l'œuvre, vous retenir de rire, mes amis ? » (trad. F. VILLENEUVE).

3. Cf. Vitruve, De arch., VII, chap. v, § 3-4 (monstra désigne alors les architectures fantasques, le plus souvent végétalisées, les êtres hybrides, toutes compositions défiant les lois de la pesanteur et de la vie). Sur le problème que posent ces monstres, voir G. SAURON, « Les monstres, au cœur des conflits esthétiques à Rome au I" siècle av. J.-C. », Revue de l'art, XC, 1990, p. 35-45.

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que cette seule fonction « négative » de repoussoir. Le monstrueux, comme « figure poétique » — une expression qu'il s'agira de préciser — participerait en quelque sorte à la construction de l'œuvre, forme et signification. C'est en tout cas l'hypothèse que nous voudrions suggérer, en nous appuyant sur le portrait qui est fait d'un de ces monstres, et sur le « discours » qu'à sa manière, il profère : la Fama qui surgit au livre IV de Y Enéide (v. 173-195), précipitant le cours de l'action et la fin de Didon.

Sans qu'il soit besoin d'aller, avec Horace (A. P. , 1-5), jusqu'à envisager le fantasme d'une œuvre-monstre, sorte de « non- poème » qu'invaliderait de toute façon son refus de l'unité, il est évident que la seule présence du monstre au sein d'un texte poétique, et à plus forte raison lorsque celui-ci relève de l'esthétique classique, soulève de nombreuses questions. Jusqu'où l'imagination peut-elle aller ? Le laid, le difforme, le terrifiant peuvent-ils être d'authentiques objets poétiques ? Comment écrire de manière réglée et harmonieuse ce qui semble dans sa (contre-) nature même se dérober à la loi de l'unité, du beau, du vraisemblable ? Ces questions, les monstres de Virgile les posent en effet et ce, encore plus, dès lors qu'on a admis que certains d'entre eux « parlent ». Fama, en tant qu'activité de langage et parole {fart), en est la meilleure illustration. Et si elle excelle en la matière, c'est parce que Virgile ne se contente pas avec elle de faire œuvre picturale. Son but n'est pas seulement de représenter une forme monstrueuse parmi d'autres. Il est bien plutôt de représenter par le langage ce monstre dont il a avant tout voulu faire un monstre de langage.

Si nous avons choisi Fama, c'est de fait parce qu'elle apparaît d'abord comme le porte-parole de cette poétique qui a les monstres pour objets, et que nous voudrions ici présenter. Discours elle-même, elle nous conduira en outre à nous demander si derrière la voix a priori a-poétique du monstre ne se cache pas l'authentique voix du poète, parlant de ses monstres certes, mais aussi de ce poème, YEnéide, et plus largement, de sa poésie.

I. — La Fama an chant IV de l'Enéide : un monstre « nouveau »

Un monstre insaisissable

Le monstre Renommée, en tant qu'invention virgilienne, a donné lieu par le passé à un certain nombre d'études, dont la plus récente, et sans doute aussi la plus tolérante à l'égard d'une originalité qui pour tant d'autres frôle l'indécence, est celle propo-

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FAMA ET LE POÈTE 3 1 1 sée en 1981 par A. -M. Tupet4. L'auteur cherche à dépasser le point de vue largement défavorable de ses prédécesseurs5 et à donner une certaine authenticité à une création qui souffre trop souvent de n'avoir pas de précédent connu. Elle admet l'originalité virgilienne, mais n'en aboutit pas moins à une sorte de « fixation » de Fama, ce monstre de mouvance, dans une identité bien définie. Selon elle, en effet, Fama finit par être l'incarnation d'une strige, mélange de rapace nocturne et de vampire, dont l'image aurait été inspirée à Virgile par les croyances populaires qui bercèrent son enfance6. De fait, ce n'est pas tant pour cette proposition de « définition » de Fama que nous solliciterons la réflexion d'A.-M. Tupet, mais pour ce qui précède dans son étude : une juste appréhension de la manière dont le monstre Fama est « fabriqué » sous nos yeux.

Il convient dans un premier temps de mieux présenter cette figure dont nous avons choisi de faire un des grands emblèmes de la poétique virgilienne de la monstruosité. A cet effet, nous commencerons par rappeler les différents éléments qui, se succédant, font le monstre Renommée, en mettant en avant la spécificité de l'écriture qui régit et supporte ce portrait d'un monstre « choquant » parce que nouveau.

Si Fama est en effet un monstre nouveau, c'est d'abord pour la bonne et simple raison que jamais avant Virgile la Renommée n'avait été admise dans la cour des monstres ; tout au plus Hésiode suggérait-il d'en faire une déesse 7. Or, ici, par une inversion de sens, Fama, voix publique du xXéoç, se mue en son contraire ; celle que l'on appelle « Renommée », cette parole d'une gloire tout épique, rejoint en fait la plus commune « rumeur », et encore,

4. « La Fama au livre IV de Y Enéide », Colloque L'épopée gréco-latine et ses prolongements européens, Caesarodunum, XVI bis, 1981, p. 81-91.

5. Parmi ces prédécesseurs, nous citerons T. E. PAGE (The Aeneid,^ Books 1-6, London, lre éd. 1894, ad loc.) et A. CARTAULT (L'art de Virgile dans l'Enéide, Paris, 1926, t. I, p. 312), très critiques à l'égard d'un portrait symbolique dont la richesse n'est pour eux qu'un malheureux tissu de contradictions; F. ARNALDI (L'Enéide e la poesia di Virgilio, Napoli, 1932), A. ROSTAGNI (Virgilio. Enéide, libri IV- VI, Milano, 1958), et E. Paratore (Virgilio, Enéide, libro IV, Roma, 1948), sceptiques quant à la propriété de l'insertion d'une telle créature au cœur d'un livre « tout vibrant de poésie » (E. Paratore, p. 38).

6. A. -M. Tupet, supra, n. 4, p. 88-89. L'auteur s'intéresse tout particulièrement aux v. 184-187 du passage et à la vraie nature du « bruit » que traduit le verbe stridens, placé en rejet en tête du v. 185 ; un rapprochement avec un passage des Fastes d'Ovide (VI, 131-143) et avec d'autres textes attestant de la vivacité des croyances populaires du monde italique, la conduit naturellement à cette conclusion.

7. Hésiode, Trav. , v. 760 sqq. : (çrjiiïj...) Oéoç vu ttç ëcm xoù aùrr| (« la réputation est une déesse elle aussi », v. 764; trad. P. Mazon).

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une rumeur vile et maléfique, que Virgile prend soin de doter d'une « forme » monstrueuse qui soit en adéquation avec son « style ». Toutefois, ces éléments, qui contribuent à faire de Fama un modèle d'« invention » virgilienne, ne doivent pas faire penser que tout, dans son portrait, échappe à la mémoire d'une tradition que, par ailleurs, anonyme, mais presque aussi savante et éloquente qu'une Muse, elle stimule ou incarne8. De fait, jusqu'au v. 180 de ce passage qui la voit surgir, naître et grandir, autrement dit, jusqu'à ce que Virgile décide d'en faire franchement un « monstre ailé », le poète fait valoir et mêle un certain nombre de références, plus ou moins précises, plus ou moins directes, à des textes antérieurs.

La première caractéristique de Fama nous renvoie au De rerum natura. dès lors que. pour dire la célérité extraordinaire de ce « mal » (malum qua non aliud uelocius ullum, v. 174), le poète choisit de le rendre « rapide comme l'éclair » {mobilitate uiget uirisque adquirit eundo, v. 175) 9. C'est un souvenir de l'Iliade qui est ensuite convoqué, et qui, de fait, rapproche opportunément la Renommée de l'Eris homérique : parua metu primo, mox sese attolit in auras / ingre- diturque solo et caput inter nubila condit (v. 176-177) 10. Si cet écho suggère les proportions démesurées que peuvent prendre effectivement ces deux forces obscures parvenues à « maturité », il préfigure surtout la conséquence directe qu'aura la rumeur propagée par le monstre au sujet de l'union de Didon et Enée : un

8. Pour un relevé ordonné des expressions du type fama est (ferunt, dicuntur, ut perhibent, etc.), voir N. HORSFALL, Virgilio. L'epopea in alambicco (Napoli, 1991, p. 1 17-133), dont le principal but est de souligner le mécanisme de « mise à distance » qui tantôt sépare le poète de données traditionnelles plus ou moins certaines, tantôt garantit les « inventions » qu'il risque. Voir aussi S. HlNDS, {Allusion and Intertext, Cambridge, 1998, p. 1-2), pour lequel ces mêmes expressions relèvent du procédé de la « note alexandrine », qu'elles permettent d'ailleurs d'incorporer au texte. Ce serait une erreur de confondre les deux famae, celle dont on est en droit de faire une des Muses du poète et celle qui n'est que son « monstrueux » avatar. Mais il ne faut pas pour autant négliger la vigoureuse tension que le texte suscite entre elles (ainsi, N. HORSFALL, p. 131, qui la minimise, quand il y pouvait trouver l'argument décisif de son exposé) : c'est là un de ses enjeux majeurs, qui consiste à faire jouer Fama, monstre « vocal » inventé, comme une sorte d'allusion antiphrastique à la fama, voix de la tradition.

9. «... il prend vigueur par le mouvement et en allant acquiert des forces » (cette traduction, comme celles qui suivent, est empruntée àl'édition dej. Per RET, Belles Lettres, 1980-82). Cf. Lucrèce, De r. n. VI, 340-342 : [fulmen] sumere debet/mobilitatem etiam atque etiam, quae crescit eundo et ualidas auget utris...

10. «... Petite d'abord par crainte, bientôt elle s'élève dans les airs, ses pas foulent le sol, sa tête se cache dans les nues ». Cf. //. IV, 442-443 : r\ t' 6\iyr\ (ièv Tipôrca xopûaae-coa, aùxàp ïizuta. oùpavtô i<m\pi%t xàpr) xai iid x^ovt (iaivet (« elle se dresse, petite d'abord, puis bientôt de son front va heurter le ciel, tandis que ses pieds toujours foulent le sol », trad. P. Mazon).

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avatar de discorde11. L'allusion suivante est déjà moins nette; elle ne relève plus du mécanisme quasi-citationnel qui, dans les premiers vers, était chargé de conférer au texte une identité poétique (et au monstre, une garantie). Toutefois, lorsqu'en ces v. 178-180, Virgile décide de doter sa créature qui, sans cela, pourrait encore paraître sortie de nulle part, d'une généalogie, il semble que ce soit vers Hésiode, et sa Théogonie, qu'il oriente notre lecture : Illam Terra parens ira inritata deorum / extremam, ut perhibent, Cœo Enceladoque sororem / progenuit 12. C'est à ce moment-là, apparemment, qu'est consacrée l'identité monstrueuse de Fama 13.

Mais c'est surtout à ce moment-là que s'opère un tournant décisif dans le mode de construction de ce monstre. Nulle allusion directe à des textes et des monstres antérieurs n'est dès lors re- pérable. Toutefois, Fama continue d'entretenir de multiples affinités avec d'autres figures monstrueuses bien connues de la mythologie : ce sera Typhée, le dernier rejeton de la Terre dans la Théogonie, dont les innombrables langues et bouches de Fama 14 rappellent les cent têtes et les mille voix, toutes plus horribles les unes que les autres 15 ; mais ce seront aussi, eu égard au nouveau plumage dont s'est orné le monstre, les Sirènes, la « Sphinge », les Harpyes, et encore, Argus, après sa transformation en paon aux plumes ocellées 16. Mais, différence de prime importance par rapport à ce qui a précédé, le texte cesse donc de se prévaloir clai-

11. C 'est d'ailleurs par là que passe le lien que tisse Virgile entre Fama et « son » Eris, Allecto.

12. « La terre, sa mère, iniiée par le courroux des dieux, l'enfanta, dit-on, comme la dernière sœur de Céus et d'Encélade... ».

13. Cf. A. -M. Tupet, supra, n. 4, p. 86. 14. Innombrables langues et bouches à mettre en relation avec le topos des cen-

tum ora (ou des « many mouths », tel que l'analyse S. HlNDS, supra n. 8, p. 34-47). Cf. infra, p. 14.

15. Hésiode, Théog., v. 820-835 : « Mais lorsque Zeus du ciel eut chassé les Titans, l'énorme terre enfanta un dernier fils, Typhée... De ses épaules sortaient cent têtes de serpent, d'effroyable dragon, dardant des langues noirâtres... et des voix s 'élevaient dans toutes ces têtes terribles faisant entendre mille accents d'une indicible horreur. Tantôt, c'étaient des sons que les dieux seuls comprennent ; tantôt la voix d'un taureau mugissant, ... tantôt celle d'un lion au cœur sans merci; tantôt des cris pareils à ceux des jeunes chiens, étonnants à ouïr ; tantôt un sifflement, que prolongeait l'écho des montagnes » (trad. P. Mazon).

16. Cf. A. -M. TUPET, supra, n. 4, p. 88. On notera que la plupart de ces monstres sont doués de voix. Ce qui est évident pour les Sirènes et la « Sphinge », le devient également pour les Harpyes, dès lors qu'on admet que la monstruosité des Harpyes virgiliennes tient moins à leur nature hybride et abjecte qu'au caractère odieusement trompeur de leur prophétie. Quant au « paon » Argus, on suggérera qu'à travers lui, c'est, par le biais d'une allusion masquée (qui se trouvera confirmée par la suite), un autre poète, Ennius, qui parle (d'après Ann. I, XI, Vahl 3).

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314 SÉVERINE CLÉMENT rement d'aucun rapport de filiation avec des exemples monstrueux passés. Sur les bases de rappels précis qui lui assurent une infaillible authenticité, il est en train d'enfanter un nouveau monstre. Celui-ci, à l'image de ces pairs monstrueux auxquels il fait songer, n'en est d'ailleurs que plus hybride. Là réside en effet la vraie nature de la monstruosité de Fama, ainsi que le texte lui-même, dans sa manière de se construire, n'a de cesse de le souligner : dans ce caractère d'extrême hybridité.

Figure tour à tour lucrétienne, homérique, hésiodique (et plus encore, comme nous le verrons), et enfin, virgilienne, Fama, dans le trajet qui de pur « mal » la fait devenir « monstre », et plus précisément, monstre vocal, revêt parallèlement, et successivement, les apparences d'une force naturelle, d'une femme, d'un oiseau, sans qu'aucune de ces apparences, aussi « visible » soit-elle. ne parvienne à lui donner une identité, une vraie forme. Ce monstre est avant tout un hybride insaisissable. Mais il est aussi un hybride éloquent, qui fait parler à travers lui les poètes du passé, et qui incite à privilégier dans les réminiscences qu'il suscite les monstres doués, comme lui, d'une voix.

Valeurs d'une hybridité revendiquée

Une hybridité aussi radicale ne saurait être justement appréciée par une lecture soucieuse de logique, d'une cohérence rationnelle dont il apparaît qu'elle n'était pas la première des préoccupations de Virgile 17. De fait, face à Fama, l'important n'est pas de pointer du doigt ce qui, entre ses divers visages, est lieu de contradictions; et dans l'impossibilité où nous sommes de savoir si Virgile aurait, oui ou non, révisé et dûment corrigé ce texte-ci, force est de reconnaître que la suprême hybridité de ce monstre, construit par collage, par juxtaposition et fusion de souvenirs littéraires, d'images mythologiques, et, sans doute, de croyances populaires épars, est une manière tout à fait habile et adaptée pour dire son être-monstre. Notre conviction est dès lors que, derrière ce désordre, ce flou apparents, il y a, de la part du poète, non pas un laisser-aller artistique ou un débordement imaginatif, mais

17. Cf. A. -M. Tupet, supra, n. 4, p. 87 et conclusion, p. 91 ; voir aussi ce qu'en dit B. Ons {Virgil. A study in civilized poeiry, Oxford, 1964, p. 82) : « Scruter [les] caractéristiques [de Fama] pour y trouver une rigoureuse logique descriptive est, naturellement, les réduire, eux et la Fama elle-même, à l'absurdité ; ce n'est pas là une peinture, mais un monstre vaguement aperçu qui représente pour ainsi dire la démoniaque ambiguïté de la force, publicité et rumeur que Didon a désormais déchaînée ».

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FAMA ET LE POÈTE 315 une stratégie d'écriture, qui est la marque d'une création réfléchie.

La « nouveauté » même du texte tient dès lors moins à l'idée qu'a eue Virgile de créer, à partir d'une abstraction, une figure inouïe de monstre, qu'à la mise en uvre et en forme originale de matériaux hérités. D'ailleurs, s'il faut admettre qu'il ne déroge pas à la loi du décorum, au sens où l'on a bien voulu l'entendre (un oubli de la tradition et une violation des lois de l'imitatio), et si, au contraire, il fait en sorte que celle de Vaptum soit exactement appliquée, on ajoutera cependant que le poète paraît conscient de la manipulation extraordinaire qu'il accomplit ici. Loin d'évacuer la noble fama de la tradition, il l'intègre au texte auquel il a choisi de donner une autre fama, bien peu recommandable celle-là, pour objet. Sa manière de distiller et de brouiller quelque peu les références à des textes du passé, et la présence en incise, au v. 179, de l'expression ut perhibent, qui prétendrait authentifier la plus grande des nouveautés (l'invention mythologique), nous apparaissent dès lors comme la marque d'un jeu et d'un aveu masqué de la part d'un poète qui a résolument choisi, sur du connu, de faire « autre chose ». La place choisie pour cette dernière formule le montre clairement, puisqu'elle apparaît précisément au moment où le poète décide de se démarquer de ce « on dit » d'une tradition reconnaissable. De fait, sous couvert d'un travail de mémoire, il est bien en train de forger sa propre Fama : le présent monstre, mais aussi, exploit sensible à nous lecteurs, l'authentique « tradition », dont les diverses imitations du passage par les successeurs de Virgile sont là pour témoigner 18.

Enfin, si l'on prend le soin de replacer Fama dans le cadre de la poétique dont elle relève, parmi les autres monstres de type mythologique dont celle-ci se nourrit, on avouera que sa forme (s'il en est, puisque nulle ne semble la retenir), faite d'une hybri- dité extrême, d'une monstruosité outrancière et excessive, n'est pas parfaite. Mais s'il est vrai que cette « poétique de la monstruosité » implique nécessairement, et plus que toute autre, une recherche de la forme la plus décente qui soit, cette imperfection tient dès lors au fait que Fama n'est, dans ce cadre, qu'une étape, le lieu d'un « essai » sur les possibilités de renouvellement du thème et des formes de ce genre de monstruosité. Après avoir expérimenté, avec les Harpyes, la voie que pouvait représenter une sorte de surenchère dans le dégoût et dans l'horreur, et avant de trouver, avec Allecto, le premier aboutissement de ce travail sur

18. A cet égard, voir A. -M. TuPET, « La survie d'un thème virgilien : la Fama », Colloque Présence de Virgile, Caesarodunum, XIII bis, 1978, p. 498-505.

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316 SÉVERINE CLÉMENT une monstruosité encore visible, le poète tente avec Fama de travailler la monstruosité en profondeur, sur cette langue même dont est fait le monstre. Il ne fait pas qu'inventer une forme monstrueuse supplémentaire; il imagine aussi le style d'écriture qui lui convienne le mieux. Fama est donc une sorte d'hybride superlatif, et l'écriture du texte se fait fort de le souligner. Cette forme sans forme qui paradoxalement informe, jusqu'à l'excès, la langue du poète, parce que celle-ci joue momentanément à se fondre dans la langue du monstre, peut bien être insatisfaisante. Mais la fonction que le monstre, figure poétique, acquiert avec elle ne l'est pas. L'« excès » caractéristique du texte pourrait même être chargé de révéler une des significations dont la poétique de la monstruosité est porteuse par rapport à la poétique de l'uvre tout entière. Aussi, ne pouvant nous satisfaire de l'insatisfaction que suscite la trop hybride Fama, tenterons-nous plus loin, après nous être mise à l'écoute de la « voix du monstre », de donner sa vraie valeur à une hybridité qui, loin d'être niée, est au contraire pleinement revendiquée.

« Poétique de la monstruosité »

De ce premier parcours, retenons pour le moment que la « fabrication » de Fama représente une étape cruciale de cette poétique particulière qui a les monstres pour objet. Au sujet de cette poétique de la monstruosité, Fama nous apprend au moins qu'il s'agit d'un processus de création réfléchi, et ce, en un double sens. Quoi que puisse laisser penser le caractère hybride de son portrait, elle n'est pas le fruit d'une imagination dévoyée qui aurait perdu le sens de la mesure, oublié les règles, et cette loi primordiale de l'unité que rappelait justement le « monstre » d'Horace. Une solide conscience critique gouverne l'édification de ce que nous définirons dès à présent comme l'ensemble des choix (stylistiques, rhétoriques) accomplis par le poète au sujet d'un thème donné (la monstruosité), un ensemble orienté par un projet poétique qui comporte un point de départ (le donné de la tradition à dépasser), une évolution (la complexification de la notion et des manifestations du monstrueux, qui passe notamment par son intériorisation) et une fin (la définition pour le monstre d'une place décente, et partant, d'une authentique légitimité poétique). Quant à l'originalité de cette poétique, elle tient précisément à cette « conscience critique », et à ce qui la rend sensible : un dispositif réflexif qui lui est spécifique. En effet, s'il ressort que ce texte du livre IV est travaillé en vertu d'une certaine « évidence » rhétorique, ce n'est certes pas pour nous « faire voir » Fama. Rien ne

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FAMA ET LE POÈTE 317 nous permet de nous représenter exactement ce monstre ; sa forme reste (et doit rester ?) insaisissable. En revanche, ce que le texte nous autorise et nous invite à suivre, ce sont les différentes étapes de la construction de cette figure d'exception. Autrement dit, il paraît assez évident qu'à cet endroit aussi, le texte dit et montre « qu'il dit et comment il dit », et nous ajouterons, comment il « fait », dans la mesure où le faire du poète a une importance fondamentale dans le cadre de cette poétique 19. Pour prendre une image, dans ce passage (et d'autres après lui), le poète paraît nous donner accès à son « atelier » 20, et nous incite à nous interroger avec lui sur les possibilités et les limites d'une poétique dont il sait qu'elle n'est pas sans comporter de risques. Et de façon tout à fait opportune, c'est Fama elle-même, soit la parole, qui est le lieu exact de cette interrogation. Mais il conviendra désormais de voir, au mépris d'une certaine illusion qui tendrait à faire de tout le texte l'uvre de Fama, comment, de manière plus précise, elle « parle » à l'intérieur de celui-ci, quelle est sa voix, ce que contient son « chant ». De même que sa forme importe moins que sa formation, ce qu'elle est ne doit pas en effet faire négliger qu'elle dit et ce qu'elle dit.

II. Vox monstri

La Fama personnifiée

Monstrum horrendum, ingens, cui quot sunt corpore plumae Toi uigtles oculi subter (mirabile dictu) Tôt linguae, totidem ora sonant, tôt subrigit auris21...

19. Pour cette formulation, et sur cet aspect du mécanisme de la réflexivité, voir A. DEREMETZ, Le Miroir des Muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Lille, 1995, p. 25. Cette conscience réflexive a ici plusieurs objets : le texte dit et montre non seulement comment il dit, et fait, un monstre, mais aussi, eu égard à l'autre grande finalité du texte, comment il construit, sur une notion abstraite, une personnification. Enfin, à travers son reflet difforme, c'est bien de lafama qu'il nous parle, et du rapport particulier que le poète entretient parfois (lorsqu'il se l'approprie jusqu'à la faire disparaître, et adonner l'impression de forger sa propre tradition) avec cette voix de la tradition.

20. Le texte pourrait prendre la valeur d'une « leçon de poétique ». On comprendrait mieux dès lors la première référence du passage, à Lucrèce et au De rerum natura. Précédant la référence à Homère, elle tendrait à définir la « qualité » spécifique du texte (sa dimension didactique), avant même sa « catégorie » (le rappel de son appartenance générique : Fama doit rester un monstre digne de Vepos). Sur cette double valeur de l'allusion (signal catégorique et générique et/ou lieu d'une ré-appropriation qui détermine la qualité propre d'un texte), voir G. B. CONTE, Memoria dei poeti e sistema letterario, Torino, 1985, p. 47 sqq.

21. «... monstre horrible, démesuré : autant il a de plumes sur le corps, autant

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Le portrait de la Renommée en monstre tendrait à nous faire oublier le second grand enjeu du texte : la personnification de Fama22. Là encore, les critiques ont abondé, s'acharnant à repérer les incohérences de la figure et à stigmatiser les erreurs du Poète23. A. -M. Tupet elle-même fonde en partie sa quête d'une nouvelle identité pour Fama sur l'insuffisance qu'elle trouve à l'explication donnée par Servius des v. 184-187 24. Pourtant, il ne nous paraît pas incongru d'imaginer que la rumeur, sournoise et maléfique, consacre toute son activité à circuler et à se propager la nuit, pour dédier ses jours à la récolte patiente de nouvelles assez attrayantes pour être matière à infamie. On admettra au moins que globalement, et en particulier dans les vers cités ci- dessus, la propriété de la figure est indiscutable : cejqui est visé et atteint derrière cette représentation, c'est son essence même d'être de langage. Les mille plumes qui la décorent, les yeux et oreilles tout aussi indénombrables qui la servent, ne sont là que pour compléter le portrait de celle qui incarne avant tout, ainsi que le souligne l'anaphore de tôt, le vil bavardage d'une foule à la pluralité indistincte, à l'énormité sans limites et grandement inquiétante. Motif d'angoisse pour le poète25, elle pourrait l'être dès lors pour des raisons exactement poétiques. Fama joue en effet (ou, en tout cas, le texte joue pour elle), comme nous allons le voir, à revendiquer pour la masse orale informe qui, à l'origine, la constitue, une vocation poétique. Mais que restera-t-il de « poétique » dans sa voix et dans le chant qu'elle fait naître, lorsque ses innombrables langues et bouches vont commencer à s'agiter

d'yeux vigilants ô prodige sous chacune, et autant de langues, autant de bouches qui parlent, autant d'oreilles qui se dressent ».

22. Cf. Quintilien, /. 0. , IX, 2, 36, qui la cite comme exemple des « prosopo- pées » où sont personnifiées des notions abstraites.

23. Ainsi, à propos des v. 186-187, T. E. Page, supra, n. 6, adloc, et A. Car- tault, p. 312.

24. Et sur la « particularité » d'une « activité nocturne qui ne coïncide pas avec l'allégorie ». Cf. A. -M. Tupet, supra, n. 4, p. 89. L'explication « laborieuse et peu convaincante » de Servius (ad 184) est la suivante : « Nocte uolat dépeint bien une réalité naturelle. Car, plus une chose est cachée, plus on la recherche, et, sans doute, la rumeur à son début est toujours obscure; quand elle est répandue, elle s'apaise; c'est pourquoi le poète dit qu'à la lumière, elle reste tranquille ».

25. VoirJ. THOMAS, Structures de l'imaginaire dans l'Enéide, Paris, 1981, p. 49 et 140-141 : selon l'auteur, le monstre Fama traduit les réticences de Virgile à l'égard de la foule obscure et indifférenciée, iurba, et unit en lui les images fondamentales et spécifiques de l'anxiété virgilienne (instabilité du moi, métamorphose...). Voir également les magnifiques pages qu'H. BROCH consacre, dans La Mort de Virgile, à la terrible découverte que fait le poète, à son arrivée à Brindes, du caractère odieux des « masses » et de leurs voix innombrables, chantres de Malédiction (p. 21 sqq. dans la trad. d'A. KOHN, Paris, 1955).

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FAMA ET LE POÈTE 319 en tous sens en éparpillant le sens jusqu'à le perdre parlant toutes les langues, lorsqu'elle va entreprendre de singer le dire et le faire du poète ?

De la Muse dépravée à l 'anti-poète

Afin de mieux cerner l'image d'une Fama-pobte, telle qu'elle peut ressortir du texte, il conviendrait d'ajouter aux échos intertextuels précis que nous avons rappelés au début de cette étude des allusions, qui pour être plus discrètes, n'en prennent pas moins le risque de donner à la voix de ce monstre un semblant de droits sur la poésie.

Résultat attendu de la première activité qui l'occupe, l'observation du réel (v. 186-187), Fama, munie de tous ses organes, se met à chanter à partir du v. 188 du passage. Plus précisément, ce premier vers commence par rendre compte de l'activité élocu- toire qui est la sienne. Tarn ficti prauique tenax quam nuntia ueri26. « Messagère de la vérité », voilà donc ce que Fama pourrait prétendre être, autrement dit, une authentique Muse du poète. Mais cette équation est dûment corrigée par ce dernier, qui, tout en prenant soin de cultiver l'écho que cette présentation engendre avec l' auto-présentation des Muses hésiodiques 27 (l'alternative est respectée entre le vrai et un fictif vraisemblable :ficti/ueri), ne laisse pas de remettre le monstre à sa place : c'est la fonction de l'intrusion de praui. De plus, la rigidité de la construction comparative en tam... quam, comparée à l'équilibre circonstancié de la déclaration poétique des Muses de l'Hélicon, suggère assez ce que l'éloquence et le savoir de Fama ont de pernicieux : déjà hybride dans sa forme, elle peut être une chose et son contraire, dire le vrai comme son double odieusement déformé. Le v. 190 vient souligner encore le caractère intolérable de ce prétendu chant, qui, par ailleurs, s'avère n'être que du remplissage (reple- bat/canebat, v. 189-190). Fama, en effet, voudrait nourrir la poésie de virtualités : et pariter facta atque infecta canebat. Le résultat va bien au-delà de ce que ferait naître un simple mensonge, qui permettrait encore de supposer une référence à une vérité donnée. Car la voix du monstre joue à mêler, non pas le vrai et le faux,

26. « aussi acharnée à tenir ce qu'elle imagine ou déforme que messagère de la vérité ».

27. Hésiode, Théog:, v. 27-28 : îSjiev <l>EÛ8e<x 7toXXà Xéyeiv ETÛfxoiaiv ôu.oïoc / îSfiev 8', eut' è8éXtû|iEv, à\r\Bi<x -pipûaaaOat (« ... nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités mais nous savons aussi proclamer des vérités » ; trad. P. Mazon).

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320 SÉVERINE CLÉMENT mais « ce qui est advenu en réalité » et « ce qui n'a pas été », ce qui n'existe qu'en puissance. Et de fait, c'est d'abord de ce monstrueux-là, lié à l'informe, que la voix de Fama est génératrice : elle peut chanter des faits qui n'existent pas, qui ne proviennent que du néant, ou du moins, de la seule dérive d'une imagination créatrice que ne contrôlent ni règles ni limites. Toute fiction étant corrompue, de sa poésie ne saurait naître qu'un produit difforme, prauum, plus hybride encore que son auteur, et, conséquence prévisible, une non-uvre toute de laideur : foeda (v. 195).

Pourtant, si on l' écoutait, Fama ferait encore croire au bien- fondé de ses prétentions poétiques : après s'être approprié le masque de la Muse, lorsque s'achève le texte, cette « parole ailée », trompeuse et nocive, se hisse indûment à la hauteur du poète, dont elle envie la gloire. Haec passim dea foeda uirum diffundit in ora2S : alors même qu'elle va devoir s'effacer, on la retrouve ici sous les traits de ce poète devenu dieu qui rêve d'immortalité pour lui-même et pour ses vers. Volito uiuus per ora uirum, tel était le vu d'Ennius29. Temptanda uia est, qua me quoque possim/tollere humo uictorque uirum uolitare per ora, avait renchéri Virgile, quand l'uvre épique n'était encore pour lui qu'un projet rêvé30. Mais trop grande est cette dernière supercherie pour que l'on ne puisse pas remettre Fama et sa parole à leur place : elle ne fera pas croire à sa divinité; sa poésie n'est que le fruit d'une horrible parole humaine. Et c'est à ce moment-là, d'ailleurs, que le poète, le seul à pouvoir légitimement reprendre à son compte le mot d'Ennius, choisit de la faire disparaître, en tant que monstre et personnification, coupant court à une certaine « folie des grandeurs » de la part de ce monstre de vanité.

Enfin, il faut noter que, si elle n'était pas, à l'image de la matière première de ses « poèmes », qu'un monstrueux langage en puissance, Fama irait plus loin encore, au-delà des limites jamais franchies par aucun poète, et, contrevenant à toute règle, au-delà même de ces topoi que sa parente, la modeste^/àma, a souvent pour charge de véhiculer. La multiplicité superlative de ses langues et bouches, et le fait que cet orateur sans foi ni loi ne connaisse aucune éthique, poétique ou morale, peuvent nous inciter à lire autrement les v. 181-184, dès lors qu'une nouvelle allusion s'y

28. « Telles sont les horreurs dont la déesse emplit partout la bouche des hommes ».

29. Ennius, Varia, II, 18, Vahl3. 30. Géorg. III, v. 8-9 : « Il faut tenter la voie où moi aussi je puisse m'arracher

à la terre et voler vainqueur aux lèvres des vaillants » (trad. A. Michel).

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FAMA ET LE POÈTE 321 laisse déceler. L'impuissance du verbe poétique, ici à « embrasser toutes choses »31, et là, surtout, à « représenter toutes les formes de crimes, énumérer tous les noms des supplices » 32, que traduit chez Virgile la reprise du « cliché des centum ora » 33, paraît en effet ne pas devoir concerner Fama. Car si on la laissait faire, Fama serait prête, vomissant de ses mille bouches les dernières horreurs, à incarner un paradoxe : parole inconsciente de ses limites, ignorant la frontière de décence qui sépare le fus du nef as, elle pourrait dire l'indicible, tel qu'il peut en particulier apparaître à la conscience morale. S'il est vrai que Fama tient pour une part de la Furie, il s'agirait alors d'une Furie par trop éloquente, comme si Tisiphone aux Enfers venait combler le silence et remédier à la retenue de la Sibylle. Voix infernale en puissance, selon cette modalité d'être qui est lui familière, voix de l'ultime monstruosité, Fama révèle à cet égard ce qu'elle est en réalité : sans morale, sans pitié ni piété, sans âme enfin, le contraire du poète.

Carmen monstruosum

Fama se met donc à chanter aux v. 189-195 du passage, dès lors que, à la suite de sa « biographie », le récit reprend. Les qualités poétiques défaillantes qui lui sont attribuées dans les trois premiers de ces vers, tels que nous les avons parcourus, servent d'introduction, d'avertissement et, pour ainsi dire, de guide de lecture, au lecteur qui s'apprête à entendre son chant, un chant qui n'a pour autre sujet que l'histoire des amours de Didon et Enée. Au fait de son programme prétendu poétique, il est clair que ce que l'on attend d'elle n'est guère plus qu'un « chant monstrueux », déformant et difforme. De fait, c'est bien à une subversion du réel, des faits, de la vérité, qu'elle procède. Venisse Aenean

31. Géorg. II, v. 42-44, dans la recusatio formulée par le poète didactique qui se refuse à entreprendre Vopus maius, l'uvre épique : Non ego cuncta meis amplecti uersibus opto/non, mihi si linguae centum sint oraque centum, /ferrea uox... (« Je ne veux pas dans mes vers embrasser toutes choses. Non, eussé-je cent langues, eussé-je cent bouches, une voix de fer... »).

32. En. VI, v. 625-627, lorsque la Sibylle, incapable de satisfaire complètement la curiosité d'Enée, montre qu'il est des vérités qui demeurent inaccessibles tant au verbe poétique qu'à la parole prophétique : non, mihi si linguae centum sint oraque centum/ferrea uox, omnis scelerum comprendere formas, /omnia poenarum percurrere nomina possim .

33. A ce sujet, voir P. COURCELLE, « Histoire du cliché virgilien des cent bouches », R.É.L., XXXIII, 1955, p. 231-240, A. Barchiesi, « Centum ora », Enci- clopedia virgiliana, I, Roma, 1984, p. 737-738, et S. HlNDS, supra, n. 8, p. 34-47.

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Troiano sanguine cretum / cui se pulchra uiro dignetur iungere Dido; / nunc hiemem inter se luxu, quam longa, fouere, / regnorum immemores turpique cupidine captos 34. Si le point de départ de son histoire est irréprochable, on ne peut pas en dire autant de la fin; ainsi va la diffamation attachée à la langue vipérine de la vile et monstrueuse rumeur. Au récit somme toute objectif des deux premiers vers, se substitue une parole de blâme, qui pervertit les faits, les grossit, les dénature ; dans « les bouches » du monstre, les deux amants deviennent d'indignes débauchés, uniquement préoccupés d'eux- mêmes, et d'une passion que Fama rend, à son image, tout à fait monstrueuse (turpi). Ainsi se trouve confirmée l'idée que l'on avait pu se faire de sa poésie, de sa voix : la voix du monstre est bien monstrifera.

Néanmoins, une ambiguïté demeure, qui ne peut pas ne pas être relevée. De ce tissu apparemment inextricable d' infecta et de facta mêlés, il est possible de dégager un certain nombre de vérités, dont la plus éclatante reste celle qui consisterait plus justement à dire que les deux amants ont en effet oublié celui qu'était, pour chacun, son vrai royaume35. La monstruosité complexe de Fama recèlerait donc une valeur positive, puisque de son discours, quelque fructueuse révélation peut être retirée. Mais le moment d'une telle révélation pourrait être vu aussi comme celui où la voix du poète, vainqueur du monstre, reprend ses droits.

III. La voix du poète et le « miroir des monstres »

Fama et le livre IV de l'Enéide

Si on fait l'effort de la débarrasser de son encombrante perversité, Fama énonce donc aussi clairement une vérité sur les deux héros, égarés dans une aventure hors du commun, hors normes, et sans doute, non épique. D'aucuns, soucieux de ne pas en rester aux critiques de la valeur poétique du texte, ont pu souligner l'importance du rôle que la Renommée joue dans l'action du livre IV36. Reprenant cette idée, nous soulignerons pour notre

34. « Ènée, un héros de troyenne ascendance, était venu, la belle Didon daignait s'unir à lui ; maintenant, pendant ce long hiver, ils s'occupaient l'un de l'autre, tout aux plaisirs, oublieux de leurs royaumes et captifs d'une honteuse passion ».

35. Tel est le premier reproche que Mercure adresse à Enée, v. 267 : Heu, regni rerumque oblite tuarum ! (« Malheur ! prince oublieux de ton royaume et de ta destinée ! »).

36. Cf. A. L. KEITH (« Vergil's allegory of Fama », C. J., XVI, 1921, p. 299), qui s'attache à dégager l'enchaînement des événements qui succèdent à Tinter-

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FAMA ET LE POÈTE 323

part que c'est en effet Fama, qui, étant à l'origine du vaste bouche à oreille qui part du roi Iarbas pour arriver à Jupiter, permet finalement le redressement du héros, dès lors que Mercure, l'invectivant, le remet dans le droit chemin de « son » épopée. On notera par ailleurs, répondant par là-même à ceux qui jugent son introduction « déplacée », la manière dont Fama est, en amont, rigoureusement intégrée au récit : elle surgit au moment où l'erreur des amants est à sa comble (Extemplo. . . it Fama, v. 173); et son discours rebondit exactement sur le dernier mot attribué à Didon : culpam, cette « faute » voilée que le monstre se promet de révéler au grand jour37. La faute des amants est d'ailleurs le premier ressort de son discours, de cette version infamante des amours de Didon et Enée à laquelle elle donne naissance. Mais on se demandera alors : qu'est-ce donc que cette « histoire » revue et corrigée par le monstre sinon le reflet monstrueux de ce qu'est en train de devenir le livre IV de Y Enéide ? En nous référant au « dispositif réflexif » que nous évoquions plus haut, et en nous souvenant encore du monstre peint qu'Horace tend à celui qui doit être le seul vrai poème digne de ce nom, ne pourrait-on dire que derrière ce double difforme se cache un miroir tendu à l'uvre pour lui renvoyer l'image de ce qu'elle risque de devenir ? La fonction du monstre qui se dégage alors est assez claire : le monstre, figure poétique, est d'abord un signal poétique chargé d'indiquer, en les grossissant, les erreurs qui nourrissent le texte, et de là, ce que l'on pourrait appeler certaines « errances » du texte. De fait, au moment où surgit le monstre Fama, ce même texte menace de sortir de la voie épique qui est la sienne, et la voix épique de s'éteindre.

La voix du poète et le dépassement du monstrueux

Incarnation de la conscience critique qui préside alors, non plus seulement à une poétique particulière, mais à l'édification de

vention du monstre. A. S. Pease (P. Verg. Maronis Aeneidos liber quartus, Cambridge, Mass., 1935, ad toc), quant à lui, assimile le rôle de Fama, dont l'intervention suppose et permet un certain écoulement du temps, à celui du chur dans la tragédie grecque. Cette fonction chorale nous paraît être confirmée par le « message de vérité » que contient, par delà ses « horreurs », le chant de Fama.

37. V. 171-172 : « et Didon ne pense certes pas à un amour furtif : elle parle d'un mariage, sous ce nom, elle voile sa faute » (hoc praetexit nomine culpam). C'est en outre sur l'invocation, et plus exactement, sur la négation d'un double d'elle- même que Fama rebondit. Le vers précédent disait en effet de la reine que « ni les convenances ni la gloire ne la touchent » (neque enim specie famaue mouetur). Ce motif le mépris que les deux amants ont pour une « plus haute gloire », v. 221

parcourt tout le livre, qui, de fait, pourrait à bien des égards apparaître comme une « histoire de fama ».

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l'uvre tout entière, le monstre, avec Fama, devient le lieu où le poète interroge ses choix, les mûrit, les corrige, jusqu'à vouloir faire notamment de certaines de ses audaces d'indiscutables réussites poétiques. Mais puisqu'il est à l'origine de cette déviance que Vepos a subie, en même temps que son héros se fourvoyait dans un mauvais destin, c'est à lui d'y remédier et de faire que la véritable épopée redémarre. Le monstre lui a permis de mesurer et de montrer jusqu'où pouvaient aller les conséquences d'une écriture qui aurait choisi, en somme, l'hybridité. Plus spécifiquement, on soulignera que ce monstre, cette parole tout humaine, qui, en même temps, et paradoxalement, est la seule « divinité » à être présente dans ce début du chant IV, lui a permis de stigmatiser l'erreur de son héros : Enée, héros épique, a en effet choisi de ne plus adhérer aux fata, mais d'obéir à la seule inclination de ses sens, d'une volonté elle-même tout humaine38. Enfin, on relèvera que la monstrueuse Fama surgit au moment où le héros a oublié la noble fama que devait être sa gloire et celle de ses descendants. De fait, c'est à la restauration de ces valeurs épiques perdues que va procéder le poète en commençant par faire taire Fama, puis en réintroduisant le divin dans le poème, Jupiter et les^a.

Le discours que Jupiter alerté par Iarbas tient aux v. 223-237 consiste d'abord en une inquiétante mise en délibéré à la fois des qualités héroïques et épiques d'Enée, qui vient précisément de porter atteinte à son identité de uir, et de la possibilité même de poursuivre l'épopée39. Mais en feignant de dénier à son héros toute aptitude à assumer sa mission, Jupiter, et le poète à travers lui, procèdent à une vigoureuse réaffirmation du sujet et du sens, apparemment menacés, de l'épopée : sed fore qui grauidam imperiis belloque frementem / Italiam regeret, genus alto a sanguine Teucri / prode-

38. Devenu la proie de l'odieuse rumeur, Enée paraît en outre avoir cédé aux illusions de gloire dont se bercent les hommes. Ce faisant, il a substitué la. fama aux fata, alors que c'est par leur étroite jonction que passe le « sens » de son épopée, et en elle que se réalisera la véritable gloire de Rome. Cf. entre autres, VIII, 731, un vers dont la solennité paraît vouée à souder de manière décisive les deux termes (attollens umero f arnaque et fata nepotum). Seul un héros animé du désir d'une vraie gloire pourra répondre favorablement aux dits des fata, et construire cette gloire.

39. L acuité de cette délibération est rendue sensible par la prédominance des modalités successivement négative, interro-négative et inter rogative. Le premier vers de ce qui constitue véritablement son discours (v. 227) s'ouvre sur l'adverbe de négation non qui nie iltum... talem : ce n'est pas un homme de cette sorte que Vénus avait promis en Enée ; celui-ci n'est momentanément plus digne d'être le héros de son épopée.

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FAMA ET LE POÈTE 325

ret, ac totum sub leges mitteret orbem40... Autrement dit, sous couvert de cette fiction, qui va jusqu'à envisager la possibilité d'un arrêt de Yepos, le poète oppose à l'histoire difforme de Fama l'authenticité de « son histoire », dont on pressent bien qu'il ne tolérera pas finalement qu'elle lui échappe. Il fait même plus, lorsqu'il prend soin de rappeler l'identité de la seule vraie fama qui puisse et doive être recherchée, prisée, et « écoutée » par le héros : tantarum glo- ria rerum (la fama melior du v. 221). Le poète a donc bien, en ce sens, vaincu le monstre, et fait taire ce double monstrueux qui prétendait avoir des droits sur sa poésie.

Toutefois, le problème justement posé par le monstre demeure. Si le vigoureux questionnement de Jupiter ne parvient pas vraiment à nous faire redouter que le chant épique ne cesse, si, au contraire, il nous incite à croire qu'il va redémarrer, il reste que le poète doit réussir à s'accommoder de la déviance non épique qu'il a lui-même engendrée. Il se doit d'achever son histoire, à l'intérieur des limites qu'a rappelées le monstre, et au-delà desquelles il y aurait, non plus un poème, mais un monstre. La résolution trouvée pour cette difficulté passe, outre le départ d'Enée, par le sacrifice de Didon. Et son résultat, tel qu'on peut en juger d'après la fortune de ce livre, montre assez que le poète est effectivement parvenu à dépasser la monstruosité en germe dans son texte, en transmuant l'hybridité attachée à toute greffe en une merveille de fiction.

Derniers miroitements du monstre : de l'hybridité monstrueuse à l'hybridité créatrice

Fama, en tant que somme hybride, s'est donc fait le reflet de l'hybridité du texte à cet endroit du poème, une hybridité relevant de choix thématiques, de valeurs, de références assez étrangères à l'épopée telle que devait l'être entendue « l'épopée d'Enée », la nouvelle épopée romaine. Toutefois, quelque graves que soient les conséquences d'un tel error sur le héros, et sur la construction d'un nouveau « sens » de l'épopée, il n'est pas cer-

40. «... il devait être celui qui régirait l'Italie grosse d'empires et frémissante de guerres, celui qui prolongerait la race issue du noble sang de Teucer et mettrait sous ses lois l'univers entier ». Ici, c'est, dans le cadre du discours indirect, l'emploi du subjonctif imparfait qui permet la mise à distance des qualités d'Enée, sonnant comme autant de fausses promesses de la part de sa mère Vénus. Mais en même temps, cette distance prise par rapport au réel s'offre comme le moyen d'ouvrir une « fenêtre » dans le texte et d'y insérer le rappel du projet narratif et héroïque qui le sous-tend.

Bulletin Budé 23

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326 SÉVERINE CLÉMENT tain que cette hybridité ait seulement une connotation négative, notamment du point de vue du mode d'écriture qu'elle implique et représente. La fabrication de Fama est suffisamment transparente pour que l'on y décèle et identifie, comme on l'a fait, les différentes pièces du « puzzle » qu'elle constitue. Et ce travail d'accumulation, qui tend à en faire une somme poétique, tissée de références éparses, est trop « exubérant », trop « énorme », pour que l'on y voie seulement une maladresse de la part de Virgile. Lucrèce, Homère, Hésiode, Ennius, mais aussi Apollonios, Naevius, et Virgile lui-même : Fama contient bien en elle les éléments épars d'une tradition, des éléments dont la fusion parfaite doit accompagner l'avènement de l'œuvre nouvelle. L'originalité, « choquante » pour certains, de Fama procède en ce sens, et en réalité, d'une réussite : la « fusion » a si bien dissous ces éléments qu'on finit par avoir du mal à les reconnaître. On en tirera l'hypothèse que, à cet égard, Fama pourrait refléter un des buts auxquels l'épopée virgilienne aspire pour elle-même : se faire la somme des œuvres antérieures, de genres, de styles, de tons divers, qu'elle saura si bien mêler que l'on n'y pourra plus distinguer la monstruosité des greffes que cette volonté suppose. Linguae cen- tum. . . oraque centum. . . ; tôt linguae, totidem ora sonant. . . Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, dans les Géorgiques, la déclaration poétique qui entourait le cliché des cent bouches servait aussi d'introduction à la merveilleuse fiction des greffes.

Un dernier regard sur le monstre Fama conclura ce parcours, et avec lui, un dernier mot sur la poétique dont nous voulions d'abord énoncer la légitimité. Nous avons dit que le monstre Renommée représentait une étape-clef de cette poétique, le moment d'un tournant. Il faut en effet souligner qu'à côté des multiples allusions intertextuelles convoquées par le texte, on repère plusieurs références au texte lui-même, et à certains autres de ses monstres. Pour le dire rapidement, Fama, en effet, c'est « Polyphème comblé » et « Mézence annoncé ». Le v. 177 sera utilisé au livre X à propos de ce dernier, le tyran sanguinaire, lorsqu'une comparaison avec un autre géant monstrueux, Orion, sera chargée de traduire sa violence guerrière41. Quant à Poly-

41. Cf. X, 767. Tel est, à partir du chant VII, le devenir des figures monstrueuses : elles servent à dire ia monstruosité de l'homme placé dans une situation particulière, « contre-nature » (car engagé dans une « monstrueuse » guerre civile). Celui-ci ne devient pas purement et simplement un monstre, mais sa monstruosité est suggérée métaphoriquement par des images, éléments d' ekphraseis ou comme ici, de comparaisons. Le monstre n'intervient plus directement au premier plan du récit; il est devenu « figure ».

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FAMA ET LE POÈTE 327

phème, il est remarquable de voir comment Fama vient inscrire sa monstruosité, dont un des principaux caractères est, comme on l'a vu, une pluralité indifférenciée, dans le vide laissé par l'œil mutilé du Gyclope. Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum (III, 658) I monstrum horrendum, ingens, cui quot sunt corpore plumae / tôt uigiles oculi... (IV, 181). Le début du vers est repris pour mieux montrer comment Fama s'érige sur les ruines laissées par ces anciens monstres de la fable qui n'ont plus, en tant que tels, leur place dans cette épopée42. Une autre correction cependant, l'absence, dans le cas de Fama, de l'adjectif informe, démontrera, quant à elle, l'authenticité du travail sur la forme qu'implique l'invention d'une monstruosité nouvelle. De fait, Fama est tout sauf informe. Au contraire, au vu du nombre de monstres en puissance qu'elle contient en elle, on dira qu'elle incarne précisément, sinon ce travail sur les formes, du moins, la matière génératrice de formes monstrueuses. En ce sens, derrière elle, se cache bien une partie de l'atelier du poète. Son texte est un laboratoire pour la poétique de la monstruosité. Entre la monstruosité ancienne et celle, nouvelle, qui saura trouver en l'homme à la fois sa place et la juste mesure de sa signification, Fama est le lieu poétique incontournable où une poétique particulière s'énonce.

Figure poétique, Fama nous est en outre apparue comme le lieu où la totalité d'une poétique envisage ses limites : celle d'une œuvre, Y Enéide, qui, en s'édifiant, ne craint pas de tenter des expériences nouvelles. Mais par rapport aux autres monstres qui, comme elle, contiennent une réflexion de l'œuvre sur elle-même, Fama peut se prévaloir de rendre celle-ci particulièrement sensible. Elle est, pour finir, le lieu d'un véritable tour de force de la part du poète : conscient du risque qu'il prend en greffant sur Yepos une histoire hétérogène, Virgile se déleste un moment de celle-ci et la fait chanter par le monstre, qui en fait une caricature de digression erotique. Autrement dit, comme il a coutume de le faire au moyen de l'autre fama, il tend à mettre sur le compte

42. Dans le cas de Polyphème, elle fait même plus, en sorte que ces échos qui la lient, d'un côté à Polyphème, et de l'autre à Mézence, ne sont pas de pures coïncidences, mais qu'entre eux il y a une véritable continuité. Car si l'on reconnaît qu'à chaque guerrier « monstrueux » , correspond une figure monstrueuse privilégiée, c'est de Polyphème que se rapproche Mézence (comme Turnus de la Chimère). Fama est alors un moment transitoire dans lequel un élément de la monstruosité ancienne est retravaillé avant de devenir autre chose : un support figuratif. Le gigantisme de Polyphème (qui « porte au ciel sa haute tête », III, 678) est momentanément assumé par Fama, qui le charge de connotations nouvelles (dont l'élément « discorde »), avant que celui-ci ne vienne caractériser l'homme dont la guerre fait un géant sanguinaire.

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du monstre Fama un détour narratif « incertain », sinon fabuleux, dont il feint de ne pas vouloir être l'auteur43. Et c'est dans cet écart que ladite « réflexion » de l'œuvre trouve sa place. Dans tous les cas, on retiendra que le « reflet du monstre » que le discours d'Horace évoquait sans y croire, puisqu'une telle œuvre désunie ne doit pas exister, devient effectif avec Virgile, sans qu'il s'aventure toutefois à lui donner une réalité : le monstre reste figure ; son miroitement ne saurait être perceptible que dans cet entredeux virtuel qui sépare la lettre de son sens, l'image de son signifié, ce qu'est le texte de ce qu'il ne doit pas être.

Mais du « miroir des monstres », beaucoup reste encore à dire : d'autres textes et d'autres monstres pourraient appuyer ce que nous avons dit de la vocation réflexive de Fama et du discours implicite qu'elle tient sur le texte. Fama elle-même, après que le poète l'a vaincue, n'a pas dit son dernier mot : car bien souvent, sous ses divers visages, qu'elle soit rumeur, tradition, ou gloire, \dijama, sans être un monstre, reste une uox monstrifera.

Séverine CLÉMENT.

43. Nam in rébus dubiis denegatfidem, dirait Servius (ad Georg. I, 247). Une telle remarque est récurrente chez les commentateurs anciens de Virgile, toutes les fois que son texte fait appel à la fama (cf. Tib. Donat, ad En. III, 694-5 : quaecumque jabulosa sunt aut incredibilia horum Vergilius non se sed alium facit auctorem. Quis enim credat quod protulit fama. . . ?) L'hybride Fama ne devait donc pas se séparer totalement de la modeste fama, dont tout, pourtant, paraissait l'éloigner.