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PROCÉDURE PÉNALE La France, le parquet et les droits de l’homme : l’importune opiniâtreté de la Cour européenne Garde à vue - Droit à la sûreté - Garantie judiciaire - Statut et rôle du ministère public - Violation Conv. EDH, art. 5, § 3 (oui) - Perquisitions - Cabinet et domicile d’un avocat - Droits de la défense - Violation Conv. EDH, art. 6 et 8 (non) Du fait de leur statut, les membres du ministère public, en France, ne remplissent pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif, qui, selon une jurisprudence constante, compte, au même titre que l’impartialité, parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de « magistrat ». En conséquence, la requérante a été présentée à un « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », plus de cinq jours après son arrestation et son placement en garde à vue. Partant, il y a eu violation de l’article 5, § 3 de la Convention. Si le droit interne peut prévoir la possibilité de perquisitions ou de visites domiciliaires dans le cabinet d’un avocat, celles-ci doivent impérativement être assorties de garanties particulières. De telles mesures sont pos- sibles notamment en cas de constat de l’existence d’indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction. CEDH, 5 e section, 23 nov. 2010, n o 37104/06 : Moulin c/ France I3967 « La morale de la fable était simple, finalement : en quelques années de soumission hiérarchique, les magistrats du parquet avaient cessé d’être des magistrats » (S. Corto, Parquet flottant, Denoël, 2009, p. 114) DR Par Olivier BACHELET Collaborateur de la SCP Célice, Blancpain et Soltner, avocats aux conseils Membre du CREDHO-Paris Sud « La CEDH dans sa décision ne remet pas en cause le statut du parquet français. Cela met fin aux interprétations que certains ont voulu donner depuis le pre- mier arrêt de la Cour, le 10 juillet 2008 ». Voilà les enseignements qu’entendait tirer le garde des Sceaux de l’arrêt de grande chambre Medvedyev c/ France (1) , le jour de son prononcé. Passant sous silence les ma- nœuvres ayant permis d’évi- ter la confirmation du constat de violation de l’article 5 de la Convention, en ce que la pri- vation de liberté des requérants n’avait pas été contrôlée par un membre de l’« autorité judiciaire » (2) , le ministre de la Justice de l’époque préférait indiquer que « la Cour rap- pelle uniquement les principes qui se dégagent de sa juris- prudence s’agissant des caractéristiques que doit avoir un juge ou un magistrat habilité pour remplir les conditions posées par la Convention européenne des droits de l’homme, en matière de détention » (3) . L’arrêt Moulin c/ France (4) permet de rétablir la vérité : selon la Cour européenne des droits de l’homme, les magistrats du ministère public ne sont pas membres de l’« autorité judiciaire ». En l’espèce, le 13 avril 2005, alors qu’elle se trouvait au tribunal de grande instance d’Orléans, une avocate au bar- reau de Toulouse fut arrêtée et placée en garde à vue dans le cadre d’une information judiciaire ouverte principalement des chefs de trafic de stupéfiants et blanchiment des pro- duits de ce trafic et confiée à deux juges d’instruction. L’inté- ressée fut alors conduite à Toulouse afin d’assister à la per- quisition de son cabinet qui se déroula, le 14 avril 2005, en présence des deux juges d’instruction orléanais. Le lende- main, au terme de sa garde à vue, elle fit l’objet d’un mandat d’amener et, se trouvant à plus de « deux cents kilomètres » d’Orléans (5) , fut conduite devant le procureur adjoint du tri- bunal de grande instance de Toulouse qui ordonna sa conduite en maison d’arrêt en vue de son transfèrement ultérieur devant les juges d’instruction. Trois jours plus tard, le 18 avril 2005, l’avocate fut présentée aux juges d’ins- truction, mise en examen et placée en détention provisoire. Elle saisit la chambre de l’instruction d’une requête en nul- lité d’actes. En vain. Après avoir épuisé les voies de recours internes, l’intéres- sée saisit la Cour européenne des droits de l’homme en alléguant ne pas avoir bénéficié de l’assistance de l’avocat de son choix pendant sa garde à vue. Néanmoins, relevant que cette situation était due à une erreur de la requérante dans la désignation de son défenseur, la Cour de Strasbourg rejette ce grief comme manifestement mal fondé. (1) CEDH, gde ch., 29 mars 2010, n o 3394/03, Medvedyev et a. c/ France : H. Matsopoulou, Gaz. Pal. 27 avr. 2010, p. 15, I1383 ; D. 2010, p. 1386, note J.-F. Renucci ; D. 2010, p. 1390, note P. Hennion-Jacquet. (2) CEDH, 5 e sect., 10 juill. 2008, n o 3394/03, Medvedyev et a. c/ France : Rev. sc. crim. 2009, p. 176, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2009, p. 600, note J.-F. Renucci. (3) « CEDH : arrêt Medvedyev », communiqué de presse de M me Alliot-Marie, 29 mars 2010. (4) V. C. Charrière-Bournazel, « France Moulin, la CEDH et la France », Gaz. Pal. 30 nov. 2010, p. 12, I3843. (5) C. proc. pén., art. 127 et s. Jurisprudence E ´ DITION GE ´ NE ´ RALISTE SÉLECTION DE JURISPRUDENCE 6 GAZETTE DU PALAIS - MERCREDI 8, JEUDI 9 DECEMBRE 2010

Comm. CEDH Moulin c. France

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Commentaire de l'arrêt CEDH Moulin c/ France du 23 novembre 2010

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Page 1: Comm. CEDH Moulin c. France

PROCÉDURE PÉNALE

La France, le parquet et les droits de l’homme : l’importune opiniâtretéde la Cour européenne

Garde à vue - Droit à la sûreté - Garantie judiciaire - Statut et rôle du ministère public - Violation Conv.EDH, art. 5, § 3 (oui) - Perquisitions - Cabinet et domicile d’un avocat - Droits de la défense - ViolationConv. EDH, art. 6 et 8 (non)

Du fait de leur statut, les membres du ministère public, en France, ne remplissent pas l’exigence d’indépendanceà l’égard de l’exécutif, qui, selon une jurisprudence constante, compte, au même titre que l’impartialité, parmiles garanties inhérentes à la notion autonome de « magistrat ». En conséquence, la requérante a été présentéeà un « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », plus de cinq jours aprèsson arrestation et son placement en garde à vue. Partant, il y a eu violation de l’article 5, § 3 de la Convention.

Si le droit interne peut prévoir la possibilité de perquisitions ou de visites domiciliaires dans le cabinet d’unavocat, celles-ci doivent impérativement être assorties de garanties particulières. De telles mesures sont pos-sibles notamment en cas de constat de l’existence d’indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction.

CEDH, 5e section, 23 nov. 2010, no 37104/06 : Moulin c/ France I3967

« La morale de la fable était simple, finalement : en quelques années de soumission hiérarchique,les magistrats du parquet avaient cessé d’être des magistrats »

(S. Corto, Parquet flottant, Denoël, 2009, p. 114)

DR

Par OlivierBACHELETCollaborateur de la SCPCélice, Blancpainet Soltner, avocatsaux conseilsMembre duCREDHO-Paris Sud

« La CEDH dans sa décision neremet pas en cause le statut duparquet français. Cela met finaux interprétations que certainsont voulu donner depuis le pre-mier arrêt de la Cour, le10 juillet 2008 ». Voilà lesenseignements qu’entendaittirer le garde des Sceaux del’arrêt de grande chambreMedvedyev c/ France (1), le jourde son prononcé.

Passant sous silence les ma-nœuvres ayant permis d’évi-ter la confirmation du constatde violation de l’article 5 de laConvention, en ce que la pri-

vation de liberté des requérants n’avait pas été contrôléepar un membre de l’« autorité judiciaire » (2), le ministre dela Justice de l’époque préférait indiquer que « la Cour rap-pelle uniquement les principes qui se dégagent de sa juris-prudence s’agissant des caractéristiques que doit avoir un jugeou un magistrat habilité pour remplir les conditions posées parla Convention européenne des droits de l’homme, en matièrede détention » (3).

L’arrêtMoulin c/ France (4) permet de rétablir la vérité : selonla Cour européenne des droits de l’homme, les magistratsdu ministère public ne sont pas membres de l’« autoritéjudiciaire ».

En l’espèce, le 13 avril 2005, alors qu’elle se trouvait autribunal de grande instance d’Orléans, une avocate au bar-reau de Toulouse fut arrêtée et placée en garde à vue dansle cadre d’une information judiciaire ouverte principalementdes chefs de trafic de stupéfiants et blanchiment des pro-duits de ce trafic et confiée à deux juges d’instruction. L’inté-ressée fut alors conduite à Toulouse afin d’assister à la per-quisition de son cabinet qui se déroula, le 14 avril 2005, enprésence des deux juges d’instruction orléanais. Le lende-main, au terme de sa garde à vue, elle fit l’objet d’unmandatd’amener et, se trouvant à plus de « deux cents kilomètres »d’Orléans (5), fut conduite devant le procureur adjoint du tri-bunal de grande instance de Toulouse qui ordonna saconduite en maison d’arrêt en vue de son transfèrementultérieur devant les juges d’instruction. Trois jours plus tard,le 18 avril 2005, l’avocate fut présentée aux juges d’ins-truction, mise en examen et placée en détention provisoire.Elle saisit la chambre de l’instruction d’une requête en nul-lité d’actes. En vain.

Après avoir épuisé les voies de recours internes, l’intéres-sée saisit la Cour européenne des droits de l’homme enalléguant ne pas avoir bénéficié de l’assistance de l’avocatde son choix pendant sa garde à vue. Néanmoins, relevantque cette situation était due à une erreur de la requérantedans la désignation de son défenseur, la Cour de Strasbourgrejette ce grief comme manifestement mal fondé.

(1) CEDH, gde ch., 29 mars 2010, no 3394/03, Medvedyev et a. c/ France :H. Matsopoulou, Gaz. Pal. 27 avr. 2010, p. 15, I1383 ; D. 2010, p. 1386,note J.-F. Renucci ; D. 2010, p. 1390, note P. Hennion-Jacquet.

(2) CEDH, 5e sect., 10 juill. 2008, no 3394/03, Medvedyev et a. c/ France :Rev. sc. crim. 2009, p. 176, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2009, p. 600, noteJ.-F. Renucci.

(3) « CEDH : arrêt Medvedyev », communiqué de presse de Mme Alliot-Marie,29 mars 2010.

(4) V. C. Charrière-Bournazel, « France Moulin, la CEDH et la France », Gaz.Pal. 30 nov. 2010, p. 12, I3843.

(5) C. proc. pén., art. 127 et s.

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Par ailleurs, la requérante dénonçait le déroulement de laperquisition menée à son cabinet et invoquait, en la matière,une méconnaissance des articles 6 et 8 de la Convention (I).Surtout, elle affirmait que, détenue durant cinq jours avantd’être présentée à un « juge ou un autre magistrat habilité parla loi à exercer des fonctions judiciaires », elle n’avait pas été« aussitôt » traduite devant une telle autorité, comme l’exigel’article 5, § 3 de la Convention (II).

I. LE NÉCESSAIRE ENCADREMENT DES PERQUISITIONSMENÉES CHEZ UN AVOCAT

En son temps, l’affaire Moulin a eu un fort retentissementdans la mesure où elle constituait le premier cas de pla-cement en détention provisoire d’un avocat sur le fonde-ment du nouveau délit de violation aggravée du secret del’enquête et de l’information judiciaire (6). Certains ont ainsiconsidéré que « la procédure utilisée en l’espèce relève dumépris le plus élémentaire des droits de la défense et poseavec gravité la question de savoir si les avocats pourront libre-ment assurer la défense de leurs clients sans courir le risqued’être recherchés dans le simple exercice de leur mis-sion » (7). En particulier, la perquisition du cabinet de la requé-rante a été considérée comme une atteinte intolérable auxdroits de la défense (8).

Saisie de la question de savoir si un tel acte d’investigationétait conforme aux exigences européennes, la Cour de Stras-bourg rappelle que « des perquisitions et des saisies chez unavocat sont susceptibles de porter atteinte au secret profes-sionnel, qui est la base de la relation de confiance qui existeentre l’avocat et son client [...]. Partant, si le droit interne peutprévoir la possibilité de perquisitions ou de visites domiciliairesdans le cabinet d’un avocat, celles-ci doivent impérativementêtre assorties de garanties particulières » (§ 71). Or, les jugeseuropéens soulignent qu’en l’espèce, « la perquisition s’estaccompagnée d’une garantie spéciale de procédure, puisqu’ellefut exécutée en présence du bâtonnier de l’Ordre des avocats,et que les observations formulées par celui-ci ont pu être ensuitediscutées devant le juge des libertés et de la détention » (§ 73).

Par ailleurs, selon la Cour, « la Convention n’interdit pasd’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations sus-ceptibles de concerner les relations avec leurs clients. Il en vaainsi notamment en cas de constat de l’existence d’indices plau-sibles de participation d’un avocat à une infraction » (§ 71).Précisément, en l’espèce, « il existait des raisons plausiblesde soupçonner la requérante d’avoir commis ou tenté de com-mettre, en sa qualité d’avocate, une ou plusieurs infractions »(§ 72).

Par conséquent, la Cour européenne ne relève aucune appa-rence de violation des stipulations de la Convention et écartele grief développé par la requérante comme manifestementmal fondé. Il n’en demeure pasmoins qu’une lecture a contra-rio de cette solution laisse entendre que la Cour de Stras-bourg aurait certainement constaté une violation des exi-gences européennes dans le cas où l’avocate requérante

n’aurait pas été, elle-même, mise en cause (9). Or, si lesdispositions actuelles du Code de procédure pénale pré-voient des règles spécifiques pour les perquisitions et sai-sies pratiquées au cabinet et au domicile d’un avocat (10), iln’est, pour autant, pas nécessaire de justifier spécialementle recours à de telles mesures, en particulier au regard del’existence de soupçons de participation de l’avocat à l’infrac-tion.

Unemodification des textes semble, déjà ici, s’imposer. Qu’enest-il du rôle assigné au parquet ?

II. LE PARQUET N’EST PAS UN « MAGISTRAT HABILITÉÀ EXERCER DES FONCTIONS JUDICIAIRES »

Afin de s’assurer qu’en l’espèce la « garantie judiciaire »prévue par l’article 5 de la Convention avait bien été res-pectée, la Cour européenne devait vérifier que la requéranteavait été « aussitôt traduite » devant « un juge ou un autremagistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires »durant la période litigieuse de cinq jours qui s’était écouléedepuis son arrestation jusqu’à son placement en détentionprovisoire.

En la matière, les juges strasbourgeois refusent d’admettreque l’intervention des deux juges d’instruction orléanais aitété suffisante. Selon la Cour, « la requérante n’a pas été enten-due personnellement par les juges d’instruction en vue d’unexamen par ces derniers des circonstances qui militent pourou contre la détention, afin qu’ils se prononcent selon des cri-tères juridiques sur l’existence de raisons la justifiant » (§ 51).

Dès lors, seul le procureur adjoint du tribunal de grandeinstance de Toulouse, à qui la requérante avait été pré-sentée avant qu’elle ne soit placée en maison d’arrêt surexécution du mandat d’amener décerné à son encontre,aurait pu être en mesure d’exercer un tel contrôle de laprivation de liberté. Néanmoins, après avoir insisté sur lesliens unissant le parquet français et le pouvoir exécutif etrepris de longs passages de l’arrêt de grande chambreMed-vedyev c/ France, la Cour européenne affirme sans la moin-dre ambigüité que « du fait de leur statut [...], les membresdu ministère public, en France, ne remplissent pas l’exigenced’indépendance à l’égard de l’exécutif, qui, selon une juris-prudence constante, compte, au même titre que l’impartialité,parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de « magis-trat » au sens de l’article 5, § 3 » (§ 57). Par ailleurs, insistantsur l’indivisibilité du parquet français, les juges européensconstatent que « la loi confie l’exercice de l’action publique auministère public » alors que « les garanties d’indépendanceà l’égard de l’exécutif et des parties excluent notamment qu’ilpuisse agir par la suite contre le requérant dans la procédurepénale » (§ 58).

Par conséquent, la Cour considère que la requérante n’a« été présentée à un « juge ou (...) autre magistrat habilité parla loi à exercer des fonctions judiciaires », en l’espèce les jugesd’instruction d’Orléans, en vue de l’examen du bien-fondé desa détention, que le 18 avril 2005 [...], soit plus de cinq joursaprès son arrestation et son placement en garde à vue » (§ 60).Or, rappelant qu’elle a déjà « jugé qu’une période de gardeà vue de quatre jours et six heures sans contrôle judiciaire

(6) C. pén., art. 434-7-2 issu de la loi no 2004-204 du 9 mars 2004 d’adaptationde la justice aux évolutions de la criminalité. Suite à cette affaire, le légis-lateur a limité la peine encourue pour ce délit afin de restreindre la pos-sibilité de recourir à la détention provisoire (L. no 2005-1459, 12 déc. 2005,relative au traitement de la récidive des infractions pénales).

(7) Communiqué du 19 avril 2005 du président de la Conférence des bâton-niers, Thierry Wickers.

(8) Lettre du 18 avril, adressée à tous les bâtonniers de France, par le bâtonnierde Toulouse, Thierry Carrère.

(9) Cette interprétation rejoint d’ailleurs celle faite à propos d’un arrêt de laCour européenne ayant constaté une violation de la Convention en s’appuyantnotamment sur le fait que l’avocat dont les locaux avaient été perquisiti-onnés n’était pas lui-même suspecté (CEDH, 24 juill. 2008, André et a.c/ France, no 18603/03, JDI 2009, p. 1007, note O. Bachelet).

(10) C. proc. pén., art. 56-1.

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allait au-delà des strictes limites de temps fixées par l’article5, § 3 » (§ 61), elle constate une violation de ce texte.

L’arrêt Moulin c/ France permettra donc de convaincre ceuxqui doutaient encore que le parquet ne puisse être qualifiéde « magistrat habilité [...] à exercer des fonctions judiciaires »au sens de l’article 5 de la Convention européenne. Certes,le jour même du prononcé de l’arrêt, le garde des Sceauxa annoncé qu’un renvoi de l’affaire en grande chambre allaitêtre demandé au collège de cinq juges. Néanmoins, dans lamesure où la solution ici dégagée correspond à une juris-prudence traditionnelle de la Cour de Strasbourg (11) et adéjà été affirmée à l’égard de la France (12), il y a tout lieude penser que cette demande sera écartée et que l’arrêtdeviendra très prochainement définitif.

Dès lors, le projet de réforme de la procédure pénale – déjàmoribond – apparaît compromis. En effet, désignant le par-quet comme « pivot » de la mise en état des affaires pénales,il méconnaît ouvertement la jurisprudence européenne selonlaquelle cette phase essentielle de la procédure doit êtreconfiée à unmagistrat indépendant et impartial (13). D’ailleurs,avec le même cynisme que celui dont il avait fait preuvedans l’affaireMedvedyev c/ France (14), le gouvernement fran-çais admet lui-même que les exigences conventionnelles nepeuvent être respectées qu’avec l’intervention d’un juged’instruction en n’hésitant pas à souligner qu’en l’espèce« l’article 5, § 3 de la Convention a été respecté puisque larequérante a été « aussitôt » [...] « présentée » aux juges d’ins-truction » (§ 39).

Bien plus, ce sont toutes les dispositions du Code de pro-cédure pénale actuel qui, en confiant au procureur de laRépublique le contrôle de la plupart des actes attentatoiresaux droits et libertés, menés dans le cadre d’une enquêtede police, apparaissent contraires à la Convention euro-péenne puisque, selon la Cour, l’adoption de telles mesuresrequiert que l’autorité décisionnaire soit objectivement etsubjectivement impartiale (15).

À cet égard, le régime actuel de la garde à vue menée dansl’enquête de police, déjà critiqué pour ce qui concerne lesdroits de la défense, méconnaît ouvertement le droit du sus-pect à la « garantie judiciaire », les quarante-huit premièresheures de cette mesure étant placées sous le contrôle duministère public. Le projet de réforme de la garde à vue, quisera discuté devant le Parlement les 10 et 11 janvier pro-chain, n’y changera rien puisque, dans la lignée du Conseilconstitutionnel, qui s’entête à affirmer que le procureur dela République est membre de l’« autorité judiciaire » (16), ilmaintient le rôle joué par le parquet.

Il reste que, selon certains, les standards européens n’impo-seraient pas de retirer au procureur de la République lecontrôle des deux premiers jours de garde à vue. D’une part,la lecture de l’article 5, § 3 de la Convention permettrait deconsidérer que « le terme « aussitôt » ne veut pas dire sur-le-champ » et tolérerait une « relative rapidité ». D’autre part,l’examen de la jurisprudence strasbourgeoise démontreraitque « la CEDH est très nuancée et pas tellement stricte » etqu’elle admet qu’un délai de plusieurs jours sépare l’arres-tation du suspect et sa présentation à un juge (17).

Toutefois, cet exposé des exigences européennes apparaîtparcellaire. S’il est vrai que la Cour de Strasbourg admet unpossible retard dans la présentation de la personne privéede liberté devant un membre de l’« autorité judiciaire », c’estuniquement lorsque les circonstances de l’espèce l’impo-sent.

Ainsi, la Cour européenne affirme-t-elle que « le contrôlejuridictionnel lors de la première comparution de la personnearrêtée doit avant tout être rapide car il doit permettre de détec-ter tout mauvais traitement et de réduire au minimum touteatteinte injustifiée à la liberté individuelle. La stricte limite detemps imposée par cette exigence ne laisse guère de sou-plesse dans l’interprétation, sinon on mutilerait, au détrimentde l’individu, une garantie procédurale offerte par cet articleet l’on aboutirait à des conséquences contraires à la substancemême du droit protégé par lui » (18).

Elle ajoute que « si la célérité s’apprécie suivant les parti-cularités de chaque cause [...], le poids à leur accorder ne sau-rait jamais aller jusqu’à porter atteinte à la substance du droitprotégé par l’article 5, § 3 [...], c’est-à-dire jusqu’à dispenseren pratique l’État d’assurer un élargissement rapide ou uneprompte comparution devant une autorité judiciaire » (19).

Plus précisément, la Cour de Strasbourg indique « qu’il fautexaminer chaque cas d’espèce, en fonction de ses caractéris-tiques particulières, pour déterminer si les autorités ont res-pecté l’exigence de promptitude [...]. Elle rappelle égalementque des circonstances exceptionnelles peuvent justifier un délaiplus long avant d’être traduit devant l’autorité judiciaire[...] » (20).

(11) V. entre autres CEDH, 4 déc. 1979, no 7710/76, Schiesser c/ Suisse,§ 31 – CEDH, 22 mai 1984, nos 8805/79, 8806/79 et 9242/81, De Jong,Baljet et van den Brink c/ Pays-Bas, § 49 – CEDH, 23 oct. 1990, no 12794/87, Huber c/ Suisse, § 42 – CEDH, 26 nov. 1992, no 13867/88, Brincatc/ Italie, § 21 et CEDH, 3 juin 2003, no 33343/96, Pantea c/ Roumanie,§ 238.

(12) « Le magistrat doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égardde l’exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu’il puisse agir par lasuite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministèrepublic » : CEDH, 29 mars 2010, Medvedyev c/ France, no 3394/03,§ 124.

(13) « Toutefois, dans la mesure où les actes accomplis par le juge d’instructioninfluent directement et inéluctablement sur la conduite et, dès lors, sur l’équitéde la procédure ultérieure, y compris le procès proprement dit, la Cour estimeque, même si certaines des garanties procédurales envisagées par l’article 6,§ 1 de la Convention peuvent ne pas s’appliquer au stade de l’instruction,les exigences du droit à un procès équitable au sens large impliquent néces-sairement que le juge d’instruction soit impartial » (CEDH, 6 janv. 2010,no 74181/01, Vera Fernandez-Huidobro c/ Espagne, § 111).

(14) CEDH, 29 mars 2010, no 3394/03, Medvedyev c/ France, § 114.(15) CEDH, 6 janv. 2010, no 74181/01, Vera Fernandez-Huidobro c/ Espa-

gne, § 113. La Cour de Strasbourg a d’ailleurs récemment réaffirmé sadéfiance à l’égard du ministère public pour ce qui concerne la protectiondes droits et libertés dans le cadre de la phase préparatoire de la procédurepénale en considérant, en matière de perquisitions, que « si le procureur,comme tout agent public, est lié par les exigences de l’intégrité ordinaire, dupoint de vue procédural il est une « partie » qui défend des intérêts poten-tiellement incompatibles avec la protection des sources des journalistes et ilne peut guère passer pour suffisamment objectif et impartial pour effectuerla nécessaire appréciation des divers intérêts en conflit » (CEDH, 14 sept.2010, no 38224/03, Sanoma Uitgevers BV c/ Pays-Bas, § 93).

(16) Cons. const., 30 juill. 2010, no 2010-14/22 QPC, Daniel W. et a. : Gaz.Pal. 5 août 2010, p. 14, I2572, note O. Bachelet ; D. 2010, p. 1928,entretien avec C. Charrière-Bournazel ; JCP G. 2010, p. 1714 et s., noteF. Fournié ; Les Annonces de la Seine no 46, 16 sept. 2010, p. 9 et s.,note G. Latour.

(17) J. Pradel, « Vers une métamorphose de la garde à vue. Après la « décisionpilote » du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 et les arrêts de lachambre criminelle du 19 octobre 2010 », D. 2010, p. 2783.

(18) CEDH, 3 oct. 2006, no 543/03, McKay c/ Royaume-Uni, § 33, JDI2007, p. 701, note O. Bachelet.

(19) CEDH, 29 nov. 1988, nos 11209/84, 11234/84, 11266/84 et 11386/85,Brogan et a. c/ Royaume-Uni, § 59 (souligné par nous).

(20) CEDH, déc., 12 janv.1999, no 37388/97, Rigopoulos c/ Espagne, p. 8(souligné par nous).

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En d’autres termes, comme pour ce qui concerne l’inter-vention de l’avocat (21), la Cour européenne admet que descirconstances particulières puissent retarder la mise enœuvre de la « garantie judiciaire » en garde à vue,mais refusequ’un tel retard soit érigé en pratique systématique. Parconséquent, dans la mesure où le procureur de la Répu-blique n’est pas un « magistrat habilité [...] à exercer desfonctions judiciaires », le fait de lui confier le contrôle desquarante-huit premières heures de garde à vue revient àretarder de manière systématique la mise en œuvre de la« garantie judiciaire », ce qui méconnaît frontalement lesexigences européennes.

Pourtant, à l’instar du projet de loi relatif à la lutte contrela piraterie et à l’exercice des pouvoirs de police de l’Étaten mer adopté en première lecture par l’Assemblée natio-nale le 25 novembre dernier (22), la réforme de la garde àvue n’intègre nullement ces standards strasbourgeois.

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Dans ces conditions, quelle réforme adopter ? Selon cer-tains (23), la rupture du lien hiérarchique entre le parquet etl’exécutif constituerait un moyen efficace de satisfaire lesexigences européennes. Il est, toutefois, permis d’en dou-ter. En effet, pour considérer que le procureur de la Répu-blique n’est pas un « magistrat habilité [...] à exercer desfonctions judiciaires », la Cour de Strasbourg se fonde, nonseulement sur son absence d’indépendance à l’égard du pou-voir exécutif, mais aussi sur son impartialité déficiente dansla mesure où la possibilité de déclencher les poursuites faitpartie de ses prérogatives essentielles.

Par conséquent, la réforme qui semble véritablement s’impo-ser consisterait à transférer l’ensemble des prérogatives duministère public portant atteinte aux droits et libertés dususpect à un magistrat du siège disposant du temps et desfacilités nécessaires à l’examen du dossier.

Un « Habeas Corpus » à la française ? Chiche ! +

SOCIÉTÉS

La délégation de pouvoirs dans les SAS : un tableau en clair-obscur

Sociétés par actions simplifiées - Représentants légaux - Délégation de pouvoir - Écrit (non) - Dépas-sement de pouvoir (oui) - Ratification de la mesure (oui) - Licenciement - Cause réelle et sérieuse (non) -Nullité (non)

L’article L. 227-6 du Code de commerce n’exclut pas la possibilité pour les représentants légaux de la SAS dedéléguer le pouvoir d’effectuer des actes déterminés tel que celui de licencier les salariés de l’entreprise.

Ne constitue pas un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse celui émanant d’une personne qui nejustifie pas de la désignation conforme aux statuts d’un directeur général avec délégation du pouvoir de licencier,pas plus que n’est nul le licenciement émanant d’une personne, signataire de la lettre ayant pour objet celui-ci,autre que le président de la SAS ou autre que la personne autorisée par les statuts à recevoir délégation pourexercer le pouvoir de licencier.

La délégation du pouvoir de licencier peut être tacite et découler des fonctions du salarié qui a conduit laprocédure de licenciement, la mesure prise par celui-ci pouvant même être ratifiée par la société dès lors quecelle-ci a manifesté une volonté claire et non équivoque de reprise d’une telle mesure.

Cass. ch. mixte, 19 nov. 2010, no 10-10095 : Sté Whirlpool France c/ Roland X – P+B – Cassation CA Versailles,5 nov. 2009 – M. Lamanda, prés. ; M. Allix, av. gén. – SCP Piwnica et Molinié, SCP Masse-Dessen et Thouvenin,av. – Cass. ch. mixte, 19 nov. 2010, no 10-30215 : Sté ED c/ Sébastien X – P+B, Cassation CA Paris, 3 déc. 2009 –M. Lamanda, prés. ; M. Allix, av. gén. – SCP Célice, Blancpain et Soltner, SCP Ancel et Couturier-Heller, av.I3963

(21) CEDH, 13 oct. 2009, no 7377/03, Dayanan c/ Turquie, § 33.(22) Ainsi, le futur article L. 1521-14 du Code de la défense confiera-t-il au

procureur de la République le contrôle des deux premiers jours des mesuresprivatives de liberté décidées en matière de piraterie maritime.

(23) H. Matsopoulou, « Plaidoyer pour l’indépendance fonctionnelle des magis-trats du parquet (à propos de l’affaire Medvedyev : CEDH, gde ch., 29 mars2010, no 3394/03) », Gaz. Pal. 27 avr. 2010, p. 15, I1383.

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