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COMMENT FUT PRÉPARÉE L'ÉVASION DE GIRAUD Il y a vingt ans, le 17 avril 1942, le général Giraud, prisonnier de guerre, s'évadait de la forteresse allemande de Kœnigstein. Les Français n'ont pas oublié le sursaut de fierté dont ils furent soulevés à la nouvelle de cet événement extraordinaire. Il ne saurait être question en ce vingtième anniversaire de revenir sur les péri- péties de cette évasion, le général Giraud les a lui-même abondam- ment racontées dans ses mémoires. Mais la préparation, depuis la France, de cet exploit, véritable fait d'armes militaire, a été moins connue, elle est même restée complètement ignorée. Or, rien n'eût été possible au général Giraud sans des concours extérieurs nombreux, mis au point et conduits avec persévérance et, pour certains, avec un admirable courage. Les révéler avant que ne se fût écroulé le régime nazi eût été faire courir de grands risques à leurs auteurs, même en France. Aujourd'hui, ces risques ont disparu, il est permis de lever le voile et de citer des noms de Français et de Françaises qui se sont dévoués à la réussite de cette périlleuse entreprise. Hélas ! nombre d'entre eux, découverts par la suite par l'ennemi, l'ont payé de leur vie et le général Giraud leur a rendu l'hommage qu'il leur devait. D'autres sont morts au cour» de ces vingt dernières années, sans avoir reçu une récompense qu'ils n'avaient pas sollicitée, voulant se contenter du seul honneur d'avoir participé en silence à une œuvre dont ils savaient qu'elle servait la patrie. C'est à Lyon, capitale de la zone soi-disant libre, où pullulaient les agents de la gestapo, qu'a pris naissance l'équipe dont les effort» allaient demander de longs mois avant d'aboutir au succès.

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COMMENT FUT PRÉPARÉE L'ÉVASION DE GIRAUD

Il y a vingt ans, le 17 avril 1942, le général Giraud, prisonnier de guerre, s'évadait de la forteresse allemande de Kœnigstein. Les Français n'ont pas oublié le sursaut de fierté dont ils furent soulevés à la nouvelle de cet événement extraordinaire. Il ne saurait être question en ce vingtième anniversaire de revenir sur les péri­péties de cette évasion, le général Giraud les a lui-même abondam­ment racontées dans ses mémoires. Mais la préparation, depuis la France, de cet exploit, véritable fait d'armes militaire, a été moins connue, elle est même restée complètement ignorée.

Or, rien n'eût été possible au général Giraud sans des concours extérieurs nombreux, mis au point et conduits avec persévérance et, pour certains, avec un admirable courage. Les révéler avant que ne se fût écroulé le régime nazi eût été faire courir de grands risques à leurs auteurs, même en France. Aujourd'hui, ces risques ont disparu, i l est permis de lever le voile et de citer des noms de Français et de Françaises qui se sont dévoués à la réussite de cette périlleuse entreprise. Hélas ! nombre d'entre eux, découverts par la suite par l'ennemi, l'ont payé de leur vie et le général Giraud leur a rendu l'hommage qu'il leur devait. D'autres sont morts au cour» de ces vingt dernières années, sans avoir reçu une récompense qu'ils n'avaient pas sollicitée, voulant se contenter du seul honneur d'avoir participé en silence à une œuvre dont ils savaient qu'elle servait la patrie.

C'est à Lyon, capitale de la zone soi-disant libre, où pullulaient les agents de la gestapo, qu'a pris naissance l'équipe dont les effort» allaient demander de longs mois avant d'aboutir au succès.

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A u cours de l'hiver 1940-1941, habitait à Lyon, plus précisé­ment sur la colline de Sainte-Foy, le commandant Granger, gendre du général Giraud,, avec son épouse et leur quatre très jeunes enfants. Il venait d'être nommé au commandement d'un bataillon du 153e Régiment d'infanterie alpine, lequel faisait partie des forces de cent mille hommes que nous laissait en métropole la convention d'armistice. Mme Granger était la fille aînée du général Giraud. Première victime de l'équipe, elle mourrait trois ans plus tard, le 24 septembre 1943, en Allemagne, à Frederich-Roda, en Thuringe, où elle serait inhumainement déportée avec ses quatre enfants en bas âge.

Sous le même toit lyonnais que le colonel Granger, était venue s'abriter la générale Giraud, avec ses deux filles non encore mariées. Des deux fils survivants, Henri et Bernard, le premier, déjà officier, le second préparant Saint-Cyr, étaient l'un aux armées, l'autre dans une institution en Provence. André, le troisième des sept, s'était tué à bord de son avion au mois d'août 1935, i l y avait déjà sept ans, alors que, reçu à la fois à l'Ecole de l 'Air et à Polytechnique, il avait choisi « l 'Air », ayant résolu d'être officier d'aviation.

Ainsi, tous et toutes dans cette magnifique famille française étaient déjà, ou allaient être, au service du Pays. Il n'était pas question pour un fils du général Giraud de choisir une autre carrière que celle des armes, pas question pour une de ses filles d'épouser quelqu'un qui ne fût pas officier. Il en serait ainsi pour ses sept enfants. Aucune exception à la règle.

Or, le hasard permit que fût envoyé à Lyon le général Baurès, ex-chef d'état-major du général Giraud, commandant la V I I e

Armée dont la foudroyante poussée en Belgique et en Hollande, le 10 mai 1940, restera la seule action d'envergure de cette 'triste période dont puisse s'enorgueillir le commandement français. Baurès avait été chargé par le ministère de la Guerre de Vichy de créer à Lyon un Centre technique d''Informations. Cette anodine raison sociale masquait l'ouverture d'un véritable cours d'état-major, suivi par des officiers stagiaires choisis. Ainsi commençait à prendre figure la vaste entreprise de camouflage de l'Armée organisée par Weygand, en vue de son retour, à une époque encore indéterminée mais certaine, sur le théâtre de la guerre.

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Comme i l était naturel, des contacts s'établirent entre la famille Giraud et Baurès. C'est au sein de ce groupe que prit naissance l'idée de faire évader le général Giraud, laquelle, à premier examen, parut insensée à ceux-là mêmes qui l'avaient eue. Les risques en semblaient démesurés.

On avait réussi à apprendre que la forteresse de Kœnigstein, où étaient enfermés quelques cent généraux et amiraux français et étrangers, s'élevait à la cime d'une colline boisée, dominant de très haut la vallée de l'Elbe. Véritable nid d'aigle bâti sur le roc, elle avait été construite au x v n e siècle, non loin de Dresde, face au Monts Sudètes dont elle surveillait les débouchés, à une époque où la Saxe avait tout à redouter des visées de la Maison d'Autriche. A son sommet, s'étendait une plate-forme exiguë, aménagée en terrasse, d'une superficie d'un hectare et demi, enserrée d'épais remparts surplombant de tous côtés le terrain en contre-bas de leurs murailles à pic de plus de quarante mètres. Les prisonniers logeaient dans des bâtiments ou des casemates édifiés sur une partie de la terrasse, mais ouvrant sur une cour intérieure, elle-même ceinturée d'un réseau de fils de fer barbelés.

Le seul accès permettant de pénétrer dans la place était une route en lacets aboutissant à une sorte de long tunnel, à pente très rapide, dont l'entrée était fermée en permanence par un portail aux lourds vantaux, verrouillé et gardé jour et nuit par un poste en armes. On avait pu encore apprendre par le S. R. de Vichy qu'il existait un mirador de surveillance dressé au centre de la plate-forme et que deux chemins de ronde, l'un en haut, l'autre en bas, épousant les contours des remparts, étaient parcourus par des patrouilles accompagnées de chiens policiers.

Dans ces conditions, songer à s'évader de Kœnigstein appa­raissait comme une chimère inaccessible.

Cependant le général Giraud y songeait... Il y avait songé dès la minute où, le 25 mai 1940, les portes de la forteresse s'étaient refermées sur lui. Il n'appartiendrait jamais à la catégorie des résignés. Ses proches ne pouvaient en douter. Son évasion de 1914. ne laissait aucune place à l'incertitude. Mais les brèves cartes de la Kriegsgefangenenpost et les lettres, rares et censurées, provenant de VOflag IV B (indicatif de la citadelle de Kœnigstein) ne permet­taient évidemment pas à Giraud de faire connaître ses projets. On ne savait donc rien...

Un jour d'octobre 1940, survint à Lyon un de ses compa-

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gnons de captivité, le général Boëll, libéré pour raisons de santé. A son arrivée, il fit prévenir Mme Giraud. Elle vint aussitôt le voir à l'hôpital Debrousse, où, transporté, i l devait mourir peu après, non sans avoir eu le temps de lui remettre deux précieux documents, dangereusement passés, cousus dans la doublure de son col de vareuse : un premier code sommaire permettant d'échan­ger un certain nombre d'idées à l'aide de mots convenus et une lettre destinée à ses enfants.

Tout le monde connaît aujourd'hui cette lettre, datée de sep­tembre 1940. Elle a été maintes fois reproduite. Bornons-nous à en rappeler les principaux passages :

Je ne sais combien de temps je resterai ici, mais je suis prêt à tous les risques, peu m'importe.

Je vous confie le soin de me remplacer dans une mission sacrée, le relèvement de la France.

Un seul but est essentiel, tout doit lui être subordonné, refaire VArmée malgré tous les contrôles. Etre prêt à tout instant à saisir les occasions qui se présenteront. Préparer les esprits pour qu'ils soient à hauteur de la tâche.

Je vous interdis de vous résigner à la défaite! Une nation vit quand elle veut vivre. Résolution. Patience. Décision.

Général Giraud.

L'émotion de Mme Giraud et de ses enfants, ainsi que celle du général Baurès, avaient été profondes à la lecture de ces textes confiés au général Boëll. L'équipe avait maintenant la preuve irréfutable que Giraud songeait à s'évader.

Le premier lien était lancé par-dessus l'abîme. Il importait de se mettre sans délai au travail.

Je n'ai pas immédiatement fait partie de la phalange qui a préparé l'évasion, je n'ai même eu que tardivement cet honneur. Mais, lorsque j ' y fus admis et que mon rôle y eut été déterminé, i l me devint possible d'entrer en contact avec la plupart de ses artisans et de connaître le mécanisme de l'opération. Sans doute, cela m'autorise-t-il aujourd'hui, avec l'aide des survivants, à en révéler les détails inconnus.

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Comment ai-je été mêlé à l'aiTaire ? Il n'est peut-être pas inutile, pour la suite, d'en dire quelques mots. Au cours de la guerre, j'avais exercé le commandement des forces aériennes de l'armée du général Giraud. L'ayant bien connu, je puis affirmer qu'il fut, avec le général Frère, son successeur à la tête de la V I I e Armée, probablement le seul de nos grands chefs à avoir discerné l'importance majeure du rôle de l'aviation et su l'employer. La présence auprès de lui comme chef d'état-major du général Baurès, esprit vif et de saisis­sante intelligence, contribua certainement à renforcer cette clair­voyance.

Une solide amitié nous liait, Baurès et moi. A u cours de la terrible épreuve de 1940, i l avait pu mesurer les efforts de mes équi­pages et leur total esprit de sacrifice en faveur des troupes de terre. •Que de fois ne m'a-t-il pas dit avec émotion cette phrase que je n'oublierai pas : « Je sais ce que je vous dois ! » Une grande et affectueuse confiance nous unissait. Et cependant depuis des mois, bien que je lui rendisse fréquemment visite, i l ne m'avait rien dit de la préparation de l'évasion du général Giraud. Il m'avait tout caché.

C'était au sujet de la constitution de l'Armée Secrète que je venais le voir à son Centre technique d'Informations, installé au rez-de-chaussée d'un bel immeuble privé, boulevard des Belges, à Lyon.

Ce jour-là, après l'échange des nouvelles courantes et des propos toujours empreints de notre mutuel optimisme, j'exprimai tout haut devant lui la pensée qui me hantait depuis longtemps :

— Quel malheur que Giraud soit prisonnier ! Un chef de sa trempe nous serait si nécessaire quand l'heure sonnera ! Mais les Boches le gardent bien, celui-là, pas question qu'il puisse jamais s'évader !

A ces mots, Baurès s'était levé, i l était allé d'un geste instinctif soulever le rideau de la fenêtre. Sur le trottoir d'en face, les deux anges gardiens de la gestapo, adossés à la grille du Parc de la Tête d'Or, montaient leur habituelle garde. Nous les connaissions bien, ils 1« savaient et ne cherchaient plus à se dissimuler. Baurès avait Misse retomber le rideau avec un sourire sardonique, un éclair avait traversé son regard et i l m'avait saisi le poignet, la voix devenue sourde :

— E h bien, rassurez-vous, mon vieux, c'est en cours. J'avais en le souffle coupé. Quoi ? L'évasion dé Giraud était en

cours !

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Baurès avait aussitôt ajouté : — Lié par le serment, je ne pouvais rien vous dire, mais figu­

rez-vous que justement nous avons besoin de vous, transmission de pensées, j'allais vous mettre au courant. Je vous demande à votre tour un silence de tombeau. Ecoutez-moi !

Ayant rapproché sa chaise, i l avait encore baissé la voix. J'étais resté longtemps à entendre son exposé. Les affaires étaient très avancées :

• A la mi-décembre de 1940 (il y avait déjà quatorze mois) un second général avait été rapatrié de Kcenigstein pour raisons de santé, le général Goudouneix. Il avait rapporté dans la coiffe de son képi tout un plan d'évasion imaginé par Giraud et baptisé par lui Francine.

Après étude, Francine avait été abandonné, comme irréalisa­ble. Aller chercher le général évadé au fond de l'Allemagne, à l'aide d'une auto circulant sous pavillon neutre, était une chimère. Giraud eût été arrêté dès le premier kilomètre.

Mais cela avait donné à réfléchir à Mme Giraud, au général Baurès, et au commandant Granger. Partant de l'idée d'envoyer un guide au prisonnier de Kcenigstein pour le ramener en France, ce qui était d'une audacieuse témérité, ils avaient mis sur pied un dérivé de ce plan, dont l'indicatif avait été Denise. Les dispositions essentielles en étaient les suivantes :

1) Le général Giraud sortirait de la forteresse par ses propres-moyens.

2) Un guide, parlant couramment l'allemand partirait de France, muni des pièces officielles (fausses, bien entendu) lui per­mettant de circuler en Allemagne sous le couvert du S.T.O. : Service du Travail Obligatoire. Il traverserait toute l'Allemagne en chemin de fer jusqu'à Dresde, portant une valise contenant les propres effets civils du général Giraud, ainsi que de faux-papiers et de l'argent en vrais reichsmarks.

3) Giraud trouverait ce guide à proximité de Kcenigstein, à une date, à une heure et en un lieu impérativement fixés. Ils pren­draient le premier train sur Berlin, direction où ils ne seraient certainement pas recherchés. Pourrait-on imaginer des évadés se jetant eux-mêmes dans la gueule du loup ?

A Berlin, ils loueraient des couchettes dans le rapide de nuit (horaire connu) de Strasbourg. Même remarque : pourrait-on ima­giner des évadés voyageant en couchettes ?

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4) A Strasbourg et en Alsace, ils seraient pris en compte par un réseau spécial, chargé de leur faire traverser sans encombres la frontière d'Alsace-Lorraine, la Zone interdite et enfin la ligne de démarcation française.

5) Tout le système reposait sur l'idée fondamentale suivante : Les Allemands devaient coûte que coûte perdre la trace de Giraud dès les remparts de Kœnigstein et ignorer en quel pays du monde i l aurait pu se réfugier ? Cela pour sa sécurité, car i l était évident que la fureur de Hitler serait déchaînée et qu'il donnerait l'ordre à ses agents, dans le monde entier, de l'enlever ou de l'abattre à tout prix.

6) Enfin, dernière disposition, conséquence de la précédente, Giraud serait installé, avec sa famille, sous de fausses identités,, dans une résidence isolée, facile à protéger. Là, i l travaillerait en secret et prendrait les contacts indispensables, en prévision du jour où la France devrait, sous peine de déchéance définitive, reparaître en armes sur le théâtre de la guerre.

Baurès avait terminé son exposé par cette conclusion : « Vous êtes chargé, mon cher ami, de ce sixièmement. Vos relations à Lyon et en Dauphiné vous permettront de trouver ce repaire idéal et d'y veiller ensuite à la protection de Giraud. Acceptez-vous ? »

On ne peut répondre à semblables questions autrement que par un haussement d'épaules et une solide poignée de mains. L'opé­ration consistait à rendre au pays un de ses chefs militaires les plus prestigieux. L'hésitation n'était pas permise.

A l'automne de 1941, le plan d'évasion Denise avait été mis au point, à Lyon. Tout était prêt... sur le papier. Sa rédaction avait bénéficié d'un concours de circonstances inespéré. Un troi­sième général avait été libéré de Kœnigstein, le général Mast.

Réclamé par le Maréchal Pétain pour être envoyé comme attaché militaire à Tokio, les Allemands avaient consenti à son départ. Or, le général Mast était un confident du général Giraud, ayant jadis été sous ses ordres. Il était au courant dans le détail de ses projets d'évasion. Il avait même discuté avec lui du plan Francine et le lui avait d'ailleurs déclaré irréalisable.

Les renseignements qu'il apportait à Lyon avaient été d'une inestimable valeur pour Denise. Mast connaissait parfaitement la forteresse de Kœnigstein, ses abords et même ses environs.

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Avec un esprit incontestablement libéral, le général Genthe, commandant de la citadelle, accordait parfois aux prisonniers le droit de sortir librement et de circuler dans la campagne, pour une durée même assez longue. Il leur suffisait de se faire inscrire à la sortie et à la rentrée, sur un registre tenu au corps de garde, et d'y apposer leur signature. Cela signifiait qu'ils donnaient leur parole d'honneur de ne pas chercher à s'évader au cours de ces promenades. Une fois rentrés dans l'enceinte, ils étaient automati­quement déliés de cet engagement. Ils pouvaient s'évader sans lorfaire à l'honneur.

Mast, non plus que tous les généraux et amiraux, français et étrangers, n'avaient vu d'inconvénient à user d'un privilège ne les privant en rien de celui de s'évader.

Giraud, toutefois, avait toujours refusé de profiter de telles sorties. Connaissant bien la mentalité allemande, i l ne voulait donner à l'ennemi aucun prétexte à jouer de l'équivoque, le jour de son évasion. Il ne sortit jamais de Kœnigstein. Plus précisément, i l dut en sortir deux fois. L a première, pour assister aux obsèques de son compagnon de captivité, le général Dame, inhumé à Dresde. Il s'y rendit dans la voiture du général Genthe, celui-ci l'ayant invité, avec le général Condé, doyen des prisonniers, à y prendre place à ses côtés. L a seconde, pour participer en groupe à une visite, commandée et surveillée par un encadrement allemand, de la ville de Dresde et de ses environs. Visite accomplie en autocar.

Pour Mast, la situation était toute différente. Il s'était astreint à de nombreuses excursions individuelles, afin de reconnaître cer­tains itinéraires. Car, lui aussi, i l songeait à s'évader. Ses préparatifs étaient même très avancés, lorsqu'il avait été soudain libéré. Aidé à distance par Mme Mast, i l avait reçu d'elle certains objets utiles, une carte de la frontière suisse, une boussole, un chapeau tyrolien, orné de la très allemande houpette de poils de blaireau, et enfin des vivres, le tout dissimulé à la faveur des envois de colis. De son côté, i l s'était procuré une carte des environs, un précieux indica­teur des chemins de fer et avait réussi à rassembler une somme de 200 marks, non en marks de lagergeld, impossibles à utiliser, mais en vrais reichsmarks. E t ce n'était pas facile !

Bien entendu, Mast avait fait don à Giraud de tous ces acces­soires précienx. Puis, i l l'avait quitté, résolu mais préoccupé. La sciatique de Giraud, due à une blessure de guerre, l'ayant fait souffrir au cours de l'hiver, le médecin-chef de Kœnigstein l'avait

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proposé pour une cure thermale à l'extérieur. Giraud s'était efforcé d'éluder ce projet qui eût retardé son évasion, car i l ne se serait pas reconnu le droit de profiter de cette mesure de bienveillance pour fausser compagnie à ses gardiens. Il voulait que son évasion fût nette et propre.

Grâce au général Mast, l'équipe de Lyon avait pu mettre au point le plan Denise, dans ses moindres détails. Sa connaissance des lieux avait permis de fixer le lieu où Giraud et son guide venu de France devraient se retrouver : le pont du chemin de fer, à 150 mè­tres au nord de la petite gare de Bad-Schandau et d'évaluer le temps nécessaire pour s'y rendre depuis Kœnigstein : trois heures au maximum, en comptant les aléas.

Pour faire parvenir ce plan détaillé au prisonnier, Mme Giraud lui fit envoi d'un cake, préparé dans cette intention, vers le 15 décem­bre, de façon qu'il arrivât pour l'Epiphanie. Les Allemands y prêteraient moins d'attention. Dans ce cake avait été introduit, de manière invisible, un petit tube de métal contenant un long ruban de papier de soie, sur lequel Granger avait recopié, d'une écriture de bénédictin, le texte du plan rédigé par Baurès.

Il fallait maintenant que Giraud le reçût et donnât son accord. Sans attendre une réponse certaine, i l fut décidé de tout préparer pour l'exécution. Gela, non plus, n'était pas facile.

Depuis bientôt six mois, le général Baurès avait mis dans le secret le commandant de Linarès, chef du 2 e Bureau de l'Etat-Major de la Région Militaire de Lyon, lequel allait se révéler un auxi­liaire particulièrement efficace. Séduit par le projet, Linarès s'abou­cha lui-même avec le 3 e Bureau de l'Etat-Major de l'Armée, à Vichy, aux ordres du colonel du Vigier. Ils travaillaient depuis longtemps en étroite collaboration, Baurès, aussi, alla le trouver.

Du Vigier comptait parmi ses adjoints le commandant Lecoq, rentré depuis peu de captivité, comme soi-disant grand malade. L'un et l'autre avaient une haute admiration pour Giraud. Or, le 3 e Bureau de Vichy, comme le 2 e de Lyon, utilisait une part de son temps à implanter en zone occupée, et même en zone interdite et jusqu'en Alsace-Lorraine, des chaînes de passage pour faire évader de nombreux officiers et soldats prisonniers. Il n'avait pas envisagé qu'on pût faire évader un général de Kœnigstein, surtout le général Giraud, spécialement surveillé. Mais du moment qu'il y avait un projet dans ce sens, tous allaient de tout leur cœur y participer !

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A Vichy, Lecoq faisait confectionner des boîtes de conserve dans un petit atelier de Clermont-Ferrand, boîtes à double-fond non pas sur le fond même, c'était trop connu, mais sur le pourtour, ce dont les Allemands ne se méfièrent jamais. Là étaient introduits de faux papiers du S.T.O., de fausses cartes d'identité, de l'argent et des renseignements précieux sur les itinéraires, « planques » et adresses de passeurs.

A Lyon, un officier alsacien, le capitaine René Israël, était devenu un maître dans la confection de ces faux papiers, ordres de transport, aùsweis, en langue allemande (qu'il écrivait à mer­veille), portant tous les cachets indispensables, faussement authen­tiques. Israël tenait, par surcroît, soigneusement à jour, été comme hiver, les indicateurs de chemins de fer allemands, qu'il arrivait à se procurer avec une remarquable astuce. Ayant demandé à Mme Giraud une photographie du général, i l en supprima les moustaches, l'affubla d'une paire de lunettes et la colla sur une carte d'identité allemande, au nom de H ans Greiner (mêmes ini­tiales que Henri Giraud, évitant de démarquer le linge). A Giraud de se faire la tête de la photographie. On confierait tous ces docu­ments au guide qui irait le chercher à Kcenigstein.

Et l'on arrivait ainsi au point crucial : Trouverait-on un guide ? Qui serait l'homme assez courageux, assez téméraire, assez fou, pour s'enfoncer jusqu'au cœur de l'Allemagne, porteur d'une valise contenant les effets civils du général Giraud et tout un jeu de faux papiers, à lui destinés. Une chance sur cinquante de réussir. Pris, douze balles dans la peau, sans appel. Cet homme, on le trouverait ! En France, c'est toujours quand tout va mal, que tout semble perdu, que se révèlent les hommes de caractère, les héros.

A Lyon, où s'était ouvert, quai Jules Courmont, un Centre de Regroupement des Alsaciens-Lorrains fuyant l'oppression allemande, servait depuis quelques semaines, à l'Hôpital St-Joseph, une certaine sœur de St Vincent-de-Paul, Sœur Hélène, dont la réputation s'était ébruitée. Elle arrivait de Metz, où l'ennemi avait mis sa tête à prix. De son nom de famille, Hélène Studler, née à Amiens de parents alsaciens émigrés en 1871 pour rester Français, Sœur Hélène était passionnément patriote.

Attachée à l'Hôpital Saint-Nicolas de Metz, elle avait, en deux ans, réussi, à elle seule, à faire évader plusieurs milliers de soldats français prisonniers et de jeunes Lorrains réfractaires, refusant de chausser les bottes de l'armée allemande. Personnalité extraordi-

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naire, d'un courage à toute épreuve, grande, solide, avec son regard bleu, elle en imposait aux Allemands, même de hauts grades. La place manque dans ces trop brèves pages pour parler d'elle comme elle le mérite. Un article entier devrait lui être consacré. Que de bravoure et de pittoresque dans son action ! Elle est morte aujour­d'hui, mais le général Giraud eut, satisfaction suprême, le temps d'épingler sur sa poitrine la Légion d'Honneur, avant que son âme s'envolât vers le ciel.

A Lyon, Mme Giraud et le commandant de Linarès avaient pris contact avec elle. Mise au courant du projet (elle avait bien connu le général Giraud, gouverneur de Metz, en 1936), elle s'en­flamma aussitôt à l'idée d'y prendre part. Trouver un guide pour aller à Kœnigstein ? Elle s'en chargeait, elle en trouverait dix ! Elle en avait d'ailleurs un tout de suite sous la main !

A son arrivée au Centre du quai Jules Courmont, elle avait, en effet, découvert sur la liste le nom d'un jeune Lorrain, Roger Guerlach, né le 2 décembre 1914, près de Château-Salins. Roger Guerlach, fuyant les Allemands, était parvenu à Lyon peu de jours avant elle. C'était un ami. Il avait travaillé durant près de deux ans à côté d'elle, comme secrétaire à l'Hospice Saint-Nicolas de Metz. Au moment d'être incorporé dans la Reichswehr, il avait pris le large, devenant un réfractaire.

Ce sera lui le guide, elle est certaine de son accord. Soeur Hélène le retrouve facilement, logeant à Lyon, 8, rue

Nicolaï, chez des parents lorrains, expulsés de Château-Salins, pour leurs sentiments français.

Guerlach accepte sans hésiter. Sœur Hélène, autorisée par Linarès, lui a révélé le nom de Giraud. Il le connaît, i l l'a vu 1 Alors que jeune soldat i l faisait son service au 106e d'Infanterie, à Reims, en 1936, Giraud est venu inspecter le régiment. Guerlach était au premier rang, présentant les armes, le fanion de la 7 e Com­pagnie flottant à sa baïonnette. Aujourd'hui, vingt-six ans ont passé, Roger Guerlach, devenu Econome des Hospices du Bouscat, près de Bordeaux, conserve une émouvante photographie, prise à cet instant. Trois hommes sont là, sur le même cliché : Giraud, Guerlach et le colonel commandant le 106e... Baurès. Le destin parfois se complaît à de telles rencontres. Celle-ci est saisissante. Ces trois hommes ne se doutent pas que, six ans plus tard, ils vont devenir les principaux personnages d'un film à suspenses, comme n'en inventerait pas le metteur en scène à l'imagination la plus fertile.

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Pour l'heure, ils ont un bandeau sur les yeux. Dieu seul connaît l'avenir. Il les tient, tous les trois, réunis dans sa main. Six ans encore et Guerlach, pétrifié au garde-à-vous sur cette photogra­phie, desserrera les lèvres, s'adressera là-bas à Giraud, déguisé en touriste allemand, et lui murmurera sur le pont de Bad-Schan-dau, au fond de la Saxe, les deux mots fatidiques : « Morgen, Hein-rich! Et Giraud répondra : — Morgen ! »

Non, Giraud et Guerlach ne peuvent savoir encore. Ils sont face à face, leurs regards se croisent. Ils ne voient pas le lien secret qui déjà les attache. Giraud salue le fanion de la compagnie et passe...

Et Baurès, colonel, regarde...

Aujourd'hui 16 mars 1942, les événements se rapprochent. Voici Guerlach, convoqué par Linarès, à l'état-major, place Garnot. Linarès le félicite d'avoir accepté, mais ne lui cache en rien les dangers qu'il affronte. Pris, et i l a d'assez belles chances de l'être, i l sera, au double titre de réfractaire et d'espion, fusillé dans l'heure. Qu'importe, Guerlach est un Lorrain, un vrai, i l hait les Allemands. Parlant leur langue comme eux-mêmes, i l se réjouit d'aller leur jouer ce beau tour au coeur de leur pays. Ni blufîeur, ni bravache, froid, le visage sec, le front haut, i l regarde Linarès bien en face. Son courage calme se lit dans ses yeux gris. Pas d'erreur, celui-là réussira, ou alors personne !

Le marché est conclu, marché où i l n'est pas question, bien en­tendu, de recevoir d'argent, pas un franc, pas un centime. Mais dans le même temps que se passe-t-il à Kœnigstein ?

Tout se prépare aussi. Giraud a parfaitement reçu le cake, trouvé le tube de métal, pris connaissance du plan. Il l'approuve et va le faire savoir au plus vite à Lyon. Il a reçu aussi certaines boîtes de conserve contenant un envoi très précieux qu'il avait réclamé dans une lettre codée à Mme Giraud.

Il s'agissait d'un filin métallique pour renforcer certain câble de chanvre, constitué à l'aide de bouts de ficelles, tressés entre eux par le général Mesny et le général Giraud, long de quarante mètres, pour pouvoir se laisser glisser hors des remparts.

Cette affaire de câble mérite une parenthèse à un double point

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de vue, d'abord pour rendre hommage à l'authentique héros que fut, en l'occurrence, le général Mesny et qu'il paya de sa vie, ensuite parce qu'il fut l'arme première de l'évasion.

Le général Mesny préparait, lui aussi son évasion. E t depuis très longtemps. Depuis plus d'un an, tout seul, dans le silence de sa casemate, la nuit, i l avait tressé ce câble et réussi à le dissi­muler aux fouilles, mais, apprenant que Giraud allait tenter de s'évader, i l était venu spontanément lui offrir cette précieuse corde, presque entièrement achevée. Il renonçait à sa propre liberté, esti­mant que celle de Giraud avait infiniment plus de prix pour la France. Il l'aiderait avec joie dans sa périlleuse entreprise. Giraud, après un débat cornélien qu'on peut imaginer entre ces deux grands soldats, avait dû accepter. Le peu de longueur de câble restant à achever l'avait été dans la chambre de Mesny, Giraud et lui y travaillant avec fièvre, la cellule de Giraud, très surveillé, étant parfois visitée.

Le 17 avril, ce sera lui, Mesny, aidé du général Lebleu, qui déhalera Giraud au bout du câble, tandis que le général Musse, avec une grande présence d'esprit, réussira, à la dernière minute, à écarter un feldwebel de garde sur le point de découvrir le filin, lové et dissimulé dans un appentis désaffecté, à proximité immédiate du point de descente. La patrouille en armes venait de passer, elle ne reviendrait que dans douze minutes, temps nécessaire à parcourir les dix-huit cents mètres du chemin de ronde. Seront présents, faisant le guet, répartis sur le pourtour des remparts, les quelques généraux, amis sûrs de Giraud, en qui i l a placé sa confiance, Moli-nié, Girol, Misserey, Flavigny, Brown de Golstoun, Gailliard, de Montalivet, Lévy et le général Ruge, généralissime de l'armée norvégienne. (Le général Prioux, dernier libéré pour raisons de santé, sera en route pour la France.)

Tous les autres généraux ne sauront rien et dormiront encore dans leur chambre. Giraud se méfie de certains, non sans raison hélas 1 ainsi que le révélera un document produit au procès de Nuremberg.

Trois ans plus tard, au mois d'avril 1945, le général Mesny allait payer de sa vie le service rendu à son frère d'armes (1). Alors que les armées alliées s'enfonceront en Allemagne, un déta­chement de S.S. se présentera à Kœnigstein, réclamera Mesny,

(1) Le câble, récupéré après l'évasion, avait été découvert à proximité de sa chambre.

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pour le transférer prétendront-ils à la forteresse de Colditz. Les S.S. le feront monter en voiture, l'emmèneront. Quelques kilomètres plus loin, ils le feront descendre sur la route et l'abatteront sauva­gement d'une rafale de mitraillette dans le dos. Version officielle : il aura cherché à s'enfuir. Mensonge, évidemment, dont fera plus tard justice un des S.S. ayant pris part à l'assassinat sur ordre ; il avouera tout à Nuremberg.

Le filin métallique, réclamé à Lyon par Giraud, lui était parvenu dans des conditions providentielles. Elles méritent d'être relatées et deux noms d'être cités : les caporaux Nossent et Bourquin.

A Lyon, le directeur des usines de conserves Olida, dont la femme était très liée avec Mme Granger, enferma dans quatre boîtes de conserve, qu'il souda lui-même en secret, quatre éléments de fil de cuivre torsadé de 20 m. chacun, résistant à une traction de 200 kg., fil-lumière fourni au général Baurès par le colonel du génie Falklaere, sans que la destination lui en eût été révélée.

Ah ! si les Lyonnais avaient su comment étaient reçues à l'ar­rivée les boîtes de conserves, comme ils eussent tremblé !

A Kœnigstein, quelques soldats français prisonniers avaient été détachés, pour servir d'ordonnances aux généraux. Certains étaient employés au service de réception des colis, lesquels étaient centralisés, puis déballés dans un local, la Packet-Stelle. Deux caporaux, Bourquin et Nossent, avaient pour rôle d'aider les soldats allemands préposés à la réception. Les colis étaient ouverts sur une table, leur contenu vérifié et remis aux deux Français qui les por­taient aux généraux destinataires. Tous les envois, certains après sondages, étaient ainsi distribués, tous, sauf les boîtes de conserves. De celles-ci le général Genthe se méfiait — à juste titre. Elles étaient mises à part, dans un casier, au nom du général intéressé, et inscrites sur un registre. Quand le destinataire désirait consommer une de ses conserves, i l était convoqué à la Packet-Stelle, la boîte était ouverte devant lui, le contenu vidé dans un récipient et aussi­tôt remis. Qu'allait-il, dans ces conditions, advenir des conserves Olida ?

Il y a des fissures dans les meilleures murailles, des pailles dans le meilleur acier, même dans l'acier de la discipline allemande. Et il y a aussi des étoiles qui veillent dans le ciel.

Bourquin et Nossent, tous deux très intelligents, avaient vite remarqué que les préposés allemands regardaient avec sympathie les plaques de chocolat et les cigarettes françaises déballées devant

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eux. Précieuse monnaie d'échange pour fermer certains yeux. Us ne s'en privèrent pas.

Nossent était de service le jour de l'arrivée des conserves Olida. Sans être encore au courant des projets du général Giraud (il le serait bientôt), il comprit sur-le-champ qu'à ces boîtes s'attachait un intérêt mystérieux. Il tendit, avec un sourire complice, un paquet de gauloises bleues au grand gaillard qui, devant lui, contrôlait l'ouverture des colis, lequel gaillard accepta les gauloises et rendit le sourire. Et les conserves « passèrent à l'as ».

Giraud et Mesny trouvèrent les quatre-vingts mètres de fil de cuivre lovés et noyés dans la graisse et en armèrent le câble de ficelles. Tout était prêt à Kcenigstein.

Maintenant, tout va se précipiter. Le 18 mars, à Lyon, Baurès, à son bureau, reçoit un message téléphoné. Il émane de Chalon-sur-Saône, à la ligne de démarcation. Un certain colonel Fèvre, libéré, arrive de Kcenigstein, toujours pour raisons de santé. Décidément les Allemands sont peu regardants ! Il était le seul colonel détenu à Kcenigstein, le général Genthe l'ayant accordé comme adjoint au doyen, le général Condé.

Baurès connaît bien Fèvre, son camarade de promotion. Fèvre désire le rencontrer d'urgence à l'arrivée de son train, à 16 h. à Lyon. A la gare de Perrache, i l extrait du dos d'une brosse à habits une feuille écrite de la main de Giraud.

Coup de théâtre ! C'est la réponse tant attendue ! Ce texte est long. En voici l'essentiel : Ruban prêt. Attends ordre exécution. M'en rapporte aveuglément cornac. Ai pleine confiance.

Ainsi, tout se dénoue. L'impossible se réalise. Le 20 mars, boulevard des Belges, toute l'équipe se réunit pour les ultimes dispositions. Lecoq est venu de Vichy. L a date de l'évasion est choisie. Ce sera le 17 avril, un vendredi. On sait qu'un relâchement s'établit à Kcenigstein du vendredi soir au lundi matin. Les permis­sions de week-end y sont respectées. Giraud descendra au bout de son câble à 10 h., c'est-à-dire une heure après l'appel du matin. Son absence ne sera constatée qu'à l'appel du soir, à 21 h. Il aura onze heures d'avance sur les recherches : un monde ! Il devra retrou­ver à 13 h. 1» guide Guerlach sur le pont de Bad-Schandau. Ils prendront à 14 h. le rapide pour Berlin. Le reste regardera les fugitifs jusqu'en Alsace. Là-bas, un réseau d'accueil les recevra, Guerlach aura les noms et les adresses. Tout cela, Giraud le sait déjà. Il attend seulement l'ordre d'exécution, la date, l'heure de

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sa descente des remparts (à lui de choisir l'instant propice entre deux patrouilles), et enfin l'heure de sa rencontre avec Guerlach.

Sous la direction de Baurès, l'équipe rédige les deux ultimes documents qui vont être envoyés le soir même au prisonnier : une lettre de Mme Giraud, contenant en code la date et les heures des opérations et une carte de la Kriegsgefangenenpost, également écrite en code par Baurès, portant indication du mot de passe, Morgen, Heinrich! Postées le 20 mars, la lettre et la carte arrive­ront largement pour le 17 avril.

A Lyon, tout n'est pas fini. Linarès et moi, nous avons encore du travail, celui de Linarès d'une gravité exceptionnelle.

Après contact avec du Vigier, à Vichy, Linarès convoque à son bureau, à Lyon, un jeune et magnifique officier de l'armée active, le lieutenant Henri Derringer, du 5 e Cuirassiers. Derringer avait accepté de jouer un jeu dangereux dans le G.A.D. (Groupe d'Auto Défense) du colonel du Vigier. Il s'était agi de créer en Franche-Comté et en Alsace non seulement une filière de passage pour prisonniers de guerre évadés, mais un réseau de postes clandes­tins de patriotes irréductibles, armés et prêts à tout pour maintenir la présence française. Quand l'heure sonnerait, ils se jetteraient dans la lutte et agiraient au sein même de l'armée allemande. Ainsi, bien avant même que le mot de Résistance fût inventé, du Vigier l'avait organisée avec son G.A.D. Or, le G.A.D. avait des postes à la Mulatière-lès-Lyon, portant les A 7 0 8 214 et 214 bis, sous les ordres des capitaines Lambert et Chazalmartin. Le lieutenant Derringer en était l'élément de choix. Cinquante fois déjà, i l avait, muni de faux papiers, franchi en fraude la ligne de démarcation, circulé en zone occupée, de Charolles à Dijon, à Belfort, pénétré en zone interdite et même en Alsace, au péril de sa vie, poussant jusqu'à Mulhouse, jusqu'à Strasbourg. En dix-huit mois, son réseau avait été solidement établi, avec des gens résolus, bien pourvus d'armes, alors que tant de trembleurs s'étaient empressés, à la première injonction, de remettre les leurs à l'ennemi, y compris leurs fusils de chasse.

Le lieutenant Derringer jouait avec le feu, car i l avait, en 1940, reçu une balle en pleine figure, à un combat sur la Somme. Il lui en restait une cicatrice très apparente au maxillaire inférieur,

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le rendant facilement reconnaissable, mais i l avait refusé, de faire effacer « sa plus belle décoration », disait-il. Or, Linarès avait besoin de lui...

Derringer se chargerait-il de trois choses : la première, faire porter jusqu'à Mulhouse une valise contenant les effets civils d'un « général important », qui allait s'évader de Kcenigstein ? Cette valise recèlerait dans sa doublure de faux papiers et de l'argent allemand nécessaires à ce général pour circuler en Allemagne ? Un guide prendrait cette valise à Mulhouse et la porterait jusqu'à Kcenigstein ? «

La seconde, faire préparer par quelqu'un de compétent en Alsace, sur les indications qu'allait lui donner le capitaine Israël, toute une correspondance commerciale et familiale fictive, cadrant avec la fausse identité de ce général, devenu industriel en soies artificielles, à Ste Marie-aux-Mines ?

L a troisième, très importante, organiser le recueil de ce général évadé, assurer son transit à travers l'Alsace et la zone interdite, puis son passage de la ligne de démarcation au point le plus sûr. Les dangers étaient très grands, surtout pour le transport de la valise. Elle était là, la valise, sur cette chaise. On avait dix jours pour tout mettre en place. Derringer acceptait-il ?

Le lieutenant Derringer avait salué et pris la valise. Dix jours pour tout mettre en place ! Pas une minute à perdre 1

Après avoir pris contact avec Sœur Hélène et Roger Guerlach, le lieutenant Derringer, nanti de faux papiers et d'un faux aùsweis par les soins de son ami le capitaine Israël, part pour la zone occu­pée, portant lui-même la précieuse valise, n'ayant pas voulu laisser à d'autres le dangereux honneur de lui faire franchir la ligne de démarcation. A la gare de Chalon-sur-Saône, fouille, valise ouverte. Rien de nouveau. Immense soulagement. De là, Derringer se rend à Montceau-les-Mines, chez le radio-électricien Jean Chauvot, chef de réseau dans la région de Charolles, car c'est près de Charolles que Derringer fera passer la ligne au « général important », entre les villages de Grandvaux et de Baron. Tous les hommes de Chauvot seront mobilisés, la plupart sont, de courageux paysans. A u besoin, le passage sera assuré par la force, à coups de fusil. Ce secteur, bien que loin de l'Alsace, a été choisi comme meilleur que celui de Franche-Comté (Poligny-Arbois), spécialement sur­veillé en ce moment.

Ses ordres donnés, Derringer se rend par le train de Dijon à

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Belfort, .toujours avec la valise, qu'il ne quitte pas. A Belfort, Entreprise de Transports Danzas et Cie. Là, deux hommes sûrs, deux braves, qui « travaillent », comme Chauvot, depuis deux ans avec Derringer : Henri Veit, directeur de l'entreprise, et Hugues Buchberger, son adjoint.

Mise au courant rapide. Deux choses à faire : transporter cette valise jusqu'à Mulhouse. Très risqué. Il y a la frontière à franchir. Déposer la valise chez Mlles Scheiber, dont le frère appartient au réseau Alsace. Et, au retour du général, lui faire traverser la dangereuse zone interdite, pour l'emmener juscfu'à Montceau-les-Mines.

Tout est réglé, Buchberger franchira la frontière à motocyclette (il a un permis spécial), la valise sur le porte-bagages. Comme elle sera certainement fouillée et que les vêtements qu'elle contient sont bien plus grands que les siens, (Giraud mesure 1 m. 88), Buch­berger s'habillera avec les vêtements du général, en retroussant les manches et les jambes. Par dessus, i l enfilera sa combinaison de motocycliste. Il mettra les siens dans la valise. Cette haute taille a fini par intriguer Derringer, Veit et Buchberger. Us ont examiné le linge. Les initiales d'un pyjama ont été enlevées, mais sont encore apparentes : H.G. Les trois hommes se sont regardés, saisis. Henri Giraud ! C'est le général Giraud qu'on fait évader ! Leur zèle en est décuplé.

Quant au franchissement de la frontière d'Alsace par le général Giraud, cela regarde le réseau Alsace. Pour la traversée de la zone dangereuse jusqu'à Montceau-les-Mines, chez Jean Chauvot, i l suffit de trois jours à Henri Veit pour la mettre au point. Il se rend à cet effet à Baume-les-Dames, sur la route de Besançon. Là, il rencontre, à la Bretennière, Fernand Valnet, négociant en bestiaux, chef de réseau, et les deux frères Viennot, Jean et Paul. L'aîné, Jean, est officier, lieutenant, Paul n'est pas dans l'Armée. Tous trois sont de purs Francs-Comtois. La race par excellence des patriotes et des hommes de cœur.

L'affaire est réglée, Giraud voyagera dans une voiture à gazo­gène de déménagement de l'Entreprise Danzas, conduite par Veit. Devant, « Ouvrant la route », marchera la camionnette de Valnet, avec à bord les frères Viennot, armés'jusqu'aux dents. En cas d'aventure, ils engageront le combat, au besoin par le feu, pour permettre coûte que coûte à Giraud de disparaître.

Coûte que coûte... Le général Giraud n'usera pas de cette

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filière, on le sait aujourd'hui, il passera au dernier moment par la Suisse. Mais il y a trop longtemps que les Allemands recherchent les « passeurs », trop longtemps que Henri Veit, Fernand Valnet, Jean et Paul Viennot sont épiés. Ils ne peuvent, après cent exploits, échapper au filet qui se resserre. Arrêtés par les Allemands, ils sont fusillés tous les quatre. Jean Ghauvot, de Montceau-les-Mines, est arrêté, lui aussi, et déporté en Allemagne. Mais Henri Derringer échappe, par miracle. Il est toujours de ce monde, avec sa magni­fique cicatrice qu'il n'a jamais craint d'afficher comme un drapeau aux yeux de l'ennemi. Il a pris sa retraite comme lieutenant-colonel.

A échappé aussi Hugues Buchberger, le motocycliste, qui, malgré une fouille sévère à la frontière, a réussi à porter la valise jusqu'à Mulhouse. Il a succédé aujourd'hui à Henri Veit, à la tête de l'Entreprise Danzas et Cie, à Belfort.

Il n'a pas fallu dix jours au lieutenant Derringer pour conduire à bien sa mission. Dans le même temps, j 'a i accompli la mienne, infiniment plus modeste et sans gloire. J'ai organisé la résidence où le général Giraud, une fois parvenu en zone libre, s'abritera avec les siens, sous un faux nom. Il se nommera M . Simignon, avec papiers parfaitement en règle, nom dont le ridicule, surtout avec sa taille, éloignera tous les soupçons.

C'est à La Verpillière, à 30 km de Lyon, que j 'ai trouvé la demeure idéale, facile à garder, avec facilités, en cas d'alerte d'enlever et de faire partir le général Giraud par des issues et des itinéraires de « refuite » soigneusement étudiés. (Et cela jouera le 25 juip, lorsqu'il nous faudra, en pleine nuit, le soustraire à une équipe de policiers, venus pour l'arrêter au petit jour et qui cerne­ront les murs du parc). Cette propriété avait été spontanément mise à ma disposition par des parents de mon frère, M . et Mme Mau­rice Corron, à qui je n'avais pas caché les risques que cela pourrait leur faire courir de la part du gouvernement de Vichy ou de la gestapo allemande. Français dans l'âme, M . et Mme Corron avaient été heureux de prendre ces risques et de participer ainsi à la sauve­garde du chef qui allait venir pour libérer le pays.

Pour veiller à sa sécurité, il m'avait été indispensable de trouver des auxiliaires à La Verpillière même. Je dois citer le maréchal-des­logis-chef Robert Cètre, commandant la brigade de gendarmerie, M . Auguste Blanc, receveur des postes et Mlle Noëlle Servant, son adjointe, dont pas un ne se déroba. Tous restèrent en liaison cons­tante avec moi, pour m'avertir, de jour et de nuit, de toute commu-

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nication pouvant constituer une menace pour le général Giraud. Cette éventualité joua plusieurs fois, Giraud étant âprement recherché. Ces trois braves ne balancèrent jamais à tenir leur engagement et je leur rends hommage, car ils risquaient la destitu­tion, le camp de concentration, ou la déportation. Hommage aussi doit être rendu à M . André Verrot, instituteur du petit village de Roche, distant de 5 km de L a Verpillière, en pleins bois, où avait été organisé un refuge en cas (ce qui faillit bien se produire le 25 juin) d'alerte pressante, m'obligeant à emmener le général Giraud, de nuit à pied, à travers champs, hors de tous chemins. Lui non plus, i l n'avait pas hésité à prendre les plus graves risques pour sa carrière et pour sa liberté.

Bien que ne connaissant pas le général Giraud, n'avaient pas hésité non plus, à Lyon, mes amis, M . et Mme Camille Roche de la Rigodière et M . et Mme René Saint-Olive, lorsque je leur avais demandé de mettre à ma disposition leurs résidences d'été, le Château de Fromente, à St-Didier au Mont-d'Or, ou le château de Chantegrillet, à Ecully, si, en cas de nécessité, i l me fallait y transporter secrètement le général Giraud, pour déjouer les recher­ches. Tous avaient immédiatement accepté. La France, en cette sombre année 1942, comptait dans toutes les classes de la société de nombreux patriotes, dont le cœur restait ouvert à l'espérance. Ce fut Fromente qui fut choisi pour ses facilités de surveillance et ce fut là que sera effectivement acheminé le général Giraud avec sa famille, la nuit du 25 juin.

Tout était maintenant parfaitement au point pour l'évasion. Le dimanche 12 avril, un certain Georges Jon, négociant en

vins, prend le train à Lyon pour se rendre à Dijon. Il a rendez-vous avec le général Giraud à la gare de Bad-Schandau, au fond de l'Allemagne, le 17 avril à 13 h. Georges Jon, c'est Roger Guerlach. L'incroyable aventure commence. Guerlach a ses poches bourrées de faux papiers indubitablement « authentiques », préparés par le capitaine Israël. A Dijon, la ligne de démarcation franchie, i l deviendra Riidiger Gasser, électro-technicien, employé à YArchi-mède Gesellschaft, à Breslau (ce qui justifiera sa présence à Dresde), i l rentrera de congé en France. A u retour, après l'évasion, i l aura un certificat d'ouvrier inapte au travail et sera refoulé sur Stras-

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bourg. Tout ce roman, avec pièces à l'appui, se tient très bien, mais il est chargé d'explosif et peut éclater à tout moment, à la flamme des nombreuses vérifications que Guerlach aura à subir. Il faudra son imperturbable sans-froid, sa parfaite connaissance des moindres nuances de la langue allemande et l'habileté diabolique du capitaine Israël (Messin d'origine) dans la fabrication des fausses pièces d'identité, sa connaissance et sa science des faux timbres et faux cachets, pour triompher de tous les obstacles. Israël, encore un beau Français qui paiera de sa vie son courage et son dévouement. Ayant, en 1943, rejoint le général Giraud à Alger, i l revendiquera d'être parachuté en France, pour une mission périlleuse. Arrêté et reconnu par les Allemands (ils le tenaient enfin !) i l sera fusillé, le sourire aux lèvres.

Nous ne pouvons suivre Guerlach au cours d'un long périple qu'il a raconté lui-même. Rappelons seulement qu'il entrera en possession de la fameuse valise, comme prévu, à Mulhouse, 42, rue des Réservoirs, chez Mlles Scheiber, que de là, i l se rendra à Stras­bourg, y rencontrera Max Scheiber, dans un café, y recevra de ses mains la correspondance de Hans Greiner, industriel à Ste Marie-aux-Mines, des échantillons de soie artificielle, des cartes d'alimen­tation allemandes, des cigarettes allemandes et 800 marks en excellents reichsmarks, toujours comme prévu. Il reprendra le train à Strasbourg, en direction de Dresde, via Erfurt, Leipzig. Et le 17 avril, ce sera la rencontre de Bad-Schandau.

A Lyon, ce 17 avril, l'anxiété, l'angoisse, est extrême. A 10 h., tous les cœurs se serrent : le général Giraud vient de franchir le parapet, i l descend à l'aide de son câble. A-t-i l réussi, ou a-t-il été surpris par quelque patrouille et fusillé à bout portant ? Son cadavre ne pend-il pas au bout du fil ? On ne sait rien, on ne pourra rien savoir avant plusieurs jours.

Avant-hier, le général Prioux, grand ami de Giraud, dernier libéré de Kœnigstein pour raisons de santé (il n'y en aura plus d'autres) est arrivé à Lyon. Il est allé immédiatement rendre visite à Mme Giraud. Très ému, i l lui a tendu la canne à corbin du général Giraud, qui ne le quittait jamais et que tout le monde connaît :

— Voici la canne, le patron suit, a-t-il dit. L'émotion a été générale. Sa canne ! C'était un peu de lui déjà

qui était là ! Prioux l'a quitté, il n'y a pas huit jours... Son moral est formidable, a-t-il déclaré.

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Le 18 avril, le 19, on ne sait rien encore. Le silence devient insoutenable. L'après-midi du 19, nous nous promenons, Mme Gi-raud, Baurès et moi, dans les allées du Parc de la Tète d'Or, pour tromper notre attente. Je dis à Mme Giraud :

— Nous ne pouvons plus rien. Il faut attendre. — Nous pouvons prier, répond-elle. Le soir, avant de reprendre le train pour La Verpillière, j'entre

dans l'église que j'aime le mieux à Lyon, gothique et sombre, place des Cordeliers. J'y allume un cierge. En sortant, le nom de cette église, que je connais si bien, me saute à l'esprit : Saint-Bonaventure I Jamais il ne fut mieux de circonstance. Cela me réconforte.

Le lundi 20, minute saisissante. Le téléphone de Baurès résonne : — Colis bien parti. Tout va. Retard, difficultés de transit. Dieu soit loué ! Giraud est dehors 1 En Alsace ! C'est Henri II (indicatif de Henri Veit), accouru de Belfort

jusqu'à Arbois, qui parle. Il a passé la nouvelle à un cafetier d'Ar-bois qui la transmet, de Poligny, à la ligne de démarcation, à un avoué, M . Claudel, tous deux membres du réseau Franche-Comté. Celui-ci la répercute sans délai à Henri I (indicatif du lieutenant Henri Derringer). Henri I la répercute, à son tour, à Linarès et à Baurès.

Les mains s'étreignent. Les yeux sont pleins de larmes. La nou­velle est bientôt confirmée par la radio allemande. Elle clame sa fureur à tous les échos : le général Giraud s'est évadé ! Sa tête est mise à prix. Une prime de 100.000 reichsmarks, 2 millions de francs, est promise à quiconque, Allemand ou Français, le livrera mort ou vif. Qui l'aidera sera fusillé sur place ! La rage d'Hitler est à son comble. Des affiches sont apposées, avec la photo du fugitif, en Allemagne et en zone occupée française, en langue allemande et en français.

Une de ces affiches est aujourd'hui conservée comme une relique par le général Lecoq. Elle a été arrachée à Lille. Au-dessous de l'indi­cation de la prime, 2 millions de francs, une main française a écrit d'un crayon rouge ironique : « Mets-y cent sous de plus et je dis tout ! »

Le 21, c'est le silence. Mais, le 22, arrive boulevard des Belges un nouveau message téléphoné, codé : Il y aura bridge ce soir.

Alors la joie explose. C'est le signal de la victoire 1 Giraud est en sûreté ! On ne sait pas encore où, mais peu impor­

te ! Il est hors d'atteinte. On va le revoir. Le pari fantastique est gagné.

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Le 25 avril, ayant traversé la Suisse, Giraud est acheminé en voiture par Linares et Lecoq jusqu'à Lyon. Il passe ses pre­mières heures rue Pierre Corneille, chez mon gendre Guy Jarrosson (aujourd'hui député du Rhône) et ma fille, alors tout jeunes mariés. Eux aussi ont pris de grands risques pour le pays. Ce sera dans leur appartement que, durant trois mois, le général Giraud recevra, sous notre bonne garde, la plupart des visiteurs utiles à la mission qu'il s'est donnée, en particulier le général Mast (qui n'est pas allé à Tokio, mais en Algérie) et Jacques Lemaigre-Dubreuil, tous deux déjà en liaison avec les Américains, en vue du futur débarque­ment en Afrique du Nord. Le 28, le général Giraud et les siens, devenus la famille Simignon, s'installent à La Verpillière. Guerlach l'a rejoint. Promu garde du corps, il veillera sur lui et ne le quittera plus. L'heure venue, i l l'accompagnera à Alger.

Quant à nous, nous veillons aussi, jour et nuit. Avec le maire de La Verpillière, M . Joseph Ogier, le maréchal-des-logis-chef Cètre, le chauffeur Igolen (prêté clandestinement, avec une voiture, par le colonel Mollard, de Vichy, chef du camouflage du matériel militaire), mon ami Jacques Savy, mon frère, son fils et moi, nous multiplions les patrouilles.

Comme l'indique aujourd'hui une plaque commémorative, c'est de cette demeure de La Verpillière que sont partis les premiers ordres, les premières prises de contact qui vont aboutir à la libéra­tion de la France. Le vrai travail va commencer...

Six mois se sont écoulés. Les Américains viennent de débarquer en Afrique du Nord,

l'armée allemande envahit la Tunisie et marche sur l'Algérie. Le 18 novembre, elle rencontre sur les crêtes de quartz déchiqueté de la Dorsale Tunisienne et les rives de la Medjerda la vieille Armée d'Afrique, tout entière déployée : à sa tête, l'évadé de Kœnigstein, Giraud.

La mobilisation générale a été décrétée en Afrique Française. La population y répond dans un élan indescriptible. Français de souche, Français musulmans, chrétiens, juifs, Berbères, Kabyles, de Tunisie, d'Algérie, du Maroc, d'Afrique Noire, tous égaux et tous frères au coude à coude, remettent sac au dos.

Du moment que, sous l'oppression ennemie, ceux de la Métro-

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pôle ne peuvent reprendre les armes, ce sont eux et eux seuls qui vont aller se battre à leur place et, durant près de trois ans, se faire tuer, ici en Tunisie, en Sicile, en Corse, en Italie, en Allemagne, en Autriche, partout ! Ce sont eux qui, de l'autre côté de la Médi­terranée, iront en France briser les chaînes de la patrie commune !

Les innombrables croix de bois et stèles musulmanes, dont ils vont jalonner le chemin de la délivrance, graveront dans la pierre un témoignage qui ne s'effacera pas et que la France ne pourra oublier.

Le feldmaréchal Kesselring, à la vue de ces djebels hérissés de défenses, de ces positions de batteries, de ces uniformes français qu'il pensait ne jamais retrouver sur un champ de bataille, hésite. Que signifie ? Il espère encore qu'il y a maldonne et qu'ici, comme à Bizerte, comme à Tunis, les instructions de Vichy sont toujours en vigueur ? Alors, pourquoi ce déploiement de forces ? Il faut savoir !

A un attaché de son état-major i l dicte quelques mots hachés, rapides, impatients : « Débarrassez les routes ! Laissez-nous passer ! Avec nous, ou contre nous? »

A cet ultimatum transmis par Mullhaüsen à nos avant-postes, à Medjez-el-Bab, Giraud répond par la volée de ses canons.

Il est 7 h. 45. On y voit clair, à présent. La France reprend sa place dans la guerre, pour la victoire.

RENÉ C H A M B E .