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en bref Les multinationales profitent du système fiscal international pour organiser leur immunisation quasi-totale à l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Le FMI estime globalement la perte de recettes fis- cales à 600 milliards $US par an et à 200 milliards par an uni- quement pour les pays en développement 1 . La première étape indispensable pour commencer à mettre fin à cette injustice est de créer une vraie transparence. NOTE POLITIQUE du CNCD-11.11.11 13 janvier 2016 financement du développement Comment imposer la transparence fiscale des multinationales © CHRISTIAN ZACHARIASEN / ALTOPRESS / ISOPIX

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Page 1: Comment la transparence fiscale

en brefLes multinationales profitent du système fiscal international pourorganiser leur immunisation quasi-totale à l’impôt sur les bénéficesdes sociétés. Le FMI estime globalement la perte de recettes fis-cales à 600 milliards $US par an et à 200 milliards par an uni-quement pour les pays en développement1. La première étapeindispensable pour commencer à mettre fin à cette injustice estde créer une vraie transparence.

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IntroductionLes scandales liés à l’évasion fiscale des multinationales se mul-tiplient. Google s’organise pour que la totalité des profits engran-gés hors États-Unis soient transformés en «royalties» versésentre filiales pour l’utilisation de brevets et autre propriété intel-lectuelle, transitant par l’Irlande et les Pays Bas, mais aboutissantin fine aux Iles Bermudes2 ; le géant minier Glencore organisel’appauvrissement de sa mine de cuivre de Mopani en Zambiepar le procédé plus grossier de la sous-facturation de sa vente deminerais à la maison-mère en Suisse et de la surfacturation descoûts de production et de transport3.

Plus récemment encore, la fuite, en novembre 2014, de milliersde pages d’accord fiscaux secrets entre entreprises et autoritésluxembourgeoises, dans le cadre de l’affaire «Luxleaks»4, conduitla Commission européenne à lancer plusieurs enquêtes pouraides d’État illégales, considérant à juste titre que des traitementsfiscaux privilégiés arbitraires sont tout aussi graves que des sub-sides directs. Les premières condamnations tombent en octobre2015 et concernent les Pays-Bas et Starbucks d’un côté, leLuxembourg et Fiat de l’autre, pour un remboursement d’unesomme de 20 à 30 millions €5.

Pourtant, des solutions existent. Une étape nécessaire, mais nonsuffisante, pour la mise en œuvre de celles-ci est la mise en placed’un régime garantissant au minimum la transparence fiscale.

La transparence par le rapportage « pays par pays »

En 2003 Richard Murphy, comptable certifié et expert desquestions fiscales, propose le système du «country by countryreporting»6 (rapportage ou comptabilité pays par pays, CBCR).L’idée est très simple, il s’agit d’imposer aux multinationales derendre publiques au moins les données suivantes: réseau completdes filiales et de leurs pays d’implantation, le nombre d’employés,les profits déclarés et les impôts payés par chaque filiale.

Longtemps restée confidentielle, cette proposition a fini parconvaincre un public de plus en plus large, au point aujourd’huid’être intégrée dans plusieurs législations positives en vigueur.Ainsi :

En ce qui concerne les industries extractives, l’adoption en juin2013 d’une directive européenne sur la comptabilité 7 permetd’intégrer une norme de type CBCR, applicables aux «paiementseffectués au profit de gouvernements» par les entreprises des

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secteurs extractif (minerais, pétrole, gaz) et de l’exploitationforestière (articles 41 à 49).

En ce qui concerne les banques, La directive européenne CRD48,adoptée en juin 2013, contient un article imposant un systèmede CBCR public aux grandes banques européennes, détaillant(art. 89) «une fois par an les informations suivantes sur baseconsolidée pour l’exercice financier concerné, en ventilant ces informations par État membre et par pays tiers dans lesquels ilssont établis : a) leur(s) dénomination(s), la nature de leurs activi-tés et leur localisation géographique; b) leur chiffre d’affaires ; c) leur nombre de salariés sur une base équivalent temps plein ;d) leur résultat d’exploitation avant impôt; e) les impôts payés surle résultat; f) les subventions publiques reçues.»

Le plan BEPS (pour base erosion and profit shifting, ou érosionde la base imposable et déplacement des profits) de l’OCDE,sous mandat du G 20, propose, dans le cadre de son axe de travail n°13, un système très élaboré et détaillé de rapportageCBCR9. Deux problèmes majeurs subsistent cependant : toutd’abord le système ne s’applique qu’aux multinationales réalisantplus de 750 millions € de chiffre d’affaire annuel (ce qui exclut injustement un nombre trop important d’entreprises multinatio-nales). Ensuite, l’échange des données n’est prévu, dans desformes encore trop vagues et imprécises à ce stade d’ailleurs,qu’entre administrations fiscales nationales. La publication desdonnées étant par contre proscrite10. L’initiative de l’OCDE est dépourvue de caractère obligatoire. Par ailleurs, elle n’abroge pasles législations nationales ou européennes qui vont déjà plus loin,ni n’empêche l’adoption de législations futures plus ambitieuses.

Le Parlement européen a voté en première lecture la directivedite «sur les droits des actionnaires»11, le 8 juillet 2015, en yajoutant un amendement généralisant le CBCR imposé auxbanques dans la directive CRD4 à l’ensemble des secteurs éco-nomiques. La directive est depuis en cours de négociation avecla Commission européenne et le Conseil des 28, dans le cadred’une procédure législative en codécision.

La Commission européenne a lancé, le 17 juin 2015, une vasteconsultation publique sur la question de la «transparence fiscaledes entreprises»12. Cette consultation doit servir de base à uneévaluation d’impact que la Commission s’est engagée à pro-duire au plus tard au premier trimestre 2016, prélude possibleà la présentation de nouvelles propositions législatives par laCommission européenne.

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Avantages et inconvénients Les avantages majeurs de la transparence fiscale des multinatio-nales par la comptabilité publique pays par pays sont nombreux.

Il s’agit premièrement de faire pression sur les grandes entre-prises multinationales, en faisant levier sur le «risque d’image»,afin qu’elles modèrent un tant soit peu leurs pratiques d’opti-misation fiscale agressive, quand bien même elles seraient par-faitement légales.

Le deuxième avantage est celui de permettre une approche informée de la question de la fiscalité des multinationales. Tant quela réalité de la contribution fiscale, pays par pays, des multinatio-nales ne sera pas publique, il sera très difficile voire impossibled’imaginer des réformes véritablement pertinentes.

D’un point de vue plus technique, le grand avantage de cettetransparence c’est qu’elle est relativement facile à réaliser au seinde l’Union européenne. Contrairement en effet aux réformes etlégislations fiscales au sens strict, qui requièrent l’unanimité duConseil, il s’agit ici d’intervenir sur le plan des obligations decomptabilité publique. La procédure législative «ordinaire» del’Union européenne peut ainsi être utilisée. Le Parlement euro-péen est associé sur un pied d’égalité à la prise de décisions, etle Conseil peut statuer à la majorité qualifiée.

Les opposants à cette transparence soulèvent toutefois plusieursobjections. En premier lieu, ces nouvelles obligations de rappor-tage auraient un coût prohibitif pour les entreprises en cause.Pourtant il est très douteux que les entreprises multinationalesne disposent pas déjà elles-mêmes, sous une forme interne etconfidentielle, des données dont la publication est ainsi souhaitée.Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’estimation opéréepar l’autorité fiscale britannique du coût d’un régime de CBCR public pour le secteur privé britannique ne s’élève qu’à la modestesomme de 200.000 £ par an13. Une autre critique est celle de la légitimité du public à connaitre la réalité fiscale des multinationales.

La seule transmission de données aux autorités fiscales est bienentendu insuffisante pour garantir la justice fiscale. Hélas, dansune économie globalisée qui met les pays en concurrence pour

attirer activités économiques et investissements, on peut craindreque les administrations fiscales continuent à distribuer des cadeauxfiscaux arbitraires aux investisseurs et à fermer les yeux sur despratiques douteuses, surtout quand elles sont d’apparence légaleet que des armées d’avocats fiscalistes sont prêtes à les défendre.

On ne peut pas souscrire à la thèse selon laquelle ces montagesfiscaux s’apparentent à des «secrets d’affaires» dont la confi-dentialité mérite d’être protégée légalement. Il est légitime dedonner à certains éléments des stratégies productives et éco-nomiques des opérateurs économiques une protection juridique,mais cette protection vise à défendre et développer des com-portements et des actions qui sont in fine bénéfiques à la sociétédans son ensemble. C’est le cas certainement d’une innovationtechnique et scientifique, ce n’est pas le cas d’un montage fiscal.

Un dernier faisceau de critiques renvoie à des considérations decompétitivité et de libre marché. Nous considérons pourtant quela concurrence libre et non faussée est bel et bien rompue dansla situation actuelle, qui permet à un petit nombre d’entreprisesde bénéficier de montages fiscaux transnationaux complexes,alors que la plupart de leurs concurrentes sont des PME qui nepeuvent pas en bénéficier.

La compétitivité des multinationales «européennes» serait aussimenacée face à la concurrence des multinationales américaineset asiatiques notamment, qui elles ne seraient pas encombréesdes mêmes obligations de transparence. La question qui se poseici est de savoir si les grandes entreprises européennes souhai-tent développer une image de dissimulation et d’opacité afin deconquérir de nouveaux marchés, ou si au contraire elles souhai-tent inspirer la confiance des clients et des consommateurs parune image de transparence, de probité et d’intégrité.

Si on se réfère au sondage réalisé par PWC en 2014 auprès desdirigeants de grandes entreprises dans le monde, qui constateque 59% de ceux-ci souhaitent qu’un tel régime de publicationobligatoire pays par pays soit mis en place14, la transparencesemble recueillir le plus de suffrages.

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pour en savoir plus – Gambini, A., Les mécanismes de l’injustice fiscale mondiale,CNCD-11.11.11, Point Sud n°8, mai 2013– Packman, A., Howlett, N., Kerr, J., Dane, T., Tax transparency and country by country reporting. An ever changing landscape,PWC, octobre 2013– 14 ONG dont le CNCD-11.11.11, Why Public Country-byCountry Reporting for Large Multinationals is a Must. Questions and answers, mai 2015– Murphy, R., Country-by-Country Reporting. Accounting for globalization locally, Tax Justice network, 2012

contactAntonio Gambini, chargé de recherché financement du développement, [email protected]

cncd-11.11.11quai du Commerce 9 à 1000 Bruxelles www.cncd.be – [email protected]

Éditeur responsable : Arnaud Zacharie, 9 Quai du Commerce, 1000 Bruxelles

financement du développement

1/ Crivelli, E., De Mooij, R. & Keen, M., BaseErosion, Profit Shifting and Developing Countries,IMF working paper, mai 2015, p.21, http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2015/wp15118.pdf 2/ Drucker, J., Google 2.4% Rate Shows How $60Billion Is Lost to Tax Loopholes, Bloomberg,21/10/2010 http://www.bloomberg.com/news/arti-cles/2010-10-21/google-2-4-rate-shows-how-60-bil-lion-u-s-revenue-lost-to-tax-loopholes 3/ Simpere, A.-S., Projet Mopani (Zambie) : l’Europeau cœur d’un scandale minier, Les amis de la TerreFrance, décembre 2010, http://www.amisdela-terre.org/IMG/pdf/rapportmopani2.pdf 4/ http://www.icij.org/project/luxembourg-leaks 5/ Commission européenne, Commission decidesselective tax advantages for Fiat in Luxembourg andStarbucks in the Netherlands are illegal under EUstate aid rules, 21/10/2015, http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5880_en.htm 6/ Murphy, R., A Proposed International AccountingStandard Reporting Turnover and Tax by Location A proposal by Richard Murphy BSc FCA on behalf of the Association for Accountancyand Business Affairs, 2003,http://visar.csustan.edu/aaba/ProposedAccstd.pdf 7/ Directive 2013/34/UE du 26 juin2013 8/ Directive 2013/36/UE du 26 juin 2013 9/ OCDE, Transfer Pricing Documentation and Country-by-CountryReporting. BEPS action13, 2015 final report, 2015,http://www.oecd.org/tax/transfer-pricing-documentation-and-country-by-country-reporting-action-13-2015-final-report-9789264241480-en.htm 10/ Voir, pour une analyse critique, BEPS monitoring group, OverallEvaluation of the G20/OECD Base Erosion and Profit Shifting (BEPS)Project, 5 octobre 2015, http://www.taxjustice.net/wp-content/uploads/2013/04/BMG-on-BEPS-150505.pdf 11/ Proposition de directive modifiant la directive 2007/36/CE en vue de promouvoir l’engagement à long terme des actionnaires, et la directive2013/34/UE en ce qui concerne certains éléments de la déclaration sur la gouvernance d’entreprise 12/ Commission européenne, La Commission lance une consultationpublique sur la transparence fiscale des entreprises, 17 juin 2015,http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5156_fr.htm 13/ https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attach-ment_data/file/385161/TIIN_2150.pdf 14/ PWC, 17th Annual Global CEO Survey: Tax strategy, corporate reputation and a changing international tax system, 2014,http://www.pwc.com/gx/en/tax/publications/assets/ceo-survey-tax-pers-pectives.pdf

recommandationsLe CNCD-11.11.11 recommande dès lors au Gouvernement fédéral belge :

– de défendre, dans la négociation de la directive sur les droits des actionnaires, l’amendement du Parlement européen créant uneobligation de comptabilité pays par pays publique à l’ensemble desgrandes entreprises, tous secteurs économiques confondus,

– de faire pression sur la Commission européenne, en cas d’échec de la précédente proposition, pour l’inciter à présenter un nouveauprojet de directive incluant une disposition obligeant à une comptabilité publique pays par pays pour l’ensemble des grandesentreprises, tous secteurs économiques confondus.