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Article original Comment la maltraitance intrafamiliale se répète-t-elle ? How does intrafamily mistreatment recur? E. de Becker Psychiatre infantojuvénile, SOS Enfants-Saint-Luc, clinique universitaire Saint-Luc, UCL, 16, place Carnoy, 1200 Bruxelles, Belgique Résumé La maltraitance à enfants interpelle plus dun clinicien confronté à ces situations complexes à analyser. La violence sentretient parfois en définissant des cycles de répétition. Pourquoi et comment la maltraitance à enfants se répète-t-elle de génération en génération ? Sagit-il de leffet du « pur hasard » ? Pouvons-nous retrouver des facteurs de « vulnérabilité » ? À la lumière des concepts de transmission et de loyauté, sappuyant essentiellement sur les références systémiques, larticle parcourt les mécanismes à lœuvre qui, sils sont cumulés, augmentent le risque de répétition. Sommes-nous donc aussi libres que nous ne le pensons de transmettre notre patrimoine issu de nos parents et aïeux ? Certes, il demeure, « en fin de comptes », la liberté intérieure du sujet! © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. Abstract The ill-treatment with children challenges more than one clinician confronted with these complex situations to analyze. Sometimes violence is maintained by defining repetition cycles. Why and how is the ill-treatment with children repeated from generation to generation? Is it the effect of the "pure hazard"? Can we find factors of "vulnerability"? In the light of the concepts of transmission and honesty essentially based on the systemic references, the article examines the mechanisms concerned which, if they are cumulated, increase the risk of repetition. Are we thus as free as we think of transmitting our inheritance resulting from our parents and ancestors? Indeed, "after all" remains the interior freedom of the subject! © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Maltraitance ; Répétition ; Transmission ; Loyauté ; Parentification Keywords: Ill-treatment; Repetition; Transmission; Honesty; Parentification 1. Introduction Qui na pas entendu ou pensé que « celui ou celle qui a été maltraité(e) durant lenfance, maltraitera ses propres enfants ? » ou encore « abusé deviendra abuseur »Actuellement, les professionnels, dans une visée de préven- tion, affirment que ces « adages » sont fortement erronés et quil y a lieu déviter de se lancer dans des prédictions négatives 1 . Par ailleurs, lorsquon se penche sur lanamnèse des adultes agresseurs, il est loin dêtre rare de tomber sur des contextes de carences graves, voire de maltraitances. Les tribunaux en savent quelque chose. Alors, comment se faire une idée et se situer dans ces ques- tions de traumatisme et de répétition ? Car, après tout, la mal- traitance à légard des mineurs dâge existe plus que jamais dans nos contrées occidentales pourtant pourvues de législa- tions spécifiques et déquipements professionnels spécialisés [21]. Il est clair que la « médiatisation tous azimuts » de notre époque lève le voile sur ce qui, hier, demeurait non dit et camouflé dans les cercles de famille. Si chaque situation humaine individuelle, familiale, détient sa singularité propre, certaines lignes de forces semblent transcender les sujets ce qui les amène à répéter des actes appris ou subis. http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/ Neuropsychiatrie de lenfance et de ladolescence 55 (2007) 185193 Adresse e-mail : [email protected] (E. de Becker). 1 Les professionnels connaissent le poids de celles-ci sur la destinée de lindividu marqué dès son plus jeune âge par la certitude dun « avenir tracé » par ses proches. 0222-9617/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2007.05.002

Comment la maltraitance intrafamiliale se répète-t-elle ?

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http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 185–193

Article original

Comment la maltraitance intrafamiliale se répète-t-elle ?

How does intrafamily mistreatment recur?

E. de Becker

Psychiatre infantojuvénile, SOS Enfants-Saint-Luc, clinique universitaire Saint-Luc, UCL, 16, place Carnoy, 1200 Bruxelles, Belgique

Résumé

La maltraitance à enfants interpelle plus d’un clinicien confronté à ces situations complexes à analyser. La violence s’entretient parfois endéfinissant des cycles de répétition. Pourquoi et comment la maltraitance à enfants se répète-t-elle de génération en génération ? S’agit-il del’effet du « pur hasard » ? Pouvons-nous retrouver des facteurs de « vulnérabilité » ? À la lumière des concepts de transmission et de loyauté,s’appuyant essentiellement sur les références systémiques, l’article parcourt les mécanismes à l’œuvre qui, s’ils sont cumulés, augmentent lerisque de répétition. Sommes-nous donc aussi libres que nous ne le pensons de transmettre notre patrimoine issu de nos parents et aïeux ? Certes,il demeure, « en fin de comptes », la liberté intérieure du sujet… !© 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.

Abstract

The ill-treatment with children challenges more than one clinician confronted with these complex situations to analyze. Sometimes violence ismaintained by defining repetition cycles. Why and how is the ill-treatment with children repeated from generation to generation? Is it the effect ofthe "pure hazard"? Can we find factors of "vulnerability"? In the light of the concepts of transmission and honesty essentially based on thesystemic references, the article examines the mechanisms concerned which, if they are cumulated, increase the risk of repetition. Are we thusas free as we think of transmitting our inheritance resulting from our parents and ancestors? Indeed, "after all" remains the interior freedom of thesubject…!© 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Maltraitance ; Répétition ; Transmission ; Loyauté ; Parentification

Keywords: Ill-treatment; Repetition; Transmission; Honesty; Parentification

1. Introduction

Qui n’a pas entendu ou pensé que « celui ou celle qui a étémaltraité(e) durant l’enfance, maltraitera ses propres enfants ? »ou encore « abusé deviendra abuseur »…

Actuellement, les professionnels, dans une visée de préven-tion, affirment que ces « adages » sont fortement erronés etqu’il y a lieu d’éviter de se lancer dans des prédictionsnégatives1.

Adresse e-mail : [email protected] (E. de Becker).1 Les professionnels connaissent le poids de celles-ci sur la destinée de

l’individu marqué dès son plus jeune âge par la certitude d’un « avenirtracé » par ses proches.

0222-9617/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.neurenf.2007.05.002

Par ailleurs, lorsqu’on se penche sur l’anamnèse des adultesagresseurs, il est loin d’être rare de tomber sur des contextes decarences graves, voire de maltraitances. Les tribunaux ensavent quelque chose.

Alors, comment se faire une idée et se situer dans ces ques-tions de traumatisme et de répétition ? Car, après tout, la mal-traitance à l’égard des mineurs d’âge existe plus que jamaisdans nos contrées occidentales pourtant pourvues de législa-tions spécifiques et d’équipements professionnels spécialisés[21]. Il est clair que la « médiatisation tous azimuts » de notreépoque lève le voile sur ce qui, hier, demeurait non dit etcamouflé dans les cercles de famille.

Si chaque situation humaine individuelle, familiale, détient sasingularité propre, certaines lignes de forces semblent transcenderles sujets ce qui les amène à répéter des actes appris ou subis.

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Mais quelle est la part d’inné, d’acquis… et plus loin deresponsabilité, de la liberté intérieure qui intègre ces élans, ouplutôt, ces mouvements psychiques ?

La répétition, phénomène humain à dimension historique,révèle de profonds mystères dont l’origine, toujours complexe,a été étudiée par bien des auteurs, qu’ils soient anthropologues,sociologues, psychologues… [2,12,19].

Toutefois, même avec l’éclairage de ces pertinentes lecturesproposées, l’épreuve de la clinique demeure frustrante tantl’humain semble bien moins libre qu’il ne le pense ; l’hommerépète inlassablement ce qu’il a précédemment vécu. Évidem-ment, il y a des exceptions, des « chemins de traverse », quitentent de démontrer que l’on peut « résister », faire autre-ment… Certains, s’appuyant sur leur tempérament, leur prisede conscience, veulent précisément se démarquer et orienterleur destin à 180 degrés…

L’article propose, à la lumière de la clinique, de questionnerles notions de transmission, de loyauté, qui étayent le phéno-mène de répétition, et ce dans ce champ de la maltraitance desenfants.

2. Considérations générales

2.1. Préambule

À la lumière des transformations sociétales, de la remise enquestion du concept même de « valeurs structurantes » pourl’individu et la collectivité, on est en droit de se demander sila transmission entre générations est encore opérante ! En effet,l’individualisme, l’hégémonie du « tout, tout de suite », vontde pair avec un détachement de l’héritage des anciens :« qu’ont-ils donc bien à nous apprendre, à nous donner, ceuxet celles qui sont dépassés ? ». Il est vrai que la flambée desnouvelles technologies, ces dix dernières années, a renforcé cetétat d’esprit.

Une application centrée au niveau des symptômes des mineursd’âge se trouve dans les appellations d’« enfants–rois »,d’« enfants–tyrans »… au risque d’ailleurs que ceux-ci devien-nent, un jour, « enfants–victimes »… Les perturbations entregénérations se manifestent aussi autour de la notion d’autorité ;de verticale, celle-ci se conçoit, aujourd’hui par beaucoup,comme devant être horizontale dans une perspective égalitaired’auto- et d’hétérorégulation des relations. Ce qui faisait force,dans le sens de référentiel, de symbolique, dans une dimensionde loi, dérange les velléités de plaisir immédiat, sans limites, desjeunes générations actuelles, encouragées à toujours aller plus loindans le virtuel et l’imaginaire. On peut également se demander sil’immédiateté dans la réalisation pulsionnelle ne provient pas enpartie d’une inscription dans la temporalité différente aujourd’hui.En effet, l’appartenance dans un système de croyances, commel’y invite la spiritualité, donne au temps une perspective d’infinis’appuyant sur un au-delà possible et espéré, un « autre devenir ».En perdant ou en quittant le spirituel, l’homme retrouve un tempshumain qui l’amène à se réaliser dans l’ici et maintenant. Loin denous de prôner l’immobilisme ou l’archaïsme, d’ailleurs inutiles,vu les progrès scientifiques et techniques réalisés…, nous attirons

l’attention sur le vertige et la perte des repères que ces mouve-ments évolutifs rapides entraînent. Marcelli a décrit ces transfor-mations qui conduisent l’enfant à devenir parfois le chef defamille [18]. Cela étant dit, on ne peut mettre totalement de côtéla notion de transmission lorsqu’on réfléchit sur l’enfantd’aujourd’hui, sa famille et entre autres, sur le « devenirrelationnel » de celle-ci.

Abordons les deux concepts que sont la transmission et laloyauté dans le champ des maltraitances à enfants.

2.2. Transmission

Si la transmission des processus psychiques d’une généra-tion à l’autre n’existait pas, chacun devrait recommencer sonapprentissage de la vie depuis le début, sans évolution, ni déve-loppement possible. Ainsi, on ne peut et ne pas hériter desgénérations précédentes et ne pas transmettre. Dès sa nais-sance, l’enfant reçoit des messages singuliers tels que sonnom, son prénom, son contexte socioculturel. Tout ce matérielpossède des aspects positifs et négatifs qui interfèrent à toutmoment sur la construction de l’identité du sujet. L’histoire etl’héritage familiaux façonnent le devenir de tout individu, sansque celui-ci ait la possibilité de remanier ce qui lui est transmis.C’est là où nous pouvons parler d’une connotation violente dela transmission. Personne ne choisit de faire partie ou nond’une chaîne de génération ; l’héritage est imposé à chacund’entre nous.

Les affects sont directement transmis, sans espace dereprise, de transformation par la personne qui les reçoit. Lamémoire de ceux-ci et leur représentation feront trace et sui-vront un destin particulier dans l’inconscient du sujet, partici-pant à son élaboration. Rappelons qu’habituellement, déjà bienavant la venue au monde, l’enfant est porté par des attentes tantde ses parents que des générations qui les précèdent. Les adul-tes projettent donc sur cet enfant à venir que ce soit sous for-mes d’attentes positives ou de prédictions négatives. Les pre-mières participent à la construction d’une réalité qui rendcompte des origines familiales tandis que les secondes ren-voient à la destructivité.

Chaque génération a à se positionner par rapport à cettequestion de transmission. À son propos, Ancelin Schützenber-ger [2] en distingue deux formes : la première, qu’elle nommeintergénérationnelle, appartient au champ conscient du langage.Cette transmission est donc parlée et donne les us et coutumesainsi que les valeurs défendues par la famille. Par la seconde,largement inconsciente, transitent les secrets, les non-dits, lesmythes familiaux qui sont transmis d’une génération à l’autresans être réellement élaborés. Cette transmission appelée trans-générationnelle, sous-tend volontiers les traumatismes, lesmaladies et dysfonctionnements de tous genres [9].

Nul ne peut échapper à la transmission qui est intimementliée à l’histoire de l’homme. Dans toutes les civilisations etcultures, il a exprimé son besoin et son désir de transmettre.Ainsi, les guerres les plus radicales visent à éradiquer le patri-moine de son ennemi ou à se l’approprier.

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Dès lors, nous ne pourrions connaître aujourd’hui notre his-toire si les générations ne nous avaient pas laissé des traces dece qu’elles ont connu et appris. L’homme s’appuie sur cet héri-tage afin de poursuivre ses incessants progrès, tous domainesconfondus. C’est ce qui départage l’humain de l’animal qui nepossède rien de pareil à notre phénomène de transmission. Parl’instinct, l’animal intègre les choses nécessaires et utiles à lasurvie. Le langage et la pensée soutiennent la transmission del’homme.

À la suite de Kaës [16], nous estimons que l’homme estconfronté à deux contraintes, deux nécessités, somme toute. Ila d’abord à se réaliser dans un projet singulier et unique et doit,ensuite, se situer comme maillon d’une chaîne générationnelleà laquelle il est assujetti. La métaphore de la chaîne comporteun aspect péjoratif d’emprisonnement, ce qui rappelle les écritsde Freud [10,11] quand il parle d’héritage archaïque del’humanité pour évoquer la transmission des interdits, de laculpabilité, des fautes de nos ancêtres dont nous sommes leshéritiers.

Nous voilà impliqués comme maillons, à la fois dépositai-res, bénéficiaires, héritiers d’une longue trame, dont nous som-mes partie constituée et partie constituante. De l’inconscientnous est transmis par la chaîne des générations, à laquellenous ne pouvons échapper, pas plus que nous avons le choixd’avoir un corps ou non. Nous venons au monde par le corps etpar le groupe, et le monde est corps et groupe. Quoi qu’ilarrive, nous sommes donc membres de groupe et en mêmetemps sujet singulier.

De plus, Kaës et Baranès estiment que la transmissions’organise essentiellement à partir de ce qui est négatif, de cequi manque, fait défaut [16]. Cette considération n’est pas sansrappeler des propos de Freud quand il affirmait que le narcis-sisme de l’enfant se construit sur ce qui manque à la réalisationdes rêves et désirs des parents [10,11].

Dans le même ordre d’idées, si effectivement la transmis-sion s’organise à partir de ce qui n’est pas advenu dans lesgénérations précédentes, on peut estimer que la maltraitancetient « au corps et au groupe ». On maltraite comme on l’asubi, comme on l’a appris… par l’acte et le passage à l’acte.L’héritage destructeur possède un haut degré de« transmissibilité » d’autant qu’il se véhicule surtout par letransgénérationnel. La transmission devient aliénante quand lesujet ne peut éviter l’emprise. Comme il est impossible de nepas transmettre et de ne pas recevoir en héritage, nous avonstoujours de l’autre en nous, ce qui conduit à considérer la trans-mission, comme participant au processus identificatoire.

Cela étant dit, le sujet, dans sa destinée propre, possède uncertain espace de liberté par rapport à l’héritage des générationsprécédentes. Quand il le choisit, il effectue un travail d’appro-priation, de perte, de réappropriation, puis, plus tard, de trans-mission d’un matériau personnel et familial à la fois. Il s’agitd’un vaste contenu d’informations relatives aux générations,ainsi que de leur modalité d’utilisation. Le champ de libertéindividuelle se situe probablement dans l’exercice de configu-ration de l’héritage transmis que tout sujet réalise et adapte à sapropre évolution.

Si, idéalement, l’héritage reçu participe à la constructionstructurante de l’individu lui permettant de se trouver uneplace utile dans une chaîne, il peut, à l’opposé, déstructurer,voire détruire.

La transmission ne passe donc pas toujours par la parole nipar le dialogue entre les générations ; toutefois des signes peu-vent être observés et appréhendés dans la façon d’être dechaque individu. D’après Ancelin Schützenberger [2], dansune famille, les enfants savent tout, surtout ce qu’on ne leur ditpas ! Ici, le terme « savoir » se rapproche davantage d’une per-ception que d’une connaissance précise. Quoique… !

Le passage intergénérationnel des inconscients personnels etfamiliaux amène également certains sujets à agir sans réelle-ment connaître les tenants et aboutissants de leurs actes.S’appuyant sur les travaux d’Abraham et Torok [3], on peutestimer qu’il s’agit là, de l’effet d’un secret qui, sautant parfoisl’une ou l’autre génération, se révèle comme un « fantôme sortide sa crypte » [1,26].

La transmission et l’histoire familiale constituent ainsi deséléments majeurs dans la formation de l’identité ; par l’histoire,il faut comprendre « roman familial » dans le sens d’un savantmélange de souvenirs, d’additions, d’oublis, de fantasmes, deréalités… Rien que du subjectif… intensément subjectivé !

L’enchevêtrement des histoires personnelles de deux parte-naires fondant une famille, crée un « mythe familial » singulierduquel peut émerger une maltraitance à comprendre alorscomme une conduite inconsciente sous-tendue par un fantasmeréalisé en action. En thérapie familiale, la reconstitution de cemythe et la confrontation des générations (parents–enfants,voire grands-parents) mettent en évidence l’impact des rapportsnon résolus avec le(s) passé(s) sur les relations actuelles.

Même si nous défendons l’idée que chacun se forge sonprojet propre, du moins en partie, et donc que la transmissionest loin d’être une simple répétition d’attitudes, nous sommestous ancrés dans un processus historique. Tributaires de notrecontexte familial, nos choix sentimentaux, nos orientations pro-fessionnelles seront fonction des transmissions inter- et trans-générationnels.

Les secrets, les non-dits, transmis d’une génération à l’autredeviennent sources de souffrance [9] ; celle-ci ne s’expliquepas, elle s’inscrit, s’encrypte et s’enracine dans l’inconscient.À un moment, les projections parentales étant à l’œuvre, unenfant peut devenir rapidement bouc émissaire du systèmefamilial et la violence à son égard apparaît [27].

Un autre auteur, Neuberger [20], a également travaillé leconcept de transmission, en insistant certes sur le cadre familialmais surtout sur l’acte de transmettre davantage que sur lecontenu même à livrer. Neuberger introduit les notions de des-tins individuel et familial qu’il considère comme mythe fonda-teur qui préside à la destinée des personnes et des groupes. Eneffet, le destin étant une création a posteriori, c’est uniquementdans l’après-coup que l’on décide qu’il existe et qu’ils’exprime à travers tel ou tel événement.

Dans le champ de la maltraitance, existe-t-il la possibilité dese « défaire » d’une pareille destinée, en ne répétant pas lescomportements violents ?

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2.3. Loyauté

Par sa thérapie contextuelle, Boszormenyi-Nagy a déve-loppé le concept de loyauté dont il extrait la nature« triadique », par le fait que l’engagement relationnel privilégieune relation au détriment d’une autre [5,6,15]. Il focalise doncla définition de la loyauté au-delà des notions de respect derègles de l’honneur ou de conformité aux prescriptions de laloi habituellement attribuées à ce terme. Tout comme la trans-mission, la loyauté présente une « face positive » et une « facenégative ». Certainement positive, la loyauté invite l’individuau respect de soi et de l’autre dans un engagement pris,l’implique dans un processus de probité et de fiabilité, valeurspropices à l’établissement de relations objectales constructives.

Dans l’acception qu’en donne Boszormenyi-Nagy, laloyauté régule les relations sur le mode d’une balance d’équitéentre le fait de donner et celui de recevoir. À l’œuvre dans lecercle familial réunissant parents et enfants, le phénomène deloyauté concerne également l’axe vertical des générations.Transmission et loyauté se rejoignent, se renforcent et position-nent en conséquence tout individu dans une chaîne génération-nelle dont il ne peut se démarquer. On ne choisit pas son his-toire, pas plus qu’on ne peut opter pour telle ou telle couleur depeau ou des yeux. L’implacable réalité génétique rappelle quenous provenons d’un lien déterminé à accepter une fois pourtoutes. Libre à nous de se l’approprier ou d’en prendre distancemais on ne peut pas le nier au risque, sinon, de développer desmanifestations pathologiques. Un écueil consiste à ne pasreconnaître ces balances de loyauté et à répéter, sans prise deconscience, les « erreurs du passé » ; dans ce cas, la personne,figée dans un rôle, reproduit des attitudes déjà vécues par lesgénérations précédentes, devant répondre aux obligations fami-liales. Leurs attentes peuvent induire des devoirs sur les géné-rations suivantes et conduire, par processus de délégation [23],les enfants à s’empêcher de se réaliser pour eux-mêmes. Ceux-ci peuvent connaître également des conflits de loyauté quandils sont partagés entre des « tâches » incompatibles, opposées,« demandées » par des personnes affectivement importantes.En effet, la loyauté trouve sa source dans les liens originels,dès la naissance de l’individu ; par le don de vie, une relationirréversible mais asymétrique s’établit entre les parents etl’enfant. La notion de néoténie, qui rend compte de la préma-turité physiologique et psychologique de l’humain à sa nais-sance, explique la totale dépendance qu’il éprouve à l’égardd’abord de sa mère. Une dette existentielle envers elle, lietout enfant, bien au-delà de l’élaboration consciente qu’il peuten réaliser. Ainsi, quand bien même des relations familialesseraient totalement rompues, la loyauté agit sans se traduirenécessairement par le versant de la fidélité, d’ailleurs. Si lesliens « verticaux », d’une génération à l’autre sont par défini-tion asymétriques, les liens que l’individu tisse avec ses pairsne sont pas d’office plus égaux, égalitaires. Quoique d’habitu-des réversibles, les relations au sein d’une même générationsont évaluées en reposant sur les balances de justice, de réci-procité dans les mérites, sur l’équilibre des dons. Ainsi, nousnous construisons à travers des dons, reçus et offerts. Donateuret donataire trouvent normalement un gain dans l’échange ;

lorsqu’il donne, l’humain obtient, dans le même temps, unbénéfice personnel. Ce processus participe à une « légitimitéconstructive » tant qu’il respecte l’altérité, certaines limites depart et d’autre. En effet, le don n’est guère constructif s’il netient pas compte des besoins de l’autre, s’il les excède parexemple. Il y a lieu aussi que la balance du donner–recevoirsoit symétrique, que chaque personne ait autant à donner etautant à recevoir que l’autre. Le processus doit se concevoirdans la durée, étant donné que la balance oscille constammentd’un temps de déséquilibre à l’autre. La loyauté agit par et surle don dans tout système relationnel au fonctionnement sain,étant donné la confiance dans l’expérience de l’échange,lorsqu’on a reçu et donné.

La loyauté familiale se structure à partir de l’histoire dugroupe, de son mythe, de son équilibre interne et trouve unerésonance chez chacun de ses membres. Ceux-ci héritent alors,selon une transmission propre, d’une manière de régler les det-tes et mérites familiaux.

Les loyautés verticales et horizontales vont se croiser duranttoute la vie d’une personne et se cristalliser à des momentsexistentiels forts, comme le mariage, la parentalité. Les conflitsde loyauté apparaîtront lorsqu’il y aura opposition entre lesdeux types de loyauté. Pris dans un tel « nœud », l’individupeut se dégager de la tension par le versant psychosomatique(maladie…) ou le passage à l’acte violent.

Le conflit peut aussi se radicaliser et conduire au clivage ;c’est l’exemple classique de l’enfant coincé entre ses parentsqui se le disputent.

Si les questions de loyauté sont parfois évidentes quoiquecomplexes à délier, certaines se montrent sourdes, tacites, invi-sibles… ou simplement inconscientes pour le sujet concerné.Cette loyauté consiste à intérioriser une dette envers le passéqui trouvera son « remboursement » par la destruction de soiet/ou de l’autre.

Un autre cas de figure réside dans une forme de loyautéexcessive, de « surloyauté », lorsque, par exemple, un enfantdevenu jeune adulte souhaite prendre son autonomie, sous lecouvert « officiel » de son entourage, et qu’il est en fait perçucomme déloyal, délaissant ses parents. Contradictions, messa-ges paradoxaux, culpabilisation, représentent le « terreau » deces situations où l’indépendance d’un sujet menace la cohé-rence du groupe.

Quand, malgré tout, un membre d’une famille décide derompre avec elle, le risque est grand qu’il s’acquitte de sadette envers les générations précédentes en se tournant versses propres enfants entre autres, en les maltraitant. Afind’« expier cette faute », il les confie alors aux grands-parents,lui-même ou les systèmes sociaux qui voient dans ces derniersun lieu d’accueil providentiel. L’adulte, de cette façon, se sou-lagera de sa dette envers ses parents. Ainsi, on peut estimer quela loyauté accroche le sujet à son histoire, l’y enracine… Plusnous avançons, plus nous risquons d’être de moins en moinslibres ! Et en accumulant, au fil des générations, les dettes etles mérites, se constitue un grand recueil, un grand-livre descomptes.

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À chaque génération, l’on tente de garder ou de rétablirl’équilibre à partir de l’héritage reçu. Mais si une génération,malgré ses tentatives, ne parvient pas à ses fins, elle peut« passer la main », ou plutôt reporter la dette aux suivants,c’est-à-dire les enfants ; Boszormenyi-Nagy nomme ce phéno-mène, l’« ardoise pivotante ». Les enfants sont alors chargés derembourser les dettes en lieu et place de leurs parents. Danscertains cas, ils se sacrifieront pleinement en vue de réalisercette tâche.

Dans le prolongement de la loyauté, se trouve la légitimité,qui sous-tend une relation de confiance respectant les intérêtsréciproques. La rupture totale d’un lien enlève la possibilitéd’en reconnaître l’aspect constructif et conduit à la mise enplace d’une « légitimité destructrice ».

3. Vignettes cliniques

Pour illustrer notre propos, évoquons deux situations clini-ques mettant en cause des mères ; la première agit sur la vio-lence physique tandis que la seconde agresse sexuellement.

Notre choix, qui met au féminin l’auteur de maltraitance,montre la volonté de nous démarquer des vignettes habituellessans viser un lien entre répétition et « mère maltraitante ». Lescycles qui se retrouvent de génération en génération impliquentaussi bien les hommes que les femmes.

3.1. Famille de Yassin et d’Ilias

Madame est envoyée dans notre équipe médicopsychoso-ciale spécialisée2 par un service d’aide sociale.

Elle arrive dans un contexte d’urgence, accompagnée de sesdeux fils âgés de neuf et sept ans. Allant à leur rencontre, nouspercevons déjà les cris d’énervement maternel qui sortent de lasalle d’attente. À peine dans le bureau de consultation, madamerecommence à s’en prendre à ses enfants pour des raisons denon-respect de règles mille fois répétées. Puis, s’adressant ànous, elle se lance dans un monologue logorrhéique, alternantconstat d’épuisement, plaintes diverses, demande d’ordre maté-rielle… La mère envahit l’espace, visiblement habituée à seproduire devant les professionnels (nous travaillons en cothé-rapie).

D’origine maghrébine, madame est séparée depuis cinq ansdu père des enfants et les assume seule.

Mettant en avant sa solitude et ses soucis, elle passe soussilence ses « explosions » où elle rudoie violemment ses gar-çons, essentiellement l’aîné. Yassin, neuf ans, connaît despériodes d’incontinence fécale qui, d’après la mère, ne semblepas le gêner ; c’est à l’odeur qu’il est découvert. Gardant fer-mement le silence mais utilisant les mimiques du visage, Yas-sin minimise la fréquence et l’importance des « accidents ».Sur ce symptôme se greffe une rivalité fraternelle dont lasource se trouve dans la préférence à peine camouflée de lamère pour le cadet. Madame accepte la perspective d’un

2 Faisant partie d’une équipe multidisciplinaire, nous travaillons habituelle-ment en co-intervention et en cothérapie.

accompagnement thérapeutique que nous abordons par « unpremier temps pour comprendre » ; des entretiens aux formatsdivers (de famille, de fratrie, individuels) se succèdent donc.

Madame estime que les éléments de son histoire n’ont pas àêtre transmis à ses fils, dans un souci, dit-elle, de les épargner.Née au pays, elle a connu la violence de son père sur sa mèrepuis leur séparation.

Précédée de deux frères, elle a très longtemps accepté laplace de réceptacle de leurs railleries et violence physique,non protégée par une mère qu’elle décrit comme éteinte(dépression ?).

Peu épanouie dans sa cellule familiale, elle a espéré la libé-ration quand elle s’est retrouvée à 17 ans, la femme d’unhomme de 15 ans, son aîné. La suite, que l’on devine devantle tableau actuel, n’a guère été encourageante.

Aujourd’hui, madame s’interroge sur ses possibilités de pro-jet personnel. Seule, sans moyen financier, mère de deux gar-çons qui l’épuisent, elle pose un regard critique sur son par-cours de vie. Elle s’est éloignée de sa famille, fréquente peusa mère, a coupé tout contact avec son père et ses frères. Sevivant victime de ses proches, elle répond négativement auxsollicitations de ses fils de revoir les membres de sa famille.Elle estime qu’elle ne leur doit rien, blessée qu’elle demeurede son « enfance ratée ». Elle rajoutera qu’elle tente d’oublierce passé violent.

Plus tard dans la thérapie, elle questionnera le rapport entreses parents, la dépression maternelle causée probablement parles traumatismes subis… Celle-ci expliquerait alors l’incapacitéde sa mère à la protéger de la violence de ses frères… La« relecture » des attitudes des membres de sa famille boule-verse certes madame mais l’autorise à se resituer différemmentdans son histoire.

Du côté des enfants, après le temps de l’évocation réci-proque des miroirs de projections de leur rivalité et de leur« haine » fraternelle, est abordée la question de la différencede statut et des privilèges accordés par la mère. Davantageinformés des dynamiques des générations précédentes que cequ’en perçoit leur mère, Yassin et Ilias se vivent dans l’analo-gie de leurs oncles, qu’ils n’ont pourtant guère rencontrés. Ilsse sont appropriés leurs rapports de force, leurs passages àl’acte violents, comme modalités d’expression et de manièred’être ; en fait, ils ne connaissent rien d’autre.

La thérapie propose donc comme finalité de retravailler lesinteractions au sein de la famille à la lumière des élémentsémergeant du passé. Il apparaît ici pertinent d’inviter la mèred’évoquer progressivement, entre autres, ses propres relationsfraternelles et de montrer comment le désir de changement peutêtre bloqué par les « fantômes du passé », d’autant quand ceux-ci restent « encryptés ».

3.2. Famille de Kevin et Jessica

Âgés de dix et huit ans, ces deux enfants sont emmenés parleur père à notre consultation, suite aux révélations de Kevind’un inceste maternel. Très vite nous apprenons que Jessica estégalement impliquée dans une relation d’emprise agie par lamère, établie depuis de nombreuses d’années. C’est lors

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d’une veillée au cours d’une activité de mouvement de jeu-nesse que Kevin se confie à l’un des responsables qui contacteaussitôt le père.

L’abus sexuel est confirmé dans la gravité de sa réalité, tantsur le plan pénal que dans le champ psychoaffectif. Précisonsque les deux enfants présentent une déficience mentale légère.Leur psychotraumatisme se traduit par un cortège de symptô-mes divers, renforcé par l’effet de crise que produit la révéla-tion. Ainsi, le père prend la décision d’une séparation immé-diate tandis que la mère accepte une hospitalisation enpsychiatrie (elle affirme vouloir mettre fin à ses jours…).Madame reconnaît les faits… du moins ne les nie pas ; handi-capée mentale légère, elle parlera peu de son passé, si ce n’estdes carences affectives qu’elle a connues… et des abus qu’ellea subis de son frère aîné et d’un oncle.

Lors des séances, autant la mère demeure distante vis-à-visde son fils, autant elle s’accroche physiquement à sa fille quine demande que le rapprochement fusionnel. Kevin et Jessicasont clairement positionnés différemment, différence probable-ment accentuée par le fait que la révélation et la crise corollairesont portées par le garçon.

Guère de paroles, peu de mots étayent les regards et lesattitudes entre les protagonistes.

Madame montrera, dans la suite de l’accompagnement, unepersonnalité profondément carencée marquée par un fonction-nement pervers ; la culpabilité n’est pas perceptible et lesmanœuvres de manipulation n’ont d’égales que les attitudesdéviantes agies envers ses enfants.

Trois semaines après le déclenchement de la crise, madamemet fin aux rencontres avec les enfants, de façon fuyante, peuclaire, ayant, semble-t-il, trouvé « un nouvel amour », dans lapersonne d’un patient de la même unité d’hospitalisation psy-chiatrique. La situation ayant été amenée aux autorités judiciai-res, le juge « protectionnel » prend des mesures radicales, esti-mant la mère dangereuse pour ses enfants ; ainsi les contacts nepourraient se réaliser que de manière « encadrée par desprofessionnels ». Mais madame ne se rendra à aucun rendez-vous, prétextant, du moins au début, quelque empêchement…

Le traitement se centre alors sur les enfants d’une part et lesrelations entre eux et leur père d’autre part.

Si Kevin, traversé par l’angoisse, conçoit le bien-fondé d’unéloignement de sa mère, Jessica ne se permet pas d’accéder àune mise en mots : elle conserve l’agitation et le sourire figéqui rappelle celui de sa mère. Esquissant nos tentatives de com-préhension, Jessica se limite à affirmer sa volonté de revoir samère. Plus tard, dans le processus d’accompagnement, Kevin,lors d’un entretien individuel, confie son malaise à l’égard desa sœur : « elle me demande de lui refaire ce que maman fai-sait… je ne veux pas… alors elle me dit qu’elle fera des ennuisà papa… ».

Jessica gardera le mutisme et le visage fermé, comportementadopté par sa mère quelque temps auparavant. Ses seules paro-les concernent sa ferme décision de vivre dans le contextematernel…

Le passage par la transgression sexuelle d’une génération àl’autre ne semble pas s’estomper quand, pourtant, cadres pro-tectionnel et thérapeutique sont mis en place. De puissants

mécanismes « forçent » les fonctionnements psychiques à « yretourner ». La mère manque à sa fille au point où celle-ci la« replace », la « présentifie » dans les relations où elle s’estretirée. Par l’absence, nette, totale, la mère a créé un vide quel’enfant tente de contenir vaille que vaille. Une légitimité des-tructrice agissant à plusieurs niveaux contrecarrait les tentativesd’élaboration et de mise à distance.

4. Discussion : les mécanismes de répétition psychoaffectifs

Quels sont les éléments qui interviennent dans larépétition ? Comment celle-ci se met-elle en place ? Nos hypo-thèses, qui rejoignent les réflexions d’autres auteurs, pour per-tinentes qu’elles soient, ne prétendent pas couvrir l’ensembledes complexités rencontrées. Travaillant sur des identités etdes systèmes à chaque fois uniques, nous nous gardons de don-ner des schémas de compréhension exhaustifs. Toutefois, notreexpérience confrontée aux apports d’autres cliniciens nous per-met de dégager quelques pistes–repères [13,19,24].

Les facteurs incitant à la répétition des actes maltraitants àl’égard des mineurs d’âge sont pluriels et diversifiés selon,entre autres, le type de maltraitance. Nous exposons, quelquepeu schématiquement, différents éléments psychoaffectifs etrelationnels, en nous appuyant centralement sur les conceptsde transmission et de loyauté. Une interrogation demeure tou-tefois délicate à cerner : pourquoi, dans certains cas, la maltrai-tance se répète, au-delà des enjeux de transmission et deloyauté, et dans d’autres, elle s’interrompt et laisse place aurespect ? Et en corollaire, pourquoi « une première fois » ?

S’il y a nécessairement transmission, la loyauté entre géné-rations est loin d’être toujours repérable. La transmission devaleurs positives, et d’autres négatives, s’intrique au phéno-mène de loyauté, lui-même chargé positivement et/ou négative-ment qui, réciproquement, colore, connote et imprime la trans-mission.

Plus fondamentalement, l’enfant peut-il choisir de ne pasêtre loyal, du moins en partie, à ses parents ? Et de ce fait nepas répéter l’histoire ?

Épinglons donc ces facteurs de vulnérabilité qui, s’ils sontcumulés, vont précipiter la répétition de maltraitance.Focalisons-nous sur le parent principalement concerné parl’agir, en considérant, à partir de lui, les autres protagonisteset les éléments contextuels.

4.1. Question de l’altérité et place de l’enfant

Le premier plan touche à l’enfant réel avec sa part d’imper-fection, d’insatisfaction, de provocation envers l’adulte. En lui-même, l’enfant est source de déception, de colère, d’énerve-ment. Par leur histoire, leur statut, certains enfants« coparticipent » au processus maltraitant. Le rapport de forceinégal facilite le passage à l’acte. Et puis, l’adulte peut entre-voir dans l’enfant une valeur négative, symbolique, signifianted’autres enjeux. Les dimensions imaginaires sont activéesquand l’enfant perd sa qualité de sujet propre pour devenir leprolongement fantasmatique d’un autre. C’est ainsi le cas

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lorsque l’adulte voit en lui le sujet chéri ou le bras armé del’ex-conjoint ou le rappel d’une autorité parentale.

Le parent peut aussi nourrir une légitimité destructrice parl’accumulation, dans son histoire, de blessures narcissiques et/ou physiques ; il s’arroge alors un droit à la vengeance, expres-sion d’une revanche sur le passé.

Dans l’inceste, la dimension du don est pervertie. En effet,le parent donne à l’enfant des expériences inadaptées à son âge,à son statut. L’enfant, s’il n’est pas traumatisé sur le moment,sera marqué dans l’après-coup. L’effraction intériorisée causechez l’enfant, à tout le moins, un trouble. L’aspect psychotrau-matique d’un événement peut s’enkyster, s’encrypter, au pointoù le sujet l’occulte et n’en parle pas ; l’effet de sidération vade pair avec la non-incorporation psychique et ne donne pasaccès à la représentation et au langage. C’est le cas, par exem-ple, de l’enfant témoin de l’agression violente d’un parent.Quoi qu’il en soit, d’une façon générale et à la suite de Perrone[22], on peut penser que dans l’inceste, l’interdit s’est déplacésur le langage. Dès lors, on entrevoit une piste thérapeutiqueintéressante par la reconnaissance et la parole sur les événe-ments abusifs.

L’enfant, pris à parti, ne concerne pas seulement celui de larelation objectale ; des auteurs comme Brissiaud [7] etTilmans-Ostyn [25] ont insisté sur l’enfant emmuré, enfouidans le parent maltraitant. Cet enfant-là est peu accessible etla souffrance qu’il a captée, souvent de façon sourde, sedéverse sur l’enfant réel, présent, en face de l’adulte. Lors dela décharge violente, celui-ci n’a pas conscience qu’il maltraiteun autre enfant, pensant, peut-être, renvoyer sa rage au parentqui l’a fait souffrir ; il y a confusion de générations. Cetteconfusion se retrouve également quand l’adulte éprouve lebesoin d’un enfant idéal, réparateur des blessures de l’enfance,sorte de prothèse narcissique. Dans l’établissement de la rela-tion, celle-ci est pervertie, faussée. Au travers de la distorsion,les patterns transactionnels dysfonctionnels vont se rejouerd’une génération à l’autre, éventuellement sous des formesdiverses.

4.2. Identification

Décrit par différents auteurs dont Laupies [17], le méca-nisme d’identification à l’agresseur est une introjection qui per-met au sujet d’échapper de manière quasi hallucinatoire à uneréalité violente qui fige ses fantasmes.

Dans les contextes maltraitants, ce processus intègre laculpabilité de l’adulte que l’enfant reprend à son propre compteet qui entraîne tant la confusion que le clivage. Dès lors,l’enfant se perçoit soit comme tout innocent tout bon, soitcomme tout coupable, tout mauvais.

Par identification à l’agresseur, le sujet se positionne del’autre côté du lien, en étant cette fois actif, déjouant la placequ’il occupait face au premier agresseur.

L’enfant ayant connu la violence, s’identifie pour une part àl’agent maltraitant, s’agresse lui-même et puis autrui. Ultérieu-rement, l’enfant de ce parent sera le destinataire de la hainequ’il s’est appropriée ; l’« ex-victime » est alors le sujet blesséqui décharge la haine et l’agresseur introjecté. Cette identifica-

tion à l’agresseur s’appuie sur la loyauté de l’adulte envers sonparent maltraitant. En s’identifiant à lui, il démontre qu’il n’estguère meilleur parent, qu’il ne vaut pas mieux que lui.

4.3. Parentification

En se basant sur la balance des dettes et mérites, on consi-dère simplement que la parentification est une inversion de rap-port de valeurs de celle-ci. À un moment, l’enfant devient leparent de son parent, cela parfois à un très jeune âge. Concrè-tement, il arrive qu’un adulte devenant parent, ayant subi lamaltraitance, « demande » à son enfant de « payer » pour lesdettes du passé. « L’ardoise pivote » et les plus jeunes doiventassurer une place d’adulte… qu’ils ne peuvent évidemment pasoccuper. Dans ces cas, les enfants deviendront boucs émissai-res, objets de maltraitance, et porteront la responsabilité desproblèmes familiaux et parentaux. Animés par la culpabilité,ils s’épuisent à tenter vainement de « sauver » la famille… etaccepteront en conséquence les châtiments dus à leur échec.Distorsions cognitives et surtout affectives se répéteront degénération en génération.

4.4. Carence des soins au niveau maternel

Certains parents maltraitants conservent au fond d’eux, unenostalgie d’attente et d’amour qu’ils n’ont pas connu ; ils sont« affamés d’affection ». Angoissés, peu sûrs d’eux, ces adultes,par la parentalité, développent une attente démesurée de répara-tion affective de la part de l’enfant. Celui-ci doit correspondre àce rôle au risque de la « chosification ». Plus loin, l’adultes’approprie le projet existentiel de l’enfant lui-même et se réa-lise à travers lui. Le mécanisme de différenciation fait défaut, lamenace fusionnelle entraîne alors l’utilisation du corps del’enfant comme objet sexuel par l’adulte carencé. Si l’enfantne correspond pas au désir du parent, ce dernier se sent trompé,trahi et la frustration s’exprime par la négligence, la violence,le rejet.

4.5. Défaillance de la fonction paternelle

Ici, les parents n’ont pas bénéficié durant l’enfance d’unesocialisation familiale imprégnée d’une fermeté bienveillante ;l’insécurité ainsi générée a conduit à une connaissance caduquedes limites de soi et de l’autre. Les relations générales en sontmarquées d’une part par défaut de notion de réciprocité etd’autre part par manque d’adéquation d’une fonction d’auto-rité.

Dans les liens aux enfants, ces parents font preuve delaxisme ou, à l’extrême, de totalitarisme. On observe alorsdes comportements de violence physique ou des contextes denégligence à l’égard des plus jeunes. Ces derniers accumulantles inadéquations de leurs parents, seront envahis par la ragevengeresse qu’ils retourneront vers la génération future ; unenouvelle fois, le cycle s’installe…

Barudy et d’autres auteurs [4,13,14], ont montré dans lasuite des défaillances de la fonction paternelle, deux autres

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troubles qui se situent pour l’un au niveau de la hiérarchiefamiliale et pour le second au niveau des frontières familiales.

Dans les systèmes maltraitants, les limites hiérarchiques nesont pas claires et correctement définies, ou elles ne sont pasrespectées. Le contexte est flou, les rôles et tâches des uns etdes autres ne sont guère explicités, notamment ceux desparents censés contenir, guider les enfants. La parentification,voire la délégation, émergent alors quand ce n’est pas l’oppo-sition directe et l’escalade conflictuelle.

Par ailleurs, des coalitions apparaissent dans les confusionsgénérationnelles, traduites par exemple par une proximitégrand-parent–enfant disqualifiant la génitalité parentale. Gran-dir dans un tel contexte perturbe l’apprentissage relationnel del’enfant.

Un autre trouble touche aux frontières que la famille établitavec l’extérieur et en elle-même. Rappelons qu’il existe troisgrands types de frontières intrafamiliales, celles qui différen-cient les individus entre eux, les frontières qui distinguent lessous-systèmes et enfin les limites qui séparent les générationsentre elles. Chacune d’entre elles peut faire défaut, empêchant,par exemple, l’autonomisation du sujet ou, ailleurs, la cohé-rence d’un couple.

Les perturbations des frontières se concrétisent de différen-tes manières et donnent lieu à certains types de structures fami-liales problématiques. Schématiquement, on trouve la famillechaotique marquée par l’inexistence des frontières, la familleenchevêtrée lorsque les limites avec le monde extérieur sonttrop perméables et la famille désengagée suite à la rigiditédes frontières.

4.6. Liberté intérieure du sujet

Dans l’ensemble des différents facteurs de vulnérabilité quiparticipent au risque de répétition de la maltraitance, on ne peutomettre la part de décision du sujet. Dans l’absolu, l’humainpossède un champ décisionnel pour les actes qu’il porte àsoi-même et à l’autre. Il y va non d’un jugement de valeur,mais d’une reconnaissance du statut de responsabilité. Dansla majorité des cas, l’auteur de maltraitance est responsablede l’agression qu’il commet et répète. Des circonstances vien-nent habituellement connoter le passage à l’acte, non dans uneperspective d’atténuation de responsabilité mais dans le respectde la singularité de chaque identité et contexte relationnel.

Dans une finalité de compréhension des tenants et aboutis-sants d’une maltraitance répétée, évitant une condamnationsystématique, voire une stigmatisation, nous tentons de remet-tre ces auteurs dans leur humanité, c’est-à-dire aussi dans leurchoix d’avoir opté pour la répétition. Le travail sur les trans-missions et loyautés, quand il est possible, autorise la personneà s’interroger et à (re)découvrir son espace de liberté et decapacité à déjouer la violence. Il est impossible d’excuser lamaltraitance mais on peut postuler sur les compétences desindividus et des familles à modifier leur fonctionnement ; dumoins, dans certains cas [3]. La liberté intérieure trouve sesorigines dans le tempérament de base de l’individu, noyau cen-tral du sujet, dépositaire du patrimoine et des multiples intro-jections réalisées. Là aussi, d’innombrables facteurs intervien-

nent dans sa constitution et sa constante évolution ; on ne naîtdécidément pas tous égaux ! Finalement, sommes-nous si libresque cela ?

5. Conclusion

Plus les membres d’un système familial accumulent de fac-teurs de vulnérabilité, plus le risque de répétition de maltrai-tance est élevé. À la suite de Kaës et d’autres auteurs [16],nous pensons que nous sommes tous reliés à une chaîne géné-rationnelle à laquelle on ne peut totalement se soustraire ; d’oùdécoule la question : avons-nous la liberté de transmettre ceque nous souhaitons ? Transmission et loyautés participent àl’édifice de notre identité ; les rejeter ou les fuir demande uneénergie qui ne servira qu’à l’illusion. On ne laisse pas derrièresoi ses loyautés familiales ; le vécu de l’enfant adopté l’illustreà propos ! Ainsi, on est toujours rattrapé par l’histoire dont onprovient.

Par ailleurs, nous savons que lorsque nous posons un acterelationnel quel qu’il soit, à visée constructive ou à portée des-tructrice, il recèle toujours une double finalité : vers la per-sonne elle-même et vers le champ symbolique, imaginaire quien est corollaire.

Dans le vaste domaine des maltraitances, et plus spécifique-ment pour la question de répétition, un indicateur intéressant sedégage, dans le chef de l’auteur des faits : le choix du parte-naire amoureux, dans une perspective de parentalité. Aussi sur-prenant que cela puisse paraître, cette prise de décision éclairela position de l’adulte, futur parent, concernant les loyautésliées à la transmission.

L’être humain éprouve le besoin vital de maintenir l’identitéqu’il a construite à partir de son enfance et cherche en consé-quence, d’habitude, dans le partenaire, des schémas émotion-nels familiers. L’homéostasie apporte une impression de sécu-rité affective et de structure. Il nous arrive également dereproduire des situations problématiques anciennes dansl’espoir de trouver une solution heureuse.

Lorsque deux individus souhaitent fonder une famille, ilspassent un contrat moral d’adoption réciproque, fondé surl’aide, le soutien mutuel. Le couple risque de reproduire lesschémas d’interactions qu’ils ont eux-mêmes connus durantl’enfance ; si les deux partenaires « combinent » leurs carencesaffectives, la menace de passer à l’acte violent est grande tantentre eux qu’envers les enfants.

La loyauté transgénérationelle intervient au moment duchoix amoureux, ou du moins est présente inconsciemment.Ainsi, si une femme, maltraitée dans son enfance choisit unpartenaire doux, respectueux, elle disqualifie l’attitude de sapropre mère étant donné qu’elle parvient à rompre le cycle dela violence ; elle devient déloyale à sa mère qui lui a donné lavie. La dette morale augmente… et avec le temps, alors qu’elleavait « tout pour être heureuse », madame risque de se sépareret de détruire ce qu’elle s’était autorisée à construire au fil desans…

Quoi qu’il en soit, même si la maltraitance renferme desfacteurs alimentant un cercle vicieux, sa répétition est un phé-nomène que l’on peut éviter. À l’individu de faire le choix de

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la différence, en vivant autrement la loyauté…, déjà en nel’ignorant pas !

Si l’adulte s’en prend à l’enfant pour deux grandes catégo-ries de raison, la seconde n’est pas toujours considérée à sajuste valeur par les professionnels trop soucieux d’agir, certesdans un souci de protection, à leur tour. Il n’est pas rare queceux-ci « s’arrêtent » aux éléments de la réalité synchroniquede la dynamique maltraitante ; on interrompt l’agression, onprotège d’un côté, on punit de l’autre. En l’absence d’unedémarche (psycho-) thérapeutique, on prend le risque de main-tenir, voire de renforcer, les processus de loyautés ainsi que lescycles de répétition.

Une intervention opérante exige une préoccupation cons-tante des deux niveaux que sont d’une part les faits dans leurréalité et leur inscription dans un contexte socioaffectif propreet d’autre part leurs liens signifiants avec l’histoire singulièred’une famille [8].

Terminons par une perspective thérapeutique ; ainsi, ne pasreconnaître, dénoncer, parler la maltraitance augmente le risquede chronicisation. Moins on parlera, plus le risque de répétitionaugmentera. L’humain est de la sorte composé qu’il est tra-versé de forces homéostatiques renforcées par la dépendanced’un certain plaisir lié à la transgression. D’un jeu à deuxacteurs (agresseur, victime) voire parfois à trois (agresseur, vic-time, sauveur), l’intervention thérapeutique repose sur unmodèle à quatre protagonistes (agresseur, victime, sauveur,tiers) où le tiers propose une lecture non seulement synchro-nique mais également diachronique des événements.

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