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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 401 L’œuvre de Viviana A. Zelizer a montré ce que les individus font à l’argent. Reste peut-être désormais à reprendre à nouveau frais et à la lumière de ses travaux, la question de ce que l’argent, et les calculs qui l’accompagnent, font aux individus. Jeanne Lazarus Sciences-Po, CSO-CNRS, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.06.014 ONG et cie. Mobiliser les gens, mobiliser l’argent, S. Lefèvre. Puf, Paris (2011). 226 pp. Comment comprendre le recours croissant des ONG aux techniques du marketing direct ? C’est à cette question que s’attache l’ouvrage de Sylvain Lefèvre, issu d’une thèse de science politique. Dépassant l’idée rec ¸ue d’une managérialisation inéluctable des ONG, l’auteur montre les nombreuses résistances auxquelles s’est trouvée confrontée l’introduction de la collecte de fonds dans le secteur non lucratif. L’ouvrage comporte deux parties : l’histoire de l’introduction du marketing dans les ONG depuis les années 1960, d’une part, et la mise en place du street-fundraising (collecte de fonds dans la rue) à partir des années 1990, d’autre part. Apparu aux États-Unis, le marketing direct consiste à contacter et à fidéliser des clients potentiels, le plus souvent par courrier. Cette méthode se diffuse en France dans les années 1960, dans la vente par correspondance, les partis politiques et les associations. À leur tour, des organisations comme Greenpeace, Médecins sans frontières ou la Fondation de France adoptent le fundraising (collecte de fonds) pour gagner en indépendance vis- à-vis des fonds publics. Les premiers fundraisers sont souvent des « outsiders sociaux » (p. 40) : issus de familles relativement modestes, ils ont fait leurs études sans posséder les réseaux et capitaux pour réussir dans le secteur lucratif. Leur succès rapide les conduit à fonder des agences indépendantes. Le stigmate lié à la manipulation de l’argent (le « sale boulot », p. 2), et les craintes de dérives accompagnent l’organisation de la profession dès les premiers temps. Les années 1990 sont ainsi à la fois celles de la généralisation du fundraising et de sa contes- tation grandissante. La collecte de fonds privés est mise en cause par l’accroissement des fonds publics alloués aux associations, les scandales liés à l’Association pour la recherche sur le cancer et Action internationale contre la faim, et la baisse des résultats. De plus, la nouvelle génération de collecteurs, issue d’écoles de commerce, souffre de ses liens avec le secteur lucratif. Enfin, les départements de collecte des associations sont concurrencés par les services de communica- tion internes et par les agences. La collecte de fonds privés n’en reste pas moins efficace et se professionnalise dans les années 2000, grâce à des séminaires et des formations. Diplômée des grandes écoles, la troisième génération de collecteurs est moins complexée que les précédentes. De nouveaux outils tels que les legs ou le street-fundraising apparaissent, ainsi que de nouveaux clients comme les musées ou les universités. Si ses résultats sont indéniables (le montant des dons déclarés atteint plus de 3,5 milliards d’euros en 2006, p. 96), le fundraising continue d’être mis en question, notamment par le succès de la collecte organisée par les médias (et donc sans fundraisers) lors du Tsunami de 2004 et suite à l’instauration d’un régime fiscal incitatif pour les donateurs, inégalitaire (favorisant les ménages les plus aisés, imposables) et inefficace (les dons privés augmentent très peu). La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur le street-fundraising. Adopté par Greenpeace en 1995, ce programme forme et rémunère des recruteurs pour enrôler de nouveaux adhérents dans la

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 401

L’œuvre de Viviana A. Zelizer a montré ce que les individus font à l’argent. Reste peut-êtredésormais à reprendre à nouveau frais et à la lumière de ses travaux, la question de ce que l’argent,et les calculs qui l’accompagnent, font aux individus.

Jeanne LazarusSciences-Po, CSO-CNRS, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.014

ONG et cie. Mobiliser les gens, mobiliser l’argent, S. Lefèvre. Puf, Paris (2011). 226 pp.

Comment comprendre le recours croissant des ONG aux techniques du marketing direct ?C’est à cette question que s’attache l’ouvrage de Sylvain Lefèvre, issu d’une thèse de sciencepolitique. Dépassant l’idée recue d’une managérialisation inéluctable des ONG, l’auteur montreles nombreuses résistances auxquelles s’est trouvée confrontée l’introduction de la collecte defonds dans le secteur non lucratif.

L’ouvrage comporte deux parties : l’histoire de l’introduction du marketing dans les ONGdepuis les années 1960, d’une part, et la mise en place du street-fundraising (collecte de fondsdans la rue) à partir des années 1990, d’autre part. Apparu aux États-Unis, le marketing directconsiste à contacter et à fidéliser des clients potentiels, le plus souvent par courrier. Cette méthodese diffuse en France dans les années 1960, dans la vente par correspondance, les partis politiques etles associations. À leur tour, des organisations comme Greenpeace, Médecins sans frontières ou laFondation de France adoptent le fundraising (collecte de fonds) pour gagner en indépendance vis-à-vis des fonds publics. Les premiers fundraisers sont souvent des « outsiders sociaux » (p. 40) :issus de familles relativement modestes, ils ont fait leurs études sans posséder les réseaux etcapitaux pour réussir dans le secteur lucratif. Leur succès rapide les conduit à fonder des agencesindépendantes. Le stigmate lié à la manipulation de l’argent (le « sale boulot », p. 2), et les craintesde dérives accompagnent l’organisation de la profession dès les premiers temps.

Les années 1990 sont ainsi à la fois celles de la généralisation du fundraising et de sa contes-tation grandissante. La collecte de fonds privés est mise en cause par l’accroissement des fondspublics alloués aux associations, les scandales liés à l’Association pour la recherche sur le canceret Action internationale contre la faim, et la baisse des résultats. De plus, la nouvelle générationde collecteurs, issue d’écoles de commerce, souffre de ses liens avec le secteur lucratif. Enfin,les départements de collecte des associations sont concurrencés par les services de communica-tion internes et par les agences. La collecte de fonds privés n’en reste pas moins efficace et seprofessionnalise dans les années 2000, grâce à des séminaires et des formations. Diplômée desgrandes écoles, la troisième génération de collecteurs est moins complexée que les précédentes.De nouveaux outils tels que les legs ou le street-fundraising apparaissent, ainsi que de nouveauxclients comme les musées ou les universités. Si ses résultats sont indéniables (le montant desdons déclarés atteint plus de 3,5 milliards d’euros en 2006, p. 96), le fundraising continue d’êtremis en question, notamment par le succès de la collecte organisée par les médias (et donc sansfundraisers) lors du Tsunami de 2004 et suite à l’instauration d’un régime fiscal incitatif pour lesdonateurs, inégalitaire (favorisant les ménages les plus aisés, imposables) et inefficace (les donsprivés augmentent très peu).

La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur le street-fundraising. Adopté par Greenpeace en1995, ce programme forme et rémunère des recruteurs pour enrôler de nouveaux adhérents dans la

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rue. En dépit des accusations d’envoyer des recruteurs non membres faire des adhésions au rabais,le street-fundraising s’impose pour assurer l’autonomie financière de Greenpeace. À un premiermodèle axé sur des techniques commerciales classiques (avec script appris par cœur) succèdeun second, niant la relation commerciale au profit de l’image d’une « belle rencontre » avec despassants déjà acquis à la cause. Les recruteurs sont jeunes, souvent étudiants ou intermittents duspectacle. L’observation participante menée parmi eux met au jour l’équilibre trouvé par chacunentre relation commerciale et engagement militant. À travers le processus de recrutement et deformation, l’ONG entretient également cette tension. Contre toute attente, ce travail délicat estexternalisé à des agences privées dans les années 2000. Celles-ci, dont Voix publique qui détient86 % du marché en 2008 (p. 186), poursuivent la transfiguration d’une tâche commerciale en actemilitant par des formations et l’entretien d’une sociabilité forte dans le travail. Les dilemmesrencontrés auparavant par les ONG les rattrapent pourtant : difficultés liées au contrôle informel,tensions entre principes et pratiques, concurrence entre agences. . .

La conclusion de l’ouvrage peut en définitive paraître un peu attendue. Pour concilier unecritique du fonctionnement actuel de l’économie et la nécessité de la collecte de fonds, il convientde préserver un équilibre entre efficacité des techniques marketing et rappel constant de la causedéfendue. Cette recherche a cependant le mérite de bien montrer qu’il n’existe pas d’« irrésistiblevague managériale qui emporterait tout sur son passage » (p. 204) et ce, en s’appuyant sur plu-sieurs niveaux d’enquête : historique, ethnographique et biographique. Au niveau des ONG, lefundraising est sans cesse en tension entre mise en question et justification éthique. Au niveau indi-viduel, seules les dispositions biographiques particulières des collecteurs leur permettent de réunirsphère commerciale et militante. On rejoint ainsi le constat déjà énoncé dans Le nouvel esprit ducapitalisme1 selon lequel la recherche du gain ne se suffit pas à elle-même (même lorsqu’elle estdéléguée à une agence privée) mais nécessite de se justifier en termes de participation au biencommun. On peut en revanche regretter que l’ouvrage ne soulève que trop brièvement la questiondu type de participation de la société civile qu’implique le fundraising : une adhésion uniquementfinancière permettant à l’ONG de s’exprimer au nom d’un grand nombre d’adhérents passifs. Unrapprochement de ces résultats et des travaux de Théda Skocpol2 ou Robert Putnam3 aurait àcet égard été intéressant ; ces auteurs ont en effet tous deux souligné le déclin des associationsfondées sur la participation active de leurs membres au profit d’associations de « professionnels »soutenues par des contributions financières. L’ouvrage de Sylvain Lefèvre n’en éclaire pas moinstout à fait habilement l’univers de la collecte de fonds et le difficile rapport à l’argent du champmilitant.

Diane RodetLISE (CNAM-CNRS), 2, rue Conté, 75003 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.013

1 Christian Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.2 Théda Skocpol, Diminished Democracy: From Membership to Management in American Civic Life, University of

Oklahoma Press, Norman, 2003.3 Robert Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, Simon & Schuster, New York,

2000.