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536 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 « positivisme narratif » dont l’auteur est un des défenseurs depuis les années 1990 et qui propose une analyse de la structure sociale comme « mémoire encodée du processus passé », c’est-à-dire comme une succession de « séquences » faisant alterner, sous des formes variées qu’il est possible de typologiser, « trajectoires » et « turning points ». La quatrième partie de l’ouvrage explore la question de la perception subjective des carrières et de la dimension intersubjective et discursive des phénomènes de bifurcation. Comme le montre Michèle Leclerc-Olive, toute bifurcation relève en effet aussi d’une expérience sensible souvent marquée par le caractère « tranchant » de l’événement biographique. De leur côté, Harrisson White, Frederic Godart et Matthias Thiemann replacent la question des bifurcations dans la théorie plus large des formations sociales à laquelle le nom de Harrisson White est dorénavant associé. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage porte sur la dimension collective des bifurcations : les effets d’organisation, de contexte institutionnel ou même ceux de l’environnement sont explorés dans un sens qui pousse par exemple Jean-Pierre Dupuy à proposer, plus que l’explication des bifurcations du passé, une véritable « science du futur ». C’est la grande richesse de cet ouvrage que de proposer de nombreux regards différents sur un phénomène dont les auteurs ne cherchent pas à forcer la cohérence scientifique. Cette perspective conduit à l’évidence à négliger certaines pistes (on peut penser aux développements de la career theory, très présente dans les disciplines de la gestion ou encore aux travaux de Richard Senett sur la question de la résistances des individus au changement biographique en régime de capitalisme flexible). Elle conduit aussi à juxtaposer parfois des concepts ayant des usages différents dans les disciplines qui les emploient. Mais l’ouvrage aborde de nombreux problèmes qui se posent régulièrement au sociologue : celui du raisonnement par cas et de son rapport au raisonnement par variables (notamment lorsque le nombre de cas envisageables est petit) ; celui de la dimension « narrative » des matériaux collectés, souvent réorientés par leurs auteurs autour du « point final » qu’ils ont atteint, au risque, comme le note Marielle Poussu-Plesse dans sa contribution, de négliger les phénomènes itératifs dont sont faites les trajectoires individuelles ; celui de la dimension plus ou moins narrative des récits élaborés par le sociologue lui-même. Tous les auteurs réunis ici partagent finalement une même ambition : pour eux les ruptures de trajectoires, loin d’être la dernière et irréductible part d’ignorance que les sciences sociales devraient au caractère imparfait qui est le leur, pourront un jour être mieux connues et expliquées qu’elle le sont actuellement. Gilles Bastin UMR Pacte, institut d’études politiques, université de Grenoble, BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.09.017 Les paradoxes de la sécurité : le cas d’AZF, G. De Terssac, J. Mignard. Presse universitaire de France, Paris (2011). 254 pp. Bien que consacré au cas de l’usine AZF, l’ouvrage de Gilbert De Terssac et Jacques Mignard ne traite pas de la catastrophe survenue à Toulouse le 21 septembre 2001 mais de l’organisation de la sécurité dans l’usine au cours des 20 dernières années qui ont précédé l’accident (1981–2001).

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536 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

« positivisme narratif » dont l’auteur est un des défenseurs depuis les années 1990 et qui proposeune analyse de la structure sociale comme « mémoire encodée du processus passé », c’est-à-direcomme une succession de « séquences » faisant alterner, sous des formes variées qu’il est possiblede typologiser, « trajectoires » et « turning points ».

La quatrième partie de l’ouvrage explore la question de la perception subjective des carrièreset de la dimension intersubjective et discursive des phénomènes de bifurcation. Comme le montreMichèle Leclerc-Olive, toute bifurcation relève en effet aussi d’une expérience sensible souventmarquée par le caractère « tranchant » de l’événement biographique. De leur côté, HarrissonWhite, Frederic Godart et Matthias Thiemann replacent la question des bifurcations dans lathéorie plus large des formations sociales à laquelle le nom de Harrisson White est dorénavantassocié.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage porte sur la dimension collective des bifurcations : leseffets d’organisation, de contexte institutionnel ou même ceux de l’environnement sont explorésdans un sens qui pousse par exemple Jean-Pierre Dupuy à proposer, plus que l’explication desbifurcations du passé, une véritable « science du futur ».

C’est la grande richesse de cet ouvrage que de proposer de nombreux regards différents sur unphénomène dont les auteurs ne cherchent pas à forcer la cohérence scientifique. Cette perspectiveconduit à l’évidence à négliger certaines pistes (on peut penser aux développements de la careertheory, très présente dans les disciplines de la gestion ou encore aux travaux de Richard Senett surla question de la résistances des individus au changement biographique en régime de capitalismeflexible). Elle conduit aussi à juxtaposer parfois des concepts ayant des usages différents dans lesdisciplines qui les emploient.

Mais l’ouvrage aborde de nombreux problèmes qui se posent régulièrement au sociologue :celui du raisonnement par cas et de son rapport au raisonnement par variables (notamment lorsquele nombre de cas envisageables est petit) ; celui de la dimension « narrative » des matériauxcollectés, souvent réorientés par leurs auteurs autour du « point final » qu’ils ont atteint, au risque,comme le note Marielle Poussu-Plesse dans sa contribution, de négliger les phénomènes itératifsdont sont faites les trajectoires individuelles ; celui de la dimension plus ou moins narrative desrécits élaborés par le sociologue lui-même.

Tous les auteurs réunis ici partagent finalement une même ambition : pour eux les rupturesde trajectoires, loin d’être la dernière et irréductible part d’ignorance que les sciences socialesdevraient au caractère imparfait qui est le leur, pourront un jour être mieux connues et expliquéesqu’elle le sont actuellement.

Gilles BastinUMR Pacte, institut d’études politiques, université de Grenoble,

BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.017

Les paradoxes de la sécurité : le cas d’AZF, G. De Terssac, J. Mignard. Presse universitairede France, Paris (2011). 254 pp.

Bien que consacré au cas de l’usine AZF, l’ouvrage de Gilbert De Terssac et Jacques Mignardne traite pas de la catastrophe survenue à Toulouse le 21 septembre 2001 mais de l’organisation dela sécurité dans l’usine au cours des 20 dernières années qui ont précédé l’accident (1981–2001).

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Le point de départ de l’analyse vise à concevoir la sécurité comme une activité paradoxale quiconcilie une optimisation continue avec l’omniprésence de risques d’accidents. Prenant appui surla théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud1, les cinq chapitres qui composentl’ouvrage, s’attachent à rendre compte des multiples « paradoxes de la sécurité » grâce à l’analysede la construction de règles de sécurité qui doivent composer avec des réalités contradictoiresdues aux écarts entre leur conception théorique et leur mise en œuvre pratique.

Le premier chapitre, « travail et sécurité », fait office de présentation de l’usine AZF,filiale du groupe Total produisant des composés chimiques pour l’agriculture et l’industrie.Cette première incursion décrit comment les opérateurs gèrent, au quotidien, leur sécuritédans un travail consistant à manipuler des produits explosifs. On suit ici aussi les premièresréflexions sécuritaires : entre 1970 et 1980, les conflits traditionnels entre direction et syndi-cats conduisaient à séparer les mesures de protections individuelles des problématiques dela production. Tout change en 1980 lorsque, sous la pression de son groupe (ELF–Chimieà l’époque) qui pointe son taux trop élevé d’accidents du travail, la direction de l’usines’engage dans une politique sécuritaire volontariste. Commence alors la passionnante sagade l’embryonnaire service de sécurité décrite dans le deuxième chapitre, l’« engagementcontrôlé dans la sécurité », qui se heurte au paradoxe d’appliquer des mesures expérimentalesincitatives peu efficaces ou des mesures coercitives qui permettent de généraliser la démarchesécuritaire. Après une phase d’expérimentation (1981–1983) où il cherche à sensibiliser lesopérateurs à la sécurité, le service instaure, entre 1983 et 1987, des objectifs quantitatifs deréduction des accidents du travail qui s’accompagnent de sanctions lorsqu’ils ne sont pas atteints.Les résultats sont là mais les réticences des cadres soumis à cette nouvelle pression, poussent leservice de sécurité à assouplir sa position entre 1980 et 1990. Avec la méthode de « l’arbre descauses » (ADC), on valorise désormais les retours d’expériences des ouvriers pour comprendrel’origine des accidents. Le troisième chapitre décrit les modes d’« apprentissage des règles desécurité par appropriation ». Ce sont aussi bien les compromis recherchés par les ingénieurs lorsde sa conception que les processus d’apprentissage que développent les ouvriers lors de sonapplication concrète, qu’une mesure comme l’obligation du port d’équipement de protectionindividuel (EPI) qui parvient à être adoptée dans les ateliers. Le quatrième chapitre, « comprendresans punir », s’attache à décrire comment la règle d’impunité nourrit la méthode ADC et cellede l’analyse des incidents. En identifiant les causes d’un accident sans blâmer l’opérateur d’uneéventuelle faute ou erreur qu’il aurait pu commettre, cette règle favorise l’engagement desopérateurs tout comme les échanges entre concepteurs et exécutants pour trouver les solutionsadaptées aux contraintes de la production. La compréhension de ces dysfonctionnements n’endemeure pas moins paradoxale parce qu’elle suppose de concilier une exigence de vérité parfoisdérangeante avec l’absence de sanction. Le passage progressif à l’écrit, objet du dernier chapitre(« écrire la sécurité pour se coordonner »), permet de capitaliser les savoirs et de coordonnerles actions mises au service de la sécurité. Malgré leurs réticences à utiliser l’écrit, les ouvrierss’approprient le compte rendu d’incidents (CRI) parce qu’il induit un échange tacite entre lareconnaissance de leurs compétences à participer à ces dispositifs de sécurité contre l’obligationpour l’encadrement de trouver des solutions aux problèmes qu’ils soulèvent. En conclusion, lesauteurs prônent une « sécurité négociée » où les mesures sécuritaires sont construites sur descompromis et des ajustements permanents. Sans pour autant viser l’optimisation, la négociation

1 Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Armand Collin, Paris, 1997.

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reste le meilleur moyen de réduire les tensions inhérentes des écarts entre conception et mise enpratique tout comme elle participe à aplanir les différences statutaires dans l’usine.

Outre sa richesse empirique qui rend sa lecture stimulante, le principal apport de l’ouvrageréside dans sa capacité à rendre compte de la morphologie des dispositifs de sécurité desindustries à hauts risques, encore trop peu étudiées en France comme le rappelle Claude Gilbertdans sa préface, grâce à une analyse poussée du travail « réel » de production et des relationssociales qui composent l’usine. Néanmoins, ce parti pris contribue paradoxalement à éloignerles auteurs de la question de la sécurité à proprement parler. Une fois l’ouvrage refermé, dominele sentiment que l’on en sait finalement plus sur les évolutions du travail et des rapports sociauxdans l’usine, que sur la capacité de la « sécurité négociée » à réduire les risques. Même si lesauteurs reconnaissent l’omniprésence des risques d’accidents, on peut se demander si le caractèreco-construit et les adaptations perpétuelles des règles négociées peuvent constituer un rempartefficace contre les « dérives pratiques » décrites par Scott A. Snook2, c’est-à-dire contre lesdécouplages qui se créent entre leur usage quotidien avec des conjonctions plus inhabituellesd’évènements. On regrettera, plus généralement, que les auteurs engagent si peu le dialogue avecles travaux sur la fiabilité organisationnelle3 et en particulier avec ceux de Mathilde Bourrier4

ou d’Ivanne Merle5 qui adoptent une perspective d’analyse proche de la leur. Un travail deconfrontation plus poussé leur aurait permis d’ouvrir la discussion sur la fiabilité des règlesnégociées tout en mettant en perspective les particularités de la politique sécuritaire d’AZF.

Francois DedieuINRA Sens, IFRIS, université Paris-Est, bois de l’Étang, Champs-sur-Marne, 5,

boulevard Descartes, 77454 Marne-la-Vallée cedex 2, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.001

La subjectivité journalistique. Onze lecons sur le rôle de l’individualité dans la productionde l’information, C. Lemieux (Ed.). Éditions de l’EHESS, Paris (2010). 315 pp.

Ce livre collectif rassemble onze études de cas, centrées le plus souvent sur un individu etsa carrière en journalisme, produites par des sociologues, des politistes et des historiens. Cesmonographies sont encadrées par des textes programmatiques de Cyril Lemieux : une introduction,deux introductions intermédiaires et une conclusion. On y retrouve l’approche grammaticalerécemment systématisée dans son livre Le devoir et la grâce, et attentive aux règles auxquellesse conforment les acteurs en situation. Cyril Lemieux distingue la grammaire publique (centréesur la distanciation et la justification), la grammaire naturelle (déployée dans les situations lesmoins publiques) et la grammaire du réalisme (mobilisée dans les actions fortement contraintes).Si le terme même de grammaire est réservé à ces trois ensembles, les règles identifiées ici sont

2 Scott A. Snook, Friendly Fire: The Accidental Shootdown of US Black Hawks over Northern Iraq. Princeton UniversityPress, Princeton, NJ, 2000.

3 Todd R. La Porte, « High Reliability Organizations: Unlikely, Demanding and At Risk », Journal of Contingen-cies and Crisis Management 4 (2), 1996, p. 60–71. Gene I. Rochlin, « Reliable Organizations: Present Research andFutureDirections », Journal of Contingencies and Crisis Management 4 (2), 1996, p. 55–59.

4 Mathilde Bourrier, Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation, Puf, Paris, 1999.5 Ivanne Merle, La fiabilité à l’épreuve du feu. La prévention des risques d’accidents majeurs dans une usine Seveso

II, thèse de sociologie, Sciences Po, Paris, 2010.