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Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Comptes rendus Ce que travailler veut dire. Une sociologie des capacités et des parcours professionnels, B. Zimmermann. Economica, Paris (2011). 233 pp. C’est une voie doublement originale qu’explore Bénédicte Zimmermann en tant que socio- logue du travail et de l’emploi. En effet, elle poursuit dans son dernier livre l’application de la pensée d’Amartya Sen à la compréhension qualitative des parcours professionnels en France, alors que cet économiste s’est cantonné aux pays en voie de développement, a proposé une batterie d’indicateurs quantifiés et n’a produit que peu ou pas de réflexions sur le marché du tra- vail et les firmes occidentales. Un précédent livre 1 avait jeté les bases méthodologiques de cette démarche, qui trouve ici une illustration soigneusement élaborée. Cette première originalité se double d’une seconde, qui en est en quelque sorte la conséquence : dans les travaux critiques qui étudient la manière dont l’ère post-fordiste a déstabilisé les plus fragiles des salariés, Ce que tra- vailler veut dire se singularise en se centrant sur des expériences positives, retrac ¸ant les pratiques d’entreprises construisant la stabilisation et le développement professionnel de leurs salariés. Issu d’une série d’enquêtes effectuées entre 2002 et 2006 sur le devenir de salariés dans des Groupe- ments d’Employeurs et dans une dizaine d’entreprises privées ou publiques (ces dernières avec la collaboration de Delphine Corteel), le livre retrace aussi bien des itinéraires professionnels dominés voire régressifs que des itinéraires d’intégration réussie voire d’épanouissement per- sonnel — mais il se centre sur ces derniers. Il en résulte une argumentation a contrario, dans laquelle les conditions des réussites constatées tout comme leurs éventuelles limites alertent sur les fragilités, voire les violences, faites aux moins favorisés des travailleurs et des travailleuses. Soigneusement écrit et construit, de style agréable et parfois incisif entre empathie et ironie, l’ouvrage se divise en deux parties d’importance approximativement égales, l’une consacrée à trois groupements d’employeurs dont l’un est privilégié, et l’autre à un échantillon de dix entreprises ou organisations dont une est privilégiée : à chaque fois, il s’agit d’organisations qui se sont fixé comme but, parmi d’autres, de sécuriser et promouvoir leurs salariés, du moins certains d’entre eux. L’étude attentive et contextualisée des parcours professionnels de quelques bénéficiaires de ces pratiques est le cœur de l’ouvrage. Il en résulte trois apports principaux. Le premier est une étude convaincante de certains tour- nants biographiques clés par lesquels les travailleurs accèdent à des espaces d’opportunités qu’ils peuvent explorer et mettre à profit. Ces « transitions critiques » positives sont ici mises en évi- dence et en quelque sorte démontées, dans leurs conditions de possibilité comme dans leurs conditions d’appropriation. C’est ainsi que dans les Groupements d’Employeurs, qui construisent 1 Jean De Munck, Bénédicte Zimmermann (Eds.), La liberté au prisme des capacités. Amartya Sen au-delà du libéra- lisme, Éditions de l’EHESS, Paris, 2008. 0038-0296/$ – see front matter

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Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

Disponible en ligne surwww.sciencedirect.com

Comptes rendus

Ce que travailler veut dire. Une sociologie des capacités et des parcours professionnels,B. Zimmermann. Economica, Paris (2011). 233 pp.

C’est une voie doublement originale qu’explore Bénédicte Zimmermann en tant que socio-logue du travail et de l’emploi. En effet, elle poursuit dans son dernier livre l’application de lapensée d’Amartya Sen à la compréhension qualitative des parcours professionnels en France,alors que cet économiste s’est cantonné aux pays en voie de développement, a proposé unebatterie d’indicateurs quantifiés et n’a produit que peu ou pas de réflexions sur le marché du tra-vail et les firmes occidentales. Un précédent livre1 avait jeté les bases méthodologiques de cettedémarche, qui trouve ici une illustration soigneusement élaborée. Cette première originalité sedouble d’une seconde, qui en est en quelque sorte la conséquence : dans les travaux critiques quiétudient la manière dont l’ère post-fordiste a déstabilisé les plus fragiles des salariés, Ce que tra-vailler veut dire se singularise en se centrant sur des expériences positives, retracant les pratiquesd’entreprises construisant la stabilisation et le développement professionnel de leurs salariés. Issud’une série d’enquêtes effectuées entre 2002 et 2006 sur le devenir de salariés dans des Groupe-ments d’Employeurs et dans une dizaine d’entreprises privées ou publiques (ces dernières avecla collaboration de Delphine Corteel), le livre retrace aussi bien des itinéraires professionnelsdominés voire régressifs que des itinéraires d’intégration réussie voire d’épanouissement per-sonnel — mais il se centre sur ces derniers. Il en résulte une argumentation a contrario, danslaquelle les conditions des réussites constatées tout comme leurs éventuelles limites alertent surles fragilités, voire les violences, faites aux moins favorisés des travailleurs et des travailleuses.

Soigneusement écrit et construit, de style agréable et parfois incisif entre empathie et ironie,l’ouvrage se divise en deux parties d’importance approximativement égales, l’une consacrée à troisgroupements d’employeurs dont l’un est privilégié, et l’autre à un échantillon de dix entreprisesou organisations dont une est privilégiée : à chaque fois, il s’agit d’organisations qui se sont fixécomme but, parmi d’autres, de sécuriser et promouvoir leurs salariés, du moins certains d’entreeux. L’étude attentive et contextualisée des parcours professionnels de quelques bénéficiaires deces pratiques est le cœur de l’ouvrage.

Il en résulte trois apports principaux. Le premier est une étude convaincante de certains tour-nants biographiques clés par lesquels les travailleurs accèdent à des espaces d’opportunités qu’ilspeuvent explorer et mettre à profit. Ces « transitions critiques » positives sont ici mises en évi-dence et en quelque sorte démontées, dans leurs conditions de possibilité comme dans leursconditions d’appropriation. C’est ainsi que dans les Groupements d’Employeurs, qui construisent

1 Jean De Munck, Bénédicte Zimmermann (Eds.), La liberté au prisme des capacités. Amartya Sen au-delà du libéra-lisme, Éditions de l’EHESS, Paris, 2008.

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des emplois à temps plein en agrégeant plusieurs temps partiels dans plusieurs entreprises, lasécurisation apparaît sous deux formes contrastées selon le « genre », les femmes bâtissant leurcarrière sous le signe du « débordement », et les hommes sous celui de la « préservation » : d’uncôté l’accès à l’emploi intéressant se paye en quelque sorte par une mobilisation permanenteenvahissant la vie domestique, et de l’autre les hommes étant plus en mesure d’opérer une miseà distance moins stressante.

Le second apport réside dans l’identification des comportements d’employeurs qui permettentla stabilisation et le développement professionnel : « habiliter » et « reconnaître », soit accorderdes droits séquentiels et optionnels qu’exerceront les salariés en fonction de leurs besoins et deleurs projets, et valider les acquis de leurs démarches et de leurs expériences — autant de supportscollectifs nécessaires organisant des « transitions ».

Le troisième apport est une analyse de la manière dont le management participatif reconstruitun certain collectif là où l’individualisation a détruit les anciens modes d’existence des grandscollectifs salariés (solidarité de l’atelier, du groupe, du syndicat). Ce collectif nouveau est absentdes Groupements d’Employeurs, mais présent dans la grande firme participative à laquelle estconsacrée la seconde partie. Tout en produisant une manière de vivre ensemble, il est à la mainde l’employeur, notamment en ce qui concerne le tri discrétionnaire qu’il instaure des salariésméritant ou non une promotion.

Le livre se clôt logiquement sur la recherche de contrepoids à ce pouvoir unilatéral et sélectifmême s’il est bien intentionné et porteur d’intégration.

Quelques interrogations demeurent le livre refermé. Le rapport à A. Sen, fait de fidélité, maisaussi de critique et d’inflexion, demanderait plus de précisions, par exemple sur la tension entreliberté négative et liberté positive. Le livre promeut une réflexion finale sur la « qualité du salarié »là où le centrage sur les entreprises aurait dû conduire l’auteur à examiner (par exemple avecle « travail décent » du Bureau international du travail, ou avec les très nombreux travaux del’Union Européenne et autour d’elle) les batteries d’indicateurs désormais disponibles sur la« qualité du travail ». Enfin, la méthode a contrario laisse supposer, à juste titre, que des tiersdoivent s’interposer et contribuer à sécuriser les parcours des plus fragiles, mais pour savoirlesquels il aurait fallu reprendre symétriquement les anti-carrières des moins favorisés et voird’où proviennent leurs « transitions critiques » négatives, par exemple de « marchés internes »ancienne manière et à bout de souffle. La matière d’un autre ouvrage ?

Bernard GazierCNRS, université Paris 1, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.015

Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, M. Bessin, C. Bidart,M. Grossetti (Eds.). La Découverte, Paris (2010). 397 pp.

Il faut saluer l’ambition affichée par Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti qui ontcomposé cet ouvrage à partir de 27 contributions à l’atelier qu’ils ont animé dans le cadre del’ action concertée incitative (ACI) « Terrains, Techniques, Théories » entre 2003 et 2006 puis aucolloque qui l’a conclu. Les coordonnateurs de l’ouvrage s’attaquent en effet à un des problèmesles plus complexes de la réflexion sociologique : la prise en compte des phénomènes de rupturestemporelles dans les trajectoires d’individus, de groupes ou d’institutions.