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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 423 la reproduction de l’ordre social. Or, puisque Didier Fassin annonce une plongée ethnographique, « première du genre en France » dans le monde de la « police de rue », on aurait souhaité compren- dre tout ce que recouvre la complexité des interactions produites par les policiers et les jeunes vivant ou travaillant dans les zones urbaines ségréguées. Cependant, l’auteur indique lui-même que ses observations auraient se prolonger pour lui permettre de les approfondir mais que « le durcissement des politiques sécuritaires franc ¸aises, avec pour corollaire la censure des travaux scientifiques reposant sur une observation des forces de l’ordre » (p. 9) l’a empêché de continuer son travail d’observation analytique et l’a ainsi convaincu de publier ses résultats. On ne peut alors qu’espérer que ce durcissement s’assouplisse pour que Didier Fassin puisse compléter ses travaux et apporter des éléments nouveaux de compréhension sur les rapports jeunes/police. Il pourrait ainsi développer une approche d’observation comparative sur plusieurs terrains d’enquête et ana- lyser, notamment, l’influence que peut avoir la socialisation policière dans les écoles de police sur les pratiques policières (critiquer le « culturalisme » est une chose (p. 44), nier qu’il existe une « culture policière » spécifique en est une autre). Mais il est vrai que Didier Fassin reconnaît qu’il n’est pas un spécialiste des forces de l’ordre et qu’il ne le deviendra pas (p. 57). Quoi qu’il en soit, la forte médiatisation de l’ouvrage lors de sa publication a suscité de grandes interrogations dans l’opinion publique sur l’ambivalence du travail de la police dans les quartiers populaires. On peut donc espérer que son livre contribuera à ouvrir les portes des commissariats de police aux travaux de recherche en sciences sociales. Manuel Boucher Laboratoire d’étude et de recherche sociales (LERS), institut du développement social, route de Duclair, BP 118, 76380 Canteleu (Rouen), France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.06.008 La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, A. Esquerre. Fayard, Paris (2009). 376 pp. Les sectes sont de toute évidence un terrain périlleux pour la sociologie. Les passions qu’elles soulèvent jusque dans la communauté académique et les difficultés de l’enquête ethnographique dans de petites communautés de convertis contribuent largement à l’insatisfaction que l’on peut avoir à la lecture de certains travaux. Ayant manifestement pris la mesure de ces écueils, Arnaud Esquerre a trouvé une manière élégante de les dépasser en notant que le terme de « secte » relève de l’accusation et de l’assignation, et en empruntant dès lors une voie tracée avec la fécondité que l’on sait par la sociologie de la déviance : proposer une sociologie de la qualification de pratique sectaire, plutôt que des déterminants de ces pratiques, ou encore une sociologie de la lutte contre les sectes, plutôt que, comme le suggère le titre de l’ouvrage, des sectes elles-mêmes. Partant, l’ouvrage développe deux volets distincts qui correspondent à ce que l’on peut attendre d’une étude de ce type. Le premier restitue une analyse de l’émergence depuis le courant des années 1970 de nou- velles manières de qualifier le risque sectaire à partir de la notion de manipulation mentale, sous l’impulsion d’entrepreneurs moraux, mouvements de victimes, militants ou professionnels. Après une rapide mise en perspective de quelques moments clés de cette histoire, suggérant au passage l’enracinement de ce tournant dans une angoisse diffuse des années 1970 quant au déclin de l’autorité sur la jeunesse, l’auteur dresse une sorte de portrait éclaté de ces différents acteurs. Un

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 423

la reproduction de l’ordre social. Or, puisque Didier Fassin annonce une plongée ethnographique,« première du genre en France » dans le monde de la « police de rue », on aurait souhaité compren-dre tout ce que recouvre la complexité des interactions produites par les policiers et les jeunesvivant ou travaillant dans les zones urbaines ségréguées. Cependant, l’auteur indique lui-mêmeque ses observations auraient dû se prolonger pour lui permettre de les approfondir mais que « ledurcissement des politiques sécuritaires francaises, avec pour corollaire la censure des travauxscientifiques reposant sur une observation des forces de l’ordre » (p. 9) l’a empêché de continuerson travail d’observation analytique et l’a ainsi convaincu de publier ses résultats. On ne peut alorsqu’espérer que ce durcissement s’assouplisse pour que Didier Fassin puisse compléter ses travauxet apporter des éléments nouveaux de compréhension sur les rapports jeunes/police. Il pourraitainsi développer une approche d’observation comparative sur plusieurs terrains d’enquête et ana-lyser, notamment, l’influence que peut avoir la socialisation policière dans les écoles de policesur les pratiques policières (critiquer le « culturalisme » est une chose (p. 44), nier qu’il existe une« culture policière » spécifique en est une autre). Mais il est vrai que Didier Fassin reconnaît qu’iln’est pas un spécialiste des forces de l’ordre et qu’il ne le deviendra pas (p. 57). Quoi qu’il ensoit, la forte médiatisation de l’ouvrage lors de sa publication a suscité de grandes interrogationsdans l’opinion publique sur l’ambivalence du travail de la police dans les quartiers populaires. Onpeut donc espérer que son livre contribuera à ouvrir les portes des commissariats de police auxtravaux de recherche en sciences sociales.

Manuel BoucherLaboratoire d’étude et de recherche sociales (LERS), institut du développement social,

route de Duclair, BP 118, 76380 Canteleu (Rouen), FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.06.008

La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, A. Esquerre. Fayard, Paris (2009).376 pp.

Les sectes sont de toute évidence un terrain périlleux pour la sociologie. Les passions qu’ellessoulèvent jusque dans la communauté académique et les difficultés de l’enquête ethnographiquedans de petites communautés de convertis contribuent largement à l’insatisfaction que l’on peutavoir à la lecture de certains travaux. Ayant manifestement pris la mesure de ces écueils, ArnaudEsquerre a trouvé une manière élégante de les dépasser en notant que le terme de « secte » relèvede l’accusation et de l’assignation, et en empruntant dès lors une voie tracée avec la fécondité quel’on sait par la sociologie de la déviance : proposer une sociologie de la qualification de pratiquesectaire, plutôt que des déterminants de ces pratiques, ou encore une sociologie de la lutte contreles sectes, plutôt que, comme le suggère le titre de l’ouvrage, des sectes elles-mêmes. Partant,l’ouvrage développe deux volets distincts qui correspondent à ce que l’on peut attendre d’uneétude de ce type.

Le premier restitue une analyse de l’émergence depuis le courant des années 1970 de nou-velles manières de qualifier le risque sectaire à partir de la notion de manipulation mentale, sousl’impulsion d’entrepreneurs moraux, mouvements de victimes, militants ou professionnels. Aprèsune rapide mise en perspective de quelques moments clés de cette histoire, suggérant au passagel’enracinement de ce tournant dans une angoisse diffuse des années 1970 quant au déclin del’autorité sur la jeunesse, l’auteur dresse une sorte de portrait éclaté de ces différents acteurs. Un

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aspect particulièrement significatif en est la constitution d’un milieu de professionnels issus dela santé mentale, psychothérapeutes, psychiatres, dont le chapitre 5 donne certains contours —et, si elles mériteraient d’être prolongées, c’est à ce propos que les analyses sont les plus neuves.Le mouvement aboutira à la loi About-Picard de 2001, analysée dans le chapitre 4, dont l’auteursouligne l’inefficacité de la mesure phare — la possibilité de dissoudre des mouvements sectaires—, mais dont un effet aura été la diffusion dans le vocabulaire juridique de la notion de sujétionpsychique.

Le deuxième volet de l’ouvrage emprunte un chemin plus risqué. Dans trois chapitres, souscouvert d’une analyse de l’accusation de manipulation mentale et de ses effets, l’auteur se pencheen réalité sur les processus d’identification personnelle à l’œuvre dans l’adhésion à une secte,s’appuyant sur des entretiens réalisés avec des proches d’adhérents et la lecture d’ouvrages rédi-gés par des opposants, journalistes ou militants associatifs, ainsi que sur une visite dans uneorganisation. L’analyse apparaît cependant moins convaincante : le souci de ne pas sombrer lui-même dans l’accusation conduit en effet l’auteur à une série d’interprétations pour le moinsmaladroites, lorsque par exemple, il en vient à discuter les raisons données par ses interlocuteursde leur réticence face à l’engagement de leur proche en les mettant face à leurs limites.

C’est, plus largement, la manière dont l’auteur développe l’ensemble de son propos qui soulèvela perplexité. Évoquons seulement un aspect du problème. La thèse de l’auteur est que la luttecontre les sectes marque une volonté nouvelle d’extension du contrôle de l’État sur le psychismede ses citoyens. Cet argument n’est pas neuf : on retrouve là sous une forme crue une analyseproposée il y a une vingtaine d’années par Nikolas Rose, que l’auteur ne cite d’ailleurs pas. Lefaire lui aurait pourtant permis d’affiner et d’enrichir son propos. On songe par exemple auxmanières dont le concept foucaldien de gouvernementalité l’aurait aidé à mieux tirer parti d’uncertain nombre d’éléments qui ne sont en l’état que suggérés — les transformations de la santémentale et celles de la famille en particulier. Car telle qu’il la formule, l’analyse conduit l’auteurà faire de l’État une entité à la fois vague et toute puissante, jamais réellement problématisée,aboutissant à des affirmations pour le moins singulières — par exemple lorsqu’il écrit que « leurprincipale demande [des associations de défense des victimes de pratiques sectaires] est que l’Étatcontrôle encore davantage le psychisme de ses sujets » (p. 69).

Une raison essentielle de ces faiblesses tient de toute évidence au matériau mobilisé. Dansl’introduction, l’auteur annonce procéder par cas, jugeant nécessaire de justifier une approcheméthodologique qu’il estime peu mobilisée par la sociologie — ce qui ne laisse pas de surprendresi l’on pense aux volumes édités sur ce thème par Jean-Claude Passeron et Jacques Revel oupar Charles C. Ragin et Howard S. Becker ces dernières années. Les cas proposés s’appuienten fait sur des entretiens réalisés à chaque fois avec une seule personne, sans que le lecteursoit renseigné sur les modes d’échantillonnage ou de saturation des données. Peu satisfaisantelorsqu’elle vise à éclairer les processus de conversion individuelle (chapitre 2), la méthode s’avèrefranchement embarrassante lorsqu’il s’agit de reconstituer une action engagée en 1995 par unemagistrate contre un mouvement (chapitre 5). Plus généralement, on est gêné par de nombreusesimprécisions et approximations autant que par la faiblesse de l’appareil critique, qui conduisenten bien des endroits à un sentiment désagréable de flottement. Signalons seulement le recoursau terme extrêmement vague d’« entités collectives » pour qualifier les groupes de pressionsqui auraient selon l’auteur pesé pour ou contre le vote de la loi About-Picard, affirmation quepar ailleurs aucun élément ne vient étayer. Si pour ces raisons l’ouvrage est loin de réaliser leprogramme ambitieux qu’il se donnait, les questions qu’il soulève et les intuitions qui le parcourentméritent cependant d’être reprises et approfondies. Il pourra à ce titre constituer une base de

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discussion pour les sociologues et historiens intéressés par les transformations de la spiritualitéet de la santé mentale au cours des 30 dernières années.

Nicolas HenckesCentre de recherche médecine, sciences, santé mentale et société (CERMES3), 7,

rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.009

De la sergote à la femme flic. Une autre histoire de l’institution policière (1935–2005),G. Pruvost. La Découverte, Paris (2008). 305 pp.

Ce livre est le deuxième publié par Geneviève Pruvost, à partir de sa thèse de sociologie sur laféminisation de la police francaise1. Le premier ouvrage2 traitait des trajectoires biographiques,de la division sexuelle du travail policier et des « coulisses » de ce travail ou comportements derelâchement régressifs qui rendent tolérables l’exercice du métier. Ce deuxième livre développel’histoire de cette féminisation, de l’arrivée des deux premières « sergotes » ou assistantes depolice à la préfecture de Paris en 1935 aux mesures gouvernementales des années 2000 visant àendiguer l’afflux des candidatures féminines au concours de commissaire.

En embrassant dans sa recherche la myriade des métiers, corps et grades qui constituent lapolice et en adoptant une approche historique et interactionniste, Geneviève Pruvost dresse untableau particulièrement riche et nuancé de ce phénomène inédit. Cette féminisation reste limitée— on ne compte, en 2007, que 16 % de femmes dans l’ensemble de la profession — mais elleconstitue bien, son travail le démontre avec éclat, « un cas exemplaire de renégociation des rapportsentre les sexes ».

Cette exemplarité tient au cumul des transgressions opérées par cette arrivée des femmes dansun monde d’hommes. L’auteur en repère quatre. Le premier, d’ordre anthropologique, est celui del’accès aux armes et au droit d’exercer la violence légale, y compris de tuer. Le second est celuide l’accès au commandement : elles peuvent diriger des opérations armées et sont proportionnel-lement plus nombreuses dans les postes de direction (commissaires) que d’exécution (gardiensde la paix et brigadiers). Le troisième touche aux circonstances historiques dans lesquelles lesfemmes policiers ont obtenu le pouvoir de la force publique et du commandement armé : entemps de paix et non dans une période de guerre ou de crise, comme cela a pu être le cas dansdes périodes antérieures. Le quatrième et dernier réside dans l’absence de spécialisation sexuéedes tâches qui contraste avec ce qui est observé dans tous les autres domaines professionnels :elles ne sont pas cantonnées à la sécurité des mineurs et des femmes, même si l’acquisition dece statut indifférencié n’a pas été immédiate. La formation en écoles de police est mixte et s’ilexiste, aujourd’hui encore, un domaine réservé des hommes (les CRS), il n’y a pas de monopoleféminin.

L’enquête empirique est impressionnante : plongée dans 70 ans d’archives de la préfecture deParis, dans la presse professionnelle et générale, les émissions de télévision, le Journal officiel et

1 G. Pruvost, L’accès des femmes à la violence légale. La féminisation de la police, 1935–2005, thèse sous la directionde Rose-Marie Lagrave, EHESS, Paris, 2005.

2 G. Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Éditions de la Maison pour les sciences de l’homme, Paris, 2007.