2
556 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 peut-on vraiment parler de « déclassement », même non perc ¸u par les intéressés, pour la première génération d’employés ? On ne peut que souhaiter que la publication de cet ouvrage très stimulant incite l’entreprise à ouvrir ses archives. L’auteur, ou d’autres chercheurs, pourront ainsi poursuivre le travail com- mencé ici qui, comme les bons travaux en sciences sociales, pose autant de questions qu’il propose de réponses. Marie-Emmanuelle Chessel ESOPP, CRH-EHESS, 10, rue Monsieur-le-Prince, 75006 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.09.011 L’urgence sociale en action. Ethnologie du Samusocial de Paris, D. Cefaï, E. Gardella. La Découverte, Paris (2011). 576 pp. C’est une plongée au cœur d’une politique publique d’assistance aux personnes sans-abri à laquelle invite cet ouvrage au titre évocateur. Saisir l’urgence sociale vue d’en bas, en restituer la mise en œuvre concrète, sur le terrain, par les acteurs directement confrontés au problème public de la « grande exclusion », tel est le projet de recherche des deux auteurs qui se sont immergés dans les coulisses d’une organisation pour le moins emblématique de ce secteur. Emblématique puisque le Samusocial, depuis sa création en 1993, a été la pierre angulaire de l’institutionnalisation de l’urgence sociale comme mode d’intervention privilégié auprès des sans domicile fixe. Son principe central, sur le modèle de l’urgence médicale, est d’« aller vers ceux qui ne demandent plus rien », cette mission étant prioritairement dévolue aux équipes mobiles d’aide (EMA) qui assurent des maraudes journalières de jour comme de nuit. La généalogie de ce secteur est restituée dans le premier chapitre de l’ouvrage et chemine jusqu’au mouvement médiatisé des Don Quichotte de 2006 qui a rebattu les cartes de l’action publique en réinterrogeant la primauté accordée à l’hébergement d’urgence au profit d’une insertion par le logement. C’est d’ailleurs dans ce contexte particulièrement propice aux ques- tionnements sur « les transformations de l’arène publique » que la recherche de Daniel Cefaï et Edouard Gardella a débuté. Les auteurs se positionnent précautionneusement à distance des discours glorifiant ou dénonc ¸ant l’action des EMA pour mieux asseoir l’ambition descriptive et compréhensive de leur entreprise. Le lecteur suit ensuite, selon un mode d’exposition particuliè- rement stimulant, le processus de prise en charge qui le mène du dispositif de la régulation du Samusocial (chapitre 1), où sont notamment rec ¸us les signalements faits au standart téléphonique du « 115 », aux « dispositifs de soin, d’hébergement et d’accompagnement » (chapitre 6) situés en aval de l’intervention des EMA. Mais c’est bien à l’activité de ces dernières qu’une grande partie de l’ouvrage est consacrée (chapitres 2 à 5). En se situant au plus près des pratiques des marau- deurs, les auteurs déploient une « ethnographie morale et politique » qui les amène à restituer les dimensions sensibles, affectives et morales du travail de rue. L’enquête dévoile en particulier les dilemmes, les ambivalences auxquelles les maraudeurs doivent faire face en situation, dans le face à face avec les sans-abri — notamment et de manière exacerbée en cas de refus d’hébergement. Ainsi placés en première ligne d’une aide d’urgence peu formalisée, les intervenants puisent dans un répertoire de savoirs construits essentiellement dans l’expérience. Une approche naturaliste permet notamment aux chercheurs de révéler l’existence de maximes pratiques (« approcher sans offenser, faire dire sans soutirer, proposer sans imposer, servir sans asservir, quitter sans délais- ser ») qui constituent l’armature d’un « code du maraudeur ». On retiendra que l’ensemble de ces

Comptes rendus

Embed Size (px)

Citation preview

556 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

peut-on vraiment parler de « déclassement », même non percu par les intéressés, pour la premièregénération d’employés ?

On ne peut que souhaiter que la publication de cet ouvrage très stimulant incite l’entrepriseà ouvrir ses archives. L’auteur, ou d’autres chercheurs, pourront ainsi poursuivre le travail com-mencé ici qui, comme les bons travaux en sciences sociales, pose autant de questions qu’il proposede réponses.

Marie-Emmanuelle ChesselESOPP, CRH-EHESS, 10, rue Monsieur-le-Prince, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.011

L’urgence sociale en action. Ethnologie du Samusocial de Paris, D. Cefaï, E. Gardella. LaDécouverte, Paris (2011). 576 pp.

C’est une plongée au cœur d’une politique publique d’assistance aux personnes sans-abri àlaquelle invite cet ouvrage au titre évocateur. Saisir l’urgence sociale vue d’en bas, en restituer lamise en œuvre concrète, sur le terrain, par les acteurs directement confrontés au problème publicde la « grande exclusion », tel est le projet de recherche des deux auteurs qui se sont immergésdans les coulisses d’une organisation pour le moins emblématique de ce secteur. Emblématiquepuisque le Samusocial, depuis sa création en 1993, a été la pierre angulaire de l’institutionnalisationde l’urgence sociale comme mode d’intervention privilégié auprès des sans domicile fixe. Sonprincipe central, sur le modèle de l’urgence médicale, est d’« aller vers ceux qui ne demandentplus rien », cette mission étant prioritairement dévolue aux équipes mobiles d’aide (EMA) quiassurent des maraudes journalières de jour comme de nuit.

La généalogie de ce secteur est restituée dans le premier chapitre de l’ouvrage et cheminejusqu’au mouvement médiatisé des Don Quichotte de 2006 qui a rebattu les cartes de l’actionpublique en réinterrogeant la primauté accordée à l’hébergement d’urgence au profit d’uneinsertion par le logement. C’est d’ailleurs dans ce contexte particulièrement propice aux ques-tionnements sur « les transformations de l’arène publique » que la recherche de Daniel Cefaïet Edouard Gardella a débuté. Les auteurs se positionnent précautionneusement à distance desdiscours glorifiant ou dénoncant l’action des EMA pour mieux asseoir l’ambition descriptive etcompréhensive de leur entreprise. Le lecteur suit ensuite, selon un mode d’exposition particuliè-rement stimulant, le processus de prise en charge qui le mène du dispositif de la régulation duSamusocial (chapitre 1), où sont notamment recus les signalements faits au standart téléphoniquedu « 115 », aux « dispositifs de soin, d’hébergement et d’accompagnement » (chapitre 6) situés enaval de l’intervention des EMA. Mais c’est bien à l’activité de ces dernières qu’une grande partiede l’ouvrage est consacrée (chapitres 2 à 5). En se situant au plus près des pratiques des marau-deurs, les auteurs déploient une « ethnographie morale et politique » qui les amène à restituer lesdimensions sensibles, affectives et morales du travail de rue. L’enquête dévoile en particulier lesdilemmes, les ambivalences auxquelles les maraudeurs doivent faire face en situation, dans le faceà face avec les sans-abri — notamment et de manière exacerbée en cas de refus d’hébergement.Ainsi placés en première ligne d’une aide d’urgence peu formalisée, les intervenants puisent dansun répertoire de savoirs construits essentiellement dans l’expérience. Une approche naturalistepermet notamment aux chercheurs de révéler l’existence de maximes pratiques (« approcher sansoffenser, faire dire sans soutirer, proposer sans imposer, servir sans asservir, quitter sans délais-ser ») qui constituent l’armature d’un « code du maraudeur ». On retiendra que l’ensemble de ces

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 557

pratiques, éminemment collectives, est décrit avec la force du détail conformément à la minutiede l’approche microsociologique retenue.

Si cette densité descriptive convainc le lecteur de la solidité empirique du travail de recherche,elle souffre cependant de quelques redondances qui alourdissent à certains moments le propos.On s’étonnera également, vu la démarche ethnographique assumée de l’ouvrage et la présenceprolongée des chercheurs, de l’absence d’une dimension réflexive sur la relation d’enquête et sonéventuelle évolution. Le sens aurait été ici moins de satisfaire à un exercice rhétorique de neu-tralisation des effets de la participation que de mettre au jour des « épreuves ethnographiques »1

vécues par les enquêteurs. Ainsi, le récit des conditions d’entrée et de sortie du terrain aurait puinformer le lecteur de la manière dont la relation ethnographique s’est construite et a modelé lesconnaissances produites.

Si la perspective interactionniste et pragmatiste déployée rend bien compte de la part cachéede l’activité des maraudeurs non reconnue dans les procédures d’évaluation, elle s’avère moinsheuristique lorsqu’il s’agit d’étudier comment les conditions d’emploi font varier les manièresd’exercer et de voir le travail. Les auteurs soulignent à dessein le « fort turn over du personneldu Samusocial » recruté sur des contrats peu avantageux et relaient les récriminations desagents quant à la « précarité du poste » et « à la maigreur des salaires » (p. 208), mais cettepiste n’est pas pleinement exploitée. Elle aurait pourtant pu enrichir la volonté des auteurs demontrer les différentes formes d’engagement au travail et mener à une interrogation plus pousséesur les statuts sociaux et d’emploi pour le moins ambigus des maraudeurs. Ni véritablementfonctionnaires, ni considérés comme des salariés du privé2, ces agents sont chargés d’un « quasi-service public », notion reprise par les auteurs aux dirigeants de l’organisation qui mériteraitd’être davantage questionnée dans l’ouvrage. On peut regretter, à ce sujet, que l’analyse desmobilisations collectives de l’année 2010 au sein du Samusocial ne soit abordée qu’en conclusionlà où elle aurait pu constituer une piste féconde pour appréhender plus profondément les rapportsambivalents et complexes des intervenants à la maraude et plus largement à l’urgence sociale.Les maraudes restent une activité décidément riche de questionnements sociologiques.

Le présent ouvrage s’en empare avec acuité en donnant toute sa force à la description ethnogra-phique du travail en situation de ces intervenants de première ligne. La principale valeur ajoutée decette démarche est qu’elle éclaire pour la première fois toute l’habileté, l’adresse et le sens pratiquedéployés par ces salariés pour résoudre dans l’exercice même de leur travail les contradictions orga-nisationnelles et temporelles d’une politique sociale. Ils jouent, ainsi selon la situation, entre deslogiques souvent peu conciliables. Cette mise en lumière enrichit l’analyse des tensions induitespar le travail pour et sur autrui en évitant une position surplombante et décontextualisée. Partantde cela, l’ouvrage réinterroge les modèles théoriques du care, du don et de la reconnaissancesouvent mobilisés dans la littérature sur le travail social. Sa portée dépasse ainsi les frontières del’urgence sociale et offre des transpositions certaines de ses résultats à d’autres métiers de service.

Caroline ArnalLaboratoire Printemps, université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 47,

boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.003

1 Alban Bensa, Didier Fassin, Les politiques de l’enquête : Épreuves ethnographiques, La Découverte, Paris, 2008.2 Sur ces questions, voir en particulier les travaux de Matthieu Hély, Les métamorphoses du monde associatif, Puf,

Paris, 2009.