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552 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 Béatrice Touchelay UFR d’Histoire, université de Lille 3, domaine universitaire du Pont-de-Bois, BP 60 149, 59653 Villeneuve-d’Ascq cedex, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.09.009 Y. Bérard, R. Crespin (Eds.)., Aux frontières de l’expertise. Dialogues entre savoirs et pouvoirs, Presses universitaires de Rennes, Rennes (2010). 277 pp. Comme le rappellent dans leur introduction Yann Bérard et Renaud Crespin, les coordonnateurs de cet ouvrage, les travaux sur l’expertise et les experts se multiplient en France comme à l’étranger. Le parti-pris ici est, contrairement à ce qu’une mauvaise compréhension du titre pourrait laisser penser, non pas d’interroger les marges de l’expertise mais de pénétrer au cœur de sa fabrication comme objet-frontière. Toutes les contributions participent peu ou prou à la compréhension des manières de faire jouer (ou pas) des savoirs comme savoirs experts, c’est-à-dire comme savoirs engagés dans la chose publique. Elles le font néanmoins à partir de postures et d’outillages théoriques assez hétérogènes ; l’ancrage empirique très sensible se traduit aussi par un éventail très large de domaines d’expertise représentés. La première partie de l’ouvrage rassemble des contributions qui, dans une posture constructi- viste somme toute assez classique, se focalisent sur les rhétoriques expertes. Mathieu Quet dans le chapitre 1 analyse l’argumentaire des discours sur l’expertise scientifique dans quatre revues de critique des sciences à un moment clé de basculement du paradigme de la démocratie tech- nique (1966–1977). On y voit l’émergence de figures et de critiques qui sont encore objets de controverses et de débats sociologiques aujourd’hui : celle du « profane » capable de produire une contre-expertise ou du scientifique expert enfermé dans un système antidémocratique. Sandrine Garcia pour sa part repère des régularités dans les manières d’exposer et d’imposer une exper- tise socialement nécessaire en mettant en parallèle trois problèmes publics : la planification des naissances, la pédagogie universitaire et l’éducation du petit enfant. Les processus de légitima- tion des expertises et des experts qui les portent sont aussi au cœur du chapitre 3 écrit par Harold Mazoyer. Celui-ci se penche moins sur les discours que sur le contexte socio-historique spécifique à la ville de Lyon aux belles heures du modèle technocratique centralisé. Le succès de savoirs produits localement sur les tracés du métro lyonnais ne tient pas à une supériorité technique ou économique intrinsèque mais à la capacité de leurs producteurs de faire le lien entre le centre et la périphérie. Le chapitre 4 aurait pu aisément nourrir la seconde partie qui porte plus spécifiquement sur la nature des savoirs d’expertise dans leur pluralité. Virginie Saliou revient en effet sur les compé- tences valorisées chez les experts nationaux détachés (END) à la commission européenne sur la politique maritime. Les END disposent d’une « expertise politique fonctionnelle » consistant à révéler et travailler la dimension politique d’un problème technique. Avec une grille clairement conventionnaliste, Philippe Terral et Julien Weisbein mettent au jour la spécificité des savoirs maritimes des surfeurs acquis sur leur planche (chapitre 5) et le développement de registres de savoirs plus scientifiques et techniques au fur et à mesure de l’engagement de l’association environnementaliste dans des actions publiques de protection du littoral. La qualification de l’expertise de l’épidémiologie populaire dans le signalement de clusters de cancer (par Mar- cel Calvez) offre quant à elle un bel exemple de mobilisation du tableau périodique de Harry Collins et Robert Evans et en particulier de l’explicitation empirique de « l’expert interactionnel »

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552 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

Béatrice TouchelayUFR d’Histoire, université de Lille 3, domaine universitaire du Pont-de-Bois,

BP 60 149, 59653 Villeneuve-d’Ascq cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.009

Y. Bérard, R. Crespin (Eds.)., Aux frontières de l’expertise. Dialogues entre savoirs etpouvoirs, Presses universitaires de Rennes, Rennes (2010). 277 pp.

Comme le rappellent dans leur introduction Yann Bérard et Renaud Crespin, les coordonnateursde cet ouvrage, les travaux sur l’expertise et les experts se multiplient en France comme à l’étranger.Le parti-pris ici est, contrairement à ce qu’une mauvaise compréhension du titre pourrait laisserpenser, non pas d’interroger les marges de l’expertise mais de pénétrer au cœur de sa fabricationcomme objet-frontière. Toutes les contributions participent peu ou prou à la compréhension desmanières de faire jouer (ou pas) des savoirs comme savoirs experts, c’est-à-dire comme savoirsengagés dans la chose publique. Elles le font néanmoins à partir de postures et d’outillagesthéoriques assez hétérogènes ; l’ancrage empirique très sensible se traduit aussi par un éventailtrès large de domaines d’expertise représentés.

La première partie de l’ouvrage rassemble des contributions qui, dans une posture constructi-viste somme toute assez classique, se focalisent sur les rhétoriques expertes. Mathieu Quet dansle chapitre 1 analyse l’argumentaire des discours sur l’expertise scientifique dans quatre revuesde critique des sciences à un moment clé de basculement du paradigme de la démocratie tech-nique (1966–1977). On y voit l’émergence de figures et de critiques qui sont encore objets decontroverses et de débats sociologiques aujourd’hui : celle du « profane » capable de produire unecontre-expertise ou du scientifique expert enfermé dans un système antidémocratique. SandrineGarcia pour sa part repère des régularités dans les manières d’exposer et d’imposer une exper-tise socialement nécessaire en mettant en parallèle trois problèmes publics : la planification desnaissances, la pédagogie universitaire et l’éducation du petit enfant. Les processus de légitima-tion des expertises et des experts qui les portent sont aussi au cœur du chapitre 3 écrit par HaroldMazoyer. Celui-ci se penche moins sur les discours que sur le contexte socio-historique spécifiqueà la ville de Lyon aux belles heures du modèle technocratique centralisé. Le succès de savoirsproduits localement sur les tracés du métro lyonnais ne tient pas à une supériorité technique ouéconomique intrinsèque mais à la capacité de leurs producteurs de faire le lien entre le centre etla périphérie.

Le chapitre 4 aurait pu aisément nourrir la seconde partie qui porte plus spécifiquement sur lanature des savoirs d’expertise dans leur pluralité. Virginie Saliou revient en effet sur les compé-tences valorisées chez les experts nationaux détachés (END) à la commission européenne sur lapolitique maritime. Les END disposent d’une « expertise politique fonctionnelle » consistant àrévéler et travailler la dimension politique d’un problème technique. Avec une grille clairementconventionnaliste, Philippe Terral et Julien Weisbein mettent au jour la spécificité des savoirsmaritimes des surfeurs acquis sur leur planche (chapitre 5) et le développement de registres desavoirs plus scientifiques et techniques au fur et à mesure de l’engagement de l’associationenvironnementaliste dans des actions publiques de protection du littoral. La qualification del’expertise de l’épidémiologie populaire dans le signalement de clusters de cancer (par Mar-cel Calvez) offre quant à elle un bel exemple de mobilisation du tableau périodique de HarryCollins et Robert Evans et en particulier de l’explicitation empirique de « l’expert interactionnel »

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capable de dialoguer avec les experts sans être lui-même producteurs de savoirs. L’auteur montrecombien l’acquisition sur le terrain de cette compétence est fortement contrainte par le degré decaptation du processus d’expertise par des experts mandatés, technocrates. Le choix de s’appuyersur l’expérience des salariés pour instituer une contre-expertise syndicale sur la souffrance autravail (Corinne Delmas dans le chapitre 7) va dans le même sens d’une construction des rapportssociaux par le jeu des options scientifiques ou cognitives. De même, le succès auprès des acteursde l’assurance–maladie de la théorie de la demande induite en économie de la santé (qui postuleque l’offre de soin crée la demande) doit beaucoup aux ressources normatives et idéologiquesqu’elle offre dans un projet de réforme du système de santé y compris dans sa composante pro-fessionnelle (Marc-Olivier Déplaude). En prenant à bras le corps la question de la qualificationdes savoirs experts et de la sélection sociale et politique des connaissances pour l’action, cetteseconde partie représente sans doute l’apport le plus intéressant et le plus original du livre.

La dernière partie de l’ouvrage consacrée aux « modèles d’expertise » est peut-être la plushétérogène. Elle mélange des contributions de nature plus historique, comme celle de LaureBonnaud et Emmanuel Martinais sur la persistance du modèle technocratique dans le traitementdes risques industriels, avec des tentatives de théorisation, comme celle de Thomas Medvetzsur les Think Tanks comme « champ intersticiel » qui mériterait sans doute plus d’espace pourêtre convaincante, ou encore avec des approches plus normatives et essentialistes. C’est le casdu seul chapitre écrit par des juristes (Rafael Encinas de Munagorri et Olivier Leclerc) sur lelien que le droit a construit entre l’expert et le commanditaire judiciaire. C’est également celui del’analyse réflexive de Joseph Fontaine sur sa propre pratique d’audit et d’évaluation des politiquespubliques.

Il est difficile de rendre justice à un ouvrage collectif dont on peut regretter, paradoxalement, latrop grande densité des contributions. Il vient cependant confirmer le foisonnement des recherchessur l’expertise. Il contribue, à la suite du colloque de Grenoble sur le recours aux experts1, àdessiner les contours d’une sociologie politique de l’expertise fondée sur une conception ouverte,contingente et résolument construite de ses propres frontières.

Léa LimaLise CNRS-Cnam, case 1LAB40, 2, rue Conté, 75003 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.014

La FNAC, entre commerce et culture : parcours d’entreprise, parcours d’employés,V. Chabault. Presses universitaires de France, Paris (2010). 214 pp. [préface de PatrickFridenson]

Quel a été le parcours de la Fédération nationale d’achat des cadres (FNAC), entre 1954,date de sa fondation, et aujourd’hui ? Comment cette entreprise est-elle devenue un temple de laconsommation culturelle de masse ? Comment les conditions d’emploi et de travail de ses salariésont, de leur côté, évolué ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées par cet ouvragede Vincent Chabault, issu d’une thèse de doctorat de sociologie soutenue en 2008 à l’EHESS etpubliée après avoir obtenu le prix Le Monde de la recherche universitaire.

1 Laurence Dumoulin, Stéphane La Branche, Cécile Robert, Philippe Warin (Eds.), Le recours aux experts. Raisons etusages politiques, PUG, Grenoble, 2005.