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534 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 des emplois à temps plein en agrégeant plusieurs temps partiels dans plusieurs entreprises, la sécurisation apparaît sous deux formes contrastées selon le « genre », les femmes bâtissant leur carrière sous le signe du « débordement », et les hommes sous celui de la « préservation » : d’un côté l’accès à l’emploi intéressant se paye en quelque sorte par une mobilisation permanente envahissant la vie domestique, et de l’autre les hommes étant plus en mesure d’opérer une mise à distance moins stressante. Le second apport réside dans l’identification des comportements d’employeurs qui permettent la stabilisation et le développement professionnel : « habiliter » et « reconnaître », soit accorder des droits séquentiels et optionnels qu’exerceront les salariés en fonction de leurs besoins et de leurs projets, et valider les acquis de leurs démarches et de leurs expériences — autant de supports collectifs nécessaires organisant des « transitions ». Le troisième apport est une analyse de la manière dont le management participatif reconstruit un certain collectif là où l’individualisation a détruit les anciens modes d’existence des grands collectifs salariés (solidarité de l’atelier, du groupe, du syndicat). Ce collectif nouveau est absent des Groupements d’Employeurs, mais présent dans la grande firme participative à laquelle est consacrée la seconde partie. Tout en produisant une manière de vivre ensemble, il est à la main de l’employeur, notamment en ce qui concerne le tri discrétionnaire qu’il instaure des salariés méritant ou non une promotion. Le livre se clôt logiquement sur la recherche de contrepoids à ce pouvoir unilatéral et sélectif même s’il est bien intentionné et porteur d’intégration. Quelques interrogations demeurent le livre refermé. Le rapport à A. Sen, fait de fidélité, mais aussi de critique et d’inflexion, demanderait plus de précisions, par exemple sur la tension entre liberté négative et liberté positive. Le livre promeut une réflexion finale sur la « qualité du salarié » là où le centrage sur les entreprises aurait dû conduire l’auteur à examiner (par exemple avec le « travail décent » du Bureau international du travail, ou avec les très nombreux travaux de l’Union Européenne et autour d’elle) les batteries d’indicateurs désormais disponibles sur la « qualité du travail ». Enfin, la méthode a contrario laisse supposer, à juste titre, que des tiers doivent s’interposer et contribuer à sécuriser les parcours des plus fragiles, mais pour savoir lesquels il aurait fallu reprendre symétriquement les anti-carrières des moins favorisés et voir d’où proviennent leurs « transitions critiques » négatives, par exemple de « marchés internes » ancienne manière et à bout de souffle. La matière d’un autre ouvrage ? Bernard Gazier CNRS, université Paris 1, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.09.015 Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, M. Bessin, C. Bidart, M. Grossetti (Eds.). La Découverte, Paris (2010). 397 pp. Il faut saluer l’ambition affichée par Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti qui ont composé cet ouvrage à partir de 27 contributions à l’atelier qu’ils ont animé dans le cadre de l’ action concertée incitative (ACI) « Terrains, Techniques, Théories » entre 2003 et 2006 puis au colloque qui l’a conclu. Les coordonnateurs de l’ouvrage s’attaquent en effet à un des problèmes les plus complexes de la réflexion sociologique : la prise en compte des phénomènes de ruptures temporelles dans les trajectoires d’individus, de groupes ou d’institutions.

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534 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

des emplois à temps plein en agrégeant plusieurs temps partiels dans plusieurs entreprises, lasécurisation apparaît sous deux formes contrastées selon le « genre », les femmes bâtissant leurcarrière sous le signe du « débordement », et les hommes sous celui de la « préservation » : d’uncôté l’accès à l’emploi intéressant se paye en quelque sorte par une mobilisation permanenteenvahissant la vie domestique, et de l’autre les hommes étant plus en mesure d’opérer une miseà distance moins stressante.

Le second apport réside dans l’identification des comportements d’employeurs qui permettentla stabilisation et le développement professionnel : « habiliter » et « reconnaître », soit accorderdes droits séquentiels et optionnels qu’exerceront les salariés en fonction de leurs besoins et deleurs projets, et valider les acquis de leurs démarches et de leurs expériences — autant de supportscollectifs nécessaires organisant des « transitions ».

Le troisième apport est une analyse de la manière dont le management participatif reconstruitun certain collectif là où l’individualisation a détruit les anciens modes d’existence des grandscollectifs salariés (solidarité de l’atelier, du groupe, du syndicat). Ce collectif nouveau est absentdes Groupements d’Employeurs, mais présent dans la grande firme participative à laquelle estconsacrée la seconde partie. Tout en produisant une manière de vivre ensemble, il est à la mainde l’employeur, notamment en ce qui concerne le tri discrétionnaire qu’il instaure des salariésméritant ou non une promotion.

Le livre se clôt logiquement sur la recherche de contrepoids à ce pouvoir unilatéral et sélectifmême s’il est bien intentionné et porteur d’intégration.

Quelques interrogations demeurent le livre refermé. Le rapport à A. Sen, fait de fidélité, maisaussi de critique et d’inflexion, demanderait plus de précisions, par exemple sur la tension entreliberté négative et liberté positive. Le livre promeut une réflexion finale sur la « qualité du salarié »là où le centrage sur les entreprises aurait dû conduire l’auteur à examiner (par exemple avecle « travail décent » du Bureau international du travail, ou avec les très nombreux travaux del’Union Européenne et autour d’elle) les batteries d’indicateurs désormais disponibles sur la« qualité du travail ». Enfin, la méthode a contrario laisse supposer, à juste titre, que des tiersdoivent s’interposer et contribuer à sécuriser les parcours des plus fragiles, mais pour savoirlesquels il aurait fallu reprendre symétriquement les anti-carrières des moins favorisés et voird’où proviennent leurs « transitions critiques » négatives, par exemple de « marchés internes »ancienne manière et à bout de souffle. La matière d’un autre ouvrage ?

Bernard GazierCNRS, université Paris 1, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.015

Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, M. Bessin, C. Bidart,M. Grossetti (Eds.). La Découverte, Paris (2010). 397 pp.

Il faut saluer l’ambition affichée par Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti qui ontcomposé cet ouvrage à partir de 27 contributions à l’atelier qu’ils ont animé dans le cadre del’ action concertée incitative (ACI) « Terrains, Techniques, Théories » entre 2003 et 2006 puis aucolloque qui l’a conclu. Les coordonnateurs de l’ouvrage s’attaquent en effet à un des problèmesles plus complexes de la réflexion sociologique : la prise en compte des phénomènes de rupturestemporelles dans les trajectoires d’individus, de groupes ou d’institutions.

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Pour eux les sciences sociales, singulièrement en France, ont eu trop tendance à considérer lacontingence, l’événement et la rupture de trajectoires longitudinales comme hors de leur portée.Au mieux comme la simple rencontre aléatoire entre séries causales indépendantes qui, elles,peuvent être expliquées.

« Si nous nous sommes tant interrogés sur les événements et les bifurcations, écrivent lescoordonnateurs dans leur introduction, c’est qu’il nous semblait que la sociologie leurfaisait bien peu de place dans ses débats théoriques alors même que dans leurs recherchesempiriques les sociologues s’y trouvaient confrontés en permanence (. . .). Recherchantsurtout les causalités, les effets de structures, les régularités et les processus continus, lasociologie a longtemps disposé de peu de concepts et d’outils susceptibles d’aider à l’analysede changements plus brusques et imprévisibles qui impliqueraient de donner du sens à dessituations de rupture de parcours, de contingence et d’événement, contre lesquelles elles’est en grande partie construite. »

Cet aveuglement est d’autant plus regrettable que dans d’autres contextes académiques (auxÉtats-unis notamment) mais aussi dans des disciplines voisines comme l’économie, la sciencepolitique, l’histoire ou la philosophie, de nombreuses « transitions paradigmatiques » ont déjàpermis de donner plus de poids à l’analyse de ces « changements brusques et imprévisibles » quel’on peut qualifier de « bifurcations », qu’elles se déroulent à l’échelle d’une carrière individuelleou de l’histoire d’un groupe ou d’un pays tout entier. Cette carence apparaît particulièrementdommageable dans « un contexte socio-économique marqué par l’accélération des changements ».

De ce point de départ découle la forme même de l’ouvrage, concu comme une juxtapositionde contributions ne cachant pas l’éclatement de leurs ancrages disciplinaires ou les variationssémantiques qu’elles opèrent autour des concepts les plus centraux de l’ouvrage.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à une approche épistémologique. Le casde la sociologie, central dans l’économie de l’ouvrage, est traité par les coordonnateurs. Ilsmontrent que celle-ci est restée fortement dépendante, en Europe à tout le moins, d’une visionstructurale et « balistique » — c’est-à-dire linéaire — des trajectoires individuelles. Chez FrancoisSimiand, Émile Durkheim ou Karl Marx domine en effet un certain déni de l’aléas biographique.A contrario, les interactionnistes américains, en développant des notions comme celle de« carrière » et de « turning point » ont ouvert des voies originales pour comprendre les bifurca-tions des trajets personnels. La comparaison avec les autres disciplines montre pour l’essentiel unclivage paradigmatique. Alors que la question de « l’événement » est centrale pour l’historien etle philosophe, l’économiste et le politiste lui préfèrent celle de la « bifurcation » qui a fait l’objetd’un travail déjà conséquent de formalisation dans tous les modèles d’analyse du changementfondés sur le mécanisme dit de la « dépendance au sentier ».

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à une approche morphologique des phénomènesde bifurcation. Elle est introduite par la traduction d’un texte de William Sewell originellementparu dans un ouvrage collectif dirigé par Terence McDonald (The Historic Turn in HumanSciences, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 1996). L’auteur y fait le constat d’un« tournant historique » de la sociologie américaine et promeut un « usage événementiel » de la tem-poralité qui ne recule pas devant une certaine dilution dans le récit de l’ambition nomologique dessciences sociales : « pour être adéquates, des descriptions événementielles des processus sociauxdevraient ressembler plus à des histoires bien faites ou des narrations qu’à des lois de la physique ».

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la « rupture » et à la notion de « turningpoint ». Elle est introduite par la traduction du chapitre 8 de Time Matters (University of ChicagoPress, Chicago, 2001) de Andrew Abbott, un texte qui pose très clairement les principes du

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« positivisme narratif » dont l’auteur est un des défenseurs depuis les années 1990 et qui proposeune analyse de la structure sociale comme « mémoire encodée du processus passé », c’est-à-direcomme une succession de « séquences » faisant alterner, sous des formes variées qu’il est possiblede typologiser, « trajectoires » et « turning points ».

La quatrième partie de l’ouvrage explore la question de la perception subjective des carrièreset de la dimension intersubjective et discursive des phénomènes de bifurcation. Comme le montreMichèle Leclerc-Olive, toute bifurcation relève en effet aussi d’une expérience sensible souventmarquée par le caractère « tranchant » de l’événement biographique. De leur côté, HarrissonWhite, Frederic Godart et Matthias Thiemann replacent la question des bifurcations dans lathéorie plus large des formations sociales à laquelle le nom de Harrisson White est dorénavantassocié.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage porte sur la dimension collective des bifurcations : leseffets d’organisation, de contexte institutionnel ou même ceux de l’environnement sont explorésdans un sens qui pousse par exemple Jean-Pierre Dupuy à proposer, plus que l’explication desbifurcations du passé, une véritable « science du futur ».

C’est la grande richesse de cet ouvrage que de proposer de nombreux regards différents sur unphénomène dont les auteurs ne cherchent pas à forcer la cohérence scientifique. Cette perspectiveconduit à l’évidence à négliger certaines pistes (on peut penser aux développements de la careertheory, très présente dans les disciplines de la gestion ou encore aux travaux de Richard Senett surla question de la résistances des individus au changement biographique en régime de capitalismeflexible). Elle conduit aussi à juxtaposer parfois des concepts ayant des usages différents dans lesdisciplines qui les emploient.

Mais l’ouvrage aborde de nombreux problèmes qui se posent régulièrement au sociologue :celui du raisonnement par cas et de son rapport au raisonnement par variables (notamment lorsquele nombre de cas envisageables est petit) ; celui de la dimension « narrative » des matériauxcollectés, souvent réorientés par leurs auteurs autour du « point final » qu’ils ont atteint, au risque,comme le note Marielle Poussu-Plesse dans sa contribution, de négliger les phénomènes itératifsdont sont faites les trajectoires individuelles ; celui de la dimension plus ou moins narrative desrécits élaborés par le sociologue lui-même.

Tous les auteurs réunis ici partagent finalement une même ambition : pour eux les rupturesde trajectoires, loin d’être la dernière et irréductible part d’ignorance que les sciences socialesdevraient au caractère imparfait qui est le leur, pourront un jour être mieux connues et expliquéesqu’elle le sont actuellement.

Gilles BastinUMR Pacte, institut d’études politiques, université de Grenoble,

BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.017

Les paradoxes de la sécurité : le cas d’AZF, G. De Terssac, J. Mignard. Presse universitairede France, Paris (2011). 254 pp.

Bien que consacré au cas de l’usine AZF, l’ouvrage de Gilbert De Terssac et Jacques Mignardne traite pas de la catastrophe survenue à Toulouse le 21 septembre 2001 mais de l’organisation dela sécurité dans l’usine au cours des 20 dernières années qui ont précédé l’accident (1981–2001).