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276 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 La négociation du temps de travail : une comparaison France-Allemagne, J. Thoemmes. LGDJ, Paris (2010). 184 pp. Jens Thoemmes affine ici la thèse de son précédent livre 1 selon laquelle le temps de travail devient la variable d’ajustement du marché des produits et acquiert les mêmes caractéristiques de variabilité, voire de volatilité que les marchés financiers. Toutefois, le marché est ici entendu comme un « principe de coordination des activités » qui englobe, au-delà du marché des produits, le travail réel lui-même et la fac ¸on dont il engage la subjectivité de l’individu, son articulation avec le hors travail et l’emploi. Une telle globalisation des enjeux de la négociation suppose de profondes évolutions quant aux modalités et conditions de la régulation qui relève désormais essentiellement de la négociation d’entreprise, voire d’une négociation individuelle, qui serait l’ultime stade de la marchandisation du temps de travail. L’auteur voit dans l’émergence de normes temporelles variables une récurrence d’un mouve- ment qui a pris naissance au Moyen Âge lorsque les marchands ont émancipé le temps de travail de ses cycles naturels et de sa conception religieuse. Cette évolution prendra toute son ampleur durant le XIX e siècle lorsque le temps de travail, non seulement n’appartient pas à l’individu, mais devient facteur de son aliénation. C’est de que date l’émergence d’une régulation qui visait à protéger la santé des individus et qui instaurait un temps de travail (plus ou moins) stable, régulé et contrôlé. Cette standardisation du temps de travail tend à être remise en cause depuis le tournant des années 1980 via une nouvelle forme de régulation dont l’emploi devient, avec la question de la compétitivité économique, un des enjeux à travers l’échange entre réduction du temps de travail et flexibilité temporelle. C’est l’objet du deuxième chapitre d’analyser ce processus de déstandardisation du temps de travail en France. Jens Thoemmes y souligne les nouvelles relations qui s’établissent entre temps, efficacité économique et emploi. Il lui apparaît que les modalités de la variabilité temporelle répondent à la nécessité de gérer la variabilité croissante de l’activité économique, tout en limitant ses effets sur l’emploi et en offrant de nouvelles possibilités aux individus dans leurs usages du temps. Dans le troisième chapitre, l’auteur s’appuie sur un riche matériau empirique pour analy- ser comment une telle mutation dans les termes de l’échange entre efficacité économique de l’entreprise, emploi et conditions de vie et de travail, s’incarne dans les pratiques des acteurs de la négociation. Il retrace les différentes étapes d’un processus d’autonomisation des acteurs de l’entreprise dans la régulation du temps de travail. Ce processus, qui s’instrumente notamment à travers la procédure du mandatement, atteste de l’émergence de négociations globales portant sur la durée et les rythmes du travail, l’emploi et les salaires. Ce sont donc les formes et les contenus de la régulation qui sont affectés. De ce point de vue, il s’agit pour l’auteur d’une régulation « conjointe » 2 qui est largement instrumentée par cette régulation « intermédiaire » que figure le mandatement. Dans un dernier chapitre, Jens Thoemmes illustre son hypothèse d’une généralisation du « marché comme moteur de la construction des compromis » à travers l’analyse de la négocia- tion « permanente » dans l’entreprise allemande Volkswagen (VW). Les négociations qui s’y sont déroulées depuis l’accord emblématique de 1993 attestent de cette prégnance des marchés lisible dans l’évolution des slogans affichés en support des logiques déployées : de « chaque emploi a 1 Jens Thoemmes, 2000, Vers la fin du temps de travail, Puf, Paris. 2 Jean-Daniel Reynaud, 1997, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, Paris.

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276 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294

La négociation du temps de travail : une comparaison France-Allemagne, J. Thoemmes.LGDJ, Paris (2010). 184 pp.

Jens Thoemmes affine ici la thèse de son précédent livre1 selon laquelle le temps de travaildevient la variable d’ajustement du marché des produits et acquiert les mêmes caractéristiquesde variabilité, voire de volatilité que les marchés financiers. Toutefois, le marché est ici entenducomme un « principe de coordination des activités » qui englobe, au-delà du marché des produits,le travail réel lui-même et la facon dont il engage la subjectivité de l’individu, son articulationavec le hors travail et l’emploi. Une telle globalisation des enjeux de la négociation suppose deprofondes évolutions quant aux modalités et conditions de la régulation qui relève désormaisessentiellement de la négociation d’entreprise, voire d’une négociation individuelle, qui seraitl’ultime stade de la marchandisation du temps de travail.

L’auteur voit dans l’émergence de normes temporelles variables une récurrence d’un mouve-ment qui a pris naissance au Moyen Âge lorsque les marchands ont émancipé le temps de travailde ses cycles naturels et de sa conception religieuse. Cette évolution prendra toute son ampleurdurant le XIXe siècle lorsque le temps de travail, non seulement n’appartient pas à l’individu,mais devient facteur de son aliénation. C’est de là que date l’émergence d’une régulation quivisait à protéger la santé des individus et qui instaurait un temps de travail (plus ou moins) stable,régulé et contrôlé. Cette standardisation du temps de travail tend à être remise en cause depuisle tournant des années 1980 via une nouvelle forme de régulation dont l’emploi devient, avec laquestion de la compétitivité économique, un des enjeux à travers l’échange entre réduction dutemps de travail et flexibilité temporelle.

C’est l’objet du deuxième chapitre d’analyser ce processus de déstandardisation du temps detravail en France. Jens Thoemmes y souligne les nouvelles relations qui s’établissent entre temps,efficacité économique et emploi. Il lui apparaît que les modalités de la variabilité temporellerépondent à la nécessité de gérer la variabilité croissante de l’activité économique, tout en limitantses effets sur l’emploi et en offrant de nouvelles possibilités aux individus dans leurs usages dutemps.

Dans le troisième chapitre, l’auteur s’appuie sur un riche matériau empirique pour analy-ser comment une telle mutation dans les termes de l’échange entre efficacité économique del’entreprise, emploi et conditions de vie et de travail, s’incarne dans les pratiques des acteurs dela négociation. Il retrace les différentes étapes d’un processus d’autonomisation des acteurs del’entreprise dans la régulation du temps de travail. Ce processus, qui s’instrumente notamment àtravers la procédure du mandatement, atteste de l’émergence de négociations globales portant surla durée et les rythmes du travail, l’emploi et les salaires. Ce sont donc les formes et les contenusde la régulation qui sont affectés. De ce point de vue, il s’agit pour l’auteur d’une régulation« conjointe »2 qui est largement instrumentée par cette régulation « intermédiaire » que figure lemandatement.

Dans un dernier chapitre, Jens Thoemmes illustre son hypothèse d’une généralisation du« marché comme moteur de la construction des compromis » à travers l’analyse de la négocia-tion « permanente » dans l’entreprise allemande Volkswagen (VW). Les négociations qui s’y sontdéroulées depuis l’accord emblématique de 1993 attestent de cette prégnance des marchés lisibledans l’évolution des slogans affichés en support des logiques déployées : de « chaque emploi a

1 Jens Thoemmes, 2000, Vers la fin du temps de travail, Puf, Paris.2 Jean-Daniel Reynaud, 1997, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, Paris.

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 277

un visage » (1993) à « chaque emploi a un client » (1996). Au-delà de ces nouvelles modalitéset logiques de négociations, c’est la conception même du temps de travail qui se trouve modi-fiée, avec pour ultime développement, le fait que le temps n’est plus la mesure de la tâche, maisque c’est la tâche qui prévaut sur le temps (« temps de travail à valeur ajoutée » ou « temps deconfiance »).

L’analyse proposée par Jens Thoemmes est riche de 20 années d’observation des négociationssur le temps de travail dans la région Midi-Pyrénées à quoi il convient d’ajouter 10 années de suivides négociations chez VW à propos desquelles le lecteur apprendra beaucoup. Les conclusionsrelatives à la prégnance du marché dans la facon dont le temps de travail est régulé et organisé ainsiqu’à l’importance croissante de l’entreprise dans cette régulation sont incontestables et largementpartagées par les observateurs de cette thématique. Reste que l’on aurait apprécié que l’auteurmette son matériau empirique au miroir des bilans nationaux de la négociation collective afinde valider son constat d’une « régulation intermédiaire » faisant intervenir le territoire de facontangible. Il nous semble, à le lire, que le mandatement n’est que la traduction locale d’un dialoguesocial qui, en France, est absent des branches. En ce sens, il ne relève pas d’un dialogue socialterritorial dans lequel le territoire ferait entendre sa propre spécificité. De même, l’idée que larégulation centralisée aurait fait le lit d’une régulation par le marché nous semble devoir êtrenuancée, tant il apparaît que les lois Aubry en France ou les accords conclus dans la métallurgieallemande entre 1984 et 1995 ont instauré la réduction du temps de travail dans un double objectifde partage du travail et d’amélioration des conditions de vie des salariés. Il s’ensuit que la thèsed’une emprise absolue du marché sur la régulation du temps de travail ne nous semble pas fairedroit de l’importance croissante prise en Europe par les questions relatives à l’articulation entretemps de travail et temps hors travail, à celles émergentes qui traitent du stress et du mal-être autravail ou encore du « droit à son propre temps ». Certes, ces orientations demeurent fragiles et nesont pas structurantes de la régulation, mais elles s’imposent dans le champ social de plus en pluscomme contreparties nécessaires au développement de la flexibilité productive et influencent, parlà même, la négociation sur le temps de travail.

Jean-Yves BoulinUMR 7170, IRISSO, université Paris-Dauphine, place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny,

75775 Paris cedex 16, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.012

Le sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, P. Flichy. Seuil,Paris (2010). 96 pp.

Depuis quelques années déjà, les technologies numériques ont permis à un grand nombred’individus de vivre plus intensément leurs « passions ordinaires ». Ces technologies — au premierrang desquelles figure Internet — ont en effet constitué un excellent point d’appui au développe-ment d’activités amatrices variées et à leur publicisation. L’avènement de l’ère numérique a ainsifortement concouru à la montée en puissance des amateurs sur les scènes culturelles, politiqueset scientifiques. Dans cet ouvrage, Patrice Flichy explore ces trois domaines de compétences(respectivement dans les chapitres un, deux et trois) en portant son attention sur les formes departicipation amatrices qui y siègent.

Il constate tout d’abord que le répertoire d’actions à la disposition des amateurs est relativementlarge. Il va de la « réception créatrice » (p. 31) au montage de projets collaboratifs en passant par la