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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 269 remettent en cause d’importants concepts de la sociologie économique, y compris l’existence de cette dernière, même si leur objectif était de proposer un manifeste de la sociologie économique à promouvoir. D’autre part, une fermeture sur une « sociologie économique des sociologues » en n’accordant aucune place à la « sociologie économique des économistes » (et cela même si l’on y retrouve des contributions d’autres disciplines dont les sciences de la gestion). De l’extérieur de l’espace franco-franc ¸ais, ces deux sociologies économiques nous semblent bien constituer une des spécificités de la sociologie économique franc ¸aise, comme en témoigne par ailleurs l’ouvrage collectif réalisé sous la direction de l’économiste Philippe Steiner et du sociologue Franc ¸ois Vatin qui proposent un panorama de la sociologie économique franc ¸aise. Mais, reconnaissons-le, tel n’était pas l’intention de l’ouvrage collectif dont nous avons tenté de rendre compte. Benoît Lévesque Département de sociologie, centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), université du Québec à Montréal (UQAM), CP 8888 Succ Centre-Ville, Montréal (PQ) H3 C 3P8, Canada Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.013 Et maintenant une page de pub ! Une histoire morale de la publicité à la télévision franc ¸aise (1968–2008), S. Parasie. Ina Éditions, Bry-sur-Marne (2010). 265 pp. Dans l’ouvrage tiré de sa thèse, Sylvain Parasie explore un domaine de recherches encore peu investigué par les sociologues : la publicité. Il s’intéresse aux transformations des spots télévisés dans leur contexte sociopolitique, en faisant l’histoire sociale des règles encadrant les campagnes. Cette histoire débute en 1968 avec l’apparition de la publicité de marque sur le petit écran et se clôt en 2008, lors de l’annonce de sa suppression partielle sur les chaînes publiques. L’auteur analyse la régulation conjointement produite par les acteurs du contrôle des campagnes que sont les pouvoirs publics, la société civile et les professionnels du secteur. Au sein ou en marge d’instances spécialisées telles la Régie franc ¸aise de publicité (RFP), chargée de gérer la diffusion des spots et le Bureau de vérification de la publicité (BVP), organe de la déontologie professionnelle, ces groupes d’acteurs ont été amenés à débattre du contenu acceptable des publicités. L’intérêt se porte en particulier sur les représentations du public qui équipent leurs jugements. L’étude s’appuie sur une enquête par entretiens, les films publicitaires conservés par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), les archives de la RFP, ainsi que sur les débats parlementaires de la période. De nombreux exemples de campagnes donnent à voir la fac ¸on dont elles ont été jugées, critiquées, censurées et témoignent de la transformation des mœurs de la société franc ¸aise. Les trois parties de l’ouvrage sont organisées diachroniquement : la première est consacrée à la décennie 1970 pendant laquelle sont mises en place des instances de contrôle ; la seconde aux années 1980, que Jacques Séguéla a appelé « les années pub », caractérisées par le retrait des pouvoirs publics comme de la critique sociale ; la dernière partie, qui couvre les années 1990 et 2000, analyse le retour des critiques comme le réinvestissement du politique dans la régulation. Dans les années 1960, une large part du monde intellectuel considère que la publicité est le vecteur d’une nouvelle idéologie de la consommation. Des responsables politiques relaient cette critique, en insistant sur l’impact délétère de la publicité sur les programmes télévisés. Le gouvernement Pompidou met au contraire en avant son rôle économique et notamment sa

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 269

remettent en cause d’importants concepts de la sociologie économique, y compris l’existence decette dernière, même si leur objectif était de proposer un manifeste de la sociologie économiqueà promouvoir. D’autre part, une fermeture sur une « sociologie économique des sociologues » enn’accordant aucune place à la « sociologie économique des économistes » (et cela même si l’ony retrouve des contributions d’autres disciplines dont les sciences de la gestion). De l’extérieurde l’espace franco-francais, ces deux sociologies économiques nous semblent bien constituer unedes spécificités de la sociologie économique francaise, comme en témoigne par ailleurs l’ouvragecollectif réalisé sous la direction de l’économiste Philippe Steiner et du sociologue Francois Vatinqui proposent un panorama de la sociologie économique francaise. Mais, reconnaissons-le, teln’était pas l’intention de l’ouvrage collectif dont nous avons tenté de rendre compte.

Benoît LévesqueDépartement de sociologie, centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES),

université du Québec à Montréal (UQAM), CP 8888 Succ Centre-Ville, Montréal (PQ) H3 C3P8, Canada

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.013

Et maintenant une page de pub ! Une histoire morale de la publicité à la télévision francaise(1968–2008), S. Parasie. Ina Éditions, Bry-sur-Marne (2010). 265 pp.

Dans l’ouvrage tiré de sa thèse, Sylvain Parasie explore un domaine de recherches encore peuinvestigué par les sociologues : la publicité. Il s’intéresse aux transformations des spots télévisésdans leur contexte sociopolitique, en faisant l’histoire sociale des règles encadrant les campagnes.Cette histoire débute en 1968 avec l’apparition de la publicité de marque sur le petit écran et se clôten 2008, lors de l’annonce de sa suppression partielle sur les chaînes publiques. L’auteur analysela régulation conjointement produite par les acteurs du contrôle des campagnes que sont lespouvoirs publics, la société civile et les professionnels du secteur. Au sein ou en marge d’instancesspécialisées telles la Régie francaise de publicité (RFP), chargée de gérer la diffusion des spotset le Bureau de vérification de la publicité (BVP), organe de la déontologie professionnelle, cesgroupes d’acteurs ont été amenés à débattre du contenu acceptable des publicités. L’intérêt seporte en particulier sur les représentations du public qui équipent leurs jugements.

L’étude s’appuie sur une enquête par entretiens, les films publicitaires conservés par l’Institutnational de l’audiovisuel (INA), les archives de la RFP, ainsi que sur les débats parlementairesde la période. De nombreux exemples de campagnes donnent à voir la facon dont elles ontété jugées, critiquées, censurées et témoignent de la transformation des mœurs de la sociétéfrancaise.

Les trois parties de l’ouvrage sont organisées diachroniquement : la première est consacréeà la décennie 1970 pendant laquelle sont mises en place des instances de contrôle ; la secondeaux années 1980, que Jacques Séguéla a appelé « les années pub », caractérisées par le retrait despouvoirs publics comme de la critique sociale ; la dernière partie, qui couvre les années 1990 et2000, analyse le retour des critiques comme le réinvestissement du politique dans la régulation.

Dans les années 1960, une large part du monde intellectuel considère que la publicité estle vecteur d’une nouvelle idéologie de la consommation. Des responsables politiques relaientcette critique, en insistant sur l’impact délétère de la publicité sur les programmes télévisés.Le gouvernement Pompidou met au contraire en avant son rôle économique et notamment sa

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contribution au financement des chaînes. Ces controverses, décrites dans le premier chapitre,servent à planter le décor : en 1968, la publicité commerciale est finalement autorisée sur les écransde l’Office de radiodiffusion télévision francaise (ORTF). Les chapitres suivants nous font pénétrerau cœur du fonctionnement de la commission de visionnage de la RFP. Ses membres, représentantsdes consommateurs, des professionnels (agences et annonceurs) et des ministères concernés,évaluent les spots avant leur diffusion. Ce travail d’arbitrage s’appuie notamment sur différentesreprésentations des consommateurs. Au final, la RFP parvient à intéresser (au sens de MichelCallon, p. 64) les différents groupes d’acteurs, mus par des normativités hétérogènes (juridiques,techniques, morales, professionnelles). La volonté des fonctionnaires de la commission de définirla morale montre par exemple que la télévision est utilisée pour moderniser les mœurs, au nomd’une conception gaulliste centralisée du pouvoir.

Dans les années 1980, décennie de la libéralisation de l’audiovisuel, la publicité devient unenjeu politique et financier. Les militants consuméristes et féministes délaissent le terrain de lacritique ; le personnel politique, y compris la gauche, se rallie à l’acceptation de la publicité,tandis que les pouvoirs publics amorcent leur désengagement du contrôle. Dans le même temps,les professionnels renouvellent leurs créations en jouant avec l’humour et le second degré. Lareprésentation d’un téléspectateur critique, attiré par l’humour, est aussi celle que les tribunaux,lorsqu’ils sont saisis, retiennent généralement. Notons que la rhétorique des publicitaires (qui« essaient de concevoir des campagne destinées à “faire rêver” », p. 143), utilisée pour contrer leprojet de loi antisexiste du ministère du droit des femmes, est tout à fait contemporaine. C’estcette représentation d’un public en attente de surprise et de divertissement que les professionnelsdéfendent aujourd’hui, lorsqu’ils condamnent les atteintes à leur liberté de création.

La troisième partie s’ouvre sur l’étude du retour des mobilisations contre la publicité. Enparallèle aux mouvements « antipub » se développe la défense de groupes ciblés (catholiques,personnes noires). Pour concevoir leurs messages, les professionnels s’appuient plutôt sur lafigure d’un consommateur moyen, tout en tentant de profiter de la segmentation de l’offre télé-visée pour toucher des publics spécifiques. En 1991, les pouvoirs publics transfèrent au BVP,qui le réclamait, le contrôle des publicités télévisées. Les professionnels prennent la main, maisles nouvelles réglementations sectorielles (alcool, tabac, alimentation), qui marquent le retourdu volontarisme politique, conduisent les professionnels à utiliser toujours plus les servicesjuridiques.

Pour rendre ses jugements, le BVP s’appuie sur les courriers des consommateurs et sur ses« recommandations » déontologiques inspirées de la réglementation en vigueur (par exemple, surla « dignité de la personne humaine » ou la protection des enfants). Ce rôle politique affranchi dudroit vaut au BVP les critiques des juristes, qui contribuent eux aussi à la régulation publicitaire,aux côtés des pouvoirs publics.

Si la publicité a suscité de vifs débats, le format télévisé est celui qui a le plus nourri lescontroverses, comme il a été vecteur d’une intégration de la publicité à la culture populairecontemporaine. Il a aussi fait l’objet d’un contrôle spécifique, au croisement de groupes d’acteurshétérogènes. Choisir ce format permet ainsi de rendre compte de la dynamique sociale destransformations des normes publicitaires, ce que fait l’ouvrage de manière convaincante.

Dans la perspective revendiquée de la sociologie pragmatique, sont étudiées les interactionsnécessaires à la coordination des acteurs de la commission de la RFP. Une attention est aussiportée à la matérialité de cette coordination (fiches de jurisprudence et dispositifs d’archivagepermettant de comparer donc d’évaluer les contenus, p. 77). Les illustrations et études de casrendent en outre le propos concret. On regrette en revanche que l’étude du fonctionnement duBVP, moins documentée, n’ait pas été menée dans la même veine. Cela aurait donné du corps à la

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dernière partie, moins attentive à rendre compte des représentations des publics, ce qui est l’objectifaffiché au départ. Par ailleurs, mobiliser les travaux de sociologie économique sur l’inscriptiondes consommateurs dans la conception des produits aurait pu ouvrir des parallèles fructueux, pourcomparer la manière dont les représentations contribuent à faconner les médiations marchandes.

Au terme de son livre, Sylvain Parasie avance l’idée d’une nécessaire construction de figuresdu public pour élaborer les normes publicitaires, construction qui a contribué, selon lui, à unemeilleure connaissance de ces publics. L’apport le plus intéressant, de notre point de vue, estd’avoir montré comment la publicité télévisée a été utilisée pour orienter les comportements, surle plan des mœurs ou sur celui des pratiques sanitaires.

Laure GaertnerUniversité Paris X Nanterre, IDHE, 200, avenue de la République, 92000 Nanterre, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.015

Théorie anti-utilitariste de l’action, fragments d’une sociologie générale, A. Caillé. LaDécouverte, Paris (2009). 192 pp.

Certains se sont consacrés à décrire l’émergence historique du sujet de l’intérêt1 ; Alain Cailléquant à lui, dans son ouvrage Théorie anti-utilitariste de l’action, cherche à dépasser l’idée queles hommes sont « réductibles à la figure de l’Homo œconomicus ». L’ambition de l’auteur estexplicite : déterminer les ressorts de l’action des sujets sociaux et faire d’une théorie de l’actionqui ne soit pas circonscrite à la logique de l’intérêt « le point de départ nécessaire d’une sociologiegénérale ». Il suffit de parcourir la longue bibliographie de l’auteur, fondateur et directeur de larevue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), pour comprendre qu’il n’enest plus à son coup d’essai. On évolue ici sur son terrain de prédilection.

Le livre est composé de deux parties, auxquelles s’ajoutent trois annexes conséquentes sur despoints théoriques. La première partie, dans laquelle l’auteur expose ses arguments en faveur d’unethéorie anti-utilitariste de l’action, s’appuie sur une analyse minutieuse des ressorts de l’actionfaisant du sujet un être de liberté-créativité, mu par un désir de reconnaissance. La seconde, plusexploratoire, est intitulée Du (quasi-) sujet collectif. Le politique et le religieux. Elle présenteune réflexion sur l’articulation des ordres de l’action collective, notamment du politique et del’économique.

Selon Alain Caillé, toute tentative de caractérisation des ressorts de l’action « reste prisonnièred’une axiomatique de l’intérêt », qu’elle procède du « rapport de soi à soi » (désir de conservation)ou du rapport « de soi aux autres » (désir de reconnaissance). Or, cette axiomatique n’est passatisfaisante. Elle est tautologique si l’on entend formellement « par intérêt le concept qui désigneles mobiles qui poussent à l’action » ; partielle si l’on s’intéresse « aux variantes substantialistesdu discours de l’intérêt » parmi lesquelles l’amour propre, l’habitus, le désir sexuel, la volonté depuissance, etc. En conséquence, l’auteur lui substitue quatre pôles de l’action — qui sont aussiceux du don — enchevêtrés mais irréductibles : l’intérêt (égoïste), l’aimance (désintéressement,altruisme), l’obligation et la liberté. Cette typologie permet de baliser avec nuance les déterminantsde l’action, du point de vue du sujet individuel comme du sujet collectif.

1 Christian Laval, 2007, L’Homme économique, Gallimard, Paris.