3
Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 399 subtil de besoin de sécurité et d’engagement dans l’exploration. Enfin, se dégage tout un langage qui, en dehors des jugements réciproques des individus les uns vis-à-vis des autres, se construit effectivement pour parler du travail lui-même. Par contre, on voit beaucoup moins bien les outils, et plus généralement l’ensemble des appuis, qui permettent aux individus de se positionner les uns vis-à-vis des autres (pour se coordonner, se lier, s’affronter, régler des conflits, partager des territoires, etc.). Certes, dans le cas d’espèce, la distribution des tâches, pour prendre ce point précis, semble se faire harmonieusement, par une division « spontanée » entre les deux catégo- ries d’agents. Mais cela ne peut tenir lieu de cadre pour le programme d’ensemble que dessine l’ouvrage. Ici également, l’absence d’un niveau d’analyse plus proprement organisationnel fait sentir ses effets. Il serait intéressant de voir comment il peut s’articuler aux autres niveaux, dans une « extension de programme » qui ne me paraît pas incompatible avec les grandes lignes de celui-ci. C’est un point me semble-t-il important, dès lors que l’on ne souhaite pas assister à un déconnexion entre d’un côté des recherches qui traitent avec précision du travail en train de se faire (y compris dans la version « travail en personne » que propose Alexandra Bidet, et avec toute l’ampleur, en arrière-plan, d’une anthropologie de l’homme), et de l’autre côté des recherches qui traitent des transformations des organisations et du management. Nicolas Dodier GSPM-IMM, 10, rue Monsieur-Le-Prince, 75006 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.07.005 Economic lives. How culture shapes the economy, V.A. Zelizer. Princeton University Press, Princeton (2011). 494 pp. Le dernier ouvrage de Viviana A. Zelizer est une compilation réunissant 18 textes écrits de 1978 à 2010, pour la plupart déjà publiés et qui reprennent les grands thèmes de son œuvre. Ce livre offre une vue d’ensemble des travaux d’une sociologue contemporaine majeure. Il donne à voir l’élaboration de ses questions de recherche et la stabilisation de ses concepts. Viviana A. Zelizer se prête de bonne grâce au travail réflexif que suppose la publication d’un tel ouvrage, d’autant plus facilement que les étapes de sa recherche sont parfaitement scandées à travers ses quatre précédents ouvrages 1 , qui présentent à la fois une grande cohérence quant aux thèmes abordés et un élargissement progressif de l’analyse. Elle assume sa position de fon- datrice d’une branche de la sociologie économique que l’on pourrait qualifier de sociologie économique culturelle et relationnelle et propose ainsi un livre qui est à la fois une analyse rétrospective sur son travail et un programme de recherches futures pour les sociologues comme pour les économistes, à qui elle s’adresse dès l’introduction. Le livre est organisé autour des six domaines étudiés par Viviana A. Zelizer : chaque partie comporte une introduction de quelques pages, extrêmement denses, écrites pour l’ouvrage, puis trois ou quatre textes. Le premier thème est celui de la valorisation de la vie humaine, il est séminal pour Viviana A. Zelizer, puisque ses deux premiers ouvrages traitaient de l’assurance-vie et de la valorisation 1 Viviana A. Zelizer, Morals and markets: The development of life insurance in the United States, Columbia University Press, NY, 1979 ; Pricing the Priceless Child, Basic books, NY, 1985 ; The Social meaning of Money, Basic books, NY, 1994 ; The Purchase of Intimacy, Princeton University Press, Princeton, 2005.

Comptes rendus

  • Upload
    jeanne

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 399

subtil de besoin de sécurité et d’engagement dans l’exploration. Enfin, se dégage tout un langagequi, en dehors des jugements réciproques des individus les uns vis-à-vis des autres, se construiteffectivement pour parler du travail lui-même. Par contre, on voit beaucoup moins bien les outils,et plus généralement l’ensemble des appuis, qui permettent aux individus de se positionner lesuns vis-à-vis des autres (pour se coordonner, se lier, s’affronter, régler des conflits, partager desterritoires, etc.). Certes, dans le cas d’espèce, la distribution des tâches, pour prendre ce pointprécis, semble se faire harmonieusement, par une division « spontanée » entre les deux catégo-ries d’agents. Mais cela ne peut tenir lieu de cadre pour le programme d’ensemble que dessinel’ouvrage. Ici également, l’absence d’un niveau d’analyse plus proprement organisationnel faitsentir ses effets. Il serait intéressant de voir comment il peut s’articuler aux autres niveaux, dansune « extension de programme » qui ne me paraît pas incompatible avec les grandes lignes decelui-ci. C’est un point me semble-t-il important, dès lors que l’on ne souhaite pas assister à undéconnexion entre d’un côté des recherches qui traitent avec précision du travail en train de sefaire (y compris dans la version « travail en personne » que propose Alexandra Bidet, et avec toutel’ampleur, en arrière-plan, d’une anthropologie de l’homme), et de l’autre côté des recherches quitraitent des transformations des organisations et du management.

Nicolas DodierGSPM-IMM, 10, rue Monsieur-Le-Prince, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.07.005

Economic lives. How culture shapes the economy, V.A. Zelizer. Princeton University Press,Princeton (2011). 494 pp.

Le dernier ouvrage de Viviana A. Zelizer est une compilation réunissant 18 textes écrits de1978 à 2010, pour la plupart déjà publiés et qui reprennent les grands thèmes de son œuvre. Celivre offre une vue d’ensemble des travaux d’une sociologue contemporaine majeure. Il donne àvoir l’élaboration de ses questions de recherche et la stabilisation de ses concepts.

Viviana A. Zelizer se prête de bonne grâce au travail réflexif que suppose la publication d’untel ouvrage, d’autant plus facilement que les étapes de sa recherche sont parfaitement scandéesà travers ses quatre précédents ouvrages1, qui présentent à la fois une grande cohérence quantaux thèmes abordés et un élargissement progressif de l’analyse. Elle assume sa position de fon-datrice d’une branche de la sociologie économique — que l’on pourrait qualifier de sociologieéconomique culturelle et relationnelle — et propose ainsi un livre qui est à la fois une analyserétrospective sur son travail et un programme de recherches futures pour les sociologues commepour les économistes, à qui elle s’adresse dès l’introduction.

Le livre est organisé autour des six domaines étudiés par Viviana A. Zelizer : chaque partiecomporte une introduction de quelques pages, extrêmement denses, écrites pour l’ouvrage, puistrois ou quatre textes.

Le premier thème est celui de la valorisation de la vie humaine, il est séminal pour VivianaA. Zelizer, puisque ses deux premiers ouvrages traitaient de l’assurance-vie et de la valorisation

1 Viviana A. Zelizer, Morals and markets: The development of life insurance in the United States, Columbia UniversityPress, NY, 1979 ; Pricing the Priceless Child, Basic books, NY, 1985 ; The Social meaning of Money, Basic books, NY,1994 ; The Purchase of Intimacy, Princeton University Press, Princeton, 2005.

400 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431

des enfants. De la construction morale et éthique d’un marché, son questionnement s’est élargià la facon dont les individus dressent des barrières sociales entre l’intime et le marchand. Dansles années 2000, elle a retravaillé ces objets en y intégrant l’économie du care et la sociologieféministe.

Le deuxième thème est le plus connu en France, celui de la signification sociale de l’argent. Ony retrouve le concept de marquage de l’argent ainsi que son analyse des transactions monétaireslui ayant permis de montrer que la vision moderniste d’un argent fongible, universel et transparentne correspond pas à la réalité des pratiques monétaires. Les modes de paiement sont insérés dansles relations sociales complexes des personnes qui échangent et doivent y correspondre : un salairen’est pas un cadeau, les transferts d’argent entre époux ne sont pas des compensations de travail.

Le thème suivant est celui de l’économie intime : si l’argent s’insère dans les liens sociaux,quelles en sont les conséquences ? Pervertit-il tout ce qu’il approche ? Viviana A. Zelizer luttedans son œuvre contre une vision du monde en sphères séparées et mondes hostiles, qui poseque l’intimité et les questions économiques ne doivent pas s’interpénétrer sous peine de pollu-tion réciproque. Or, montre-t-elle, cette interpénétration est constante dans la pratique. Dès lors,l’approche moralisatrice n’est d’aucun secours pour l’analyse, qui doit au contraire compren-dre comment les individus produisent des « good matches », c’est-à-dire font en sorte que lestransactions monétaires soient en adéquation avec les relations sociales dans lesquelles elless’insèrent.

La quatrième partie traite de l’économie du care et reprend les grands thèmes de l’ouvrage ThePurchase of Intimacy, poursuivant son enquête sur les conditions de possibilité relationnelles dela mise en place d’échanges marchands autour de biens et services susceptibles de sacralisation(comme les organes, les bébés ou le soin).

La cinquième partie, plus programmatique, expose la notion de circuits de commerce et montrecomment celle-ci pourrait être utilisée pour des recherches plus approfondies. Enfin, dans ladernière partie, Viviana A. Zelizer réaffirme la place de ses recherches au sein de la sociolo-gie économique, et se réjouit que les nouvelles générations de chercheurs s’affranchissent desanciennes séparations entre la sociologie économique des firmes et celle des ménages. En outre,elle en profite pour réfléchir aux implications politiques de son travail. Il a pu lui être reprochéde ne pas saisir les dangers potentiels du développement de certains marchés, voire de semblerjustifier tous les développements de la marchandisation et du capitalisme. Or, écrit-elle, ceux quijugent les marchés uniformément dévastateurs empêchent les débats sérieux sur les impacts desdifférentes formes de transactions économiques et ne permettent pas de différencier celles quiproduisent de l’injustice de celles qui créent du bien-être. En outre, l’adhésion à la théorie desmondes hostiles conduit parfois à justifier des conditions économiques injustes, comme le sous-paiement des travailleur-se-s de l’économie du care. À sa surprise, son intérêt pour ces questionsl’a conduite vers des combats politiques, aux côtés d’universitaires féministes luttant contre leseffets pervers d’une vision sentimentaliste de l’intrusion du marché pour le bien-être des femmes.

Il apparaît alors que l’intérêt principal de cet ouvrage réside moins dans la synthèse des thèmeszelizeriens, connus de ceux qui suivent déjà son travail, que dans le fait de découvrir une chercheusecombative, prête à en découdre avec les critiques qu’ont pu recevoir ses ouvrages. Une questionreste toutefois à approfondir, même si elle est évoquée dans la dernière partie. Pour Viviana A.Zelizer la coexistence de relations économiques et de relations personnelles est rendue possiblepar les « good matches », mais qu’en est-il des « bad matches », et par extension, de la critiquesociale ? Par ailleurs, la présence d’argent n’abîme-t-elle jamais l’intimité ? Elle oblige à calculer,à penser différemment, à passer par des opérations de mise en équivalence monétaire d’élémentsappartenant aux sphères affectives et émotionnelles. Quels sont les effets de ces rationalisations ?

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 401

L’œuvre de Viviana A. Zelizer a montré ce que les individus font à l’argent. Reste peut-êtredésormais à reprendre à nouveau frais et à la lumière de ses travaux, la question de ce que l’argent,et les calculs qui l’accompagnent, font aux individus.

Jeanne LazarusSciences-Po, CSO-CNRS, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.014

ONG et cie. Mobiliser les gens, mobiliser l’argent, S. Lefèvre. Puf, Paris (2011). 226 pp.

Comment comprendre le recours croissant des ONG aux techniques du marketing direct ?C’est à cette question que s’attache l’ouvrage de Sylvain Lefèvre, issu d’une thèse de sciencepolitique. Dépassant l’idée recue d’une managérialisation inéluctable des ONG, l’auteur montreles nombreuses résistances auxquelles s’est trouvée confrontée l’introduction de la collecte defonds dans le secteur non lucratif.

L’ouvrage comporte deux parties : l’histoire de l’introduction du marketing dans les ONGdepuis les années 1960, d’une part, et la mise en place du street-fundraising (collecte de fondsdans la rue) à partir des années 1990, d’autre part. Apparu aux États-Unis, le marketing directconsiste à contacter et à fidéliser des clients potentiels, le plus souvent par courrier. Cette méthodese diffuse en France dans les années 1960, dans la vente par correspondance, les partis politiques etles associations. À leur tour, des organisations comme Greenpeace, Médecins sans frontières ou laFondation de France adoptent le fundraising (collecte de fonds) pour gagner en indépendance vis-à-vis des fonds publics. Les premiers fundraisers sont souvent des « outsiders sociaux » (p. 40) :issus de familles relativement modestes, ils ont fait leurs études sans posséder les réseaux etcapitaux pour réussir dans le secteur lucratif. Leur succès rapide les conduit à fonder des agencesindépendantes. Le stigmate lié à la manipulation de l’argent (le « sale boulot », p. 2), et les craintesde dérives accompagnent l’organisation de la profession dès les premiers temps.

Les années 1990 sont ainsi à la fois celles de la généralisation du fundraising et de sa contes-tation grandissante. La collecte de fonds privés est mise en cause par l’accroissement des fondspublics alloués aux associations, les scandales liés à l’Association pour la recherche sur le canceret Action internationale contre la faim, et la baisse des résultats. De plus, la nouvelle générationde collecteurs, issue d’écoles de commerce, souffre de ses liens avec le secteur lucratif. Enfin,les départements de collecte des associations sont concurrencés par les services de communica-tion internes et par les agences. La collecte de fonds privés n’en reste pas moins efficace et seprofessionnalise dans les années 2000, grâce à des séminaires et des formations. Diplômée desgrandes écoles, la troisième génération de collecteurs est moins complexée que les précédentes.De nouveaux outils tels que les legs ou le street-fundraising apparaissent, ainsi que de nouveauxclients comme les musées ou les universités. Si ses résultats sont indéniables (le montant desdons déclarés atteint plus de 3,5 milliards d’euros en 2006, p. 96), le fundraising continue d’êtremis en question, notamment par le succès de la collecte organisée par les médias (et donc sansfundraisers) lors du Tsunami de 2004 et suite à l’instauration d’un régime fiscal incitatif pour lesdonateurs, inégalitaire (favorisant les ménages les plus aisés, imposables) et inefficace (les donsprivés augmentent très peu).

La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur le street-fundraising. Adopté par Greenpeace en1995, ce programme forme et rémunère des recruteurs pour enrôler de nouveaux adhérents dans la