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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 429 Le parti pris de l’ouvrage est d’étudier les assistantes sociales comme des travailleurs en partant de leurs pratiques concrètes. On peut cependant regretter que ce travail se donne à voir essentiellement en ce qui concerne la rédaction du signalement et non sur les temps de rencontre avec les familles, certes plus difficiles à observer dans un contexte de suspicion de maltraitance peu propice à la présence d’un tiers, mais se joue la dimension relationnelle du travail social. La manière dont les interactions avec les familles alimentent les jugements des assistantes sociales n’apparaît que de manière incidente. La dimension pédagogique de la relation assistantielle et ses échecs restent donc dans l’ombre ne permettant pas de saisir les variations des décisions qui tiennent aussi à la capacité des familles à échapper au jugement assistantiel. Dans la lignée des travaux d’Arlie Hochschild, la dimension émotionnelle engagée dans le signalement aurait pu bénéficier également d’un plus grand éclairage car on peut présupposer qu’elle contribue pleinement à cette « épreuve ». Sarra Mougel CERLIS-UMR 80 70 (université Paris Descartes, CNRS, université Paris 3), 45, rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.07.010 The Cybernetic Brain. Sketches of Another Future, A. Pickering. The University of Chicago Press, Chicago & London (2010). 526 pp. Figure bien connue des science studies, Andrew Pickering a produit une œuvre « constructiviste » alternant travaux empiriques et réflexions théoriques 1 . Dans The Cyberne- tic Brain, il présente une sociologie historique du mouvement cybernétique, saisi à travers les activités de ses principaux animateurs en Grande-Bretagne, à partir des années 1940. Appuyée sur une riche iconographie, son analyse privilégie la production de dispositifs maté- riels (souvent spectaculaires) et cette orientation restitue toute sa vivacité et ses couleurs à la cybernétique, irréductible à des objets techniques de conception désuète. Plus qu’une discipline, c’est une « forme de vie, une fac ¸on de s’engager dans le monde, une attitude » (p. 9) et l’auteur révèle la dynamique de cet expérimentalisme débordant. De la cyber-tortue domestique à la « machine Musicouleur », en passant par les ordinateurs « moléculaires » et une incroyable salle de « cybercontrôle » de l’économie chilienne, les productions sur lesquelles l’analyse s’arrête témoignent de la variété de ses terrains d’application. Insistant à la fois sur la marginalité (aca- démique) du mouvement cybernétique et sur la fluidité de ses idées, l’ouvrage se lit également comme une réflexion sur la transversalité. Son agenda est en outre explicitement critique : il se termine sur un plaidoyer pour les modèles cybernétiques, car Andrew Pickering y voit un antidote aux dangereuses certitudes de la modernité. Le dernier chapitre détaille cette argumentation critique, proche de celle de Bruno Latour. La succession des précédents épouse celle des figures centrales de la cybernétique anglaise, en proposant le récit du passage du courant (alternatif) des pionniers Grey Walter et Ross Ashby à leurs successeurs Stafford Beer et Gordon Pask, en passant par Gregory Bateson et Ronald D. Laing. Si Andrew Pickering a finalement préféré cette approche biographique « séquentielle » 1 Voir notamment Constructing quarks. University of Chicago Press, Chicago (1984) et The mangle of practice. University of Chicago Press, Chicago (1995).

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 429

Le parti pris de l’ouvrage est d’étudier les assistantes sociales comme des travailleurs enpartant de leurs pratiques concrètes. On peut cependant regretter que ce travail se donne à voiressentiellement en ce qui concerne la rédaction du signalement et non sur les temps de rencontreavec les familles, certes plus difficiles à observer dans un contexte de suspicion de maltraitancepeu propice à la présence d’un tiers, mais où se joue la dimension relationnelle du travail social. Lamanière dont les interactions avec les familles alimentent les jugements des assistantes socialesn’apparaît que de manière incidente. La dimension pédagogique de la relation assistantielle etses échecs restent donc dans l’ombre ne permettant pas de saisir les variations des décisionsqui tiennent aussi à la capacité des familles à échapper au jugement assistantiel. Dans la lignéedes travaux d’Arlie Hochschild, la dimension émotionnelle engagée dans le signalement auraitpu bénéficier également d’un plus grand éclairage car on peut présupposer qu’elle contribuepleinement à cette « épreuve ».

Sarra MougelCERLIS-UMR 80 70 (université Paris Descartes, CNRS, université Paris 3), 45, rue des

Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.010

The Cybernetic Brain. Sketches of Another Future, A. Pickering. The University of ChicagoPress, Chicago & London (2010). 526 pp.

Figure bien connue des science studies, Andrew Pickering a produit une œuvre« constructiviste » alternant travaux empiriques et réflexions théoriques1. Dans The Cyberne-tic Brain, il présente une sociologie historique du mouvement cybernétique, saisi à travers lesactivités de ses principaux animateurs en Grande-Bretagne, à partir des années 1940.

Appuyée sur une riche iconographie, son analyse privilégie la production de dispositifs maté-riels (souvent spectaculaires) et cette orientation restitue toute sa vivacité et ses couleurs à lacybernétique, irréductible à des objets techniques de conception désuète. Plus qu’une discipline,c’est une « forme de vie, une facon de s’engager dans le monde, une attitude » (p. 9) et l’auteurrévèle la dynamique de cet expérimentalisme débordant. De la cyber-tortue domestique à la« machine Musicouleur », en passant par les ordinateurs « moléculaires » et une incroyable sallede « cybercontrôle » de l’économie chilienne, les productions sur lesquelles l’analyse s’arrêtetémoignent de la variété de ses terrains d’application. Insistant à la fois sur la marginalité (aca-démique) du mouvement cybernétique et sur la fluidité de ses idées, l’ouvrage se lit égalementcomme une réflexion sur la transversalité. Son agenda est en outre explicitement critique : il setermine sur un plaidoyer pour les modèles cybernétiques, car Andrew Pickering y voit un antidoteaux dangereuses certitudes de la modernité.

Le dernier chapitre détaille cette argumentation critique, proche de celle de Bruno Latour.La succession des précédents épouse celle des figures centrales de la cybernétique anglaise, enproposant le récit du passage du courant (alternatif) des pionniers Grey Walter et Ross Ashby àleurs successeurs Stafford Beer et Gordon Pask, en passant par Gregory Bateson et Ronald D.Laing. Si Andrew Pickering a finalement préféré cette approche biographique « séquentielle »

1 Voir notamment Constructing quarks. University of Chicago Press, Chicago (1984) et The mangle of practice.University of Chicago Press, Chicago (1995).

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à une présentation thématique, cette dernière est sans doute plus adaptée à la présentation desapports du livre.

La cybernétique offre d’abord une scène originale pour l’enquête sur le rapport aux (et entre)objets naturels et artificiels. Objet premier, le cerveau humain est pensé par les cybernéticiensanglais comme un centre d’action plutôt que de représentation, dans une problématique del’adaptation. L’impulsion donnée par Ross Ashby et Gregory Walter consiste dès lors à inventerdes machines capables de reproduire ce qu’il fait plutôt que de chercher à comprendre commentil y parvient, à travers un « bricolage évolutionniste [. . .] improvisé sur le tas de la culturematérielle d’après-guerre » (p. 56, 128). Grey Walter crée ainsi une « nouvelle espèce nonorganique, machina speculatrix », sous la forme de robots-tortues offrant un moyen de modéliserdes formes primaires de comportements adaptatifs. Ross Ashby cherche pour sa part à observercomment un couple de machines électriques évolue vers une situation viable d’équilibre. Son butest aussi de montrer que même des structures au fonctionnement relativement simple peuventdéployer une activité extrêmement complexe et imprévisible.

La transversalité des propositions cybernétiques est un autre thème dominant du livre. AndrewPickering souligne notamment leur succès auprès de nombreux courants esthétiques (la beatgeneration, les architectes d’Archigram, les musiciens John Cage et Brian Eno. . .). L’étude destentatives de Gordon Pask pour installer ses machines incertaines sur diverses scènes artistiqueset dans les galeries d’art est très réussie. Les biographies de Stafford Beer et de Ross Ashbyoffrent d’autres démonstrations de « l’instabilité du référent » (p. 145) de la cybernétique. L’unedes 7189 pages du journal de Ross Ashby témoigne même de la possibilité de développer unesociologie cybernétique. Stafford Beer, de son côté, se retrouve un jour à la tête de CyberSync, uneorganisation cybernétique concue pour optimiser l’économie du Chili de Salvador Allende. Sonactivité de consultant le conduira ensuite à convertir des entreprises à ses « syntégrations », desprotocoles de réunion assurant un maximum d’ajustements mutuels entre participants. Dépassantles frontières, la culture des cybernéticiens mêle également science et spiritualité. Cette articulations’explique d’abord par leur intérêt pour les « performances étranges » et autres « technologies dusoi », impliquant parfois la recherche d’« états seconds » qui ouvrent de nouvelles fenêtres surle fonctionnement du cerveau. Les expériences introspectives de la philosophie Zen offrent ainsipour Gregory Bateson et Ronald D. Laing un moyen d’échapper aux normes identitaires du mondemoderne. Andrew Pickering montre comment la vie dans une communauté thérapeutique crééepar Ronald D. Laing est organisée, non pas pour aider les déviants à retrouver la normalité sousla direction du psychiatre, mais comme un lieu d’exploration de nouvelles identités personnelles(y compris pour le psychiatre).

Cette pluridisciplinarité (ou plutôt cette « indisciplinarité », p. 60) est rapportée à la relativemarginalité de la cybernétique anglaise. Les rencontres comme les expériences des cybernéti-ciens s’effectuent dans des espaces privés plutôt que dans les universités et l’absence d’attachesinstitutionnelles pérennes explique la diffusion tous azimuts de leurs idées. C’est « une sciencenomade », qui se développe au fil de « relations sociales improvisées et temporaires » (p. 114).Selon Andrew Pickering, ces outsiders ignorent du coup souvent une frontière de plus, « entrel’amusement et la science sérieuse ». En revanche, cette marginalité handicape leur reproductionsociale, qui repose davantage sur des succès médiatiques et des ouvrages « grand public » que surl’intégration des cursus universitaires et la formation de doctorants.

Andrew Pickering affirme que la cybernétique repose sur une ontologie originale, « étrange »(p. 17) même et cette thèse est un autre fil rouge du livre. La confrontation avec les « systèmescomplexes », en réalité insaisissables et incontrôlables, incite en effet les cybernéticiens à pri-vilégier l’émulation du monde en train de se faire (in the making), plutôt que la constitution

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d’un savoir abstrait. L’originalité de la cybernétique réside fondamentalement dans les voies decette émulation, qui prend acte des capacités limitées de l’humain lorsqu’il s’agit d’encadrer desprocessus complexes. Pensant que « les écosystèmes sont plus intelligents que nous [. . .] dansleur capacité à résoudre par l’action des problèmes dépassant nos capacités cognitives » (p. 237),Stafford Beer imagine ainsi un dispositif permettant de faire dériver les principaux paramètresde la gestion d’une entreprise des interactions entre organismes dans un étang. . . autrement ditde brancher son organisation sur un écosystème. Inutile en effet d’élaborer d’incertains disposi-tifs de gestion des « systèmes complexes », alors qu’ils « croissent » dans la nature (id.). Dans lemême esprit, Gordon Pask propose un « ordinateur chimique » évitant le recours à un langage deprogrammation.

Les expériences réalisées de nos jours avec des rats téléguidés (grâce à des implants neuronaux),par exemple, s’appuient sur une conception inverse de l’intervention humaine et Andrew Pickeringa beau jeu de noter que la marque de la cybernétique est illisible dans la culture sociotechniquedominante. Il insiste ainsi sur l’erreur consistant à associer cette science de « l’anti-contrôle » auspectre de Big Brother. L’accent mis sur la symétrie dans l’action montre qu’il y a bien plutôt« quelque chose d’intrinsèquement démocratique dans la cybernétique » (p. 391). Et le socio-logue oppose, suivant une distinction heideggérienne, l’exploration des possibles, la pratiquede la révélation équivoque qui la caractérise, à l’imposition de la conformation et aux routinesde l’encadrement banalisées par la modernité. Ces particularités donnent à la cybernétique unedimension politique qu’il faudrait exploiter pour « réarranger » le monde que nous connaissonset les dernières pages du livre vantent l’intérêt des modèles cybernétiques pour une « alternativeconstructive à l’hégémonie de la modernité » (notamment dans le champ des politiques environ-nementales). Leurs vertus incitent en tout cas Andrew Pickering à militer pour l’intégration desobjets et idées cybernétiques dans les cursus scolaires (« voilà un Rembrandt, voilà un Picasso,voilà une [cyber]tortue », p. 401).

Le tour de force de The Cybernetic Brain consiste à faire apparaître la cohérence intellectuellede la cybernétique en mouvement, i.e. en restituant sa dynamique transversale. Le privilège accordéà « la cybernétique en action » permet d’éviter l’abstraction ; la thèse du « théâtre ontologique »la dilution. Mais l’élévation de l’originalité cybernétique au plan ontologique paraît excessive.Et si les cybernéticiens usent effectivement d’un langage particulier, une discussion sur ce pointmanque. Le sens des mots (comme ceux qui décrivent le fonctionnement du cerveau humain)peut y être poussé au maximum de son élasticité ou flotter de manière déroutante (de quellenature est cet « équilibre » au centre de toutes les attentions, qu’il s’agisse de la relation entredeux homéostats ou de celle que le gouvernement chilien entretient avec son peuple ?). On asouvent l’impression que la dynamique décrite se nourrit de ces « ensorcellements du langage »dont Ludwig Wittgenstein a indiqué les dangers. La description de la Nature comme « grandordinateur » (p. 288) est un exemple éloquent. Une telle discussion aurait aussi permis de mieuxsaisir ce qu’est un modèle (cognitif, pour le coup) dans ce contexte. Le partage présenté entre lesconceptions « performativiste » et « cognitiviste » de la production de connaissances semble dureste fallacieux : comme si les cybernéticiens étaient les seuls conscients de la dimension pratiquede la recherche. . . avec Andrew Pickering lui-même (qui souligne plusieurs fois les affinités desa sociologie des sciences avec la cybernétique).

Morgan JouvenetLaboratoire Printemps (CNRS/UVSQ), 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France

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