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Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Comptes rendus La transplantation d’organes, Un commerce nouveau entre les êtres humains, P. Steiner. Gallimard, Paris (2010). 352 pp. Si la question de la transplantation d’organes a donné lieu à de nombreux travaux, elle n’avait fait jusqu’à ce jour l’objet d’aucune analyse l’exception peut-être du livre de Kieran Healy) dont la portée et l’ambition puissent être comparées à celles du nouvel ouvrage de Philippe Steiner. Délaissant de manière volontaire des sujets très présents dans l’espace public (comme l’altruisme des familles ou la vie des personnes greffées avec un organe d’une autre personne), P. Steiner se concentre sur l’étude de ce « qui se passe depuis la demande de prélèvement jusqu’à la greffe ». Ce qui intéresse l’auteur c’est l’économie de la transplantation, si l’on accepte de donner au mot économie son sens général d’ordre établi par un ensemble social entre les différentes ressources dont il a la maîtrise sachant que les organes sont devenus une ressource sociale à part entière. Une des forces du livre est d’inviter, de manière élégante et discrète, le lecteur à une triple lecture. L’ouvrage constitue d’abord une description précieuse et richement documentée d’un ensemble de pratiques complexes, évolutives et controversées, qui représentent selon les mots de l’auteur une grande avancée thérapeutique du XX e siècle. S’appuyant sur une sociologie économique qui puise ses sources conceptuelles chez des auteurs comme Émile Durkheim, Max Weber ou Karl Polanyi, il participe ensuite à la compréhension de ce que P. Steiner considère comme un des enjeux permanents de la réflexion sociologique : « le devenir des sociétés se développe le commerce marchand ». Enfin, mais de manière plus implicite, le livre soulève la question, si actuelle, de la contribution de la sociologie au débat social. Bien que ces trois lectures soient étroitement dépendantes l’une de l’autre, il me semble utile et nécessaire de les distinguer car elles appellent des commentaires et des interrogations de natures différentes. Disons le sans ambages, le premier livre est une parfaite réussite et constituera désormais une référence incontournable pour tous ceux qui s’intéresseront à l’histoire comparée des transplan- tations d’organes, à leurs formes d’organisation et aux problèmes qu’elles soulèvent. Étudiant la manière dont cette nouvelle ressource sociale (l’organe transplantable) est produite et circule, P. Steiner souligne tout d’abord la variété des configurations envisageables, qui tient en partie aux caractéristiques matérielles des organes. La transplantation d’organes peut ainsi être prati- quée post mortem (l’organe étant prélevé sur le cadavre) ou entre personnes vivantes ; les organes peuvent ou non être conservés après leur prélèvement ; enfin, selon sa nature, un organe peut être utilisé pour plusieurs greffes ou au contraire pour une seule. L’essentiel du livre porte sur la greffe rénale, mais, pour mieux identifier et caractériser les mécanismes à l’œuvre, l’auteur ne s’interdit jamais de comparer l’économie de la transplantation rénale (qui peut être post mortem ou entre 0038-0296/$ see front matter

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Sociologie du travail 54 (2012) 254–294

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Comptes rendus

La transplantation d’organes, Un commerce nouveau entre les êtres humains, P. Steiner.Gallimard, Paris (2010). 352 pp.

Si la question de la transplantation d’organes a donné lieu à de nombreux travaux, elle n’avaitfait jusqu’à ce jour l’objet d’aucune analyse (à l’exception peut-être du livre de Kieran Healy)dont la portée et l’ambition puissent être comparées à celles du nouvel ouvrage de PhilippeSteiner. Délaissant de manière volontaire des sujets très présents dans l’espace public (commel’altruisme des familles ou la vie des personnes greffées avec un organe d’une autre personne), P.Steiner se concentre sur l’étude de ce « qui se passe depuis la demande de prélèvement jusqu’à lagreffe ». Ce qui intéresse l’auteur c’est l’économie de la transplantation, si l’on accepte de donnerau mot économie son sens général d’ordre établi par un ensemble social entre les différentesressources dont il a la maîtrise — sachant que les organes sont devenus une ressource sociale àpart entière.

Une des forces du livre est d’inviter, de manière élégante et discrète, le lecteur à une triplelecture. L’ouvrage constitue d’abord une description précieuse et richement documentée d’unensemble de pratiques complexes, évolutives et controversées, qui représentent selon les motsde l’auteur une grande avancée thérapeutique du XXe siècle. S’appuyant sur une sociologieéconomique qui puise ses sources conceptuelles chez des auteurs comme Émile Durkheim, MaxWeber ou Karl Polanyi, il participe ensuite à la compréhension de ce que P. Steiner considèrecomme un des enjeux permanents de la réflexion sociologique : « le devenir des sociétés où sedéveloppe le commerce marchand ». Enfin, mais de manière plus implicite, le livre soulève laquestion, si actuelle, de la contribution de la sociologie au débat social. Bien que ces trois lecturessoient étroitement dépendantes l’une de l’autre, il me semble utile et nécessaire de les distinguercar elles appellent des commentaires et des interrogations de natures différentes.

Disons le sans ambages, le premier livre est une parfaite réussite et constituera désormais uneréférence incontournable pour tous ceux qui s’intéresseront à l’histoire comparée des transplan-tations d’organes, à leurs formes d’organisation et aux problèmes qu’elles soulèvent. Étudiantla manière dont cette nouvelle ressource sociale (l’organe transplantable) est produite et circule,P. Steiner souligne tout d’abord la variété des configurations envisageables, qui tient en partieaux caractéristiques matérielles des organes. La transplantation d’organes peut ainsi être prati-quée post mortem (l’organe étant prélevé sur le cadavre) ou entre personnes vivantes ; les organespeuvent ou non être conservés après leur prélèvement ; enfin, selon sa nature, un organe peut êtreutilisé pour plusieurs greffes ou au contraire pour une seule. L’essentiel du livre porte sur la grefferénale, mais, pour mieux identifier et caractériser les mécanismes à l’œuvre, l’auteur ne s’interditjamais de comparer l’économie de la transplantation rénale (qui peut être post mortem ou entre

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vifs, mais interdit toute conservation et ne donne lieu qu’à une seule greffe) avec d’autres organeset d’autres configurations de manière à aboutir à des propositions plus générales. Au cours desdifférents chapitres du livre, P. Steiner passe en revue les principales étapes de l’évolution despratiques transplantatoires, en prenant comme fil directeur les débats, propositions, controversesqu’elles soulèvent, et en montrant la diversité des réponses et des solutions qui ont été appor-tées au cours du temps dans différents pays. L’évolution de la définition de la mort (qui joueévidemment un rôle central dans le cas des prélèvements post mortem) avec le progressif accordqui se dégage autour de la mort encéphalique, mais également la mise au point de médicamentsanti-rejet efficaces ainsi que l’élaboration de protocoles chirurgicaux performants et largementdiffusés, contribuent à faire passer la transplantation d’une phase dominée par la recherche etl’expérimentation à une phase où règnent les problèmes d’organisation et de rationalisation. Trèsrapidement, la question de la productivité devient centrale : comment augmenter l’offre de gref-fons, dans une situation durablement marquée par la pénurie d’organes à transplanter, tout enprenant en considération les intérêts des différentes parties prenantes (familles, professionnels,organisations hospitalières, etc.), les contraintes médicales, les sensibilités éthiques, les enjeuxde justice sociale, etc. ? Philippe Steiner restitue, avec une objectivité et un sens du détail remar-quables, la richesse des débats auxquels toutes ces questions donnent lieu. Le lecteur ne peutêtre que frappé par les compétences des acteurs, leurs capacités argumentatives et rhétoriques,leur aptitude à imaginer des dispositifs originaux qui réalisent des compromis satisfaisants entredes exigences qui semblaient pourtant inconciliables. De ce point de vue, le rôle et l’engagementdu Parlement ainsi que du monde associatif, mais également des juristes et des économistessont impressionnants, ainsi que la capacité d’expérimenter, d’apprendre et de modifier les dis-positions et les réglementations en fonction des résultats attendus ou constatés. Se mettent ainsien place, par ajustements successifs, ce que P. Steiner appelle des ensembles ou des systèmesqui organisent et coordonnent les différentes activités en quoi consiste la transplantation. Cesensembles incluent et assemblent des textes de lois (comme ceux qui définissent le consente-ment éclairé et permettent de cadrer les rapports entre professionnels et familles), des politiquesd’exhortation (visant à convaincre les familles d’accepter les prélèvements), des incitations éco-nomiques (visant à aligner les intérêts des professionnels avec les intérêts collectifs en améliorantleurs performances). Il faudrait également ajouter : les techniques de transplantation, les systèmesde prise en charge, l’évaluation des coûts et la tarification. Ces ensembles et les compromis qu’ilsréalisent diffèrent suivant les pays, ce qui rend possible la comparaison de leurs performances (entermes de légitimité et d’efficacité) : à ce jeu comparatif, l’Espagne se détache nettement. Dansces ensembles (il faudrait sans doute parler d’assemblages ou d’agencements, mais P. Steiner nefranchit pas le pas), les professionnels jouent un rôle central et irremplacable. Ceci interdit, notel’auteur, la constitution d’un marché intégré dans lequel offreurs et receveurs seraient directementet personnellement engagés en tant qu’agents économiques nouant des transactions marchandes,mais n’exclut pas tout risque de colonisation des différents systèmes nationaux par le commercemarchand. La mise en place de technologies d’appariement entre offres et demandes (qui sontanalogues à celles utilisées pour les enchères) peuvent constituer un pas dans cette direction.Par ailleurs et de facon plus substantielle, face à la pénurie d’organes, une extension du marchépeut présenter des avantages indéniables bien mis en valeur par certains spécialistes. PhilippeSteiner soutient que face à l’emprise potentiellement grandissante de la coordination marchande(qui s’observe dans certains pays comme l’Iran qui n’a pas hésité à autoriser la commerciali-sation des organes, tout en maintenant des prix administrés) ce que Alvin E. Roth appelle larépugnance pour le marché n’est pas prêt de céder et constitue une protection essentielle. Le droit(avec l’élaboration de catégories qui accordent aux organes un statut de chose aliénable mais non

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commercialisable) aussi bien que l’opinion publique (qui maintient le caractère sacré du corps)constituent des remparts qui continuent à être difficiles à franchir. Cela n’empêche pas, du faitdes différences de régulation entre les pays, la constitution, portée par le mouvement général dela globalisation, de marchés plus ou moins (in)formels qui permettent l’établissement de rela-tions marchandes entre receveurs riches et donneurs pauvres. Ces marchés se développent avec labienveillance et le soutien des états (ne serait-ce que pour assurer une qualité de prestations qui,si elle n’existait pas, détruirait ces marchés), pour constituer ce que l’auteur propose d’appelerune traite des organes comparable à ce que fut jadis la traite des esclaves. Cette traite n’exclutpas, et l’ironie mérite d’être relevée, l’hybridation des mécanismes de coordination : ce sont desorganisations caritatives qui financent les voyages de malades israéliens qui se font transplanterdans les pays pauvres.

Du fait de la complexité des mécanismes à l’œuvre, « la transplantation d’organes se révèle unobservatoire remarquable pour examiner comment le commerce social et le commerce marchands’entremêlent » (p. 322). Elle constitue un défi pour les sciences sociales, accoutumées à séparer,pour des raisons disciplinaires, ce que la transplantation mêle de manière inextricable. Le livre deP. Steiner se lit également comme un essai qui vise à démontrer et à illustrer, sur un objet parfaite-ment adapté à l’entreprise, l’intérêt, pour démêler cet écheveau, de la démarche sociologique et enparticulier de la sociologie économique. S’appuyant sur l’histoire de la sociologie économique,qu’il connaît admirablement bien, et notamment sur le rôle fondateur d’auteurs comme ÉmileDurkheim, Max Weber, Marcel Mauss, Georg Simmel ou Karl Polanyi, P. Steiner ne décoit pasles attentes de ses lecteurs.

Il propose une architecture théorique et conceptuelle, largement empruntée à ces théoriciens,qu’il mobilise pour répondre à la question qu’il pose à travers tout le livre : jusqu’où ira lamarchandisation des organes ? P. Steiner montre que l’économie de la transplantation ne peut êtrede part en part marchande, un peu comme K. Polanyi (ou E. Durkheim) avait soutenu qu’unesociété de marché est une contradiction dans les termes : tout marché est encastré. Mais, etde manière plus inattendue (et convaincante), il montre également que l’idée selon laquelle ledon pourrait devenir la modalité dominante de coordination n’est pas plus envisageable : cetteobservation est d’autant plus pertinente que la rhétorique du don (on parle constamment de dond’organes) est partout présente. Puisqu’il n’y a ni vrai marché ni vrai don, P. Steiner peut éviterle piège dans lequel Richard M. Titmuss était tombé. Ce que l’auteur décrit, c’est un continuumorganisationnel, une combinaison complexe et évolutive de différentes modalités de coordinationqui s’imbriquent et se soutiennent mutuellement. Toute tentation de vouloir (pratiquement et/outhéoriquement) réduire le système à une seule modalité de coordination est vouée à l’écheccar, pour reprendre le vocabulaire polanyien, réciprocité, marché et redistribution (étatique) sontinextricablement mêlés. Seule la sociologie économique est capable de rendre justice à cettediversité et à la rendre intelligible. Dont acte.

Je ne doute pas que de nombreux lecteurs (sociologues) seront convaincus par la démonstration.Quant à moi, je ne le suis pas totalement. Pour expliciter ces désaccords, il me faudrait un nombrede lignes plus important que celui autorisé par un simple compte rendu. Je me contenterai doncd’indiquer quelques objections. D’abord, pour rendre compte de la complexité des pratiques detransplantation, cette sociologie économique mobilise un nombre très élevé de concepts, catégorieset outils analytiques dont la signification est généralement considérée comme fermement établie.Je ne veux pas me risquer à une liste exhaustive de ces notions, mais elle inclut à coup sûr : lesformes de solidarité durkheimienne, les marchés néo-classiques, le don maussien, la distinctionbourdieusienne entre dispositifs et dispositions, les pratiques et les idées, les formes d’économiesubstantielle de K. Polanyi. Pour désigner l’organisation générale de la transplantation, l’auteur

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recourt également à des notions au statut plus flou, mais qui s’avèrent très utiles, comme cellesd’ensembles (composites ou hybrides) ou de systèmes. Dans cette démarche, qui consiste pourl’essentiel à appliquer des concepts existants en les enrichissant au passage, on aboutit à uneconstruction qui finit par être aussi complexe que la réalité à décrire. Sans vouloir manier le rasoird’Occam à tort et à travers, on peut néanmoins demander une plus grande économie conceptuelleet surtout une meilleure hiérarchisation des catégories d’analyse, de manière à mieux percevoirles enjeux théoriques. Ceci supposerait que la transplantation, cet extraordinaire laboratoire à cielouvert, soit utilisée pour trier et reconfigurer les outils analytiques et non pas (seulement) commelieu d’application d’une démarche constituée par ailleurs. Ce choix est d’autant plus nécessaire,et c’est mon second point, que les acteurs manient avec une virtuosité et une liberté d’espritépoustouflantes les catégories proposées par la sociologie économique : la question des relationsmarchandes et de la place à leur donner aussi bien que des incitations à imaginer et des campagnesd’exhortation à concevoir pour augmenter de manière acceptable la productivité des prélèvements,mais également la discussion des enjeux éthiques et des intérêts à prendre en compte, sont aucentre des débats, des projets et des textes de loi. Un exemple parmi mille (la qualité essentielledu livre est de fournir tous les matériaux permettant de suivre ces débats) est l’épisode au coursduquel est discutée la possibilité d’étendre le don entre vifs au cercle des amis au lieu de lerestreindre à la seule famille. Il est difficile dans ce cas précis de ne pas considérer les acteurscomme de véritables collègues qui se posent les mêmes questions que l’observateur et recourentà des raisonnements semblables. Il me semble que pour rendre intelligible la dynamique del’économie de la transplantation, l’analyse doit rendre pleinement justice au travail des acteurs,à cette sociologie de plein air qui installe au cœur des pratiques une réflexion intense sur cespratiques. Cette remarque m’amène à une troisième observation qui concerne le statut de lathéorie sociologique elle-même. Philippe Steiner prend soin de fournir des définitions strictes desprincipales notions qu’il utilise : qui d’ailleurs pourrait le lui reprocher ? Mais le problème estque ces définitions s’appliquent à des catégories que les acteurs passent leur temps à discuter,à redéfinir et à hybrider. Il suffit de donner deux exemples pour comprendre les difficultés queces interférences entre acteurs et observateur entraînent. Prenons le cas d’une notion qui estévidemment centrale, celle de marché. La définition de référence retenue par P. Steiner (et en celail est en ligne avec la majorité des sociologues qui étudient les marchés économiques) est cellede la théorie économique néo-classique du temps où elle étudiait et définissait la concurrencepure et parfaite pour identifier les conditions de l’efficience et de l’équilibre. Cette référencefonctionne souvent comme un piège car elle contraint l’analyste à rapporter les observationsqu’il fait au type idéal des marchés auto-régulateurs. Or, et c’est évidemment l’intérêt de l’objetétudié, de tels marchés, même les économistes les plus fondamentalistes en conviennent, nepeuvent absorber cette économie complexe qui présente un vaste éventail de formes diversifiéeset évolutives d’organisations marchandes qui ne peuvent être décrites que comme des ensemblescomposites mêlant transactions marchandes et non marchandes ou, si l’on préfère, combinant ungrand nombre de modalités différentes de coordination (de ce point de vue la notion de commercequi désigne à la fois le commerce social et marchand est très utile). Ceci explique pourquoiP. Steiner est souvent en difficulté lorsqu’il constate qu’il n’a sous les yeux que des quasi oudes pseudo marchés. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas prendre comme objets d’analyse cesquasi-pseudo-marchés plutôt que de rapporter leur fonctionnement à de supposés vrais marchésdont l’économie de la transplantation ne peut et ne veut s’accommoder ? Ce que montre P. Steinerc’est que le commerce marchand, lorsqu’il progresse, ne se substitue pas au commerce social,mais se combine avec lui. Et pour comprendre cette intrication, il faut, me semble-t-il, abandonnerla définition (purifiée) des marchés que P. Steiner utilise, non pas parce qu’elle est irréaliste (on

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sait que si les conditions sont réunies elle peut être réaliste !), mais parce que personne n’entendl’utiliser telle quelle. La même observation peut être faite à propos de la notion de don. PhilippeSteiner souligne à juste titre que cette notion, telle qu’elle est utilisée par les acteurs et notammentpar les juristes, par les politiques mais également par les agences chargées de la transplantation,n’a rien à voir avec le concept sociologique tel qu’il est travaillé par la tradition maussienne. Maispourquoi retirer aux acteurs la possibilité de se passer de M. Mauss et d’appeler don tout ce quicorrespond à une cession gratuite (sans se préoccuper d’un éventuel retour ou de la création d’unequelconque obligation) ? Je comprends évidemment la logique de cette démarche : en se donnantdes définitions strictes des marchés et du don, P. Steiner est en mesure de démontrer que la réaliténe peut être qu’entre les deux. Mais il s’interdit du même coup, non pas de décrire (car il le faitexcellemment), mais d’interpréter le travail par lequel les acteurs inventent (constamment aidéspar des professionnels) de nouvelles configurations, de nouveaux agencements, dont la nature et laportée ne peuvent être réduites à la simple combinaison de formes pures et élémentaires. Au-delà,c’est, me semble-t-il, la pertinence du recours (certes classique) à des types idéaux qui est mise enquestion dès lors que leur utilité principale est de démontrer qu’il n’y a partout qu’hétérogénéité,composition, hybridation. Pourquoi ne pas se donner cette hétérogénéité comme objet à partentière au lieu de la réduire à n’être que l’effet produit par l’imposition de types idéaux élaborésdans les laboratoires des sciences sociales pour d’autres objets d’analyse ? Sans aller jusqu’à lanotion d’assemblages, d’arrangements ou d’agencements sociotechniques marchands, n’aurait-ilpas été préférable de mettre au centre de l’analyse (comme le fait en pratique P. Steiner) la notionplus souple d’organisation marchande ? Faire en somme une théorie générale des pseudo marchésou des pseudo dons.

Cela dit, et c’est sur ce point que je voudrais conclure ce compte rendu, la raison d’être de cerecours à des définitions restrictives de la coordination marchande et de la coordination par le don,devient claire dès lors que le lecteur s’engage dans la troisième lecture annoncée précédemment.Ce troisième livre n’apparaît qu’en filigrane, de manière hésitante et fugace. Il n’émerge qu’ende très rares occasions, mais éclaire la démarche de l’auteur. Son expression la plus explicite estlivrée par la dernière phrase de l’ouvrage : « Aujourd’hui comme hier, la sociologie a vocation àproposer un contre-discours politique au discours que diffuse la théorie économique » (p. 329).Oui, il s’agit bien d’abord et avant tout d’un combat disciplinaire (et c’est pourquoi le sociologueadopte la définition des marchés donnée par les économistes les plus intégristes pour montrer soninanité et ses limites). Oui, il s’agit bien d’occuper l’espace des discours sur la réalité, et l’oncomprend pourquoi il faut également se méfier des acteurs quand ils se comportent de manièreirrespectueuse vis-à-vis de notions comme celle de don. On aura compris que je ne partage pasce programme, mais je sais que ma position est minoritaire. Il reste que le livre de P. Steinerest essentiel car il produit sur un objet parfaitement adapté une description remarquable d’un deces agencements qui deviennent les objets obligés des sciences sociales, et que dans le mêmemouvement il invite à une réflexion, qui ne fait que commencer, sur les outils à mobiliser pour lesétudier et sur les formes de collaboration à mettre en place avec les acteurs et avec les collèguesd’autres disciplines.

Michel CallonCSI-École des mines de Paris, 60, boulevard Saint-Michel, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.016