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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 421 La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, D. Fassin. Seuil, Paris (2011). 393 pp. Cet ouvrage est issu d’une « enquête ethnographique » ayant pour objet principal la compréhen- sion des rapports entre les forces de l’ordre et les habitants des banlieues périphériques populaires. Au commencement du livre, Didier Fassin souligne qu’il s’acquitte d’une double dette. D’un côté, à l’égard des « jeunes des quartiers de banlieue » dont l’expérience est notamment marquée par des interactions conflictuelles, voire, dans certains cas, meurtrières avec les forces de l’ordre. D’un autre côté, Didier Fassin exprime également sa gratitude à l’égard des policiers, notamment des « chefs ». Ils ont permis la réalisation d’un travail d’observation de près de deux ans sur les activi- tés policières de « patrouilleurs de rue » d’une brigade anti-criminalité (BAC) au sein de quartiers populaires de la banlieue parisienne alors que, souvent, leurs modes d’action sont décriés dans l’opinion publique, en particulier dans les médias, pour le caractère brutal, voire provocateur, de leurs interventions. Le livre débute par la description d’une scène d’interpellation impliquant des jeunes (dont il nous révèle que l’un d’entre eux est son fils) et qui, selon l’auteur, caractérise parfaitement de nombreuses autres interpellations qu’il a pu observer durant son enquête. La description et l’analyse de cette scène d’interpellation dévoilent en grande partie le fil rouge du projet éditorial du livre : décrire et dénoncer le processus de soumission et de sujétion imposé par l’État régalien aux personnes vivant dans les quartiers populaires défavorisés, en particulier les jeunes d’origine étrangère ou considérés comme tels, stigmatisés, discriminés et finalement contraints de se soumettre aux modes d’intervention, souvent vexatoires et disproportionnés, de la « police des quartiers ». Dans l’ouvrage, cette police est incarnée par des policiers de la BAC chargés de faire respecter l’« ordre établi » (les policiers de la BAC sont le plus souvent en civil et ont pour missions principales, d’une part, de lutter contre la délinquance en faisant du flagrant délit et, d’autre part, de maintenir l’ordre public dans la rue). En effet, tout au long du livre, c’est bien la relation d’assujettissement que le contrôle d’identité instaure dans la rue (arbitraire/discrimination/soumission) qui est au cœur de la description des pratiques policières quotidiennes : « Le contrôle d’identité est un pur rapport de force qui fonctionne comme un rap- pel à l’ordre non pas à l’ordre public, qui n’est pas menacé, mais à l’ordre social » (p. 145). Dès le préambule, on comprend donc que les « habitants des banlieues » assignés à résidence, socialement déconsidérés et humiliés, en particulier lorsqu’ils sont confrontés à la police, sont d’abord pensés par l’auteur comme les « victimes » d’un ordre social injuste et souvent abusive- ment violent à leur encontre puisqu’ils doivent se constituer « en sujets dociles face aux forces de l’ordre » (p. 25). Néanmoins, Didier Fassin indique également qu’au lieu de faire le procès des policiers, il lui a semblé s’imposer qu’il devait mener une enquête sur l’activité des forces de l’ordre dans les banlieues (p. 28). Dans la pratique, le livre est constitué, en plus de l’introduction sont présentés le proto- cole de recherche et les limites du travail, de sept chapitres thématiques (situation, ordinaire, interactions, violences, discriminations, politique, morale) dans lesquels sont décrites et analy- sées des situations et représentations guerrières entre la police et les quartiers populaires. Ainsi, dans le premier chapitre, il est dit que les principaux protagonistes se considèrent souvent comme des ennemis, il est souligné (p. 71) que « la question sociale se transforme en question martiale ». Des interventions policières ordinaires (chapitre 2) sont également décrites, au sein desquelles, à côté du sentiment d’ennui qui se dégage de plusieurs observations (p. 110), des interactions asymétriques (chapitre 3), des techniques de contrôle appliquées sans discernement (p. 195), c’est-à-dire avec violence, des attitudes et comportements discriminatoires (chapitres

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 421

La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, D. Fassin. Seuil, Paris(2011). 393 pp.

Cet ouvrage est issu d’une « enquête ethnographique » ayant pour objet principal la compréhen-sion des rapports entre les forces de l’ordre et les habitants des banlieues périphériques populaires.Au commencement du livre, Didier Fassin souligne qu’il s’acquitte d’une double dette. D’un côté,à l’égard des « jeunes des quartiers de banlieue » dont l’expérience est notamment marquée par desinteractions conflictuelles, voire, dans certains cas, meurtrières avec les forces de l’ordre. D’unautre côté, Didier Fassin exprime également sa gratitude à l’égard des policiers, notamment des« chefs ». Ils ont permis la réalisation d’un travail d’observation de près de deux ans sur les activi-tés policières de « patrouilleurs de rue » d’une brigade anti-criminalité (BAC) au sein de quartierspopulaires de la banlieue parisienne alors que, souvent, leurs modes d’action sont décriés dansl’opinion publique, en particulier dans les médias, pour le caractère brutal, voire provocateur, deleurs interventions. Le livre débute par la description d’une scène d’interpellation impliquant desjeunes (dont il nous révèle que l’un d’entre eux est son fils) et qui, selon l’auteur, caractériseparfaitement de nombreuses autres interpellations qu’il a pu observer durant son enquête. Ladescription et l’analyse de cette scène d’interpellation dévoilent en grande partie le fil rouge duprojet éditorial du livre : décrire et dénoncer le processus de soumission et de sujétion imposépar l’État régalien aux personnes vivant dans les quartiers populaires défavorisés, en particulierles jeunes d’origine étrangère ou considérés comme tels, stigmatisés, discriminés et finalementcontraints de se soumettre aux modes d’intervention, souvent vexatoires et disproportionnés,de la « police des quartiers ». Dans l’ouvrage, cette police est incarnée par des policiers de laBAC chargés de faire respecter l’« ordre établi » (les policiers de la BAC sont le plus souventen civil et ont pour missions principales, d’une part, de lutter contre la délinquance en faisantdu flagrant délit et, d’autre part, de maintenir l’ordre public dans la rue). En effet, tout au longdu livre, c’est bien la relation d’assujettissement que le contrôle d’identité instaure dans la rue(arbitraire/discrimination/soumission) qui est au cœur de la description des pratiques policièresquotidiennes : « Le contrôle d’identité est un pur rapport de force qui fonctionne comme un rap-pel à l’ordre — non pas à l’ordre public, qui n’est pas menacé, mais à l’ordre social » (p. 145).Dès le préambule, on comprend donc que les « habitants des banlieues » assignés à résidence,socialement déconsidérés et humiliés, en particulier lorsqu’ils sont confrontés à la police, sontd’abord pensés par l’auteur comme les « victimes » d’un ordre social injuste et souvent abusive-ment violent à leur encontre puisqu’ils doivent se constituer « en sujets dociles face aux forcesde l’ordre » (p. 25). Néanmoins, Didier Fassin indique également qu’au lieu de faire le procèsdes policiers, il lui a semblé s’imposer qu’il devait mener une enquête sur l’activité des forces del’ordre dans les banlieues (p. 28).

Dans la pratique, le livre est constitué, en plus de l’introduction où sont présentés le proto-cole de recherche et les limites du travail, de sept chapitres thématiques (situation, ordinaire,interactions, violences, discriminations, politique, morale) dans lesquels sont décrites et analy-sées des situations et représentations guerrières entre la police et les quartiers populaires. Ainsi,dans le premier chapitre, où il est dit que les principaux protagonistes se considèrent souventcomme des ennemis, il est souligné (p. 71) que « la question sociale se transforme en questionmartiale ». Des interventions policières ordinaires (chapitre 2) sont également décrites, au seindesquelles, à côté du sentiment d’ennui qui se dégage de plusieurs observations (p. 110), desinteractions asymétriques (chapitre 3), des techniques de contrôle appliquées sans discernement(p. 195), c’est-à-dire avec violence, des attitudes et comportements discriminatoires (chapitres

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4 et 5), « racistes » (quand ils stigmatisent par idéologie) et « racialistes » (quand ils différencientpar pragmatisme) (chapitre 4 et 5) permettent aux policiers d’associer les « cités » à une « jungle »(p. 87). Dans un contexte politique national et local de criminalisation croissante des conduitesdéviantes et de stigmatisation accrue des habitants de quartiers populaires d’origine étrangère(chapitre 6), dans le sillage des idées d’extrême droite, paradoxalement, les policiers apparaissentalors comme des « victimes » des fauteurs de désordres (accroissement exponentiel des accusa-tions d’outrage et de rébellion contre personne dépositaire de l’autorité publique). Pris en tensionentre un principe de justice et une logique de ressentiment (p. 301), les policiers peuvent donclégitimer d’un point de vue moral (chapitre 7) la mise en œuvre d’une « justice de rue » qui leurest propre, caractérisée notamment par des pratiques vexatoires, des techniques d’intimidation,des processus d’essentialisation assimilant, par exemple, des travailleurs sociaux d’origine étran-gère à de potentiels délinquants (p. 164–165). Enfin, dans la conclusion, à partir des principauxrésultats de la recherche sur la BAC étudiée, Didier Fassin tente d’extrapoler ses réflexions aureste de la police nationale mais surtout interroge la réalité de la « démocratie » en réaffirmantque, globalement, les policiers agissant au nom de la République font tout autre chose que demaintenir l’ordre public puisqu’ils ont une fonction de « rappel à l’ordre social » (p. 327) vis-à-vis des populations des quartiers populaires victimes d’injustices et de processus disqualifiants(p. 330).

Indéniablement, l’apport principal du livre de Didier Fassin est la description minutieuse etapprofondie des scènes observées qui, d’une part, souligne les pressions politiques, institution-nelles et médiatiques auxquelles les policiers sont confrontés, notamment la pression du chiffre et,d’autre part, montre bien les dérives possibles que l’« habilitation spécifique à l’usage de la force »accordée aux policiers peut générer. En revanche, cette enquête souffre également de nombreuseslimites tant d’un point de vue méthodologique que déontologique. Tout d’abord, il est toujoursgênant qu’une simple monographie serve de base à la production de propos globalisants sur dessituations sociales complexes et hétérogènes (effet de métonymie) comme le sont les relationspolices/jeunes dans les quartiers populaires. Ainsi, la singularité de la brigade observée, particu-lièrement brutale, raciste et dirigée par un chef affirmant des idées d’extrême droite, n’est passuffisamment questionnée. De même, les logiques de provocation, voire de réification réciproquescoproduites par les jeunes et les policiers sont peu interrogées. Dans cette enquête, il existe aussides biais ethnocentriques qui, certes, menacent tous ceux qui s’intéressent aux « mondes popu-laires » : favoriser une vision « misérabiliste » venue d’« en haut » ou bien privilégier un point devue « populiste » et enchanté de ces mondes1. En l’occurrence, le livre de Didier Fassin souffrede ce deuxième travers. Même s’il affirme qu’il a privilégié la compréhension du « côté de lapolice » et occasionnellement du « côté des cités » (p. 328), La force de l’ordre développe un apriori empathique unilatéral à l’égard des « habitants de cité » d’abord associés à des victimesde l’oppression de l’ordre social. L’ensemble des analyses de Didier Fassin semble donc sur-tout dictées par un « principe d’indignation » prenant le risque de ne convaincre qu’un cerclede convaincus. En effet, malgré quelques affirmations sur la nécessité de prendre de la hauteurvis-à-vis des représentations stériles de l’opposition jeunes/police dans les quartiers populaires,le livre de Didier Fassin ne parvient pas à dépasser une posture idéologique, quelquefois condes-cendante, misérabiliste et convenue dans laquelle les jeunes sont décrits comme des « victimesinnocentes » de l’humiliation policière et les policiers comme des oppresseurs racistes et agents de

1 Cf. C. Grignon, J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature,Seuil, Paris, 1989 ; G. Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire, Belin, Paris, 2006.

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la reproduction de l’ordre social. Or, puisque Didier Fassin annonce une plongée ethnographique,« première du genre en France » dans le monde de la « police de rue », on aurait souhaité compren-dre tout ce que recouvre la complexité des interactions produites par les policiers et les jeunesvivant ou travaillant dans les zones urbaines ségréguées. Cependant, l’auteur indique lui-mêmeque ses observations auraient dû se prolonger pour lui permettre de les approfondir mais que « ledurcissement des politiques sécuritaires francaises, avec pour corollaire la censure des travauxscientifiques reposant sur une observation des forces de l’ordre » (p. 9) l’a empêché de continuerson travail d’observation analytique et l’a ainsi convaincu de publier ses résultats. On ne peut alorsqu’espérer que ce durcissement s’assouplisse pour que Didier Fassin puisse compléter ses travauxet apporter des éléments nouveaux de compréhension sur les rapports jeunes/police. Il pourraitainsi développer une approche d’observation comparative sur plusieurs terrains d’enquête et ana-lyser, notamment, l’influence que peut avoir la socialisation policière dans les écoles de policesur les pratiques policières (critiquer le « culturalisme » est une chose (p. 44), nier qu’il existe une« culture policière » spécifique en est une autre). Mais il est vrai que Didier Fassin reconnaît qu’iln’est pas un spécialiste des forces de l’ordre et qu’il ne le deviendra pas (p. 57). Quoi qu’il ensoit, la forte médiatisation de l’ouvrage lors de sa publication a suscité de grandes interrogationsdans l’opinion publique sur l’ambivalence du travail de la police dans les quartiers populaires. Onpeut donc espérer que son livre contribuera à ouvrir les portes des commissariats de police auxtravaux de recherche en sciences sociales.

Manuel BoucherLaboratoire d’étude et de recherche sociales (LERS), institut du développement social,

route de Duclair, BP 118, 76380 Canteleu (Rouen), FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.06.008

La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, A. Esquerre. Fayard, Paris (2009).376 pp.

Les sectes sont de toute évidence un terrain périlleux pour la sociologie. Les passions qu’ellessoulèvent jusque dans la communauté académique et les difficultés de l’enquête ethnographiquedans de petites communautés de convertis contribuent largement à l’insatisfaction que l’on peutavoir à la lecture de certains travaux. Ayant manifestement pris la mesure de ces écueils, ArnaudEsquerre a trouvé une manière élégante de les dépasser en notant que le terme de « secte » relèvede l’accusation et de l’assignation, et en empruntant dès lors une voie tracée avec la fécondité quel’on sait par la sociologie de la déviance : proposer une sociologie de la qualification de pratiquesectaire, plutôt que des déterminants de ces pratiques, ou encore une sociologie de la lutte contreles sectes, plutôt que, comme le suggère le titre de l’ouvrage, des sectes elles-mêmes. Partant,l’ouvrage développe deux volets distincts qui correspondent à ce que l’on peut attendre d’uneétude de ce type.

Le premier restitue une analyse de l’émergence depuis le courant des années 1970 de nou-velles manières de qualifier le risque sectaire à partir de la notion de manipulation mentale, sousl’impulsion d’entrepreneurs moraux, mouvements de victimes, militants ou professionnels. Aprèsune rapide mise en perspective de quelques moments clés de cette histoire, suggérant au passagel’enracinement de ce tournant dans une angoisse diffuse des années 1970 quant au déclin del’autorité sur la jeunesse, l’auteur dresse une sorte de portrait éclaté de ces différents acteurs. Un