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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 261 mais on peut aussi y percevoir la conséquence des conflits ouverts entre ses membres, en particu- lier autour du partage de la valeur et de la reconnaissance du travail. L’organisation hétérarchique décrite par D. Stark évolue en effet sur une étroite ligne de crête entre la dissolution sous l’effet des conflits entre conceptions de la valeur, et l’intégration à une organisation hiérarchique l’arbitrage entre celles-ci est mené par la direction. En ce sens, il serait utile d’étudier l’évolution de ces organisations hétérarchiques dans le temps et dans l’espace de l’entreprise, pour saisir dans quelle mesure elles peuvent se pérenniser et s’articuler à d’autres formes d’organisations plus hiérarchisées. On pourrait ainsi vérifier si, comme le prétend D. Stark, les organisations hétérarchiques sont bien l’avenir des économies de la recherche et de l’innovation. Étienne Nouguez Centre de sociologie des organisations, CNRS, Sciences-Po, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.004 L’exclusion bancaire, G. Gloukoviezoff. Puf, Paris (2010). 367 pp. L’exclusion bancaire est l’aboutissement d’une thèse sous la direction de Jean-Michel Servet et de dix ans de recherches en partie collectives. Georges Gloukoviezoff s’appuie sur des entretiens, des observations au sein d’agences bancaires et des données statistiques. Économiste de formation, il inscrit son approche dans la lignée de la socioéconomique de Jean Gadrey. L’essentiel du livre consiste en une critique des travaux d’économie bancaire et de sociologie économique de l’octroi de crédit avec pour thèse principale une plaidoirie en faveur d’une approche synthétique de l’exclusion financière, qui comprenne comme un tout aussi bien les questions d’accès aux services bancaires que de surendettement. Georges Gloukoviezoff reprend l’expression d’exclusion bancaire ou financière utilisée dans de nombreuses enquêtes datant des années 1990, notamment en Angleterre. Mais, il l’amende en incluant dans la catégorie des exclus tous ceux qui n’ont pas un « accès approprié » aux services bancaires. Il associe de cette manière difficultés d’accès et difficultés d’usages. En outre, il analyse l’exclusion bancaire comme un processus. Il ne s’agit donc pas de considérer deux populations distinctes d’exclus et d’inclus mais, plus largement, d’envisager les différents dysfonctionnements bancaires dont pâtissent les particuliers dans un contexte de financiarisation de l’économie. En terminant l’ouvrage par l’interrogation, « Vers une nouvelle grande transformation ? », Georges Gloukoviezoff veut dire sa crainte qu’on ne laisse à un système bancaire non régulé la tâche de pallier une modération salariale persistante, au risque d’une évolution vers une crise sociale et politique majeure. La première partie inscrit en effet la question dans le contexte d’intensification de la financia- risation des rapports sociaux depuis les années 1980. C’est dans ce cadre qu’il faut considérer la manière dont les produits bancaires ont été rendus incontournables pour les individus, en tenant compte des rapports de force entre groupes sociaux. La deuxième partie propose des outils pour analyser la relation bancaire. L’économie bancaire n’envisage l’incertitude que du point de vue du prêteur et assimile la qualité du crédit au bon remboursement. La sociologie économique ajoute la confiance à travers les relations de longue durée et la mobilisation du réseau social. Pour Georges Gloukoviezoff, ces analyses pêchent à plusieurs titres. Il utilise les travaux de Lucien Karpik pour souligner qu’il existe une incertitude radicale quant à la qualité du service pour le client lui-même. Il souligne que la solvabilité des

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 261

mais on peut aussi y percevoir la conséquence des conflits ouverts entre ses membres, en particu-lier autour du partage de la valeur et de la reconnaissance du travail. L’organisation hétérarchiquedécrite par D. Stark évolue en effet sur une étroite ligne de crête entre la dissolution sous l’effetdes conflits entre conceptions de la valeur, et l’intégration à une organisation hiérarchique oùl’arbitrage entre celles-ci est mené par la direction. En ce sens, il serait utile d’étudier l’évolutionde ces organisations hétérarchiques dans le temps et dans l’espace de l’entreprise, pour saisirdans quelle mesure elles peuvent se pérenniser et s’articuler à d’autres formes d’organisationsplus hiérarchisées. On pourrait ainsi vérifier si, comme le prétend D. Stark, les organisationshétérarchiques sont bien l’avenir des économies de la recherche et de l’innovation.

Étienne NouguezCentre de sociologie des organisations, CNRS, Sciences-Po,

19, rue Amélie, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.004

L’exclusion bancaire, G. Gloukoviezoff. Puf, Paris (2010). 367 pp.

L’exclusion bancaire est l’aboutissement d’une thèse sous la direction de Jean-Michel Servet etde dix ans de recherches en partie collectives. Georges Gloukoviezoff s’appuie sur des entretiens,des observations au sein d’agences bancaires et des données statistiques. Économiste de formation,il inscrit son approche dans la lignée de la socioéconomique de Jean Gadrey. L’essentiel dulivre consiste en une critique des travaux d’économie bancaire et de sociologie économique del’octroi de crédit avec pour thèse principale une plaidoirie en faveur d’une approche synthétiquede l’exclusion financière, qui comprenne comme un tout aussi bien les questions d’accès auxservices bancaires que de surendettement.

Georges Gloukoviezoff reprend l’expression d’exclusion bancaire ou financière utilisée dansde nombreuses enquêtes datant des années 1990, notamment en Angleterre. Mais, il l’amende enincluant dans la catégorie des exclus tous ceux qui n’ont pas un « accès approprié » aux servicesbancaires. Il associe de cette manière difficultés d’accès et difficultés d’usages. En outre, il analysel’exclusion bancaire comme un processus. Il ne s’agit donc pas de considérer deux populationsdistinctes d’exclus et d’inclus mais, plus largement, d’envisager les différents dysfonctionnementsbancaires dont pâtissent les particuliers dans un contexte de financiarisation de l’économie. Enterminant l’ouvrage par l’interrogation, « Vers une nouvelle grande transformation ? », GeorgesGloukoviezoff veut dire sa crainte qu’on ne laisse à un système bancaire non régulé la tâche depallier une modération salariale persistante, au risque d’une évolution vers une crise sociale etpolitique majeure.

La première partie inscrit en effet la question dans le contexte d’intensification de la financia-risation des rapports sociaux depuis les années 1980. C’est dans ce cadre qu’il faut considérer lamanière dont les produits bancaires ont été rendus incontournables pour les individus, en tenantcompte des rapports de force entre groupes sociaux.

La deuxième partie propose des outils pour analyser la relation bancaire. L’économie bancairen’envisage l’incertitude que du point de vue du prêteur et assimile la qualité du crédit au bonremboursement. La sociologie économique ajoute la confiance à travers les relations de longuedurée et la mobilisation du réseau social. Pour Georges Gloukoviezoff, ces analyses pêchent àplusieurs titres. Il utilise les travaux de Lucien Karpik pour souligner qu’il existe une incertituderadicale quant à la qualité du service pour le client lui-même. Il souligne que la solvabilité des

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clients n’est pas indépendante des divers services bancaires qui lui sont vendus. Enfin, il jugenécessaire d’analyser l’incertitude liée à l’octroi de crédit en tenant compte de l’ensemble desproduits bancaires proposés aux clients, puisque c’est ainsi que raisonnent les banques elles-mêmes lorsqu’elles utilisent le crédit immobilier comme produit d’appel. Pour ce faire, il recourtà l’économie des services et distingue l’output ou service immédiatement vendu — par exemple,l’ouverture d’un compte — et l’outcome, ensemble des effets de ce service. Les évolutions institu-tionnelles depuis les années 1980 ont conduit les banques à faire reposer l’essentiel de l’incertitudesur les clients et à privilégier les techniques de calcul du risque (la consolidation ou réduction del’incertitude à un risque probabilisable) au détriment du jugement du banquier. L’auteur prône unrééquilibrage de manière à mieux tenir compte de l’outcome des prestations bancaires.

Ces évolutions sont sources de difficultés bancaires que l’auteur étudie dans une troisièmepartie en distinguant trois phases du processus d’exclusion. Il y a d’abord la domination bancaire.Georges Gloukoviezoff rappelle que frais de rejet et pénalités de retard permettent aux banquesde contourner les taux de l’usure et rendent les clients au budget accidenté très rentables. Ladeuxième phase, celle de la disqualification bancaire, décrit l’expérience de ceux que la banquene juge pas ou plus légitimes pour diverses raisons (manque de revenus mais aussi besoin deconseils non facturés, etc.). Enfin, l’exclusion bancaire proprement dite correspond au stade où« les difficultés d’accès prennent le dessus sur les difficultés d’usage » (p. 185).

Le livre s’achève par une quatrième partie intitulée « Entre État et marché : repenser la récipro-cité ». L’auteur propose une « régulation solidaire », en s’appuyant sur ce qu’il juge être des expé-riences réussies au moins en tant que « laboratoires de recherche » (distribution de micro-créditssur la base de partenariats entre des acteurs sociaux et des banques, mise sur pied de structures ban-caires dédiées à l’accompagnement budgétaire). Au-delà, il appelle de ses vœux une interventionétatique, mais aussi une mise à contribution des banques, appelées à prendre en charge les externa-lités négatives liées à leurs activités, ainsi qu’une péréquation entre clients et entre établissements.

Quel est l’intérêt du livre pour un lecteur sociologue ? Au cours des années 1990, la banqueet le crédit ont fait l’objet de travaux de sociologie économique et de sociologie des professionspour l’essentiel. L’approche de Georges Gloukoviezoff incite à articuler ces recherches avec unesociologie du salariat, des inégalités et de la consommation. Certains aspects du livre gagneraientjustement à l’utilisation de travaux classiques en sociologie. En particulier, la sociologie inter-actionniste serait mobilisable pour enrichir l’analyse de l’exclusion en termes de processus —faut-il d’ailleurs continuer à utiliser le terme d’exclusion ? Les sociologues peuvent aussi regretterque le très important matériau empirique qui sous-tend l’analyse ne soit pas davantage présenté,et être gênés par l’orientation normative de la recherche qui amène à juger « réussies » certainesexpériences sans réels arguments empiriques à l’appui. Mais ces limites ne remettent pas en causela clarté et la richesse de l’analyse théorique et du bilan bibliographique, sur la base d’un longtravail de terrain. En particulier, l’ouvrage donne les outils pour corriger les défauts de nombreuxtravaux sur le surendettement et l’accès au crédit en soulignant la vanité d’une analyse en termesde pathologie individuelle, ainsi que d’une lecture essentialisante de la solvabilité des particuliers.L’exclusion bancaire de Georges Gloukoviezoff contribue sans aucun doute à un renouvellementde la réflexion sur la bancarisation, bienvenu quelques années après le déclenchement de la crisedes subprime.

Laure LacanCentre Maurice-Halbwachs (CNRS, EHESS, ENS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.020