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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 405 Arnaud Mias Université de Rouen, DYSOLA, rue Lavoisier, 76821 Mont Saint-Aignan cedex, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.06.011 Les risques professionnels. Peut-on soigner le travail ? A. Mias. Ellipses, Paris (2010). 192 pp. Dans son dernier ouvrage Les risques professionnels. Peut-on soigner le travail ?, Arnaud Mias interroge les modalités actuelles de prise en charge des risques professionnels sous deux angles : les régulations collectives du travail et le système de relations professionnelles. Dans une première partie (Le travail, un patient récalcitrant) l’auteur s’attache à dresser un panorama synthétique des risques professionnels en France : définitions, ampleur, origines, inéga- lités face à la santé au travail. Puis, la deuxième partie (Comment soigner le travail ?) revisite les dispositifs institutionnels de prise en charge de ces risques pour en exposer les limites : privilège de la réparation sur la prévention, vision individualisante et comportementale des risques condui- sant à tenir l’organisation du travail hors de cause, ambigüité des actions de l’État. Selon l’auteur, derrière l’incapacité du dispositif actuel à prendre en charge les problèmes, ce sont les compro- mis sociaux sous-jacents qui sont interrogés et fragilisés. Si des dispositifs nouveaux paraissent pouvoir renouveler les manières d’appréhender les risques et leur prévention l’élaboration du Document unique, la judiciarisation accrue de la santé au travail, son inscription dans le champ de la santé publique, les Plans santé-travail, une expertise plus indépendante ces évolutions ne se traduisent pas automatiquement dans une prise en charge plus qualitative de la prévention. « En témoigne, selon l’auteur, la tendance, au sein des entreprises, à la bureaucratisation de la prévention tournée vers la production de preuves et la conformité aux injonctions réglementaires ». Ces constats amènent l’auteur à interroger dans une troisième partie (Qui peut soigner le tra- vail ?) les rôles et approches des acteurs au sein des entreprises. Le processus d’objectivation des risques, indispensable à leur identification, et la mise en place d’une démarche de pré- vention « authentique » rencontrent des obstacles. Premier obstacle, les salariés eux-mêmes : « naturalisation des risques » et « déni du risque » (p. 120), « ambivalence du collectif de travail » (p. 122), « compensation salariale » (p. 125), « chantage à l’emploi » et « précarité » (p. 126). Deuxième obstacle, les employeurs : « aveuglement sur l’ampleur des risques », « focalisation sur le coût de la prévention », « privilège donné à une éducation des comportements individuels » (p. 129), « dilution des responsabilités dans des mécanismes de sous-traitance » (p. 130), dis- cours fataliste sur l’inéluctabilité des risques liés aux contraintes « imposées » aux entreprises. S’agissant des acteurs qui peuvent appuyer la démarche de prévention médecins, inspecteurs, organisations syndicales, CHSCT ils « peuvent, selon les cas, représenter des obstacles ou des appuis essentiels à une démarche préventive. De leurs interactions peuvent émerger le pire (le silence et l’aveuglement auto-entretenus) comme le meilleur (l’émulation collective) » (p. 143). Entre ambivalence des rapports aux risques, perte de légitimité, manque de moyens, déficit de formation, les acteurs de la prévention restent bien démunis pour favoriser la mise en place d’une démarche durable, globale dans son approche des risques et participative, autant de critères pour une prévention « efficace », selon l’auteur. Quant à la négociation collective sur les risques pro- fessionnels, Arnaud Mias rappelle son manque de dynamisme, les questions de santé au travail allant jusqu’à être quasi absentes des négociations en entreprise. « Le refus patronal de négocier » (p. 170) témoignerait d’une volonté de maintenir les décisions en matière d’organisation du travail dans le pré carré des employeurs et la gestion des risques à la périphérie du travail.

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Page 1: Comptes rendus

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 405

Arnaud MiasUniversité de Rouen, DYSOLA, rue Lavoisier, 76821 Mont Saint-Aignan cedex, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.011

Les risques professionnels. Peut-on soigner le travail ? A. Mias. Ellipses, Paris (2010). 192 pp.

Dans son dernier ouvrage Les risques professionnels. Peut-on soigner le travail ?, Arnaud Miasinterroge les modalités actuelles de prise en charge des risques professionnels sous deux angles :les régulations collectives du travail et le système de relations professionnelles.

Dans une première partie (Le travail, un patient récalcitrant) l’auteur s’attache à dresser unpanorama synthétique des risques professionnels en France : définitions, ampleur, origines, inéga-lités face à la santé au travail. Puis, la deuxième partie (Comment soigner le travail ?) revisite lesdispositifs institutionnels de prise en charge de ces risques pour en exposer les limites : privilègede la réparation sur la prévention, vision individualisante et comportementale des risques condui-sant à tenir l’organisation du travail hors de cause, ambigüité des actions de l’État. Selon l’auteur,derrière l’incapacité du dispositif actuel à prendre en charge les problèmes, ce sont les compro-mis sociaux sous-jacents qui sont interrogés et fragilisés. Si des dispositifs nouveaux paraissentpouvoir renouveler les manières d’appréhender les risques et leur prévention — l’élaboration duDocument unique, la judiciarisation accrue de la santé au travail, son inscription dans le champde la santé publique, les Plans santé-travail, une expertise plus indépendante — ces évolutionsne se traduisent pas automatiquement dans une prise en charge plus qualitative de la prévention.« En témoigne, selon l’auteur, la tendance, au sein des entreprises, à la bureaucratisation de laprévention tournée vers la production de preuves et la conformité aux injonctions réglementaires ».

Ces constats amènent l’auteur à interroger dans une troisième partie (Qui peut soigner le tra-vail ?) les rôles et approches des acteurs au sein des entreprises. Le processus d’objectivationdes risques, indispensable à leur identification, et la mise en place d’une démarche de pré-vention « authentique » rencontrent des obstacles. Premier obstacle, les salariés eux-mêmes :« naturalisation des risques » et « déni du risque » (p. 120), « ambivalence du collectif de travail »(p. 122), « compensation salariale » (p. 125), « chantage à l’emploi » et « précarité » (p. 126).Deuxième obstacle, les employeurs : « aveuglement sur l’ampleur des risques », « focalisation surle coût de la prévention », « privilège donné à une éducation des comportements individuels »(p. 129), « dilution des responsabilités dans des mécanismes de sous-traitance » (p. 130), dis-cours fataliste sur l’inéluctabilité des risques liés aux contraintes « imposées » aux entreprises.S’agissant des acteurs qui peuvent appuyer la démarche de prévention — médecins, inspecteurs,organisations syndicales, CHSCT — ils « peuvent, selon les cas, représenter des obstacles ou desappuis essentiels à une démarche préventive. De leurs interactions peuvent émerger le pire (lesilence et l’aveuglement auto-entretenus) comme le meilleur (l’émulation collective) » (p. 143).Entre ambivalence des rapports aux risques, perte de légitimité, manque de moyens, déficit deformation, les acteurs de la prévention restent bien démunis pour favoriser la mise en place d’unedémarche durable, globale dans son approche des risques et participative, autant de critères pourune prévention « efficace », selon l’auteur. Quant à la négociation collective sur les risques pro-fessionnels, Arnaud Mias rappelle son manque de dynamisme, les questions de santé au travailallant jusqu’à être quasi absentes des négociations en entreprise. « Le refus patronal de négocier »(p. 170) témoignerait d’une volonté de maintenir les décisions en matière d’organisation du travaildans le pré carré des employeurs et la gestion des risques à la périphérie du travail.

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406 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431

L’auteur conclut (Et maintenant. . . ?) à des évolutions juridiques et réglementaires porteusesd’un renouvellement des manières d’appréhender les risques et de penser leur prévention en cequ’elles interrogent davantage les liens avec l’organisation du travail, les modes de gestion et leschoix stratégiques. Toutefois l’effectivité du « droit à la santé au travail » nécessite « des instru-ments institutionnels et des dynamiques collectives » (p. 179) qui restent à renforcer ou inventer.Arnaud Mias en propose trois : la « pénalisation de la santé au travail », un « renchérissement descoûts supportés par les employeurs en matière de prise en charge des victimes du travail », un« renforcement de la démocratie dans le travail » (p. 181).

Si la synthèse, claire et informée, est précieuse, on aurait néanmoins aimé une approche plusdialogique, tant entre les parties de l’ouvrage qu’avec d’autres travaux scientifiques. Par exemple,la première partie pose un constat fort intéressant sur la déstabilisation du système actuel degestion des risques professionnels et l’ambigüité de l’action de l’État s’agissant de la réforme dela médecine du travail ou encore de la délégation du pouvoir normatif aux partenaires sociaux. Or,les positions des acteurs en entreprise, décrites dans la troisième partie de l’ouvrage, ont partie liéeà ce cadre institutionnel : de quelle manière sa déstabilisation modifie-elle les capacités d’actiondes acteurs en entreprise ? En quoi peut-elle renouveler leurs répertoires d’actions collectives ets’inscrire alors dans des « dynamiques collectives », notamment celle d’un « renforcement de ladémocratie dans le travail » dont on peine à voir, à la lecture de cet ouvrage, sur quoi il peut sefonder ? Si des institutions nouvelles sont à inventer, qu’en est-il, du point de vue de l’auteur, deseffets du dualisme, interrogé dans de nombreux travaux, entre l’instance dédiée aux questionséconomiques — le comité d’entreprise — et celle dédiée aux conditions de travail et à la santé —le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ? Enfin, le sous-titre del’ouvrage Peut-on soigner le travail ? fait écho, tant ils paraissent se répondre, au titre d’un autreouvrage, paru en 2009, Soigner le travail. Itinéraires d’un médecin du travail, Erès, de GabrielFernandez dont la référence est absente du livre d’Arnaud Mias. Ces deux ouvrages ont en commund’interroger les manières de prendre en charge, dans l’entreprise, les risques professionnels etde revendiquer un espace démocratique sur les questions du travail. Si Arnaud Mias défend lerenforcement des droits et des moyens des CHSCT, Gabriel Fernandez, dans la lignée des travauxd’Yves Clot, milite davantage pour des espaces de controverses, des délibérations collectives entreprofessionnels, au plus près des situations de travail. Mettre en discussion ces travaux aurait lemérite d’interroger les manières de combiner une approche attentive aux dispositifs institutionnelsde régulations collectives et une autre, complémentaire, soucieuse de préserver les possibilitésd’un dialogue contradictoire, d’une confrontation sociale autour du travail, sa réalisation, sonsens.

Marion GillesInstitut des sciences de l’homme, centre Max-Weber, 14, avenue Berthelot,

69363 Lyon cedex 07, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.06.012

La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin, M. Drulhe,F. Sicot (Eds.). Presses universitaires Mirail, Toulouse (2011). 306 pp.

Cet ouvrage collectif, rédigé par une équipe de sociologues toulousains, entend montrer larichesse, tant au niveau micro-social des interactions qu’au niveau macro-social des institutions