2
Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 541 Un laboratoire du « salariat libéral » : les instituts de sondage, R. Caveng. Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges (2011). 259 pp. Savez-vous comment se fabriquent les sondages ? Bonne question pour nos sociétés qui ont font un usage si intense à laquelle Rémy Caveng apporte une réponse, non sur l’opinion publique comme l’avait fait Loïc Blondiaux avant lui, mais sur les modalités mêmes de production des données. L’essentiel de la description et la forte thèse qui la soutient s’alimentent d’une expérience personnelle de plusieurs années comme enquêteur, d’entretiens formels ou non et de questionnaire auprès de salariés, plus ou moins réguliers, de divers instituts de sondage. Thèse forte avons-nous dit, qui tient en ceci : le secteur des sondages, dont la première partie de l’ouvrage retrace un historique fort intéressant, repose sur un modèle économique particulier qui externalise le travail de ses enquêteurs et déstabilise leur emploi. Le secteur des sondages aurait ainsi fabriqué une forme inédite d’emploi, « salariat libéral » pour l’auteur, dans laquelle l’incertitude des salariés quant à leur mission, l’horizon de leur emploi et les possibilités de le renouveler est à son comble. En cinq chapitres, le riche matériau d’enquête sert une description fine du dit système et en explore les conséquences pour les salariés précaires. L’auteur y insiste sur les complicités du droit et des régimes d’assurance chômage sans les- quelles, dit-il, le système ne saurait fonctionner. Le « contrat d’usage », forme dérogatoire du contrat à durée déterminée (CDD), en est la pierre de touche parfaitement légale qui, en vertu d’une activité reconnue comme variable en nature (D1242-2 Code du travail), accorde aux employeurs la possibilité de recruter à l’infini leurs enquêteurs, pour des périodes brèves, sans délai de carence, ni indemnité de précarité. Le régime chômage vient en complément (même faible) des revenus fluctuants que le système génère par la variabilité des besoins des employeurs et leur plus ou moins bonne volonté à recruter tel ou tel. Car les attentes de comportements sont fortes et les réfractaires vite écartés, d’autant que les remplac ¸ants ne manquent pas. Ce système si particulier s’accordait jusqu’alors à l’usage, lui aussi particulier, qu’en fai- saient les enquêteurs : ponctuel, apprécié pour le contenu plutôt intéressant du travail, l’ambiance conviviale et les disponibilités laissées par ailleurs. Or, à défaut d’autres perspectives, étudiants, intermittents ou retraités y recourent aujourd’hui plus longtemps, parfois comme source princi- pale de revenus. Bref, le provisoire devient une norme d’emploi plus durable. Cette évolution, aux yeux de l’auteur, ouvre la brèche d’une extension du modèle et justifie qu’on en examine les effets comme avenir possible du salariat. L’examen porte sur la qualité du travail dans ce système et la place du travail dans la vie des précaires. Pour la qualité du travail, il y a toute raison de s’inquiéter. Le système dit Rémy Caveng conduit immanquablement à la tricherie, tant les exigences de rendement et les normes à respecter sont fortes. Comme Christophe Dejours le montrait pour les opérateurs du nucléaire 1 , l’ajustement du prescrit du travail à son réel se traduit ici par le « bidonnage » des questionnaires, pour dire qu’on les remplit soi-même en apprenant vite à rester dans le plausible. Les responsables des enquêtes, salariés des instituts et anciens enquêteurs, n’en sont pas dupes et couvrent d’autant plus facilement le subterfuge qu’il leur permet de boucler des budgets dramatiquement serrés. Quant aux effets sur les enquêteurs, l’analyse approche celle de Pierre-Michel Menger sur les intermittents. L’emprise du travail s’élargit et s’alourdit alors même qu’il se fait plus incertain: 1 Christophe Dejours, « Pathologie de la communication. Situation de travail et espace public : le cas du nucléaire », in Alain Cottereau et Paul Ladrière (Eds.), Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, Éditions de l’EHESS, Paris, 1992, p. 177–201.

Comptes rendus

  • Upload
    sylvie

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Comptes rendus

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 541

Un laboratoire du « salariat libéral » : les instituts de sondage, R. Caveng. Éditions duCroquant, Bellecombe-en-Bauges (2011). 259 pp.

Savez-vous comment se fabriquent les sondages ? Bonne question pour nos sociétés qui ontfont un usage si intense à laquelle Rémy Caveng apporte une réponse, non sur l’opinion publiquecomme l’avait fait Loïc Blondiaux avant lui, mais sur les modalités mêmes de production desdonnées. L’essentiel de la description et la forte thèse qui la soutient s’alimentent d’une expériencepersonnelle de plusieurs années comme enquêteur, d’entretiens formels ou non et de questionnaireauprès de salariés, plus ou moins réguliers, de divers instituts de sondage.

Thèse forte avons-nous dit, qui tient en ceci : le secteur des sondages, dont la première partiede l’ouvrage retrace un historique fort intéressant, repose sur un modèle économique particulierqui externalise le travail de ses enquêteurs et déstabilise leur emploi. Le secteur des sondagesaurait ainsi fabriqué une forme inédite d’emploi, « salariat libéral » pour l’auteur, dans laquellel’incertitude des salariés quant à leur mission, l’horizon de leur emploi et les possibilités de lerenouveler est à son comble. En cinq chapitres, le riche matériau d’enquête sert une descriptionfine du dit système et en explore les conséquences pour les salariés précaires.

L’auteur y insiste sur les complicités du droit et des régimes d’assurance chômage sans les-quelles, dit-il, le système ne saurait fonctionner. Le « contrat d’usage », forme dérogatoire ducontrat à durée déterminée (CDD), en est la pierre de touche parfaitement légale qui, en vertu d’uneactivité reconnue comme variable en nature (D1242-2 Code du travail), accorde aux employeursla possibilité de recruter à l’infini leurs enquêteurs, pour des périodes brèves, sans délai de carence,ni indemnité de précarité. Le régime chômage vient en complément (même faible) des revenusfluctuants que le système génère par la variabilité des besoins des employeurs et leur plus oumoins bonne volonté à recruter tel ou tel. Car les attentes de comportements sont fortes et lesréfractaires vite écartés, d’autant que les remplacants ne manquent pas.

Ce système si particulier s’accordait jusqu’alors à l’usage, lui aussi particulier, qu’en fai-saient les enquêteurs : ponctuel, apprécié pour le contenu plutôt intéressant du travail, l’ambianceconviviale et les disponibilités laissées par ailleurs. Or, à défaut d’autres perspectives, étudiants,intermittents ou retraités y recourent aujourd’hui plus longtemps, parfois comme source princi-pale de revenus. Bref, le provisoire devient une norme d’emploi plus durable. Cette évolution,aux yeux de l’auteur, ouvre la brèche d’une extension du modèle et justifie qu’on en examine leseffets comme avenir possible du salariat. L’examen porte sur la qualité du travail dans ce systèmeet la place du travail dans la vie des précaires.

Pour la qualité du travail, il y a toute raison de s’inquiéter. Le système dit Rémy Caveng conduitimmanquablement à la tricherie, tant les exigences de rendement et les normes à respecter sontfortes. Comme Christophe Dejours le montrait pour les opérateurs du nucléaire1, l’ajustementdu prescrit du travail à son réel se traduit ici par le « bidonnage » des questionnaires, pour direqu’on les remplit soi-même en apprenant vite à rester dans le plausible. Les responsables desenquêtes, salariés des instituts et anciens enquêteurs, n’en sont pas dupes et couvrent d’autantplus facilement le subterfuge qu’il leur permet de boucler des budgets dramatiquement serrés.Quant aux effets sur les enquêteurs, l’analyse approche celle de Pierre-Michel Menger sur lesintermittents. L’emprise du travail s’élargit et s’alourdit alors même qu’il se fait plus incertain :

1 Christophe Dejours, « Pathologie de la communication. Situation de travail et espace public : le cas du nucléaire »,in Alain Cottereau et Paul Ladrière (Eds.), Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, Éditions de l’EHESS, Paris,1992, p. 177–201.

Page 2: Comptes rendus

542 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

enchaînement de périodes de travail réduites, employeurs multiples, compétition entre pairs,individualisation des rapports aux employeurs, poids des normes de comportement, entretiendes réseaux, etc. Pourtant, malgré le sombre tableau que dessine le « salariat libéral », l’emploid’enquêteur exerce toujours ses charmes, les intéressés persistant à lui trouver des avantages,pour lui-même et pour la disponibilité qu’il laisse pour d’autres activités. Arguments que rejetteRémy Caveng qui interprète l’enchantement des salariés comme illusio. Et l’auteur de pointer lescomplicités, cette fois idéologiques, dont s’alimente aussi le modèle qui peignent en libertés descontraintes resserrées.

À l’issue des cinq chapitres de l’ouvrage, le lecteur dispose assurément d’une compréhensionclaire des positions de l’auteur, mais il se demande si ce n’est pas au prix d’une simplificationexcessive de certains phénomènes comme, par exemple, le mystérieux engouement des enquêteurspour des emplois contraints ou les conditions dans lesquelles un système d’emploi que l’on pré-sente par ailleurs comme profondément spécifique pourrait devenir plus général. La problématiquede la précarisation n’explique pas tout et conduit aussi à des conclusions qui surprennent par-fois. Ainsi l’idée que le monde des sondages est marqué par l’individualisation des rapports entreemployeurs et salariés est contestée par les données mêmes de l’enquête. On voit, au contraire, unerelation de travail qui tend à s’établir entre des collectifs : collectif d’employeurs, plus ou moinsinterchangeables aux yeux des salariés qui ont la prudence de ne s’attacher à aucun précisément,et collectif de salariés tout aussi interchangeables aux yeux des employeurs. L’assurance chômageest une autre trace de la dimension collective de la relation de travail. On pourrait également citerl’entre-soi du milieu, les accords multiples entre entreprises de même que la mobilité organiséede leurs cadres.

Cette capacité du lecteur à discuter les positions tranchées auxquelles contraint le cadred’interprétation choisi vient de la qualité de l’enquête conduite par Rémy Caveng, il faut le recon-naître et le souligner. Grâce à elle, le lecteur s’ouvre des chemins de traverse qu’il emprunte,parfois à rebours des propos l’auteur, mais toujours avec intérêt. En tout état de cause, l’ouvragetémoigne de l’utilité d’examiner le détail de formes de travail que l’on dit atypiques. Quantaux germes d’un avenir du travail qu’elles porteraient, il semble difficile d’en décider à partird’une seule. La confrontation systématique des résultats jouera, en la matière, un rôle assurémentprécieux.

Sylvie CélérierCentre d’études de l’emploi, 29, pomenade Michel Simon, 93166, Noisy-le-Grand cedex, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.002

Ce que soigner veut dire. Repenser le libre choix du patient, A. Mol. Presses des Mines,Paris (2009). 199 pp.

Sommes-nous libres de choisir les modalités d’un traitement, les produits y concourant, voirle renoncement à tout soin ou bien devons nous accepter sous contrainte les décisions expertesdes professionnels soignants ? Tel est le dilemme qu’Annemarie Mol nous invite à dépasser enproposant de se pencher sur une logique qui ne serait pas celle du choix autonome et rationnelmais celle du soin. Traduction d’un ouvrage paru en 2006 en néerlandais, puis en 2008 en anglais,Ce que soigner veut dire. Repenser le libre choix du patient se présente comme une réflexionsur la logique sous-tendant la prise en charge des « personnes avec le diabète ». Au carrefour