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290 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 L’ouvrage tente ainsi de mettre à jour la sociologie de l’enseignement professionnel par une mise en perspective historique, une analyse de l’inscription des LP dans le système scolaire et une analyse approfondie des déterminants sociaux des jeux d’acteurs. Aziz Jellab souhaite montrer les différentes facettes des LP. Ces établissements sont insérés dans un tissu de relations avec les mondes économique et social, ils sont déterminés par leur position dans ces mondes et par leurs finalités, former la main d’œuvre de base. Mais, au sein de ces établissements se jouent encore différentes interactions entre enseignants et élèves qui favorisent des expériences plurielles plus ou moins mobilisatrices. On peut toutefois regretter que la mise en contexte des LP, réussie sur le plan institutionnel, soit quelque peu réduite sur le plan socio-économique. Une analyse fine de quelques spécialités industrielles et tertiaires contrastées aurait été éclairante. Une analyse plus serrée des relations entre mondes économiques et scolaires aurait parachevé cette sociologie de l’enseignement professionnel. Catherine Agulhon Centre de recherches sur les liens sociaux (UMR 8070), université Paris-Descartes, 45, rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.002 Travailler et étudier, V. Cohen-Scali. Puf, Paris (2010). 236 pp. Identifier la place des expériences de travail acquises par les jeunes au cours de leur sco- larité dans la construction de leur « soi professionnel », tel est l’objectif poursuivi par Valérie Cohen-Scali dans cet ouvrage de psychologie sociale. Quatorze enquêtes « quantitatives » et « qualitatives » ont été menées auprès de 2850 jeunes : collégiens, jeunes non diplômés en disposi- tifs d’insertion, élèves de CAP en apprentissage, lycéens professionnels, jeunes préparant un BTS ou un DUT par alternance ou apprentissage, étudiants de première année à l’université exerc ¸ant des « petits boulots ». L’ouvrage se compose de deux parties théoriques et de deux parties plus empiriques. Dans les deux premières parties, l’auteure évoque le rapport à l’école des jeunes d’origine populaire puis distingue « socialisation pour le travail » (en amont de la vie au travail) et « socialisation par le travail » (au fil des expériences professionnelles). Valérie Cohen-Scali étudie ensuite les relations entre « identité » et « représentations sociales », relations induites par la nécessité de « se repérer et de se définir dans un nouvel environnement », de « se positionner dans des collectifs » et de « développer un point de vue personnel sur le monde social ». Trois processus indispensables à la construction de soi comme professionnel sont mis en évidence : les « apprentissages au tra- vail », la « comparaison sociale entre collectifs professionnels » et la « réflexion auto-évaluative ». L’auteure émet alors l’hypothèse selon laquelle « plus les jeunes connaissent des expériences proches des situations réelles de travail, plus les interactions entre les deux processus clés, iden- tité et représentations sociales seraient nombreuses et intenses » (p. 91) et « plus ces expériences seraient susceptibles d’engendrer une dynamique de construction de soi » (p. 134). La troisième partie explore la « socialisation pour le travail » qui s’effectue dans la famille et à l’école et montre l’influence de ces institutions sur les représentations des jeunes. En s’appuyant notamment sur une enquête auprès d’apprentis mac ¸ons (CAP/BEP), l’auteure souligne que les jeunes peuvent néanmoins être amenés à réinterroger les représentations issues de leur groupe d’appartenance ou du milieu scolaire.

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290 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294

L’ouvrage tente ainsi de mettre à jour la sociologie de l’enseignement professionnel par unemise en perspective historique, une analyse de l’inscription des LP dans le système scolaire et uneanalyse approfondie des déterminants sociaux des jeux d’acteurs. Aziz Jellab souhaite montrerles différentes facettes des LP. Ces établissements sont insérés dans un tissu de relations avec lesmondes économique et social, ils sont déterminés par leur position dans ces mondes et par leursfinalités, former la main d’œuvre de base. Mais, au sein de ces établissements se jouent encoredifférentes interactions entre enseignants et élèves qui favorisent des expériences plurielles plusou moins mobilisatrices. On peut toutefois regretter que la mise en contexte des LP, réussie surle plan institutionnel, soit quelque peu réduite sur le plan socio-économique. Une analyse fine dequelques spécialités industrielles et tertiaires contrastées aurait été éclairante. Une analyse plusserrée des relations entre mondes économiques et scolaires aurait parachevé cette sociologie del’enseignement professionnel.

Catherine AgulhonCentre de recherches sur les liens sociaux (UMR 8070), université Paris-Descartes,

45, rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.002

Travailler et étudier, V. Cohen-Scali. Puf, Paris (2010). 236 pp.

Identifier la place des expériences de travail acquises par les jeunes au cours de leur sco-larité dans la construction de leur « soi professionnel », tel est l’objectif poursuivi par ValérieCohen-Scali dans cet ouvrage de psychologie sociale. Quatorze enquêtes « quantitatives » et« qualitatives » ont été menées auprès de 2850 jeunes : collégiens, jeunes non diplômés en disposi-tifs d’insertion, élèves de CAP en apprentissage, lycéens professionnels, jeunes préparant un BTSou un DUT par alternance ou apprentissage, étudiants de première année à l’université exercantdes « petits boulots ».

L’ouvrage se compose de deux parties théoriques et de deux parties plus empiriques. Dans lesdeux premières parties, l’auteure évoque le rapport à l’école des jeunes d’origine populaire puisdistingue « socialisation pour le travail » (en amont de la vie au travail) et « socialisation par letravail » (au fil des expériences professionnelles). Valérie Cohen-Scali étudie ensuite les relationsentre « identité » et « représentations sociales », relations induites par la nécessité de « se repéreret de se définir dans un nouvel environnement », de « se positionner dans des collectifs » et de« développer un point de vue personnel sur le monde social ». Trois processus indispensables àla construction de soi comme professionnel sont mis en évidence : les « apprentissages au tra-vail », la « comparaison sociale entre collectifs professionnels » et la « réflexion auto-évaluative ».L’auteure émet alors l’hypothèse selon laquelle « plus les jeunes connaissent des expériencesproches des situations réelles de travail, plus les interactions entre les deux processus clés, iden-tité et représentations sociales seraient nombreuses et intenses » (p. 91) et « plus ces expériencesseraient susceptibles d’engendrer une dynamique de construction de soi » (p. 134).

La troisième partie explore la « socialisation pour le travail » qui s’effectue dans la famille et àl’école et montre l’influence de ces institutions sur les représentations des jeunes. En s’appuyantnotamment sur une enquête auprès d’apprentis macons (CAP/BEP), l’auteure souligne que lesjeunes peuvent néanmoins être amenés à réinterroger les représentations issues de leur grouped’appartenance ou du milieu scolaire.

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Centrée sur la « socialisation par le travail », la dernière partie de l’ouvrage évoque « leslimites de la socialisation par les dispositifs d’insertion », avant de mettre en lumière deux dimen-sions essentielles dans la construction de soi comme professionnel : la quantité et la qualité desexpériences de travail.

La quantité renvoie à la fois à la durée de ces expériences et à leur nombre. Une enquête auprèsd’étudiants en première année de psychologie conduit l’auteure à affirmer que « les expériencesréalisées en nombre modéré apparaissent [. . .] plus favorables au développement d’attitudes àl’égard du travail plus conformes aux attentes des entreprises et plus positives » (p. 161). Alorsque les étudiants ayant travaillé moyennement font preuve d’une bonne connaissance du milieuprofessionnel, de capacités d’adaptation et de motivation pour le travail, ceux qui travaillent beau-coup ont des « attitudes plus matérialistes » (motivation pour le salaire et la sécurité de l’emploi)et ceux qui n’ont jamais travaillé ont « une représentation un peu idéalisée du monde du tra-vail ». Une autre enquête, portant cette fois sur des jeunes préparant un diplôme universitairede technologie (DUT) en techniques de commercialisation, montre que, parmi eux, les appren-tis sont plus optimistes que les stagiaires quant à leur insertion future. Les premiers sont plutôt« stratèges » et « explorateurs », alors que les seconds sont plus « attentistes » et « pessimistes » queles premiers. Valérie Cohen-Scali en déduit que « des expériences plus intenses de travail (appren-tissage) et en lien avec la formation, pourraient produire des effets constructifs pour l’identité desjeunes. Tout en contraignant à des choix et des positionnements précoces dans le champ del’emploi, elles favoriseraient la prise de risques et la production de tactiques et de stratégies »(p. 162).

Enfin, la qualité des expériences de travail s’avère déterminante ; elle varie selon la taille et letype d’entreprise, l’organisation du travail, la gestion de l’emploi, les pratiques d’accompagnementmises en œuvre et les tâches confiées au jeune. En fonction de leur qualité, les expériences detravail peuvent avoir plusieurs effets sur les choix d’orientation des jeunes et sur leurs repré-sentations de l’avenir : « exploration des possibles professionnels », « confirmation d’un choixd’orientation », « réorientation » ou « mise à distance du travail » ; le « futur professionnel » peutêtre concu sur le mode du « projet », de l’« incertitude », de la « redynamisation » ou du « retraitdans le hors travail ». En définitive, selon la qualité et la quantité des expériences de travail, plu-sieurs configurations du soi peuvent être observées : un « soi figé », un « soi désorienté », un « soiscolaire et/ou familial » et un « soi professionnel ».

Le mérite incontestable de cet ouvrage est de porter l’attention sur une population peu explorée,celle des jeunes en formation exercant une activité professionnelle. On peut toutefois regretterqu’il ne soit pas accordé une place plus importante aux analyses empiriques, d’autant que lesenquêtes menées ont été très nombreuses et variées et que certains résultats comme ceux del’enquête auprès d’apprentis macons présentent beaucoup d’intérêt. Ainsi, l’hypothèse centraleet les terrains d’enquête sont exposés au bout de 90 pages, après une revue de littérature assezabstraite. Dans les parties « empiriques », l’analyse des données recueillies mériterait sans douteplus de place : extraits d’entretiens un peu plus présents, récits de trajectoires, description despratiques concrètes de ces jeunes, de leurs modes de vie et de leur gestion quotidienne du temps,évocation moins abstraite de situations de travail1, etc. Un éclairage supplémentaire pourrait êtreapporté par une approche longitudinale, qu’elle soit mise en œuvre à travers l’étude d’histoires

1 Voir les approches comme celle de Sylvie Monchatre (Êtes-vous qualifié pour servir ?, La Dispute, Paris, 2010), dontles enquêtes portent en partie sur la même population.

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de vie ou suivant le modèle des analyses statistiques du Centre d’études et de recherches sur lesqualifications (CEREQ), à partir de l’enquête Génération.

En outre, les attitudes à l’égard de l’école, du travail et de l’avenir gagneraient à être misesen rapport avec les propriétés sociales des enquêtés (sexe, âge, origine sociale, parcours scolaire,type d’emploi occupé, souhaits professionnels, etc.). Ainsi, parmi les jeunes préparant un DUTen techniques de commercialisation, quelles sont les caractéristiques sociales et/ou scolairesdes « stratèges », des « explorateurs », des « attentistes » et des « pessimistes » ? L’attitude desstagiaires à l’égard de l’avenir (plus « pessimistes » que les apprentis) tient-elle uniquement à unemoindre intensité de travail ou s’explique-t-elle aussi par des différences en matière de trajectoire(notamment scolaire) ?

Enfin, on peut se demander si les présupposés politiques et sociaux des questions abordées negagneraient pas à être davantage explicités. L’ouvrage, qui offre plutôt des pistes « pour développerdes pratiques d’orientation efficaces » ou améliorer l’accompagnement des jeunes en entrepriseet loue les mesures visant à valider les expériences professionnelles non inscrites dans un cursusde formation, se conclut sur le caractère bénéfique des expériences de travail, « même quand cesactivités sont sans rapport direct avec les activités envisagées pour l’avenir et sans lien avec lesformations suivies » (p. 215). Pourtant, la définition du temps des études comme une périoded’acquisition de « compétences » issues du monde économique pourrait être interrogée ou, dumoins, cette période de construction d’un « soi professionnel » pourrait être davantage spécifiéeen fonction des différences entre des qualifications et entre des statuts très hétérogènes.

Vanessa PintoCentre européen de sociologie et de science politique (CNRS-EHESS-université Paris I),

EHESS 190–198, avenue de France, 75013 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.003

L’école buissonnière, É. Douat. La Dispute, Paris (2011). 209 pp.

Tiré d’une thèse de doctorat, l’ouvrage examine les « carrières » des élèves de milieuxpopulaires qui « font le mur » et sèchent les cours au collège. À rebours d’un discours politico-médiatique (analysé dans le premier chapitre), selon lequel ces collégiens auraient un défaut demotivation ou seraient issus d’une famille démissionnaire, Étienne Douat construit une sociologiequi tout en étant attentive au contexte socio-culturel, dans lequel évoluent les élèves (détaillé audeuxième chapitre), observe la manière dont l’institution contribue à fabriquer l’absentéisme. Pourcela, l’auteur propose de retracer « en plein » la socialisation à l’œuvre dans les familles popu-laires concernées par le décrochage scolaire, c’est-à-dire sans considérer a priori que ces élèvesseraient mal socialisés. À la suite de Bernard Lahire1, il retrace l’investissement des familles dansla scolarité de leurs enfants et montre qu’il y a une contradiction entre les attentes spécifiquesde l’école et certaines dimensions de la socialisation familiale en milieu populaire. Pour l’auteur,le « propre des élèves tendanciellement décrocheurs des milieux populaires, ce n’est [. . .] pasune opposition de principe à l’école et aux parcours longs, mais une vulnérabilité prononcée parrapport aux verdicts scolaires » (p. 42).

1 Bernard Lahire, 1995, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard-Le Seuil,Paris.