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394 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 Lucien Karpik a,,b a École des Mines de Paris, 60, boulevard Saint-Michel, 75272 Paris cedex 06, France b Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron, EHESS, 105, boulevard Raspail, 75006 Paris, France Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.07.004 La sociologie du travail en France. Enquête sur le travail des sociologues 1950–1990, L. Tanguy. La Découverte, Paris (2011). 267 pp. Restituer les conditions de naissance de la sociologie du travail en France et de son déve- loppement jusqu’aux années 1990, tel est l’objet de cet ouvrage. Lucie Tanguy s’appuie sur des documents qu’elle a eu la chance de découvrir récemment, les archives du ministère du Travail, puis celles du CNRS. À l’aide de ces documents, elle cherche à montrer les circonstances, l’état d’esprit des chercheurs, les stratégies des différents acteurs qui ont contribué durant cette période à structurer le monde de la sociologie du travail. Elle s’appuie aussi sur sa propre expérience de chercheur et sur sa connaissance du milieu de ceux qui ont commencé leur carrière après la fin de la Seconde Guerre mondiale. De la renaissance de la sociologie est-il écrit, mais l’auteur ne dit pas ce qui était mort et ce qui renaît. Il semblerait plus juste de parler de naissance de la sociologie du travail en France après la Seconde Guerre mondiale (cf. Sabine Erbès-Seguin, en 1999). Quoiqu’il en soit, l’ouvrage se concentre sur les conditions dans lesquelles s’est effectuée cette naissance. Dans l’immédiat après-guerre, la sociologie du travail s’est développée dans une interaction entre universitaires et hauts fonctionnaires. Dans cette période de reconstruction des structures économiques et sociales de la nation, le monde du travail était valorisé. Il fallait le connaî- tre et penser son évolution, car il représentait en quelque sorte « la matrice des faits sociaux », selon la formule attribuée à Émile Durkheim à propos de la religion. Pour beaucoup, la classe ouvrière était le lieu se préparait l’avenir, il fallait regarder les usines et les ateliers. La science sociologique du travail devra se construire à partir des observations de ce champ. Il se produit « une conjoncture qui a favorisé la rencontre entre un ministère réformateur et de jeunes socio- logues en quête de terrains sur le travail industriel et la condition ouvrière ». Lucie Tanguy va jusqu’à parler de communauté intellectuelle. Communauté qui a sans doute abouti à la construc- tion d’une profession plus que d’un corpus scientifique. La création de l’Institut des sciences sociales du travail (ISST) a été un des signes de cette conjonction. Le milieu s’est construit autour de Georges Friedmann et de Pierre Naville dont le Traité de sociologie du travail paraît en 1962. La discipline se veut empirique, se référant au modèle des sciences de la nature : il faut partir des faits. Par la suite, le ministère se désengage de la recherche au pro- fit d’études plus finalisées, l’université de son côté ne finance pas de programmes de développement en recherche. Quelques programmes (PIRRTEM, TET) soutiennent des études contractuelles. La construction théorique ne s’inscrit pas dans les grands courants de l’époque, structuralisme, anthropologie structurale ou marxisme. La sociologie du tra- vail se veut une science utile à l’action par recours aux enquêtes empiriques dans des

Comptes rendus

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394 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431

Lucien Karpik a,∗,b

a École des Mines de Paris, 60, boulevard Saint-Michel, 75272 Paris cedex 06, Franceb Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron, EHESS, 105, boulevard Raspail,

75006 Paris, France

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.004

La sociologie du travail en France. Enquête sur le travail des sociologues 1950–1990,L. Tanguy. La Découverte, Paris (2011). 267 pp.

Restituer les conditions de naissance de la sociologie du travail en France et de son déve-loppement jusqu’aux années 1990, tel est l’objet de cet ouvrage. Lucie Tanguy s’appuie sur desdocuments qu’elle a eu la chance de découvrir récemment, les archives du ministère du Travail,puis celles du CNRS. À l’aide de ces documents, elle cherche à montrer les circonstances, l’étatd’esprit des chercheurs, les stratégies des différents acteurs qui ont contribué durant cette périodeà structurer le monde de la sociologie du travail. Elle s’appuie aussi sur sa propre expérience dechercheur et sur sa connaissance du milieu de ceux qui ont commencé leur carrière après la finde la Seconde Guerre mondiale.

De la renaissance de la sociologie est-il écrit, mais l’auteur ne dit pas ce qui était mortet ce qui renaît. Il semblerait plus juste de parler de naissance de la sociologie du travail enFrance après la Seconde Guerre mondiale (cf. Sabine Erbès-Seguin, en 1999). Quoiqu’il ensoit, l’ouvrage se concentre sur les conditions dans lesquelles s’est effectuée cette naissance.Dans l’immédiat après-guerre, la sociologie du travail s’est développée dans une interactionentre universitaires et hauts fonctionnaires. Dans cette période de reconstruction des structureséconomiques et sociales de la nation, le monde du travail était valorisé. Il fallait le connaî-tre et penser son évolution, car il représentait en quelque sorte « la matrice des faits sociaux »,selon la formule attribuée à Émile Durkheim à propos de la religion. Pour beaucoup, la classeouvrière était le lieu où se préparait l’avenir, il fallait regarder les usines et les ateliers. La sciencesociologique du travail devra se construire à partir des observations de ce champ. Il se produit« une conjoncture qui a favorisé la rencontre entre un ministère réformateur et de jeunes socio-logues en quête de terrains sur le travail industriel et la condition ouvrière ». Lucie Tanguy vajusqu’à parler de communauté intellectuelle. Communauté qui a sans doute abouti à la construc-tion d’une profession plus que d’un corpus scientifique. La création de l’Institut des sciencessociales du travail (ISST) a été un des signes de cette conjonction. Le milieu s’est construitautour de Georges Friedmann et de Pierre Naville dont le Traité de sociologie du travail paraîten 1962.

La discipline se veut empirique, se référant au modèle des sciences de la nature : ilfaut partir des faits. Par la suite, le ministère se désengage de la recherche au pro-fit d’études plus finalisées, l’université de son côté ne finance pas de programmes dedéveloppement en recherche. Quelques programmes (PIRRTEM, TET) soutiennent desétudes contractuelles. La construction théorique ne s’inscrit pas dans les grands courantsde l’époque, structuralisme, anthropologie structurale ou marxisme. La sociologie du tra-vail se veut une science utile à l’action par recours aux enquêtes empiriques dans des

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domaines précis. La théorie de l’action d’Alain Touraine ne parvient pas à s’imposer commeparadigme.

En 1987, apparaît le thème de l’entreprise comme objet « nouveau ». Cette apparition susciteune controverse qui porte sur l’autonomie de l’entreprise par rapport à la société. L’ouvrage n’en ditpas plus sur l’évolution du thème. La troisième partie, qui couvre les années 1980 à 1990, est inti-tulée « La sociologie en action ». Lucie Tanguy insiste sur « Une injonction d’interdisciplinarité »,venue des programmes du PIRRTEM, lancés par le CNRS dans les mêmes années. Ces dernierssont révélateurs du fonctionnement de la recherche en France : programme de recherches commeinterdisciplinarité partent des administrateurs de la recherche, pas directement des chercheurseux-mêmes. Cet ouvrage fait ainsi bien ressortir le poids des administrations sur le développe-ment et l’orientation de la recherche en sociologie du travail, en particulier à travers l’influencedes modes de rémunération.

Les archives du ministère du Travail et du CNRS sont bien exploitées, ce qui est un importantapport de cet ouvrage. Mais à partir du moment où la principale source d’information de l’auteurréside dans les archives, l’influence de ces administrations n’a-t-elle pas été majorée ? Il seraitintéressant, pour compléter l’objet de cet ouvrage dont le sous-titre est Enquête sur le travail dessociologues, de référer à d’autres sources que celles-là. Ce travail sur les archives est intéressant,mais exploité seul, il conduit quasi inévitablement à majorer le rôle des administrations, minorantcelui du milieu de la recherche. Celui-ci n’apparaît guère, par exemple, dans l’orientation desprojets. Une comparaison avec l’ouvrage de 2001 dirigé par Amélie Pouchet, Sociologies dutravail Quarante ans après montre que l’évolution de la sociologie du travail, vue à travers larevue Sociologie du travail y est décrite comme le passage du travail comme totalité à un travailéclaté, puis au travail comme expérience sociale. De catégorie totale, définissant les rapportssociaux et l’ordre social, ce que l’ouvrage de Lucie Tanguy pointe également, l’image s’estdécomposée sous l’effet de la restructuration concurrentielle des économies nationales, sousl’effet des changements technologiques comme de la soumission des marchés à des influencesextérieures. Dans l’ouvrage de Lucie Tanguy, ces influences, médiatisées par les programmespublics, n’apparaissent pas pour elles-mêmes. Débattre de l’influence de ces institutions, marché,technologie ou pouvoirs publics, à propos de la construction de la sociologie du travail, aurait étéstimulant.

Cette entrée à partir des documents et rapports officiels incite à débattre de l’hypothèseselon laquelle le financement de programmes contractuels par les pouvoirs publics ne favori-serait pas l’émergence de grands programmes de recherche, et par voie de conséquence cellede grandes constructions théoriques. La recherche obéit à des temps longs, les décisions poli-tiques s’inscrivent dans des temps courts. Il n’a pas existé, dans le cas de la sociologie dutravail, de grands programmes comme ceux lancés à l’étranger, notamment aux États-unis, pardes universitaires. Les observations empiriques sont restées sans grande amplitude ainsi quel’appareil méthodologique. À ma connaissance, dans ce domaine, en France, le seul grand pro-gramme est celui qui a permis de construire la théorie des conventions. Il a été initié par desgroupes de chercheurs qui se sont concertés et c’est ensuite, les grandes lignes étant posées,que des financements ont été trouvés. Ce sont les chercheurs, universitaires ou non, qui sontà l’origine des grands programmes, non les administrations de l’État. Il me semble que cetteabsence a entraîné un certain déclin de la sociologie du travail en France. Ajoutons que ce modèlede financement de la recherche fait qu’il est plus facile d’obtenir des financements en répon-dant à des appels d’offre ou à des programmes publics que de demander des financements auxpouvoirs publics à partir des initiatives des chercheurs. Cette hypothèse n’est pas évoquée dansl’ouvrage.

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Philippe BernouxCentre Max-Weber, institut des sciences de l’homme,14, avenue Berthelot, 69363 Lyon cedex 07, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.006

L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, A. Bidet. Puf, Paris (2011).418 pp.

Le livre d’Alexandra Bidet n’est pas simplement une enquête sur les agents de supervisiondu trafic téléphonique dans une grande entreprise de télécommunications. C’est un véritableprogramme pour renouveler la sociologie du travail. Je suggère de le résumer ici en quatrepropositions :

• l’objectif général est d’examiner, en repartant d’une étude attentive des situations de travail,comment sont susceptibles d’émerger de nouvelles « figures sociales du travail », c’est-à-diredes manières partagées de formuler ce que l’on peut attendre de celui-ci. Alexandra Bidetsouhaite, par une démarche qui se situe au plus près du travail en train de se faire, ouvrir leregard vers « le fil de la critique indigène », afin de « déceler un rapport plus réflexif au travailet l’affirmation d’une forme de vie redessinant le travail lui-même » ;

• dans cette perspective, il est proposé d’appréhender comment et jusqu’à quel point les tra-vailleurs sont en mesure de donner de la valeur au travail. D’où la notion centrale de « vraiboulot », manière de pointer ces moments « vrais » du travail, lorsqu’un sens est véritablementattribué à celui-ci ;

• le programme souhaite revenir, en amont des innombrables travaux existants sur les identités,les statuts, les rhétoriques professionnelles, ou les relations entre groupes professionnels, auregard que le travailleur porte sur son travail en train de se faire, regard en quelque sorteémancipé des jugements réciproques des travailleurs les uns sur les autres. Alexandra Bidetsouhaite ainsi marquer l’importance qu’il y a à saisir, dans un premier temps, ce niveau devalorisation du travail, avant même d’examiner le jeu des jugements réciproques ;

• tout en s’inscrivant dans l’ensemble des recherches qui, depuis une quinzaine d’années,s’attachent à développer les potentialités d’une observation « naturaliste » du travail « en trainde se faire » (les workplace studies, une partie de la sociologie pragmatique, les recherchespost-STS, la cognition située, etc.), Alexandra Bidet invite à un déplacement sensible de ladémarche. Elle promeut, beaucoup plus que ne l’ont fait jusqu’à présent ces recherches, l’étudedu travail « en personne » en mettant au centre de la recherche la relation que chaque travailleurentretient, dans la durée, avec son environnement.

Deux évolutions du monde du travail actuel donnent toute son actualité à un tel programme. Toutd’abord, celui-ci questionne le développement de nouvelles formes de travail au sein d’ensemblestechniques abstraits. Sans revenir d’une facon nostalgique, comme trop souvent dans la sociologiedu travail, sur une valorisation de l’œuvre, au sens d’Hannah Arendt, ou du geste artisanal, on peuts’interroger en effet sur les nouvelles formes de valorisation du travail lorsque l’agir « se distribuede facon inédite entre l’homme et ses artefacts, au point de menacer la possibilité d’un interventionhumaine, donc toute épreuve de réalité ». C’est tout le sens d’une enquête sur la manière dontdes agents interviennent à distance depuis leurs ordinateurs pour surveiller et réguler le trafic