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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 541 En parvenant de fac ¸on convaincante à saisir les transformations du service domestique juvénile à Abidjan, M. Jacquemin inscrit sa recherche dans l’interrogation sociologique tout en restituant les dimensions proprement anthropologiques du monde d’où ces pratiques procèdent. On peut cependant regretter que son livre ne consacre pas plus de place aux trajectoires de ces petites bonnes une fois finie la période de l’adolescence, et n’examine pas davantage les formes de leur insertion dans l’univers général de la domesticité féminine. De même, bien qu’au centre du dernier chapitre, l’analyse de la fac ¸on dont elles se disent eut mérité de plus longs développements pour donner à comprendre pleinement leur expérience au travail et la portée des changements à l’œuvre. Il n’en reste pas moins que, au travers d’une étude située du développement d’une logique salariale en lieu et place de liens communautaires, nous avons un éclairage important sur le travail des enfants et les enfants au travail en Afrique. Dominique Vidal Unité de recherche migrations et société (URMIS, UMR IRD 205), université Paris Diderot, 5, rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex 13, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 21 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.008 Infirmières parisiennes. 1900–1950. Émergence d’une profession, C. Chevandier. Coll « Histoire contemporaine », Publications de la Sorbonne, Paris (2011). 320 pp Le livre de Christian Chevandier s’ouvre sur deux images du métier d’infirmière, empruntées pour la première à un film de Marcel Carné, Les portes de la nuit (1946), et pour l’autre au célèbre tableau d’André Brouillet, Une le¸ con de Charcot à la Salpêtrière (1887). Le caractère central de l’image de l’infirmière d’après-guerre tranche avec l’effacement de la soignante de la fin du xix e siècle. C’est précisément à l’évolution qui sépare ces deux moments de l’histoire du métier d’infirmière parisienne, entre la fin du xix e siècle et le milieu du xx e siècle, que l’ouvrage est consacré. Celui-ci est fondé sur le postulat suivant : la mutation fondamentale de l’hôpital, qui voit le passage de l’institution d’enfermement réservée aux indigents à l’hôpital médicalisé toutes classes confondues, s’est réalisée par la transformation du groupe des soignants et sa progressive qualification entre la fin du xix e et le début du xx e siècle. Plus que la profession médicale, ce sont les infirmières qui sont représentatives de cette transformation. L’auteur inscrit délibérément les infirmières dans l’histoire sociale du travail et des tra- vailleuses. Il montre comment l’activité d’infirmière s’est progressivement transformée en métier par l’acquisition d’une qualification liée à une formation, par l’assignation de contenus d’activité précis et enfin par l’attribution d’une place claire et distincte dans l’ensemble des personnels hos- pitaliers. Le premier temps de cette transformation est celui de la formation qui s’ouvre en 1878, avec la création des écoles d’infirmières municipales destinées à instruire les servants attachés aux hôpitaux, et qui se clôt vers 1907 par la création de la première école d’infirmières confirmant la naissance d’une qualification à part entière. Confier des malades à des personnes instruites s’impose progressivement aux administrateurs des hôpitaux parisiens comme une des conditions majeures de la modernisation de l’hôpital laïc et républicain, dont les activités sont de plus en plus thérapeutiques et médicalisées. Le second temps de l’histoire des infirmières est celui du pre- mier règlement du personnel hospitalier, établi en 1903, qui voit émerger la catégorie spécifique de soignants attachés aux malades, clairement distinguée de celle de serviteurs. Cette période s’accompagne de l’évolution des conditions de vie au travail, la progressive externalisation du

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 541

En parvenant de facon convaincante à saisir les transformations du service domestique juvénileà Abidjan, M. Jacquemin inscrit sa recherche dans l’interrogation sociologique tout en restituantles dimensions proprement anthropologiques du monde d’où ces pratiques procèdent. On peutcependant regretter que son livre ne consacre pas plus de place aux trajectoires de ces petitesbonnes une fois finie la période de l’adolescence, et n’examine pas davantage les formes de leurinsertion dans l’univers général de la domesticité féminine. De même, bien qu’au centre du dernierchapitre, l’analyse de la facon dont elles se disent eut mérité de plus longs développements pourdonner à comprendre pleinement leur expérience au travail et la portée des changements à l’œuvre.Il n’en reste pas moins que, au travers d’une étude située du développement d’une logique salarialeen lieu et place de liens communautaires, nous avons là un éclairage important sur le travail desenfants et les enfants au travail en Afrique.

Dominique VidalUnité de recherche migrations et société (URMIS, UMR IRD 205), université Paris Diderot, 5,

rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex 13, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 21 octobre 2013

http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.008

Infirmières parisiennes. 1900–1950. Émergence d’une profession, C. Chevandier. Coll« Histoire contemporaine », Publications de la Sorbonne, Paris (2011). 320 pp

Le livre de Christian Chevandier s’ouvre sur deux images du métier d’infirmière, empruntéespour la première à un film de Marcel Carné, Les portes de la nuit (1946), et pour l’autre au célèbretableau d’André Brouillet, Une lecon de Charcot à la Salpêtrière (1887). Le caractère centralde l’image de l’infirmière d’après-guerre tranche avec l’effacement de la soignante de la fin duxixe siècle. C’est précisément à l’évolution qui sépare ces deux moments de l’histoire du métierd’infirmière parisienne, entre la fin du xixe siècle et le milieu du xxe siècle, que l’ouvrage estconsacré. Celui-ci est fondé sur le postulat suivant : la mutation fondamentale de l’hôpital, quivoit le passage de l’institution d’enfermement réservée aux indigents à l’hôpital médicalisé toutesclasses confondues, s’est réalisée par la transformation du groupe des soignants et sa progressivequalification entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Plus que la profession médicale, ce sontles infirmières qui sont représentatives de cette transformation.

L’auteur inscrit délibérément les infirmières dans l’histoire sociale du travail et des tra-vailleuses. Il montre comment l’activité d’infirmière s’est progressivement transformée en métierpar l’acquisition d’une qualification liée à une formation, par l’assignation de contenus d’activitéprécis et enfin par l’attribution d’une place claire et distincte dans l’ensemble des personnels hos-pitaliers. Le premier temps de cette transformation est celui de la formation qui s’ouvre en 1878,avec la création des écoles d’infirmières municipales destinées à instruire les servants attachésaux hôpitaux, et qui se clôt vers 1907 par la création de la première école d’infirmières confirmantla naissance d’une qualification à part entière. Confier des malades à des personnes instruitess’impose progressivement aux administrateurs des hôpitaux parisiens comme une des conditionsmajeures de la modernisation de l’hôpital laïc et républicain, dont les activités sont de plus enplus thérapeutiques et médicalisées. Le second temps de l’histoire des infirmières est celui du pre-mier règlement du personnel hospitalier, établi en 1903, qui voit émerger la catégorie spécifiquede soignants attachés aux malades, clairement distinguée de celle de serviteurs. Cette périodes’accompagne de l’évolution des conditions de vie au travail, la progressive externalisation du

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logement achevant de distinguer les hospitalisés de ceux qui les soignent. La troisième étape,ouverte avec la législation des huit heures de travail en 1920, accroît de facon considérable leseffectifs de soignants. Elle s’achève en 1955 avec l’alignement du statut des hospitaliers sur lesemployés de la fonction publique.

Mais l’histoire des infirmières parisiennes est aussi celle de la ville capitale et de ses profondsbouleversements démographiques. Alors que la catégorie est issue, dans les premiers temps, desmigrations rurales, elle devient de plus en plus parisienne, enracinée dans les catégories populaires.Loin de se limiter aux murs de l’hôpital, l’ouvrage éclaire les parcours de ces femmes, l’effet dutravail sur leurs corps et leurs vies, ainsi que la place du groupe soignant dans la ville. En opérantaux différents moments de cette histoire des comparaisons transversales avec les ouvrières et lesemployées parisiennes étudiées respectivement par Catherine Omnès (1997) et Delphine Gardey(2001), l’auteur montre ce que le recrutement féminisé de la catégorie doit à l’état du marché dutravail parisien féminin et masculin ainsi qu’aux politiques salariales peu attractives de l’hôpital.Il contribue ainsi à déconstruire l’évidence de la dimension « naturellement féminine » du travailsoignant, en montrant que celle-ci s’inscrit dans un processus historique qui s’achève au début duxxe siècle.

À côté d’une démarche documentaire très approfondie, servie par un fonds d’archives trèsabondant, constitué de textes d’orientation, de règlements, de rapports d’activité et de dossiersadministratifs d’agents, l’auteur a procédé à la reconstitution de séries statistiques des person-nels hospitaliers, à une analyse fine d’un groupe d’établissements et à 16 portraits d’infirmières.L’ensemble aboutit à un ouvrage très riche, extrêmement dense et bien informé qui éclaire d’unemanière passionnante l’émergence d’une catégorie de travailleuses et qui emporte au passagequelques lieux communs sur l’histoire des « femmes soignantes ».

Néanmoins, la perspective parisienne choisie par l’auteur pour analyser l’émergence du métiersoulève un certain nombre de questions. Le rôle joué par la profession médicale dans la IIIe

République laïque n’a pas été sans effets sur la place « dominée » des infirmières francaises dansla division sociale du travail médical. Ces effets sont toujours visibles aujourd’hui dans les com-paraisons internationales avec les pays de tradition anglo-saxonne, mais aussi dans les démarchesactuelles de redéfinition des compétences des professions de santé engagées en France. Cet aspectplaide pour une lecture plus politique de la définition du métier – en lien, notamment, avec lesmodèles des professions de santé et des systèmes de santé qui se sont imposés au tournant dusiècle dans différents pays – et de la place acquise ou concédée aux femmes dans ces dispositifs.Enfin, si l’ouvrage ouvre des pistes de travail prometteuses sur la contribution des dynamiquesurbaines à l’émergence du métier, l’importance des phénomènes migratoires mis en évidence dansle profil de recrutement des infirmières, de même que le rôle joué par la structure des marchés dutravail féminin et masculin de la capitale, invite à comparer les conditions d’émergence du métierà l’échelle internationale, en observant cette émergence dans des capitales ou métropoles quiont connu des transformations démographiques et sociales similaires. La question de la compa-raison, sur laquelle se clôt l’ouvrage, ouvre en ce sens le programme de travail plus qu’elle nel’achève.

Références

Omnès, C., 1997. Ouvrières parisiennes. Marchés du travail et trajectoires professionnelles au 20e siècle. Éditions del’EHESS, Paris.

Gardey, D., 2001. La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890–1930). Belin, Paris.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 543

Isabelle FeroniUniversité de Nice-Sophia-Antipolis, université de Nice-Inserm (UMR 912), 23, rue Torrents,

13006 Marseille, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 24 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.016

Séparée. Vivre l’expérience de la rupture, F. de Singly. Armand Colin, Paris (2011). 240 p.

En 1987, dans son ouvrage Fortune et infortune de la femme mariée, Francois de Singlymontrait de facon éclatante qu’alors que le mariage et la naissance des enfants accélèrent lacarrière professionnelle et la progression salariale des hommes, ils freinent celles des femmes.L’auteur de Séparée présente ce nouvel ouvrage comme la suite de Fortune, s’intéressant, aprèsl’étude des effets de la mise en couple sur les trajectoires féminines, à la dimension libératricedes séparations conjugales pour les femmes. La perspective adoptée est pourtant entièrementdifférente, et laisse de côté la place de la conjugalité dans les mécanismes de reproduction desrapports sociaux de classe et de sexe.

Francois de Singly met cette fois-ci l’accent sur deux fonctions sociales de la relation conjugalequ’il considère caractéristiques de la famille moderne : le couple est analysé en tant que révélateurdes identités personnelles des conjoints d’une part, et producteur d’une communauté sécurisanted’autre part. Dans le premier chapitre, l’auteur distingue ainsi les femmes « nous » (qui privilégientla fonction de communauté sécurisante du couple), les femmes « je » (qui privilégient celle de lareconnaissance personnelle) et les femmes « je-nous » (qui valorisent à la fois l’existence d’uneidentité personnelle de chacun des conjoints et le fait de tout partager). Le second chapitre viseà montrer en quoi la séparation constitue un enjeu spécifique pour les femmes, du point de vuede ces deux fonctions de la relation conjugale : la construction de leur identité personnelle reposedavantage sur la reconnaissance de leur conjoint, puisqu’elles trouvent moins de gratificationsque les hommes dans la sphère professionnelle.

Les trois chapitres suivants reprennent la typologie des manières d’être en couple, mais cettefois-ci pour établir une typologie correspondante des séparations car, nous dit en substancel’auteur, « on se quitte comme on s’est aimé ». Ainsi, dans la séparation, les femmes « nous »sauveraient bon gré mal gré leur identité personnelle d’un trop grand investissement dans lacommunauté conjugale ; les femmes « je » passeraient à une étape suivante de leur constructionidentitaire individuelle ; les femmes « je-nous » renonceraient à un conjoint qui ne leur permet plusde s’épanouir au travers de la construction d’un monde commun. Dans les sixième et septièmechapitres, l’auteur examine les processus de reconstruction identitaire dans les mois qui suiventla rupture, qu’il qualifie de « déconjugalisation », puis les modes de renégociation de la relationavec l’ex-conjoint.

L’ouvrage s’appuie essentiellement sur des entretiens avec des femmes hétérosexuelles ayantvécu une séparation de six mois à un an avant l’enquête, mais mobilise aussi des références litté-raires, des films, des chansons ou encore l’actualité people. Il utilise ponctuellement une enquêtequantitative sur les « trentenaires » menée avec des étudiants de premier cycle universitaire, sanspréciser la taille de l’échantillon.

Ces matériaux sont utilisés pour illustrer la thèse d’une émancipation féminine par laséparation. Ce parti pris conduit F. de Singly à occulter le poids de la vie familiale sur lestrajectoires socioprofessionnelles. Il laisse ainsi dans l’ombre les coûts de la rupture, trèsvariables selon la durée de vie en couple, le nombre d’enfants, l’âge, la position et l’origine