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138 Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 127–160 internationale » (p. 242). Pas de rupture, certes : on imagine mal le scientifique passer par pertes et profits la méthode et les acquis de sa démarche intellectuelle lorsqu’il s’engage dans la vie politique ou dans la société civile. Pourtant, il aurait été vraisemblablement plus juste d’introduire quelque nuance dans cette continuité. Convictions politiques et démarche scientifique relèvent de deux sphères sinon séparées, du moins autonomes, les premières s’inspirant au mieux de la morale (parfois aussi, hélas, de l’opportunisme, ce qui n’a jamais été le cas de Mauss), la seconde de la raison. Ainsi, ce n’est pas seulement au nom de la raison que Marcel Mauss a choisi de se ranger du côté de la Bourse des coopératives socialistes, tandis que Charles Gide, autre grande figure intellectuelle du temps, soutenait les coopératives ouvertes 7 , un choix dont l’histoire du mouvement coopératif a montré par la suite qu’il était plus judicieux. Dans ce domaine, il est clair que les convictions politiques de Mauss l’ont emporté sur sa prudence scientifique. Ce n’est qu’après la Grande Guerre, comme le souligne Sylvain Dzimira, que l’approche radicale de Mauss cédera le pas à une approche plus pragmatique 8 . Il ne s’agit cependant que de détails secondaires, qui ne doivent pas cacher l’important apport du livre de J.-F. Bert à l’analyse d’un parcours intellectuel hors du commun. Denis Clerc Alternatives économiques, 28, rue du Sentier, 75002 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 13 janvier 2014 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.12.005 Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, M. Simonet. La Dispute, Paris (2010). 224 p. Maud Simonet présente une synthèse de ses importants travaux sur le bénévolat et le volontariat. Synthèse ? Non. Thèse plutôt. L’angle choisi, « analyser le bénévolat comme du travail » (p. 10), est original, tandis que la thèse est affichée dès le premier chapitre en parlant de volontaires engagés dans deux associations Unis-Cité en France et City Year aux États-Unis : « dans tous les cas, c’est leur rapport à l’emploi qui détermine, de l’entrée à la sortie des programmes, les dynamiques de leur engagement [. . .]. Retraduit en offre d’engagement par les institutions de l’État social (travail social, justice), il n’en est pas moins objectivement vécu comme un sous-emploi » (p. 33). L’auteur va argumenter cette idée, sans dévier, jusqu’à sa conclusion : « Le bénévolat, solution à la crise de l’emploi ? Ce pourrait, à première vue, être le mot d’ordre qui réunit les différents usages, sociaux, politiques et associatifs, du travail bénévole que j’ai mis en lumière ici, et même ce qui fait système, à ces différentes échelles de l’analyse » (p. 213). « Dans le même mouvement il se substitue à l’emploi pour les jeunes des classes populaires, le volontariat institue un statut de travailleur qui attaque par différentes voies [. . .] : la cotisation sociale, le syndicalisme, le droit du travail » (p. 217). L’engagement bénévole est saisi comme une carrière parallèle, une « face cachée de la carrière professionnelle » (p. 53), ce qui conduit à mettre en évidence des rapports sociaux inégalitaires jusqu’au cœur des activités associatives. S’opposent ainsi, d’un côté, les bénévoles et volontaires 7 C. Gide, 2005. Coopération et économie sociale, 1904-1926 (volume VII des Œuvres de Charles Gide, présenté et annoté par Patrice Devillers). L’Harmattan, Paris. 8 S. Dzimira, 2007. Marcel Mauss, savant et politique. La Découverte, Paris. Note critique publiée à titre posthume, avec l’aimable autorisation de l’épouse de l’auteur.

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138 Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 127–160

internationale » (p. 242). Pas de rupture, certes : on imagine mal le scientifique passer par pertes etprofits la méthode et les acquis de sa démarche intellectuelle lorsqu’il s’engage dans la vie politiqueou dans la société civile. Pourtant, il aurait été vraisemblablement plus juste d’introduire quelquenuance dans cette continuité. Convictions politiques et démarche scientifique relèvent de deuxsphères sinon séparées, du moins autonomes, les premières s’inspirant au mieux de la morale(parfois aussi, hélas, de l’opportunisme, ce qui n’a jamais été le cas de Mauss), la seconde dela raison. Ainsi, ce n’est pas seulement au nom de la raison que Marcel Mauss a choisi de seranger du côté de la Bourse des coopératives socialistes, tandis que Charles Gide, autre grandefigure intellectuelle du temps, soutenait les coopératives ouvertes7, un choix dont l’histoire dumouvement coopératif a montré par la suite qu’il était plus judicieux. Dans ce domaine, il estclair que les convictions politiques de Mauss l’ont emporté sur sa prudence scientifique. Ce n’estqu’après la Grande Guerre, comme le souligne Sylvain Dzimira, que l’approche radicale de Mausscédera le pas à une approche plus pragmatique8.

Il ne s’agit cependant là que de détails secondaires, qui ne doivent pas cacher l’importantapport du livre de J.-F. Bert à l’analyse d’un parcours intellectuel hors du commun.

Denis ClercAlternatives économiques, 28, rue du Sentier, 75002 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 13 janvier 2014http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.12.005

Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, M. Simonet. La Dispute, Paris(2010). 224 p.

Maud Simonet présente une synthèse de ses importants travaux sur le bénévolat et le volontariat.Synthèse ? Non. Thèse plutôt. L’angle choisi, « analyser le bénévolat comme du travail » (p. 10),est original, tandis que la thèse est affichée dès le premier chapitre en parlant de volontairesengagés dans deux associations — Unis-Cité en France et City Year aux États-Unis : « dans tousles cas, c’est leur rapport à l’emploi qui détermine, de l’entrée à la sortie des programmes, lesdynamiques de leur engagement [. . .]. Retraduit en offre d’engagement par les institutions de l’Étatsocial (travail social, justice), il n’en est pas moins objectivement vécu comme un sous-emploi »(p. 33). L’auteur va argumenter cette idée, sans dévier, jusqu’à sa conclusion : « Le bénévolat,solution à la crise de l’emploi ? Ce pourrait, à première vue, être le mot d’ordre qui réunit lesdifférents usages, sociaux, politiques et associatifs, du travail bénévole que j’ai mis en lumièreici, et même ce qui fait système, à ces différentes échelles de l’analyse » (p. 213). « Dans le mêmemouvement où il se substitue à l’emploi pour les jeunes des classes populaires, le volontariatinstitue un statut de travailleur qui attaque par différentes voies [. . .] : la cotisation sociale, lesyndicalisme, le droit du travail » (p. 217).

L’engagement bénévole est saisi comme une carrière parallèle, une « face cachée de la carrièreprofessionnelle » (p. 53), ce qui conduit à mettre en évidence des rapports sociaux inégalitairesjusqu’au cœur des activités associatives. S’opposent ainsi, d’un côté, les bénévoles et volontaires

7 C. Gide, 2005. Coopération et économie sociale, 1904-1926 (volume VII des Œuvres de Charles Gide, présenté etannoté par Patrice Devillers). L’Harmattan, Paris.

8 S. Dzimira, 2007. Marcel Mauss, savant et politique. La Découverte, Paris.� Note critique publiée à titre posthume, avec l’aimable autorisation de l’épouse de l’auteur.

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intégrés dans le monde du travail qui retirent de leurs engagements du sens et de nouvellesressources et, de l’autre côté, des individus en réelle difficulté au regard de l’emploi, qui n’ontpas vraiment d’autre choix que de travailler gratuitement. Les premiers seraient dans le registredu cumul et les seconds dans le registre du sacrifice.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur veut mettre en évidence une instrumentalisation du béné-volat par la puissance publique pour pallier les besoins en emplois de l’État providence. Ellemobilise des auteurs contemporains (Rifkin, Krinsky, Castel, Sue. . .) spécialistes du travail etquelques-uns des auteurs ayant travaillé sur la notion d’utilité sociale en France (Gadrey, Trouvé,Hély. . .) pour produire sa propre réflexion : « les politiques du bénévolat menées en France commeaux États-Unis affichent rarement le projet qui les détermine [. . .]. Elles se présentent presquetoujours comme une fin en soi » (p. 78). Le bénévolat serait donc encouragé au nom d’une sorted’injonction de citoyenneté.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Maud Simonet propose de lever « le voile de la citoyen-neté qui masque l’agenda réel des politiques du bénévolat » (p. 80). L’analyse s’oppose au discourscommun, « cette représentation des rapports entre l’engagement bénévole des citoyens et l’Étatqui s’est construite entre la France et l’Amérique et qui permet à ce mythe de l’initiative privéede masquer la mise au travail public des citoyens » (p. 81). À nouveau, une pléiade d’auteurs estconvoquée (Tocqueville, Putnam, Bourdieu, mais aussi Clinton et Reagan. . .) pour étayer cetteidée à l’aide de nombreuses sources documentaires sur les programmes publics américains enfaveur du volontariat. « Comme c’est déjà le cas aux États-Unis, ce qui s’élabore aujourd’huiressemble bien à un statut de travailleur semi-public, au sens où il est en grande partie « financé »par l’État et où ses secteurs d’intervention [. . .] sont en priorité définis par l’État » (p. 119). Cetravailleur, ni complètement public, ni pleinement reconnu comme travailleur, serait co-produit,entre les associations et l’État, par la circulation des élites entre le monde du bénévolat et lemonde politico-administratif. Le monde associatif est alors décrit comme « un ordre structurel-lement ambivalent, [un] monde du travail qui se pense difficilement comme tel [et] peut, dansle même mouvement, et lutter contre la précarité et devenir un instrument de sa production »(p. 148).

Dans la dernière partie, Maud Simonet s’intéresse à la dimension gestionnaire des associations,ce qui lui permet de souligner comment, selon elle, les instruments mobilisés par les associationspour gérer la ressource bénévole empruntent aux outils de la gestion des emplois de l’entrepriseavec un nouveau discours sur la pratique bénévole, un « néo-management » du bénévolat (p. 172).Confronté à une somme d’injonctions, de contraintes, d’obligations, le travailleur bénévole, bienque non concerné par la subordination juridique du salarié, serait en fait soumis à une subordinationde statut. À l’appui de cette thèse, l’auteur rapporte quelques cas de conflits entre des associationset leurs bénévoles, et la requalification de contrats bénévoles en contrats de travail ordinaires parl’URSSAF, voire par la Cour de cassation.

L’intérêt de cet ouvrage est qu’il remet en cause le sens commun que l’on attribue aux vertusassociatives et dont le bénévolat est un élément clé. Il est aussi nourri par d’importantes sourcesdocumentaires sur le volontariat aux États-Unis, et les nombreux verbatim qui illustrent les ana-lyses sont souvent stimulants. Le lecteur appréciera l’important matériau rassemblé pour analyserle « travail bénévole ».

En dépit de cette assise empirique, la thèse de l’auteur pourrait être débattue activement, et celapour plusieurs raisons : d’abord, du début à la fin de l’ouvrage il existe une confusion vraimentdommageable entre le bénévolat et le volontariat ; ensuite, malgré quelques prudences de style,les montées en généralité affleurent fréquemment à partir d’exemples qui pourtant ne peuvent selire qu’en contexte — et les études de cas ne renvoient qu’à une très faible partie du bénévolatfrancais, aussi bien en volume qu’en secteurs d’activités — ; enfin, le dernier chapitre sur le thème

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de la dérive néo-managériale dans le monde associatif alimente une critique « gestionnaire » quimériterait d’être argumentée de facon plus serrée.

Francois Rousseau

Disponible sur Internet le 11 janvier 2014http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.12.023

Néolibéralisme et autogestion : l’expérience argentine, M. Quijoux. Éditions de l’IHEAL,Paris (2011). 282 p.

Le livre de Maxime Quijoux est consacré à l’étude du mouvement de récupération d’usinespendant la crise argentine du début des années 2000. Un certain nombre d’entreprises industriellesfurent, en effet, transformées en coopératives ouvrières, en général après fermeture ou après lafuite des patrons. Ce thème bien connu en France de la récupération est traité sur un mode original,à partir de l’ethnographie de deux sites et sans se limiter aux aspects seulement politiques de laquestion.

Le cœur de l’enquête de M. Quijoux vise à comprendre pour quelles raisons et commentles ouvriers de deux usines assez traditionnelles, attachés à leur patron et à leur emploi, plutôtsoumis et très peu politisés, en sont venus à reprendre en main leur usine. La première entreprise,les textiles Bruckman, est l’une des plus emblématiques du mouvement et a été l’objet de lacuriosité de nombreux militants et journalistes. L’auteur s’y est rendu pendant plusieurs mois,presque tous les soirs à la fin du travail, pour discuter avec les ouvrières, gagner leur confianceet comprendre leur mode de participation au mouvement. Le deuxième site (Nueva Esperanza)est une petite usine de fabrication de ballons de baudruche en banlieue de Buenos Aires. Recuplus froidement, M. Quijoux parviendra à s’y faire accepter en proposant d’aider aux tâches peuqualifiées en échange d’un peu de temps accordé pour des interviews. De cette manière, il parvientà comprendre ce qui se joue pour les ouvriers et les ouvrières sur les deux sites, en relevantnotamment l’importance des formes de socialisation sur le long terme. Pour cela, il examineen détail les origines, le passé, les expériences, l’incorporation des normes du travail, le vécud’une culture d’entreprise. On découvre ainsi des populations fragiles et malléables qui, selondes modalités spécifiques, ont fondé leur identité et ont structuré leur existence autour de la vie àl’usine et des exigences patronales. La discipline, la valeur du travail, le respect de l’autorité del’entrepreneur ont été profondément intériorisés. Quand la situation économique s’est détériorée,les salariés ont été ébranlés. La fermeture des usines a été vécue dans le désarroi comme uneforme d’abandon par le patron. Les différents sentiments d’appartenance au monde social créépar l’usine leur faisaient considérer la situation de sans-emploi comme inconcevable. Dès lors,récupérer l’usine n’a pas été une manière de prendre une revanche sur le patronat, mais plutôt unemanière de conserver l’emploi.

M. Quijoux montre bien à quel point l’acte de récupération est nouveau et imprévu pour cettefrange du salariat argentin. Cette audace n’a été possible qu’en raison de l’activisme politiqued’éléments étrangers aux usines, dans un contexte politique et économique exceptionnel. Lesouvriers les moins prédisposés à ce type d’opérations peuvent donc y venir, mais cela suppose unaccord entre les exigences de la socialisation préexistante et les circonstances. Si la récupération aété si difficile, c’est aussi à cause des conservatismes préalables. Les processus de récupération ontoccasionné des tensions et des hésitations que l’auteur décrit très bien dans la partie centrale de sonlivre. La comparaison des deux sites permet cependant de constater qu’il n’y a pas un cheminementunique dans ce type de situation et que les décisions et les comportements s’improvisent parfoisdans la douleur.