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558 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 Travail et automatisation des services. La fin des caissières ?, S. Bernard. Octarès Éditions, Toulouse (2012). 240 pp Le commerce n’a pas souvent retenu l’attention des sociologues, alors qu’il constitue un lieu d’observation privilégié des transformations du travail. Comme la production, il repose sur l’écoulement de flux et l’automatisation d’un nombre croissant d’opérations. Mais il s’en diffé- rencie par la présence du client, qui constitue un acteur à part entière de la prestation rendue. L’ouvrage de Sophie Bernard nous invite précisément à explorer le travail des caissières de super- marché sur un double plan : celui du processus d’automatisation des opérations d’encaissement, et celui de ses effets sur une activité de travail appelée à s’effectuer non seulement pour le client, mais aussi avec, sur, voire contre lui (pp. 182–185). Il rend compte de l’étendue des évolutions qui ont eu lieu entre les deux périodes au cours desquelles l’observation a été menée : le début et la fin des années 2000. L’ouvrage ouvre la boîte noire de l’automatisation dans les services qui a surtout été étudiée dans l’industrie, notamment par Naville (1963) et Vatin (1987). Il en explore les effets sur l’activité de travail, pour montrer comment le travail des caissières glisse vers des fonctions d’encadrement et de contrôle du client. Il défend la thèse selon laquelle le processus d’automatisation ne dépossède pas le travailleur de ses compétences mais induit des recompositions de l’activité. En cela, il interroge moins l’avenir de l’emploi de caissière que celui d’une fonction d’encaissement amenée à se métamorphoser. Le premier chapitre retrace l’histoire de l’automatisation de l’encaissement dans la grande distribution. Il montre que son implantation en France a été tardive et que l’automatisation s’est effectuée par petites touches, à l’occasion d’ouvertures ou d’agrandissements de sites (pp. 33- 34), ceci en dépit de la politisation des débats sur l’emploi qu’elle a suscités. Ses incidences sur l’emploi ont été relativement indolores en raison du turn-over qui contribue à invisibiliser les réductions d’effectifs. L’ouvrage montre que l’automatisation a surtout pour enjeu de fluidifier les passages en caisse (p. 42) et qu’elle permet aux employeurs de réduire leur dépendance envers les caissières (p. 43) en même temps qu’elle favorise l’extension des horaires d’ouverture avec un minimum de personnel en caisse (p. 46). L’auteur retrouve ici les constats de P. Naville qui a montré que l’automatisation déconnecte la temporalité du travail humain et celle des machines, et autorise une continuité productive permettant de détacher le salarié de son poste en le rendant plus polyvalent. L’automatisation ouvre alors la voie non seulement à la polyvalence du personnel amené à naviguer entre caisses classiques et automatiques, mais également à une polyactivité s’exerc ¸ant entre caisses et rayons. Les incidences sur le travail humain du passage aux caisses automatiques sont observées sur le plan de la temporalité (chap. 2). Les caisses classiques relèvent d’un processus séquentiel associé à la gestion d’un double flux : le flux-produits, accéléré par la lecture optique, demande à être synchronisé avec le flux-clients dans le cadre d’une « co-production du rythme » de passage en caisse (p. 67). La pression à l’accélération des cadences vient d’une exigence de productivité mesurée au nombre d’articles passés à la minute, d’où l’incitation au « chaînage » (p. 64). Mais elle vient également des clients et des collègues, qui redoutent la lenteur et l’engorgement des flux. Contrairement aux ouvriers spécialisés, les caissières expérimentent moins le freinage que l’accélération (p. 67). Leur course contre la montre semble alors relever d’une course contre le client, sur qui il s’agit de reporter la responsabilité d’un éventuel ralentissement (p. 71). À ce sujet, l’auteur interroge, en creux, « l’ordre social » (Rot, 2002) à l’œuvre dans le contrôle des flux, ici marqué par le phénomène du « report de charge en cascade » (p. 73) qui peut conduire à inciter le client à évacuer les lieux au plus vite. Le travail contre le client ne commence donc pas avec les

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558 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573

Travail et automatisation des services. La fin des caissières ?, S. Bernard. Octarès Éditions,Toulouse (2012). 240 pp

Le commerce n’a pas souvent retenu l’attention des sociologues, alors qu’il constitue unlieu d’observation privilégié des transformations du travail. Comme la production, il repose surl’écoulement de flux et l’automatisation d’un nombre croissant d’opérations. Mais il s’en diffé-rencie par la présence du client, qui constitue un acteur à part entière de la prestation rendue.L’ouvrage de Sophie Bernard nous invite précisément à explorer le travail des caissières de super-marché sur un double plan : celui du processus d’automatisation des opérations d’encaissement,et celui de ses effets sur une activité de travail appelée à s’effectuer non seulement pour le client,mais aussi avec, sur, voire contre lui (pp. 182–185). Il rend compte de l’étendue des évolutionsqui ont eu lieu entre les deux périodes au cours desquelles l’observation a été menée : le début etla fin des années 2000.

L’ouvrage ouvre la boîte noire de l’automatisation dans les services qui a surtout été étudiéedans l’industrie, notamment par Naville (1963) et Vatin (1987). Il en explore les effets sur l’activitéde travail, pour montrer comment le travail des caissières glisse vers des fonctions d’encadrementet de contrôle du client. Il défend la thèse selon laquelle le processus d’automatisation ne dépossèdepas le travailleur de ses compétences mais induit des recompositions de l’activité. En cela, ilinterroge moins l’avenir de l’emploi de caissière que celui d’une fonction d’encaissement amenéeà se métamorphoser.

Le premier chapitre retrace l’histoire de l’automatisation de l’encaissement dans la grandedistribution. Il montre que son implantation en France a été tardive et que l’automatisation s’esteffectuée par petites touches, à l’occasion d’ouvertures ou d’agrandissements de sites (pp. 33-34), ceci en dépit de la politisation des débats sur l’emploi qu’elle a suscités. Ses incidences surl’emploi ont été relativement indolores en raison du turn-over qui contribue à invisibiliser lesréductions d’effectifs. L’ouvrage montre que l’automatisation a surtout pour enjeu de fluidifierles passages en caisse (p. 42) et qu’elle permet aux employeurs de réduire leur dépendance enversles caissières (p. 43) en même temps qu’elle favorise l’extension des horaires d’ouverture avecun minimum de personnel en caisse (p. 46). L’auteur retrouve ici les constats de P. Naville qui amontré que l’automatisation déconnecte la temporalité du travail humain et celle des machines,et autorise une continuité productive permettant de détacher le salarié de son poste en le rendantplus polyvalent. L’automatisation ouvre alors la voie non seulement à la polyvalence du personnelamené à naviguer entre caisses classiques et automatiques, mais également à une polyactivités’exercant entre caisses et rayons.

Les incidences sur le travail humain du passage aux caisses automatiques sont observées sur leplan de la temporalité (chap. 2). Les caisses classiques relèvent d’un processus séquentiel associéà la gestion d’un double flux : le flux-produits, accéléré par la lecture optique, demande à êtresynchronisé avec le flux-clients dans le cadre d’une « co-production du rythme » de passage encaisse (p. 67). La pression à l’accélération des cadences vient d’une exigence de productivitémesurée au nombre d’articles passés à la minute, d’où l’incitation au « chaînage » (p. 64). Maiselle vient également des clients et des collègues, qui redoutent la lenteur et l’engorgement desflux. Contrairement aux ouvriers spécialisés, les caissières expérimentent moins le freinage quel’accélération (p. 67). Leur course contre la montre semble alors relever d’une course contre leclient, sur qui il s’agit de reporter la responsabilité d’un éventuel ralentissement (p. 71). À ce sujet,l’auteur interroge, en creux, « l’ordre social » (Rot, 2002) à l’œuvre dans le contrôle des flux, icimarqué par le phénomène du « report de charge en cascade » (p. 73) qui peut conduire à inciter leclient à évacuer les lieux au plus vite. Le travail contre le client ne commence donc pas avec les

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caisses automatiques, comme le suggère l’auteur. Il paraît plutôt inscrit dans un mode de gestiondes flux aliéné à l’écoulement des produits dont le caractère genré aurait gagné à être interrogé(Linhart, 1978) (Monchatre, 2010). Et il se poursuit effectivement avec les caisses automatiques,où les caissières supervisent, le plus souvent seules, plusieurs clients en même temps. Leur travailconsiste essentiellement à les « encadrer » (chap. 3) et à les contrôler (chap. 4).

Paradoxalement, les caissières doivent former les clients à devenir autonomes tout en continuantà les surveiller lorsqu’ils le sont devenus puisque l’enjeu est d’empêcher l’erreur mais aussile vol. La frontière devient alors ténue entre assistance technique et contrôle. Les caissièresdoivent choisir entre « faire-faire », « faire à la place de » et « laisser-faire », dans le cadre d’unenégociation toujours délicate puisqu’elle met en question, publiquement, la « compétence » duclient (pp. 109–115). Les caissières sont d’ailleurs amenées à catégoriser les clients à l’aide d’unvocabulaire dépréciateur de type scolaire (insubordonnés, indisciplinés, incompétents, p. 141) oumoral (assistés). Elles ont, certes, pour enjeu de réaffirmer, vis-à-vis d’eux, un savoir-faire qui tendà s’invisibiliser, comme lorsqu’elles corrigent des erreurs à leur insu (p. 125), mais l’affirmationde ce professionnalisme correspond à une prise de position dans la division du travail.

S. Bernard insiste sur le fait que les caissières revendiquent une « identité professionnellecommerciale » (p. 143), tandis qu’elles associent le contrôle à un rôle de « gendarme » assimiléau « sale boulot ». Leur « conscience professionnelle » (pp. 166–167) les rendrait allergiques auxtentatives de vol qu’elles doivent désamorcer. Elles vont même, au grand étonnement de l’auteur,jusqu’à tenir un discours zélé de propriétaires1 sur les vols de marchandises qu’elles assimilentà un vol de leurs revenus (p. 163). L’auteur en déduit, en convoquant Ferreras (2007), que leurindignation face aux comportements frauduleux des clients s’inscrit dans une expérience politiqueavortée, leur définition du juste n’étant pas entendue dans l’entreprise (p. 166). Or, l’analyse auraitgagné à s’interroger sur les raisons de ces attitudes. On peut, en effet, faire l’hypothèse que leurposition dans l’espace de circulation des marchandises expose les caissières au soupcon de vol,voire à la tentation d’y succomber. S. Bernard a d’ailleurs pointé, sans suffisamment s’y attarderselon nous, qu’elles font elles-mêmes l’objet d’une forte suspicion, étant placées sous le contrôledes caméras, de la hiérarchie, des vigiles (p. 160) — cela expliquant les difficultés qu’elles peuventrencontrer pour coopérer avec ces derniers (pp. 157-158). Leur malaise aux caisses automatiquesest alors d’autant plus grand qu’elles ne sont pas toujours en mesure d’empêcher les vols etrisquent d’en être considérées comme complices (p. 161), ce que ne permet pas de saisir l’analyseen termes de « conscience professionnelle ».

L’élucidation de la dynamique sociale à l’œuvre constitue pourtant une voie privilégiée decompréhension des conditions d’engagement dans l’activité. Comment comprendre l’obstinationdes caissières à pratiquer un contrôle total des marchandises aux « caisses douchettes » (p. 171)autrement que comme une démarche visant à se protéger ? La seule source de légitimité dupersonnel au sein de ces « cages » regorgeant de marchandises que sont les grandes surfaces,selon le terme de Lefebvre (1992), est finalement d’être en propriétaire — ce que le managementa manifestement bien compris en développant l’actionnariat. Mais ces « propriétaires » n’en ontque le nom lorsqu’il s’agit de caissières placées à une fonction stratégique d’autant plus surveilléequ’elle n’est pas occupée par un groupe professionnel attitré. En atteste leur nostalgie des caissesclassiques qui les préservaient davantage du soupcon de complaisance (p. 172). De la mêmefacon, avec l’automatisation des caisses, leurs crispations face aux clients sont à la mesure de leurdépendance à l’égard de ceux-ci, dont la probité est la condition de leur sérénité.

1 On aurait aimé en savoir davantage sur l’étendue de l’actionnariat dans la grande distribution.

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Qu’est-ce alors que le « vrai boulot » des caissières ? L’auteur estime qu’il se situe dans ladimension relationnelle de leur activité, dans « l’échange agréable avec le client » (p. 140). Il estdifficile de souscrire à cette proposition. Le vrai boulot ne se distingue pas seulement du « saleboulot » sur une échelle de valeurs allant du plaisir à la peine. Bidet (2011) le définit comme unmode d’engagement opératoire dans un milieu de travail, vécu comme une source d’efficacitéautant que de plaisir. On peut donc considérer qu’il ne vient pas seulement, en caisse classique,du service rendu mais également du contrôle qui a lieu simultanément, et du bon déroulementde l’échange marchand qu’il contient. Les moments de « félicité » des caissières apparaissentalors comme le fruit de cet équilibre trouvé, non seulement dans l’interaction avec le client, maiségalement au regard de l’ensemble de leur milieu de travail. Ils relèvent d’un engagement dansla synchronisation des flux-produits et clients, d’autant plus satisfaisant qu’il les préserve de toutsoupcon.

Le « vrai boulot » des caissières n’exclut donc pas le contrôle. Les observations de l’auteursuggèrent au contraire que celles-ci revendiquent de pouvoir l’exercer pleinement comme gaged’une loyauté qu’il leur faut toujours réaffirmer dans cet univers dirigé par des « entrepreneursde morale » pratiquant un « gouvernement idéologique » (Le Corre, 1998). On devine alors queleur salut pourrait provenir d’une automatisation encore plus poussée de l’encaissement, dans lecadre d’un travail de contrôle à distance sans le client (p. 184).

On le voit, cet ouvrage présente un matériau extrêmement riche et passionnant qui donneenvie de poursuivre l’analyse. Sans doute reste-t-il trop prisonnier de son souci de distinguer lesspécificités du travail dans les services au regard de l’industrie, en s’en tenant aux interactionsavec un client de plus en plus impliqué dans l’activité considérée mais curieusement exclu dudispositif d’enquête. Il dégage très finement la pluralité des registres d’action qui sont à l’œuvreet qui s’enchevêtrent, à l’aide d’une grille de lecture interactionniste tout à fait intéressante maisà l’intérieur de laquelle il reste à l’étroit. Il pose, à ce titre, la question de l’échelle d’observationet des cadres d’analyse requis pour rendre intelligible l’activité de travail, au-delà de ce qu’elledonne à voir et à entendre.

Références

Bidet, A., 2011. L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ? PUF, Paris.Ferreras, I., 2007. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Presses de sciences Po,

Paris.Le Corre, S., 1998. Les grandes surfaces alimentaires : un marché du travail ouvert ? In: Gerritsen, D., Martin, D. (Eds.),

Effets et méfaits de la modernisation dans la crise. Desclée de Brouwer, Paris, pp. 259–280.Lefebvre, H., 1992. Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes. Éditions Syllepse, Paris.Linhart, R., 1978. Un phénomène du même ordre se retrouve chez les femmes travaillant comme ouvrières spécialisées

dans l’industrie et chez les serveuses de la restauration. In: L’établi. Minuit, Paris.Monchatre, S., 2010. Êtes-vous qualifié pour servir ? La Dispute, Paris.Naville, P., 1963. Vers l’automatisme social ? Problèmes du travail et de l’automation. Gallimard, Paris.Rot, G., 2002. « Fluidité industrielle, fragilité organisationnelle ». Revue francaise de sociologie 43 (4), 711–737.Vatin, F., 1987. La fluidité industrielle. Méridiens-Klincksieck, Paris.

Sylvie MonchatreSociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE, UMR 7363), université de Strasbourg, 5,

allée du Général-Rouvillois, 67083 Strasbourg cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 30 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.027