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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 413 De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, N. Heinich. Gallimard, Paris (2012). 590 p. Les sociologues sont toujours plus nombreux et nombreuses à s’intéresser aussi bien aux pra- tiques culturelles de masse rap, séries télévisées ou mangas qu’aux figures contemporaines de la célébrité sportifs, mannequins, acteurs, chanteuses ou princesses médiatiques. Dans le prolongement des travaux fondateurs d’Edgar Morin sur les stars ou de Théodor Adorno sur la société de consommation, se sont ainsi multipliées les enquêtes empiriques et les analyses théo- riques portant aussi bien sur les fondements du développement de telles pratiques que sur les modalités de leur mise en œuvre. Comment en effet saisir et expliquer des phénomènes tels que les cultes entretenus par les fans d’Elvis Presley, de Claude Franc ¸ois ou de Madonna, l’émotion suscitée par la mort de Lady Diana, le succès populaire des émissions de télé-réalité ou l’attrait fulgurant du public pour la vie intime des people ? Le dernier ouvrage de Nathalie Heinich participe à ce mouvement de réflexion sociologique visant aussi bien à décrire les nouvelles formes prises par la célébrité, qu’à tenter d’en repérer les fondements sociaux. Faisant preuve de ce qu’elle nomme elle-même un « bricolage méthodolo- gique » (p. 383), l’auteure constitue, pour ce faire, un matériau d’analyse plutôt hétéroclite : des extraits de presse et d’ouvrages autobiographiques, des observations impromptues ou des travaux empiriques réalisés par d’autres sociologues. Dans une première partie, « Le capital de visibilité », sont précisés les contours de cette « nouvelle catégorie sociale ». Tout d’abord, l’émergence d’individus d’abord définis par leur « visibilité » et non par leur activité, leur talent ou leur charisme tient à la multiplication et à la diffusion des images grâce aux innovations techniques qui se sont succédé dans le temps, des prémices de la photographie à l’irruption d’internet. Par ailleurs, le simple fait d’être « visible » unit dans une même réalité sociale et dans une même expérience subjective, des personnes aux statuts et aux activités très divers mannequins, chanteurs, acteurs, personnalités royales ou sportifs. La « visibilité » fonctionne alors comme un « capital » qui se développe d’autant plus qu’il est mobilisé : plus un individu est visible, plus il accroît sa célébrité, et donc son capital de visibilité. Pour finir, cette « nouvelle catégorie sociale » constituerait une « nouvelle élite sociale » qui attire même ceux et celles qui lui étaient a priori les plus contraires, comme les intellectuels ou les créateurs. « La nouvelle élite de la visibilité noue la singularité à la popularité à l’encontre des formes traditionnelles de l’influence et de l’excellence, autant que de la valeur du mérite » (p. 84). La deuxième partie, « Histoire de la visibilité », permet à N. Heinich de préciser les manières dont la visibilité s’est affirmée comme source principale de construction de la célébrité, en lien avec le développement technique des moyens de diffusion des images dans le temps et dans l’espace daguerréotype, photographie, cinéma, presse écrite, radio, télévision, Internet, Webcam. L’auteur aborde alors, dans une troisième partie intitulée « Distribution du capital de visibilité », les formes prises par la célébrité. Elle met en œuvre pour cela une catégorisation fondée sur la « valeur » fondant la célébrité, de la « valeur endogène créée par la situation même de visibilité » à la « valeur ajoutée (liée) à un statut ou à une compétence préexistante » (p. 168). Si les membres des familles royales héritent de leur capital de visibilité par leur seule filiation, les personnalités de la télévision existeraient par leur présence à l’écran, les sportifs et les politiques construiraient leur visibilité à partir d’une compétence spécifique. La célébrité des mannequins, des chanteurs ou des acteurs serait fondée aussi bien sur des compétences spécifiques que sur leur capacité à être visible en dehors de toute performance spécifique. L’apparence devient alors un élément primordial de construction de la visibilité, notamment pour les femmes actrices,

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 413

De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, N. Heinich. Gallimard,Paris (2012). 590 p.

Les sociologues sont toujours plus nombreux et nombreuses à s’intéresser aussi bien aux pra-tiques culturelles de masse — rap, séries télévisées ou mangas — qu’aux figures contemporainesde la célébrité – sportifs, mannequins, acteurs, chanteuses ou princesses médiatiques. Dans leprolongement des travaux fondateurs d’Edgar Morin sur les stars ou de Théodor Adorno sur lasociété de consommation, se sont ainsi multipliées les enquêtes empiriques et les analyses théo-riques portant aussi bien sur les fondements du développement de telles pratiques que sur lesmodalités de leur mise en œuvre. Comment en effet saisir et expliquer des phénomènes tels queles cultes entretenus par les fans d’Elvis Presley, de Claude Francois ou de Madonna, l’émotionsuscitée par la mort de Lady Diana, le succès populaire des émissions de télé-réalité ou l’attraitfulgurant du public pour la vie intime des people ?

Le dernier ouvrage de Nathalie Heinich participe à ce mouvement de réflexion sociologiquevisant aussi bien à décrire les nouvelles formes prises par la célébrité, qu’à tenter d’en repérer lesfondements sociaux. Faisant preuve de ce qu’elle nomme elle-même un « bricolage méthodolo-gique » (p. 383), l’auteure constitue, pour ce faire, un matériau d’analyse plutôt hétéroclite : desextraits de presse et d’ouvrages autobiographiques, des observations impromptues ou des travauxempiriques réalisés par d’autres sociologues.

Dans une première partie, « Le capital de visibilité », sont précisés les contours de cette« nouvelle catégorie sociale ». Tout d’abord, l’émergence d’individus d’abord définis par leur« visibilité » — et non par leur activité, leur talent ou leur charisme — tient à la multiplication età la diffusion des images grâce aux innovations techniques qui se sont succédé dans le temps, desprémices de la photographie à l’irruption d’internet. Par ailleurs, le simple fait d’être « visible »unit dans une même réalité sociale et dans une même expérience subjective, des personnes auxstatuts et aux activités très divers — mannequins, chanteurs, acteurs, personnalités royales ousportifs. La « visibilité » fonctionne alors comme un « capital » qui se développe d’autant plusqu’il est mobilisé : plus un individu est visible, plus il accroît sa célébrité, et donc son capital devisibilité. Pour finir, cette « nouvelle catégorie sociale » constituerait une « nouvelle élite sociale »qui attire même ceux et celles qui lui étaient a priori les plus contraires, comme les intellectuelsou les créateurs. « La nouvelle élite de la visibilité noue la singularité à la popularité à l’encontredes formes traditionnelles de l’influence et de l’excellence, autant que de la valeur du mérite »(p. 84). La deuxième partie, « Histoire de la visibilité », permet à N. Heinich de préciser lesmanières dont la visibilité s’est affirmée comme source principale de construction de la célébrité,en lien avec le développement technique des moyens de diffusion des images dans le temps etdans l’espace — daguerréotype, photographie, cinéma, presse écrite, radio, télévision, Internet,Webcam. L’auteur aborde alors, dans une troisième partie intitulée « Distribution du capital devisibilité », les formes prises par la célébrité. Elle met en œuvre pour cela une catégorisationfondée sur la « valeur » fondant la célébrité, de la « valeur endogène créée par la situation mêmede visibilité » à la « valeur ajoutée (liée) à un statut ou à une compétence préexistante » (p. 168).Si les membres des familles royales héritent de leur capital de visibilité par leur seule filiation,les personnalités de la télévision existeraient par leur présence à l’écran, là où les sportifs etles politiques construiraient leur visibilité à partir d’une compétence spécifique. La célébrité desmannequins, des chanteurs ou des acteurs serait fondée aussi bien sur des compétences spécifiquesque sur leur capacité à être visible en dehors de toute performance spécifique. L’apparence devientalors un élément primordial de construction de la visibilité, notamment pour les femmes actrices,

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chanteuses ou mannequins grâce auxquelles « une nouvelle voie s’offre ainsi à l’imaginaire del’ascension sociale féminine » (p. 210). Pour finir sont abordés les héros de faits divers dont la visi-bilité serait par définition « endogène ». La tendance contemporaine serait ainsi celle du passage« des stars aux ‘people’ » dans un vaste mouvement de démocratisation de la visibilité toujoursplus accessible au commun des mortels, en dehors de tout fondement spécifique. C’est alors que,dans une quatrième partie, « Gestion du capital de visibilité », sont observés « les multiples effetsde ce phénomène sur le monde professionnel, l’économie, le droit, ainsi que sur les émotions etles valeurs » (p. 260). Sont notamment présentés les « artisans de l’apparence » qui participent àmettre en valeur les stars ou à organiser leur gestion des relations avec le monde extérieur, del’attachée de presse au garde du corps en passant par la maquilleuse ou le paparazzi.

Il est alors temps pour l’auteur de glisser, dans la cinquième partie, « Expérience de la visi-bilité », vers une description plus subjective de l’expérience de la visibilité tant du point de vuedes personnes célèbres que du public qui leur donne vie. Frissons, émotions, sentiments sontautant de mots qui caractérisent les manières dont le public des célébrités décrit son rapport àcelle ou à celui qui est au cœur de sa fascination : Lady Di, Presley ou Travolta suscitent chezleurs fans des attachements individuels et collectifs spectaculaires — lettres d’amour, cérémoniesde célébration, désirs intenses de voir et de toucher l’idole ou appropriation de ses traces. . . Enretour, les stars sont traquées jusque dans leurs gestes les plus intimes et se voient imposer ledévoilement permanent de leur vie privée. La visibilité prend ainsi des formes tyranniques qui necompenseraient pas toujours le bonheur d’être célébré.

Pour conclure, dans une sixième et dernière partie, « Axiologie de la visibilité », N. Heinichs’essaie à identifier la « valeur » attachée à ce nouveau phénomène social, à saisir le « principeau nom duquel l’on estime les êtres et l’on mesure leur grandeur » (p. 493). Du point de vue des« savants », les personnes célèbres manqueraient fortement de légitimité en raison du manque demérite attaché à la seule visibilité, loin des qualités héroïques attachées au talent, au sacrificeou au courage. La « simple expression de la ‘personnalité’, voire de la ‘fabrication’ de l’image »(p. 504) fait de la visibilité une « grandeur sans mérite » pour les « savants » (p. 502). En revanche,pour les « simples », pour la majorité des gens selon l’auteure, la visibilité apparaîtrait comme« un facteur d’authentique grandeur » (p. 511). Est alors admirée, chez ces gens célèbres, la grâcerecue qui les distinguerait du commun des mortels, légitimant en retour l’admiration, la passion, lafascination de la foule pour ces stars, ces idoles, ces vedettes. N. Heinich en conclut d’ailleurs que« la visibilité est une valeur d’autant mieux acceptée, et une réalité d’autant plus présente, qu’ondescend dans l’échelle hiérarchique, qu’il s’agisse des milieux sociaux, des niveaux d’étude, desclasses d’âge ou des sexes » (p. 562). À travers cet ouvrage, N. Heinich rend compte avec brio d’unphénomène social qui affecte tous les moments de notre vie quotidienne et suscite de nombreuxcommentaires savants, journalistiques ou profanes. Elle en rend compte de manière organiséeet analytique, multipliant les exemples parlants et les anecdotes spectaculaires empruntés aussibien aux collègues scientifiques qu’à la presse populaire ou à ses observations. Cependant, si leraisonnement fonctionne bien, dans le prolongement des nombreux travaux existant sur le sujetet cités par l’auteur avec pertinence, il manque en originalité et en capacité explicative pour deuxraisons principales. D’une part, le matériau empirique mobilisé, de seconde main pour l’essentiel,semble bien trop hétéroclite pour permettre de conclure de manière aussi radicale aussi bien sur lavisibilité comme phénomène univoque que sur les fondements sociaux, économiques ou juridiquesde cette réalité sociale. On aurait apprécié des preuves empiriques solides et systématiques, unmatériau construit de manière méthodique comme ont pu le faire Alain Chenu sur les couverturesde Paris Match, Gabriel Segré sur les fans d’Elvis Presley ou Dominique Pasquier sur les fansd’Hélène et les garcons (trois recherches d’ailleurs abondamment citées par l’auteur). L’ouvrage

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se rapproche ainsi davantage de l’essai stimulant que de la démonstration scientifique et ne réussitguère en retour à développer une analyse approfondie de ce phénomène. D’autre part, et de manièreliée nous semble-t-il, l’apport spécifique de N. Heinich à la littérature empirique déjà nombreuse,aurait pu être de nous aider à comprendre ce qui explique cet attrait d’une grande majorité pourles « personnalités » éclatantes, et à en préciser les éléments de constitution. Le grand sportifn’est pas le chanteur de rock, la princesse médiatique n’est pas la mannequin de Dior. . . Uneanalyse plus systématique des différences entre ces gens célèbres et entre leurs publics auraitsûrement permis à l’auteur d’avancer dans une meilleure compréhension empirique des raisonspour lesquelles certaines personnes sont attirées par certaines célébrités, éventuellement selonleur sexe, leur milieu social, leurs préférences sexuelles, leurs origines « ethniques » ou leurstrajectoires scolaires. L’opposition opérée entre « simples » et « savants » paraît ici bien faiblepour rendre compte d’un phénomène si complexe. Là encore, la faiblesse du matériau empiriquede première main ne permet guère d’avancer de nouvelles pistes d’analyse pour une meilleurecompréhension de cette passion contemporaine pour l’authenticité, l’intimité ou la personnalitéde nos stars.

Cet ouvrage n’en reste pas moins un bel essai, fort stimulant et bien documenté, fondé sur denombreux travaux empiriques de qualité, abordant avec brio les manières dont se transforment lesvaleurs de notre société contemporaine, entre passion démocratique et fascination aristocratique.

Marie BuscattoI.D.H.E., université Paris 1 Panthéon Sorbonne – CNRS, université Paris 1 Panthéon Sorbonne,

16, boulevard Carnot, 92340 Bourg-La-Reine, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 24 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.06.006

L’Épreuve de l’Argent. Banques, banquiers, clients, J. Lazarus. Calmann-Lévy, Paris (2012).422 p.

L’ouvrage rassemble sous le concept d’épreuve, emprunté à Luc Boltanski et Laurent Thévenot,plusieurs enquêtes reliées à une question générale, celle des fondements normatifs et moraux enjeu dans les relations entre les clients et les banques de détail.

Le premier chapitre inscrit cet objet dans une histoire, non de la banque, mais de « l’entréedes Francais dans la banque », en reliant les évolutions de l’activité bancaire, de ses justifica-tions et critiques, aux dynamiques fines des interactions entre banques, clients et associationsde consommateurs. Ce chapitre énonce une thèse qui conserve sa centralité dans l’ensemble del’ouvrage : celle de l’importance persistante des « contradictions originelles » entre deux défini-tions de la banque, entendue respectivement comme entreprise marchande, et comme institutionencadrant les populations et leur argent. Le deuxième chapitre, consacré à la « rencontre » entrele banquier, le client et la banque, présente une lecture des interactions entre banquiers et clientsqui pointe quatre registres de relation, chacun couplé à une figure sociale du banquier. On yvoit ainsi le banquier emprunter les figures du « commercant », du « juge », du « conseiller »et du « sauveur ». Le chapitre 3 aborde la construction de l’échange entre la banque, représen-tée par le conseiller bancaire, et les clients, comme une activité de traduction qui permet lecadrage de l’argent, objet de l’échange, par la mise à distance des attaches dans lesquelles ilest pris — attaches désignant ici tous types de liens avec des « déterminants extérieurs à la