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404 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 tout à fait comprise. Et il se dégage à sa lecture l’impression d’une construction en spirale, les mêmes thèmes, les mêmes personnages et attributs reviennent régulièrement. Comme si l’auteur n’avait pas su trouver un ordre d’exposition la pensée et les apports conceptuels progressent. Certes, la lecture de l’ouvrage fait prendre conscience de la complexité de la prise de décision dans le domaine militaire, ainsi que les manœuvres des responsables pour éviter, dans les lieux d’influence, la présence d’adversaires déterminés de la mutation désirée ; et l’habile utilisation de termes polysémiques ici, professionnalisation pour créer le consensus sur un malentendu. Mais les défauts du livre semblent réduire sa portée à celle de prolégomènes d’un futur texte, clair, pédagogique et bien écrit, sur la dynamique de la réforme administrative, dans le domaine militaire ou civil. Pierre Tripier Laboratoire Printemps (CNRS/UVSQ), 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 29 juillet 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.06.002 Les Nouvelles Frontières du social. L’intégration européenne et les transformations de l’espace politique de la protection sociale, M. Ferrera. Presses de Sciences Po, Paris (2009). 388 p. Traduction d’un ouvrage paru en 2005, Les Nouvelles Frontières du social propose une analyse ambitieuse du destin des systèmes européens de protection sociale, retrac ¸ant leur genèse et leur solidification pour interroger l’influence de l’intégration européenne sur leurs transformations récentes. Ces questions fondamentales et complexes sont abordées à partir d’un cadre théorique puissant posé dans le premier chapitre de l’ouvrage, qui tend à replacer le politique, et l’État au premier chef, au cœur de l’explication des difficultés actuelles des États-providence, contre une lecture trop focalisée sur les déterminants économiques (globalisation et concurrence internatio- nale). Maurizio Ferrera prolonge ainsi les travaux de Stein Rokkan (et de Peter Flora dans une moindre mesure) sur la construction de l’État en les déplac ¸ant dans la sphère de l’État social et en complexifiant la mobilisation faite du triptyque d’Albert O. Hirschman, exit, voice et loyalty. Sans caricaturer ce modèle théorique sophistiqué, on peut dire que le ressort explicatif de l’ouvrage repose sur le concept de « frontières » que l’auteur définit comme « des ensembles de normes et de règles qui définissent le type et le degré de fermeture d’une collectivité donnée vis-à-vis de l’extérieur, puisqu’elles régulent l’accès aux ressources et aux possibilités proposées à l’intérieur et à l’extérieur de l’espace défini, tout en facilitant les dynamiques de cohésion entre les membres » (p. 27). Dans une optique wébérienne, l’auteur met en évidence le rôle fondateur des frontières dans la formation du groupe national. Le chapitre 2, consacré à la période de formation des différents États-providence jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, souligne l’importance de la dynamique de fermeture, qui en favorisant, par les mécanismes redistributifs, le sentiment d’appartenance à une communauté et les dispositions de solidarité sociale, a renforcé partout l’État-Nation. Cette articulation entre délimitation externe et cohésion interne des groupes sociaux est un élément clé de la construction des États-providence. M. Ferrera propose de la saisir à travers le concept de « structuration circonscrite », pointant l’interdépendance entre les dimensions de territoire (clô- ture d’un espace donné) et d’appartenance (la « structuration » comme cohésion et différenciation interne).

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tout à fait comprise. Et il se dégage à sa lecture l’impression d’une construction en spirale, où lesmêmes thèmes, les mêmes personnages et attributs reviennent régulièrement. Comme si l’auteurn’avait pas su trouver un ordre d’exposition où la pensée et les apports conceptuels progressent.

Certes, la lecture de l’ouvrage fait prendre conscience de la complexité de la prise de décisiondans le domaine militaire, ainsi que les manœuvres des responsables pour éviter, dans les lieuxd’influence, la présence d’adversaires déterminés de la mutation désirée ; et l’habile utilisation determes polysémiques — ici, professionnalisation — pour créer le consensus sur un malentendu.Mais les défauts du livre semblent réduire sa portée à celle de prolégomènes d’un futur texte,clair, pédagogique et bien écrit, sur la dynamique de la réforme administrative, dans le domainemilitaire ou civil.

Pierre TripierLaboratoire Printemps (CNRS/UVSQ), 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 29 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.06.002

Les Nouvelles Frontières du social. L’intégration européenne et les transformations del’espace politique de la protection sociale, M. Ferrera. Presses de Sciences Po, Paris (2009).388 p.

Traduction d’un ouvrage paru en 2005, Les Nouvelles Frontières du social propose une analyseambitieuse du destin des systèmes européens de protection sociale, retracant leur genèse et leursolidification pour interroger l’influence de l’intégration européenne sur leurs transformationsrécentes. Ces questions fondamentales et complexes sont abordées à partir d’un cadre théoriquepuissant posé dans le premier chapitre de l’ouvrage, qui tend à replacer le politique, et l’État aupremier chef, au cœur de l’explication des difficultés actuelles des États-providence, contre unelecture trop focalisée sur les déterminants économiques (globalisation et concurrence internatio-nale). Maurizio Ferrera prolonge ainsi les travaux de Stein Rokkan (et de Peter Flora dans unemoindre mesure) sur la construction de l’État en les déplacant dans la sphère de l’État social et encomplexifiant la mobilisation faite du triptyque d’Albert O. Hirschman, exit, voice et loyalty. Sanscaricaturer ce modèle théorique sophistiqué, on peut dire que le ressort explicatif de l’ouvragerepose sur le concept de « frontières » que l’auteur définit comme « des ensembles de normes etde règles qui définissent le type et le degré de fermeture d’une collectivité donnée vis-à-vis del’extérieur, puisqu’elles régulent l’accès aux ressources et aux possibilités proposées à l’intérieuret à l’extérieur de l’espace défini, tout en facilitant les dynamiques de cohésion entre les membres »(p. 27). Dans une optique wébérienne, l’auteur met en évidence le rôle fondateur des frontières dansla formation du groupe national. Le chapitre 2, consacré à la période de formation des différentsÉtats-providence jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, souligne l’importance de la dynamiquede fermeture, qui en favorisant, par les mécanismes redistributifs, le sentiment d’appartenance àune communauté et les dispositions de solidarité sociale, a renforcé partout l’État-Nation. Cettearticulation entre délimitation externe et cohésion interne des groupes sociaux est un élément cléde la construction des États-providence. M. Ferrera propose de la saisir à travers le concept de« structuration circonscrite », pointant l’interdépendance entre les dimensions de territoire (clô-ture d’un espace donné) et d’appartenance (la « structuration » comme cohésion et différenciationinterne).

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La description de la genèse et de l’apogée des systèmes européens de protection sociale(chapitres 2 et 3), en s’appuyant sur des études historiques déjà bien connues, propose un récitrelativement familier. Le cadre d’analyse permet de rendre compte des différences de temporalitéet de la dichotomie entre systèmes universel et professionnel de protection sociale, renvoyées auxclivages structurants (Église-État, villes-campagnes, etc.) et aux rapports entre centre et périphériedans chacun des pays étudiés. L’originalité vient de l’importance donnée dans cette dynamiquehistorique à la disparition progressive des possibilités de défection, au renforcement concomitantdu loyalisme et à la mise en place de dispositifs permettant la prise de parole interne.

Car c’est justement sur ces éléments que la construction européenne a fini, selon l’auteur, parpeser de plus en plus lourdement, en remettant en cause les différentes modalités de fermeturequi permettent la solidarité sociale. Le chapitre 4 décrit le mouvement d’intégration européennecomme la création d’un espace politique original fondé sur un ordre institutionnel interprétécomme une nouvelle « législation pour les défections et les prises de parole » (p. 224). L’Unioneuropéenne (UE), à travers la jurisprudence sociale de la Cour de Justice des Communautéseuropéennes (CJCE) abondamment commentée dans ce chapitre, ouvre de nouvelles optionsde « localisation » et de « vocalisation », et structure ainsi de nouveaux intérêts stratégiques et denouveaux schémas d’interaction. Dans cette évolution, l’institutionnalisation croissante du champde la libre circulation des travailleurs, à partir du règlement 1408 de 1971, apparaît comme unmoment analytique pivot : « de simple outil technique pour gérer la diversité des législations,le règlement [a conduit à] redéfinir les frontières des espaces nationaux de cohésion sociale »(p. 167). Dans une configuration où les espaces d’appartenance se chevauchent, les droits sociauxse dissocient de plus en plus de la citoyenneté sociale, tendant à n’être reliés qu’à la situationprofessionnelle ou au statut de résidence. Même si les États contrôlent encore très fortement ladéfinition des droits sociaux, ils perdent de plus en plus la maîtrise de la fonction de filtragepar la citoyenneté nationale, et perdent ainsi l’instrument de base de la fermeture, provoquant ladéstructuration de leurs systèmes de solidarité sociale respectifs. La fin du chapitre 4 s’attache àdécrire les « fronts » de la résistance des États à cette déstructuration, le remaniement des frontièrestransnationales étant devenu un enjeu de luttes entre national et supranational. Cet ébranlementde la structuration nationale des droits sociaux est également le résultat de la régionalisationcroissante des politiques sociales (chapitre 5), particulièrement prononcée en Italie — qui faitl’objet d’un développement spécifique — mais qui s’observe dans les autres pays européens, sousl’effet notamment des fonds structurels de l’UE.

Même en l’absence de compétences spécifiques en matière de protection sociale, l’intégrationeuropéenne a donc été synonyme de rupture des équilibres sociaux et politiques qui sous-tendent historiquement les dispositifs de redistribution à l’échelle nationale. Si les États donnentl’apparence d’une maîtrise des systèmes de protection sociale, de « nouvelles frontières » de lasolidarité sociale s’esquissent d’ores et déjà. La question, avancée dans le chapitre conclusif del’ouvrage, est de savoir dans quelle direction évoluent les systèmes européens — même si leshéritages institutionnels servent de filtres et font que tous les systèmes nationaux ne sont pasaffectés de la même facon et avec la même ampleur par la déstructuration portée par l’UE. Si unscénario de restructuration défensive selon les anciennes frontières est envisageable, M. Ferrerasuggère la possibilité d’une européanisation de la solidarité sociale, rappelant que la formation del’État-Nation s’est opérée par la suppression des frontières internes et la construction de nouvellesfrontières externes communes.

Cet ouvrage importe par la réhabilitation du politique qu’il propose. M. Ferrera met bien en évi-dence la fonction politique de l’État-providence, support de cohésion territoriale et d’intégrationsociale. Il montre à quel point la citoyenneté sociale a représenté un instrument de fermeture

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des frontières nationales. Cette réhabilitation du politique s’exprime également à travers une lec-ture qui met en avant le rôle de l’UE dans l’évolution des États-providence, contre des lecturesqui donneraient le primat à des facteurs économiques (mobilité croissante du capital) ou démo-graphiques (vieillissement). Cette influence ne tient d’ailleurs pas tant aux conséquences de lapolitique libérale menée par les institutions européennes, qu’à la recherche d’une redistributiontransfrontalière et d’une extension des droits à l’assistance sociale pour les citoyens d’autresÉtats-membres.

Il faut également saluer la continuité avec laquelle le même cadre d’analyse est appliqué àla formation des systèmes nationaux et à l’intégration européenne, témoignant de la volonté dereplacer celle-ci dans une dynamique historique plus longue du territoire européen. L’ouvrageparticipe ainsi d’une normalisation de l’UE comme objet d’étude, qui évite l’écueil du cli-vage entre perspective critique (tout ce que l’Europe sociale n’est pas) et chronique sans reculdes initiatives européennes (tout ce qu’elle prétend être). La notion d’espace politique per-met ici d’appréhender l’interdépendance croissante entre politiques européennes et nationales.L’influence de l’intégration européenne n’est pas recherchée du côté d’une improbable harmoni-sation ou convergence des systèmes de protection sociale. M. Ferrera montre au contraire que laproduction légale de l’UE exerce une influence bien réelle qui peut entraîner des transformationsnationales contradictoires, voire divergentes.

On peut toutefois s’interroger sur la possibilité d’intégrer l’assurance-chômage dans ce modèleexplicatif (dont l’analyse se limite aux retraites et à l’assurance-maladie). Gageons qu’elle indui-rait de réévaluer le rôle des syndicats et du patronat dans ces dynamiques, acteurs qui sontquasiment évacués de l’analyse (l’index ne propose que deux renvois à « syndicats », et aucunpour « patronat » ou « paritarisme »). Ce faible intérêt pour les relations professionnelles témoignesans doute à la fois du cadre théorique adopté, qui fait prévaloir le clivage centre-périphérie surtout autre, et du matériau analysé, la jurisprudence de la CJCE, qui place les gouvernements natio-naux au cœur des litiges étudiés. Le lecteur ressent à cet égard une certaine frustration face à uneapproche qui peine à rendre compte de la capacité des acteurs à peser sur les évolutions décrites.La mobilisation stratégique des règles de droit et la manière dont les décisions peuvent êtreconstruites à partir d’une certaine représentation et d’un emprunt sélectif aux modèles étrangersrestent des points aveugles d’une approche par ailleurs stimulante.

Arnaud MiasUniversité de Rouen, DYSOLA, rue Lavoisier, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 25 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.019

L’Invention de la diversité, R. Sénac. Coll. « Le Lien Social », PUF, Paris (2012). 322 pp.

Durant la seconde moitié des années 2000, le mot diversité a investi le monde du travail enFrance et s’est imposé, au-delà, comme « problème public », à travers des discours, des rapports,des accords collectifs, des chartes. Le livre de Réjane Sénac opère un retour sur cette inventionqui met en jeu la question de la prise en compte des « différences » et de l’égalité dans un cadrerépublicain : la diversité incarne-t-elle un nouveau contrat social ? Pour répondre à cette ques-tion, le livre repose sur un corpus de 163 entretiens avec des « élites », notamment politiques,associatives, patronales et syndicales.