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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 245–276 271 devrait être heuristique de mettre conceptuellement en forme les métaphores balistiques spon- tanément utilisées par acteurs sociaux et observateurs : « cibles manquées », « tirs à réajuster », « portée » inégale des revendications (p. 172–80), etc. La trajectoire-type serait « parabolique » comme celle d’un tir de missile (p. 176, 189) avec un « point d’origine » (l’« émergence » de la cause), un « apogée » (la « mobilisation politique » proprement dite) et un « point d’impact » (la « normalisation ») les trajectoires effectives s’en écartant toutefois souvent beaucoup (p. 197–203). Mais le modèle parabolique n’est-il pas lui-même bien approximatif (pourquoi pas une sinusoïde lorsqu’il y a « rebondissement » de la mobilisation ?) et la métaphore proprement balistique bien artificielle quand il s’agit de la « trajectoire des causes collectives » ? La principale difficulté de ce programme réside, en effet, dans l’indétermination de ce que Francis Chateauraynaud entend exactement par « balistique sociologique », les « trajectoires des arguments » prenant parfois la place des « trajectoires des causes collectives » (p. 15, 123), ce qui pourrait ouvrir, au demeurant, vers un programme « balistique » a priori bien plus convaincant. La trajectoire d’un mouvement social défendant une cause devrait résulter, quant à elle, d’un mixte de rapports de forces à forces et d’arguments à contre-arguments. Les arguments et les fac ¸ons d’argumenter occupent, selon l’auteur, une place plus ou moins importante aux diverses étapes de cette trajectoire, ce qui constitue aussi une piste intéressante (p. 191–7). Mais Francis Chateauraynaud ne rentre pas du tout dans les détails de ce « bricolage » (p. 127) entre forces et arguments. Considérer que « la solution réside dans la dissolution [sic] du partage entre forces et arguments dans un troisième terme conc ¸u d’un point de vue dynamique [. . .] : la notion de portée » (p. 127), présentée comme centrale aussi bien en « sociologie argumentative » (p. 126) qu’en « balistique sociologique » (p. 174), c’est renoncer à l’idée même d’analyse conceptuelle au fondement pourtant de toute modélisation élémentaire et d’autant plus que c’est encore le nœud du problème ne sont pas même distinguées « portée des arguments » et « portée d’une cause ». On ne peut, malgré ce que semble penser l’auteur, ramener un modèle à un simple « jeu de langage » (p. 172), ni non plus un jeu de langage à des variations sans règle sur un « réseau sémantique » (p. 174–8). Cet ouvrage, qui mérite le détour, est loin de remplir toutes ses promesses. Alban Bouvier Institut Jean-Nicod, École Normale supérieure, 29, rue d’Ulm, 75005 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 8 mai 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.005 La Cause animale (1820–1980). Essai de sociologie historique, Traïni, Ch. PUF, Paris (2011). 234 pp. Parler de cause animale suscite invariablement l’évocation d’images mentales stéréotypées, souvent péjoratives. Des représentations remises en cause par l’ouvrage de Christophe Traïni, La Cause animale, étude de sociologie historique d’un mouvement social ancien et complexe, dont l’auteur entend retracer les structurations successives. Les propriétés de la mobilisation, caractérisée par une dimension transnationale construite au fil d’échanges entre groupes européens et nord-américains, justifient l’adoption d’une démarche comparative centrée sur l’Angleterre d’où émergent les premières associations zoophiles et antivivisectionnistes et la France. Il ne

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 245–276 271

devrait être heuristique de mettre conceptuellement en forme les métaphores balistiques spon-tanément utilisées par acteurs sociaux et observateurs : « cibles manquées », « tirs à réajuster »,« portée » inégale des revendications (p. 172–80), etc. La trajectoire-type serait « parabolique »comme celle d’un tir de missile (p. 176, 189) — avec un « point d’origine » (l’« émergence » de lacause), un « apogée » (la « mobilisation politique » proprement dite) et un « point d’impact »(la « normalisation ») — les trajectoires effectives s’en écartant toutefois souvent beaucoup(p. 197–203). Mais le modèle parabolique n’est-il pas lui-même bien approximatif (pourquoi pasune sinusoïde lorsqu’il y a « rebondissement » de la mobilisation ?) et la métaphore proprementbalistique bien artificielle quand il s’agit de la « trajectoire des causes collectives » ?

La principale difficulté de ce programme réside, en effet, dans l’indétermination de ce queFrancis Chateauraynaud entend exactement par « balistique sociologique », les « trajectoires desarguments » prenant parfois la place des « trajectoires des causes collectives » (p. 15, 123), ce quipourrait ouvrir, au demeurant, vers un programme « balistique » a priori bien plus convaincant.La trajectoire d’un mouvement social défendant une cause devrait résulter, quant à elle, d’unmixte de rapports de forces à forces et d’arguments à contre-arguments. Les arguments et lesfacons d’argumenter occupent, selon l’auteur, une place plus ou moins importante aux diversesétapes de cette trajectoire, ce qui constitue aussi une piste intéressante (p. 191–7). Mais FrancisChateauraynaud ne rentre pas du tout dans les détails de ce « bricolage » (p. 127) entre forces etarguments. Considérer que « la solution réside dans la dissolution [sic] du partage entre forceset arguments dans un troisième terme concu d’un point de vue dynamique [. . .] : la notion deportée » (p. 127), présentée comme centrale aussi bien en « sociologie argumentative » (p. 126)qu’en « balistique sociologique » (p. 174), c’est renoncer à l’idée même d’analyse conceptuelle— au fondement pourtant de toute modélisation élémentaire — et d’autant plus que — c’est làencore le nœud du problème — ne sont pas même distinguées « portée des arguments » et « portéed’une cause ».

On ne peut, malgré ce que semble penser l’auteur, ramener un modèle à un simple « jeude langage » (p. 172), ni non plus un jeu de langage à des variations sans règle sur un « réseausémantique » (p. 174–8). Cet ouvrage, qui mérite le détour, est loin de remplir toutes ses promesses.

Alban BouvierInstitut Jean-Nicod, École Normale supérieure, 29, rue d’Ulm, 75005 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 8 mai 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.005

La Cause animale (1820–1980). Essai de sociologie historique, Traïni, Ch. PUF, Paris (2011).234 pp.

Parler de cause animale suscite invariablement l’évocation d’images mentales stéréotypées,souvent péjoratives. Des représentations remises en cause par l’ouvrage de Christophe Traïni,La Cause animale, étude de sociologie historique d’un mouvement social ancien et complexe,dont l’auteur entend retracer les structurations successives. Les propriétés de la mobilisation,caractérisée par une dimension transnationale construite au fil d’échanges entre groupes européenset nord-américains, justifient l’adoption d’une démarche comparative centrée sur l’Angleterre —d’où émergent les premières associations zoophiles et antivivisectionnistes — et la France. Il ne

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s’agit pas pour autant pour l’auteur de restituer la logique de circulation de la cause d’un paysà l’autre, mais plutôt de mettre en lumière les spécificités des configurations nationales, afin dedégager les permanences qui permettent de définir ce phénomène social.

L’originalité du travail proposé réside dans une méthodologie consacrée à l’étude de ladimension émotionnelle de l’engagement. Celle-ci se fonde sur un examen approfondi desdispositifs de sensibilisation mis en œuvre par les acteurs et les groupes, et constitués del’ensemble des biens symboliques mobilisés pour emporter l’adhésion du public et conforterles convictions des militants. La distinction analytique opérée entre les raisons avancées parles acteurs dans leurs productions discursives afin de justifier leur implication et les mobiles— supposés véritables — que le sociologue infère du recoupement d’un faisceau d’indices,permet d’envisager la trame de l’étude proposée. La reconstitution des mobiles sociologiquesde l’engagement, facteurs au principe des affects qui incitent ces entrepreneurs de morale àse mobiliser pour l’animal, est le point d’entrée de Ch. Traïni. Son ouvrage rend compte àla fois de la formalisation des registres émotionnels qui constituent les différentes incarna-tions de la cause et des modalités à travers lesquelles les militants vont chercher à transmuerleurs émotions négatives en des dispositions valorisées et valorisantes. L’usage de la socio-logie historique permet ainsi à l’auteur de proposer une typologie qui voit se succéder troisregistres émotionnels : le « registre démopédique », le « registre de l’attendrissement » et celui du« dévoilement ».

Le premier registre, qui correspond à l’émergence de la cause animale dans la première moitiédu xixe siècle, renvoie au processus de civilisation conceptualisé par Norbert Elias. Il s’appréhendecomme une manifestation de l’abaissement tendanciel du seuil de tolérance aux expressionsnon maîtrisées de violence pulsionnelle, qui touche d’abord les élites pour se diffuser ensuiteprogressivement, sous la forme initialement de seules contraintes externes, puis dans un rapportdialectique entre autocontraintes et contraintes imposées de l’extérieur. Ch. Traïni montre enquoi pour des élites aux propriétés variées il s’agit d’abord, en s’inquiétant du traitement réservéaux bêtes, de réformer les mœurs des classes laborieuses, de contenir les risques de violencesociale par la mise en œuvre d’une propédeutique consacrée à la gestion des interrelations entrehumains et animaux. Les normes de bonne conduite imposées par les élites zoophiles deviennentautant d’autocontraintes et suscitent des affects négatifs au sein de groupes sociaux jusque-làpeu concernés par ces préoccupations, entraînant l’engagement et la formalisation d’économiesémotionnelles différenciées.

Le « registre de l’attendrissement » se développe justement avec la féminisation de la cause, àpartir de la seconde moitié du xixe siècle. Centrée sur le sort de l’animal et non plus sur la mise aupas de contrevenants incivils, cette modélisation est conditionnée par la redéfinition du statut del’animal de compagnie, devenu membre de la famille à part entière. Un compagnon privilégié defemmes encore maintenues à l’écart de l’univers masculin, qui trouvent dans l’engagement pources animaux le moyen de sublimer leur propre condition de dominées.

Le dernier registre coïncide avec l’apparition des groupements antivivisectionnistes à la fin duxixe siècle, signalant une inflexion d’une partie du mouvement vers un répertoire contestataire. Ils’agit désormais de dévoiler les atrocités commises sur des animaux victimes par des individussoupconnés de perversité. Cette modalité de structuration de la cause résulterait de l’engagementde militants par ailleurs mobilisés dans des groupements de la gauche révolutionnaire et de lacause féministe, et qui vont avoir à cœur de mettre en lumière les rapports génétiques existantsentre exploitation de l’animal, domination masculine et lutte des classes.

Comprendre la cause animale dans ses manifestations les plus récentes revient donc pourl’auteur à restituer l’enchevêtrement de ces économies émotionnelles. L’effort de systématisation

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que consacre la typologie réalisée et qui s’appuie sur un solide travail documentaire suggère unvéritable programme de recherche qu’il faudra prendre en compte dans les études futures portantsur cet objet.

Cependant, on ne peut s’empêcher pour conclure de s’interroger s’interroger sur les limitesde l’approche proposée. Il y a en effet quelque chose de l’ordre du biais texto-centré dans lavisée de l’auteur à pouvoir, à partir de la seule analyse des productions discursives, restituer lesmobiles sociologiques de l’engagement et, de là, reconstituer la dynamique de construction d’unmouvement social. On se demande si les mobiles dégagés sur la base des textes militants neseraient pas aussi une conséquence du processus même de construction de la cause, la productionde ces biens symboliques étant contrainte par les impératifs de légitimation d’un porte-parolat qui— comme toute entreprise de représentation — n’a jamais rien d’évident en soi. Les émotionsmises en œuvre sont dans leur formalisation en grande partie conditionnées par le contexte, laconfiguration sociale, les rapports de force internes au mouvement, mais aussi par les luttes avecd’autres groupes de porte-parole. De même ici, ces évolutions sont portées par l’évolution desrapports entre l’homme et l’animal, marqués dans la période étudiée par une « scientifisation »et une implication croissante des institutions étatiques et du droit. Ces inflexions, qui ont uneincidence sur la construction du mouvement, orientent les émotions valorisées et mobilisables parles militants pour légitimer socialement leurs revendications.

Fabien CarriéGroupe d’analyse politique – UFR DSP, université Paris X Nanterre,

200, avenue de La-République, 92000 Nanterre, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 29 janvier 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.020

Des chiffres, des maux et des lettres. Une sociologie de l’expertise judiciaire en économie,psychiatrie et traduction, J. Pélisse, C. Protais, K. Larchet, E. Charrier. Armand Colin,Paris (2012). 286 p.

Alors que l’expertise est devenue ces 30 dernières années un grand thème de la socio-logie, l’expertise judiciaire a donné lieu à peu de travaux. S’inscrivant dans le sillage desrecherches pionnières en sociohistoire de Laurence Dumoulin, l’ouvrage de Jérôme Pélisse etde ses trois collaborateurs vient combler ce manque. Que font et qui sont les experts de jus-tice ? Quelles relations entretiennent-ils avec les juges ? Telles sont les principales questionsauxquelles répondent les auteurs dans une perspective de sociologie des professions. L’ouvrage,organisé en quatre chapitres, se structure autour de la comparaison de trois spécialités : la psy-chiatrie, l’interprétariat/traduction et l’économie-finance.

Dans le premier chapitre, Jérôme Pélisse tente de dégager les indicateurs sociographiquesdu marché spécifique de l’expertise judiciaire et de la professionnalisation (entendue comme leprocessus porté par des acteurs collectifs pour établir une profession) qui lui est associée. Or,cette professionnalisation est problématique — elle s’oppose au modèle du bon expert tel qu’ilest défini par les textes encadrant l’expertise judiciaire : l’expert est envisagé par les magistratscomme un professionnel confirmé dans son domaine et non comme un professionnel de l’expertise.En repérant des caractéristiques communes aux trois spécialités, l’auteur observe néanmoins