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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 567 Parmi les autres niveaux de lecture possibles, le fil d’une histoire du regard médical sur le corps est particulièrement pertinent, ainsi que la mise en évidence des effets de l’établissement d’une relation causale entre un organe déficient et une maladie. Cette dernière dimension de l’ouvrage est présente à travers la description du tâtonnement qui marque la caractérisation des fonctions de la thyroïde, et nourrit chez le lecteur un intérêt pour un travail qui reviendrait encore en amont sur l’origine des organes et de leurs délimitations. Sur ce point précis, nous suggérerions de maintenir l’exigence de distinction du processus de l’invention contre celui de la découverte. Cette distinction permettrait de caractériser à la fois l’émergence de la transplantation, comme le fait l’auteur, et celle des organes dans la mesure ils ne préexistent ni à leur circonscription spatiale ni à la définition de leurs fonctions. Le livre ne remplace pas pour autant les travaux retrac ¸ant de manière plus fine et localisée les étapes, les controverses, les points de basculement observables de manière postérieure ou sur le vif de la science, en pénétrant les milieux des techniques de réparation du corps, des ensembles de concepts et de pratiques voient le jour. Ceci d’autant plus que la perspective rend peu compte de la conflictualité entre acteurs intéressés à des degrés divers par la médecine des organes pour favoriser les espaces de convergence. Cette approche permet cependant de penser la persistance des chirurgiens et scientifiques « à transplanter des organes en dépit des échecs » (p. 239) à partir d’une combinaison de facteurs (de l’interdisciplinarité à la moindre complexité anatomique du rein, en passant par la personnalité des scientifiques). Pour toutes ces raisons, cette traduction anglaise révisée des travaux de T. Schlich, originellement publiés en allemand en 1998, constitue un indéniable outil de travail. Le chercheur qui s’intéresse précisément à cet espace particulier de la médecine y trouvera informations et points de comparaison. Celui qui s’emploie à étudier d’autres types d’inventions scientifiques ou médicales dans leur complexité y trouvera une aide précieuse pour s’éloigner du vocabulaire de la découverte. Marie Le Clainche-Piel École des hautes études en sciences sociales, Institut Marcel-Mauss (IMM, UMR 8178), 10, rue Monsieur-Le-Prince, 75006 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 18 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.007 L’alimentation sous contrôle. Tracer, auditer, conseiller, L. Bonnaud, N. Joly (Eds.). Éduca- gri éditions & Éditions Quae, Paris (2012). 192 p. L’ouvrage coordonné par Laure Bonnaud et Nathalie Joly 1 est le fruit d’une réflexion élaborée lors d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) en 2011. Il réunit neuf contributions, issues de disciplines et de traditions variées : l’économie des filières agroalimentaires, l’histoire et la sociologie des sciences, l’anthropologie de l’écriture, la sociologie et l’anthropologie économiques. Alors que nous pensions avoir fait le tour des recherches sur le contrôle de l’alimentation depuis la crise de la vache folle et le développement accru des systèmes de surveillance dans le secteur agroalimentaire, ce livre fait à nouveau le point sur des enjeux socioéconomiques de 1 L. Bonnaud est rattachée à l’unité Risques, Travail, Marchés, État (RiTME) de l’INRA (Ivry sur Seine), tandis que N. Joly travaille au sein du laboratoire de recherche sur les innovations sociotechniques et organisationnelles en agriculture de l’INRA (Dijon).

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 567

Parmi les autres niveaux de lecture possibles, le fil d’une histoire du regard médical sur lecorps est particulièrement pertinent, ainsi que la mise en évidence des effets de l’établissementd’une relation causale entre un organe déficient et une maladie. Cette dernière dimension del’ouvrage est présente à travers la description du tâtonnement qui marque la caractérisation desfonctions de la thyroïde, et nourrit chez le lecteur un intérêt pour un travail qui reviendrait encoreen amont sur l’origine des organes et de leurs délimitations. Sur ce point précis, nous suggérerionsde maintenir l’exigence de distinction du processus de l’invention contre celui de la découverte.Cette distinction permettrait de caractériser à la fois l’émergence de la transplantation, commele fait l’auteur, et celle des organes dans la mesure où ils ne préexistent ni à leur circonscriptionspatiale ni à la définition de leurs fonctions.

Le livre ne remplace pas pour autant les travaux retracant de manière plus fine et localisée lesétapes, les controverses, les points de basculement observables de manière postérieure ou sur le vifde la science, en pénétrant les milieux où des techniques de réparation du corps, des ensembles deconcepts et de pratiques voient le jour. Ceci d’autant plus que la perspective rend peu compte de laconflictualité — entre acteurs intéressés à des degrés divers par la médecine des organes — pourfavoriser les espaces de convergence. Cette approche permet cependant de penser la persistancedes chirurgiens et scientifiques « à transplanter des organes en dépit des échecs » (p. 239) à partird’une combinaison de facteurs (de l’interdisciplinarité à la moindre complexité anatomique durein, en passant par la personnalité des scientifiques). Pour toutes ces raisons, cette traductionanglaise révisée des travaux de T. Schlich, originellement publiés en allemand en 1998, constitueun indéniable outil de travail. Le chercheur qui s’intéresse précisément à cet espace particulierde la médecine y trouvera informations et points de comparaison. Celui qui s’emploie à étudierd’autres types d’inventions scientifiques ou médicales dans leur complexité y trouvera une aideprécieuse pour s’éloigner du vocabulaire de la découverte.

Marie Le Clainche-PielÉcole des hautes études en sciences sociales, Institut Marcel-Mauss (IMM, UMR 8178), 10, rue

Monsieur-Le-Prince, 75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 18 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.007

L’alimentation sous contrôle. Tracer, auditer, conseiller, L. Bonnaud, N. Joly (Eds.). Éduca-gri éditions & Éditions Quae, Paris (2012). 192 p.

L’ouvrage coordonné par Laure Bonnaud et Nathalie Joly1 est le fruit d’une réflexion élaboréelors d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA)en 2011. Il réunit neuf contributions, issues de disciplines et de traditions variées : l’économie desfilières agroalimentaires, l’histoire et la sociologie des sciences, l’anthropologie de l’écriture, lasociologie et l’anthropologie économiques.

Alors que nous pensions avoir fait le tour des recherches sur le contrôle de l’alimentationdepuis la crise de la vache folle et le développement accru des systèmes de surveillance dansle secteur agroalimentaire, ce livre fait à nouveau le point sur des enjeux socioéconomiques de

1 L. Bonnaud est rattachée à l’unité Risques, Travail, Marchés, État (RiTME) de l’INRA (Ivry sur Seine), tandis que N.Joly travaille au sein du laboratoire de recherche sur les innovations sociotechniques et organisationnelles en agriculturede l’INRA (Dijon).

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première importance, comme en ont témoigné encore tout récemment les affaires du « concombretueur », des « farines animales » ou de « la viande de cheval ». Les coordinatrices nous suggèrent dedéplacer le regard sur des activités d’audits et de tracabilité plus quotidiennes et bien moins visiblesque ces scandales alimentaires. Pour suivre ce programme, elles entendent adopter une posturebien connue : « sans perdre de vue ces dénonciations [adressées au contrôle et à la tracabilité]mais en se rapprochant du terrain et des pratiques quotidiennes des acteurs, cet ouvrage prendl’option d’une approche pragmatique des normes, de la tracabilité et des audits » (introduction,p. 18).

C’est ce pragmatisme qui donne à l’ouvrage collectif son fil conducteur, malgré la diversité desdisciplines engagées et des objets et périodes considérés. Ainsi, les contributions de la premièrepartie rendent compte des activités — considérées comme des accomplissements pratiques etsitués — liées à la mise en œuvre des normes : les audits internes assurés par un syndicat dedéfense de la filière de l’époisses (chapitre 2 : J.-M. Weller), le travail des conseillers agricolesconcernant les plans de fumage (réglementés) des exploitations (chap. 3 : N. Joly), les opérationsd’agréage des tomates réalisées par les organisations de producteurs (chap. 4 : L. Bonnaud, Z.Bouhsina et J.-M. Codron). La première contribution (chap. 1 : K. Tusting) ne concerne pas lesecteur agroalimentaire mais présente l’approche ethnographique privilégiée dans cette partie. Lescinq contributions de la seconde partie sont un peu plus hétérogènes du point de vue théorique,mais ont en commun de prendre au sérieux ce que les normes font au marché et ce que leslogiques d’action marchandes font aux normes, à travers des objets aussi variés que l’histoire dela construction d’une norme alimentaire européenne (chap. 5 : N. Jas), le marché des normes del’agriculture biologique (chap. 6 : M.-F. Garcia-Parpet), l’appellation d’origine protégée (AOP)Beacon Fell en Angleterre (chap. 7 : L. Sayre), l’AOP Ombrie (chap. 8 : C. Papa) et l’AOP Volaillesde Bresse (chap. 9 : L. Bérard).

De ce travail collectif émergent de nouveaux résultats ou sont affinés de plus anciens résultats. Jepeux en retenir ici seulement deux. Le premier est relatif aux contraintes instaurées par le contrôlede l’alimentation pour des acteurs chargés de le mettre en œuvre. Ces contraintes tiennent parfoisau contrôle lui-même (ce que montre par exemple Laurence Bérard avec les critiques de certainsproducteurs de Volaille de Bresse concernant la lourdeur et la complexité des audits), mais ellespeuvent aussi tenir aux micro-désajustements qui découlent du contrôle en acte. Elles constituentalors de véritables épreuves qui obligent les différents professionnels à redéfinir sans arrêt leurcompétence et le contenu de leurs activités professionnelles (chap. 2, 3 et 4), à jouer avec lescontours de la réglementation (chap. 3, 5 et 8), mais aussi et surtout à requalifier ce qui doit êtreintégré dans le jugement pour faire preuve (chap. 2).

Un second point intéressant émerge au fil des contributions, relatif aux enjeux de la miseen visibilité du travail qui s’opère dans les coulisses du contrôle ordinaire. Cette visibilisation« pourrait nuire à l’intérêt des travailleurs », fournir de « nouvelles formes de surveillance et deprocéduralisations » (N. Joly, p. 75) et mettre en péril la réputation et la capacité des organisationsde producteurs à commercer ; mais elle permettrait aussi de révéler les rapports de force insti-tutionnels et marchands bien plus larges qui se jouent dans la construction des normes et dansle contrôle « en train de se faire » (chap. 4, 5 et 6 en particulier). Ceci démontre, si besoin étaitencore, que le pragmatisme n’est pas exempt d’une certaine capacité critique.

Ce livre est passionnant et sa conclusion présente l’immense avantage d’ouvrir des pistes derecherche très stimulantes. Le principal problème qu’il soulève est la spécificité de l’alimentationdans ces activités d’audits et de tracabilité, et plus encore la spécificité des aliments : observerait-on les mêmes résultats dans le secteur pharmaceutique ou dans l’industrie automobile ? Contrôlerune tomate, est-ce la même chose que contrôler un poisson ou une vache ? De ce point de vue,

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il manque l’analyse des activités des consommateurs-mangeurs qui prennent pourtant part demanière très active à ce « contrôle ordinaire » de l’alimentation : quels sont les rapports, sansdoute différenciés, qu’ils entretiennent avec l’étiquetage et la tracabilité ? Et quelles sont leursreprésentations du contrôle de l’alimentation en général ? Voilà sans doute du « grain à moudre »pour un autre ouvrage.

Sandrine BarreyCentre d’études et de recherches travail, organisation, pouvoir (CERTOP), université de

Toulouse II – Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 30 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.025

Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, K. Roudaut. Presses universitaires de Rennes,Rennes (2012). 306 p.

La sociologie du deuil n’existait pas. Karine Roudaut en pose les bases, c’est là son principalmérite. Refusant de limiter le deuil au rite funéraire, elle se demande « ce que les gens font pourleur deuil et pourquoi » (p. 22). Ce raisonnement s’inscrit délibérément dans une sociologie del’action. Jusqu’alors, les sciences sociales (l’anthropologie et l’histoire principalement) abordaientla mort du seul point de vue du rite et, de ce fait, concluaient sans surprise au tabou de la mortlorsque les prescriptions rituelles déclinent ou disparaissent. K. Roudaut renouvelle profondémentla problématique en considérant le deuil comme une action dont il importe de dégager le senspour l’acteur : pourquoi l’endeuillé fait-il quelque chose plutôt que rien dans la situation danslaquelle il se trouve ? Au cœur de cette interrogation réside la question de la régulation socialedes tensions et des émotions induites par la mort. Cette régulation se construit dans l’interactionau prix d’un travail d’ajustement constant aux autres.

Pour mener à bien un tel programme, K. Roudaut s’aide de nombreux auteurs. Deux d’entreeux occupent une place de choix dans son raisonnement : Talcott Parsons et Erving Goffman. Elles’inspire du premier pour reprendre l’idée qu’il existe des « mécanismes mineurs de régulation »dans l’interaction, qui ont pour effet de contenir le risque de déviance et de réduire les tensionsinhérentes au deuil. Elle emprunte au second le souci de repérer dans l’interaction elle-mêmece que l’individu fait de ces mécanismes mineurs de régulation et de comprendre comment sonexpérience du deuil est instruite par des cadres moraux et cognitifs. Ces deux références théoriques,qui s’opposent par l’échelle d’investigation retenue, se rejoignent sur deux points essentiels : unraisonnement en termes d’action et une attention spécifique portée à la dimension normative decelle-ci.

L’enquête menée par l’auteur auprès de 25 personnes (16 femmes et 9 hommes) ayant perdu unepersonne proche interroge le rapport individuel au deuil et distingue trois niveaux analytiques : lerituel funéraire, la vie quotidienne et la biographie. Précisons le statut de l’enquête : cette dernièresert davantage à élaborer point par point le schéma théorique qu’à vérifier un corpus d’hypothèsesbien déterminé. L’ambition de l’auteur est principalement théorique ou programmatique, plutôtqu’empirique au sens strict du terme. On peut toutefois regretter la faible taille de l’échantillon etsurtout sa composition très hétérogène : les âges vont de 23 ans à 75 ans, le temps écoulé depuis ledécès fluctuant entre deux mois et 19 ans. De même, il y a des décès par maladie ou accident maisaussi six suicides et un cas d’attentat. Une telle hétérogénéité a sans doute des effets sur l’activitésociale du deuil et sur la manière dont elle est relatée rétrospectivement. Autant de questions quine sont pas traitées et qui pourraient donner lieu à une enquête complémentaire.