COMTE Auguste, Systeme de Politique Positive

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  • Auguste Comte (1851-1854)

    Systmede politique positive

    Extraits des tomes II et III publis entre 1851 et 1854.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie partir de :

    Auguste COMTE (1851-1854),

    Systme de politique positiveExtraits des tomes II et III du Systme de politique positive publientre 1851 et 1854.

    Les TEXTES que nous publions ici, sont presque tous extraits des tomes IIet III du Systme de politique positive ; ils sont cits d'aprs l'dition donnepar la Librairie positiviste Georges Crs & Cie, 1912, dition identique la premire . Les nombres entre parenthses, au bas de chacun de ces textes,renvoient, le premier au tome, le second la page de cette dition. Quelquestextes sont tirs du Cours de philosophie positive; ils sont signals par l'abr-viation : Phil., suivie d'une rfrence au tome et la page de l'ditionSchleicher Frres, 1908, identique la premire galement.

    L'ordre que nous avons adopt reproduit en somme exactement celui qu'a suivil'auteur, mais nos divisions ne sont pas tout fait les siennes; et c'est nous quiavons ajout les titres et sous-titres. Dans le texte, nous avons modernisl'orthographe, mais respect la ponctuation. Enfin nous avons cru devoir,exceptionnellement, introduire quelques notes, en bas de pages, pour aider l'intelligence de certaines allusions.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    Un document expurg de certaines parties le 14 fvrier 2002 cause des droits dauteurs qui protgent ces parties

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 3

    Table des matires

    PREMIRE PARTIE : STATIQUE SOCIALE :THORIE DES INSTITUTIONS

    CHAPITRE 1 - LA RELIGION

    Dfinition de la religion

    Fonction de la religionConstitution de la religion Raison et sentiment.

    - Dogme, culte, rgime

    La religion positive :

    L'objet du culte positif : L'homme et l'humanit. - Le Grand-tre. - L'incorporation auGrand-tre. - La reprsentation du Grand-tre

    Caractres de la religion positive : L'amour, l'ordre, le progrs. - L'amour, la foi,l'esprance

    CHAPITRE II - LA PROPRIT

    Importance de cette institution

    Les lois conomiques :

    L'accumulation des richessesLa transmission des richesses

    L'institution des capitaux ragit sur l'existence humaine :

    Raction moraleRaction intellectuelleInfluence sociale : L'organisation domestique. - L'organisation politiqueConclusion

    CHAPITRE III - LA FAMILLE

    Source de l'ducation morale :Relations involontaires : Amour filial. - Amour fraternelRelations volontaires : Union conjugale. - Amour paternel

    Base de l'organisation politique : Le couple. - Pre et fils. - Frres. - Domestiques

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 4

    Conclusion

    CHAPITRE IV - LE LANGAGE

    Le langage, problme de sociologie

    Dfinition du langage :Signe et langage. - Langage involontaire et langage volontaire

    Diffrentes espces de langageMimique et musique. - Musique et posie. - Posie et prose

    Fonctions du langageLangage et sentimentLangage et penseLangage et socit : Comment la socit cre le langage

    CHAPITRE V - LA STRUCTURE DE LA SOCIT

    Les forces sociales :

    Concours et organe : Lois gnrales du concours des forcesAnalyse des trois forces sociales : La force matrielle. - La force intellectuelle. - La force

    moralePrimaut de la force matrielle

    Sparation des offices et combinaison des efforts :

    Sparation des offices. - Concours des effortsTout ordre politique repose sur la forceLa force seule ne suffit pas

    Pouvoir temporel et pouvoir spirituel

    Le pouvoir spirituelComparaison des deux pouvoirs : Spirituel et matriel. ternel et temporel. - Thorique

    et pratique. - Gnral et spcial. - Universel et partiel

    CHAPITRE VI - L'EXISTENCE SOCIALE

    Existence et vieFamille, Cit, gliseLes quatre Providences

    Les trois aspects de l'existence sociale :

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 5

    L'existence morale : La famille. - La patrieL'existence intellectuelle : L'ordre extrieur. - L'ordre socialL'existence matrielle : Son dsordre actuel. - Sa rorganisation ncessaire. - Les salaires

    DEUXIME PARTIE : DYNAMIQUE SOCIALEPHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

    Introduction - Les lois d'volution

    Le sicle de l'histoire

    Tableau de l'histoire de l'humanitSens et aspect de l'volution

    L'volution intellectuelle

    L'tat thologique ou fictif : Son influence intellectuelle. - Son influence morale. - Soninfluence sociale. - Division de l'tat thologique

    L'tat mtaphysique ou abstrait

    L'volution des formes de l'activit

    La conqute : Sa supriorit morale. - Son efficacit politiqueLa dfenseConclusion

    Les trois modes affectifsLes modalits de l'volution :

    Le sens de la progression. - L'ordre des diffrentes phases. - Les degrs intermdiaires

    CHAPITRE I - L'GE FTICHIQUE

    Dfinition du ftichisme

    Le ftichisme et l'intelligence

    Ftichisme et thologisme : Spontanit du ftichisme. - Rectitude logique du ftichisme.- La seule imperfection thorique du ftichisme

    Le ftichisme et l'activit

    L'activit industrielleL'activit militaire

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 6

    La puissance affective du ftichisme

    La famille. - La citDivision de l'ge ftichiqueInsuffisance du ftichisme

    CHAPITRE II - LE POLYTHISMEDu ftichisme au polythisme

    Le polythisme et l'intelligenceLa fatalit et la Providence : Les dieux

    Le polythisme et l'activitL'activit industrielleL'activit militaire : La conqute. - L'esclavage

    Le polythisme et le sentimentDivision du polythisme : Polythisme conservateur et polythisme progressif

    CHAPITRE III - LA THOCRATIE

    La constitution thocratique :L'hrdit des professions. - Le rgime des castes. - Le vice du rgime thocratique

    Les caractres de la thocratie :

    La philosophie : La sagesse. - La croyance l'immortalit. - Le dogme desmtamorphoses

    L'artL'activit pratiqueLa moraleLa politique

    Du polythisme conservateur au polythisme progressif :L'insuffisance de la thocratie. - Le polythisme progressif. - Division du polythisme

    progressif

    CHAPITRE IV - LA GRCE

    Le polythisme intellectuel :La civilisation grecque : L'intelligence au-dessus de tout. - L'existence domestique. - La

    discipline politique. - Le nationalisme grecLa lutte contre l'Asie Les Lacdmoniens

    L'art grec :La posie : Homre. Eschyle

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 7

    Les arts plastiques

    La science grecqueThals : La gomtrie. - Aristote : La sociologie. - Hipparque: L'astronomie

    La philosophie grecque :Les vrais philosophes : PythagoreLes faux philosophes

    CHAPITRE V - ROME

    Le polythisme social :L'incorporation romaine La guerre de conqute.

    La civilisation romaineLa famille : Le mariage. - L'esclavage romain. - Les noms de familleLa patrie : Le sol de la patrieDivision de l'histoire romaine : L'poque rpublicaine. - L'poque impriale

    L'empire romainCsarLa constitution impriale

    CHAPITRE VI - LE MOYEN GE

    Le monothisme catholique et fodal :La troisime transition : Ncessit d'une transition affective. - La constitution

    catholico-fodale

    Le catholicisme :

    La pense catholique : Du polythisme au monothisme. - Destin ou Providence. - Lesdeux pouvoirs

    Le dogme catholique : L'incarnation du dieu. - Saint Paul. - Le culte des saints. - LaVierge. - Contradictions du monothisme

    La morale catholique : Conscration de l'gosme. - La discipline individuelle. -Insuffisance sociale. - Inconsquences du catholicisme

    La fodalit:L'organisation temporelle : La chevalerie. - L'organisation industrielleDivision du Moyen GE

    CHAPITRE VII - LA RVOLUTION OCCIDENTALE

    L'ge mtaphysiqueCaractres de la rvolution

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 8

    Rvolution intellectuelle plutt que socialeRupture avec le Moyen GE

    Les diffrentes phases de la rvolution occidentale

    Le protestantismeLes JsuitesLa doctrine critique : Voltaire et Rousseau. Diderot et Frdric II

    La crise :

    De la Constituante la Convention : Les trois coles rvolutionnaires. - L'insuffisance dela royaut. - Le dveloppement de la crise

    L'interrgne : Ncessit d'une dictature. - BonaparteLa gnration parlementaire L'avnement du positivisme

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  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 9

    INTRODUCTIONSTATIQUE ET DYNAMIQUE

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    L'tude positive de l'Humanit doit tre dcompose en deux parties essentielles :l'une, statique, concerne la nature fondamentale du grand organisme ; l'autre, dyna-mique, se. rapporte son volution ncessaire. (II, I.)

    Il faut [...] d'aprs une abstraction provisoire, tudier d'abord l'ordre humain com-me s'il tait immobile. Nous apprcierons ainsi ses diverses lois fondamentales,ncessairement communes tous les temps et tous les lieux. Cette base systma-tique nous permettra ensuite l'explication gnrale d'une volution graduelle qui n'ajamais pu consister que dans la ralisation croissante du rgime propre la vraienature humaine, et dont tous les germes essentiels durent exister toujours.

    [La statique sociale] doit successivement caractriser l'ordre humain sous tous lesdivers aspects fondamentaux qui lui sont propres. Envers chacun d'eux, il faut d'aborddterminer le rgime normal qui correspond notre vritable nature, et ensuite expli-quer la ncessit qui subordonne son avnement dcisif une longue prparation gra-duelle. Fonde sur cette double base, la dynamique sociale dveloppera davantage leslois de l'ordre, en tudiant [...] la marche du progrs, qui dut jusqu'ici se rduire es-sentiellement l'accomplissement successif d'une telle initiation [...] [Dans la statiquesociale], chaque lment essentiel du grand

    organisme est tudi sparment de tous les autres, quant sa propre nature et saformation ncessaire. Au contraire, la dynamique sociale considrera toujours l'en-semble de ces divers lments, afin d'apprcier d'abord son volution totale et ensuiteson harmonie finale. Pour tous les grands sujets sociologiques, il y a donc ici spara-tion simultane et l combinaison successive [...]. Cette grande harmonie logiqueressemble toutes celles que peut offrir, en un cas quelconque, la comparaison del'tude statique l'tude dynamique. Elle est surtout analogue la relation instituepar Bichat entre la thorie fondamentale de l'organisme et la thorie directe de la vie[...]. En tudiant la vitalit de chaque tissu et sa propre volution, l'anatomie abstraiten'empite nullement sur le domaine naturel de la vraie physiologie, o tous les tissussont considrs dans leurs combinaisons en organes proprement dits. De mme, lastatique sociale, en apprciant l'existence abstraite de chaque lment fondamental et

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 10

    l'ensemble de sa prparation, respecte le champ systmatique de la sociologie dyna-mique, qui combine ensuite toutes ces notions pour caractriser les tats successifs del'humanit. (II, 3-24.)

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 11

    PREMIREPARTIESTATIQUE SOCIALETHORIE DESINSTITUTIONSRetour la table des matires

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 12

    CHAPITRE ILA RELIGION

    DFINITION DE LA RELIGIONFONCTION DE LA RELIGION

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    Dans ce trait, la religion sera toujours caractrise par l'tat de pleine harmoniepropre l'existence humaine, tant collective qu'individuelle, quand toutes ses partiesquelconques sont dignement coordonnes. Cette dfinition, seule commune aux di-vers cas principaux, concerne galement le cur et l'esprit, dont le concours est indis-pensable une telle unit. La religion constitue donc, pour l'me, un consensus nor-mal exactement comparable celui de la sant envers le corps [...].

    Une telle dfinition exclut toute pluralit ; en sorte que dsormais il serait autantirrationnel de supposer plusieurs religions que plusieurs sants. En l'un et l'autre cas,l'unit, morale ou physique, comporte seulement divers degrs de ralisation. L'vo-lution fondamentale de l'humanit, comme l'ensemble de la hirarchie animale, pr-sente, tous gards, une harmonie de plus en plus complte mesure qu'on s'appro-che des types suprieurs. Mais la nature de cette unit reste toujours la mme, malgrles ingalits quelconques de son essor effectif.

    La seule distinction admissible tient aux deux modes diffrents de notre existence,tantt individuelle, tantt collective. Quoique toujours lis de plus en plus, ces deuxmodes ne seront jamais confondus, et chacun d'eux suscite une attribution correspon-dante de la religion, Cet tat synthtique consiste ainsi, tantt rgler chaque existen-ce personnelle, tantt rallier les diverses individualits. Nanmoins, l'importance decette distinction ne doit jamais faire mconnatre la liaison fondamentale de ces deuxaptitudes. Leur concours naturel constitue la premire notion gnrale qu'exige lathorie positive de la religion, qui ne serait point systmatisable si ces deux destina-tions humaines ne concidaient pas [...]

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 13

    L'accord fondamental [de ces deux aptitudes religieuses] n'est, sans doute, pleine-ment dvelopp que sous le positivisme dfinitif, vers lequel tend directement l'liteactuelle de notre espce. Tant que prvalut le thologisme provisoire, l'une d'ellesdomina l'autre, suivant la nature plus ou moins sociale des croyances dirigeantes. Lepolythisme rallia beaucoup plus qu'il ne rgla, tandis que le monothisme ne pouvaitgure rallier qu'en rglant. Mais ces diversits temporaires firent elles-mmesressortir dj la liaison normale des deux aptitudes, dont chacune devint ainsi la baseindirecte de l'autre. (II, 8-11.)

    CONSTITUTION DE LA RELIGION

    Raison et sentiment

    Tout tat religieux exige le concours continu de deux influences spontanes: l'uneobjective, essentiellement intellectuelle; l'autre subjective, purement morale. C'estainsi que la religion se rapporte la fois au raisonnement et au sentiment, dont cha-cun serait isolment impropre tablir une vritable unit, individuelle ou collective.D'une part, il faut que l'intelligence nous fasse concevoir au dehors une puissanceassez suprieure pour que notre existence doive s'y subordonner toujours. Mais, d'unautre ct, il est autant indispensable d'tre intrieurement anim d'une affectioncapable de rallier habituellement toutes les autres.

    Ces deux conditions fondamentales tendent naturellement se combiner, puisquela soumission extrieure seconde ncessairement la discipline intrieure, qui, sontour, y dispose spontanment. (Il, 11-12.)

    Tels sont, en gnral, les offices respectifs du sentiment et de la raison dans notreprincipale construction, la constitution graduelle, spontane ou systmatique, del'unit humaine, destine rgulariser notre activit, individuelle ou collective. Pen-dant que l'harmonie morale s'tablit en subordonnant l'gosme l'altruisme, la coh-rence mentale repose sur la prpondrance de l'ordre extrieur. D'une part, toutes nosinclinations se rallient sous la seule affection qui puisse les discipliner : d'une autrepart, toutes nos conceptions se coordonnent d'aprs un spectacle indpendant de nous.En mme temps, cette conomie extrieure devient la base directe de notre conduite,toujours destine la subir dignement ou la modifier sagement. L'tre se trouveainsi li, en dedans et au dehors, par l'entire convergence de ses sentiments et de sespenses vers la puissance suprieure qui dtermine ses actes. Alors il y a vraimentreligion, c'est--dire unit complte, tous les moteurs internes tant coordonns entreeux, et leur ensemble librement soumis la fatalit extrieure. La composition mmede ce mot admirable rsumera dsormais cette thorie gnrale, en rappelant deuxliaisons successives ; de manire faire sentir que la vritable unit consiste lier lededans et le relier au dehors. Telle est l'issue finale du grand dualisme positif entrel'organisme et le milieu, ou plutt entre l'homme et le monde, ou, mieux encore, entrel'humanit et la terre. (II, 17-18.)

    Dogme, culte, rgime

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 14

    Puisque la religion concerne la fois l'esprit et le cur, il faut donc qu'elle secompose toujours d'une partie intellectuelle et d'une partie morale. La premire cons-titue le dogme proprement dit, qui consiste dterminer l'ensemble de l'ordre ext-rieur auquel notre unit est ncessairement subordonne. Suivant le principe de ladpendance croissante, cette conomie naturelle doit tre apprcie, d'abord commecosmologique, puis comme biologique, et enfin comme sociologique [...]. L'esprittant ainsi disciplin, il reste rgler le cur. Du domaine de la foi on vient alors celui de l'amour. Telle est du moins la marche systmatique qui construit l'tat dfi-nitif de l'unit humaine, personnelle ou sociale. Mais, en l'un et l'autre cas, l'essorspontan procde ordinairement en sens inverse, du dedans au dehors, de l'amour lafoi.

    Quoi qu'il en soit de cette diffrence entre la voie objective et la voie subjective,les deux parties essentielles de la religion demeurent toujours profondment distinc-tes. Le dogme ne comporte aucune autre division que la succession, logique et scien-tifique, des trois ordres ncessaires de la hirarchie naturelle 1. Mais cette indispen-sable classification ne doit jamais altrer l'unit fondamentale de l'conomie ext-rieure, que la religion apprcie toujours dans son ensemble. Il en est autrement poursa partie morale, qu'il faut enfin dcomposer d'aprs la distinction invitable entre lessentiments et les actes.

    L'amour doit la fois dominer les uns et prsider aux autres. Mais ces deux attri-butions directes du principe suprme ne sauraient tre confondues, puisque la pre-mire est purement intrieure, tandis que la seconde concerne aussi le dehors. Con-ues avec leur extension totale, elles constituent l'une le culte proprement dit, l'autrele rgime, d'abord moral, puis mme politique. Dans l'ensemble du systme religieux,tous deux sont ncessairement subordonns au dogme, qui leur fournit la fois lesconditions et les lois suivant lesquelles ils doivent rgler, le premier les sentiments, etle second la conduite, prive ou publique. Nanmoins, son tour, ce double domainede l'amour ragit profondment sur le domaine unique de la foi, pour le ramener sanscesse la destination subjective dont sa nature objective tend toujours l'carter.

    Telle est donc la composition systmatique de la religion, qui, devant instituerl'unit humaine, embrasse ainsi les trois faces essentielles de notre existence, penser,aimer, agir [...]. L'ensemble de l'existence relle se trouve ainsi condens dans la reli-gion complte, galement scientifique, esthtique, et pratique ; de manire combi-ner radicalement nos trois grandes constructions, la philosophie, la posie et la politi-que. D'abord cette synthse universelle systmatise l'tude du vrai ; puis elle idalisel'instinct du beau ; et enfin elle ralise l'accomplissement du brin. (II, 19-21.)

    D'abord spontane, puis inspire, et ensuite rvle, la religion devient enfin d-montre. La constitution normale doit satisfaire la fois le sentiment, l'imagination,et le raisonnement, sources respectives de ses trois modes prparatoires. En outre, elleembrassera directement l'activit que ne purent jamais consacrer assez le ftichisme,ni mme le polythisme, ni surtout le monothisme. (II, 7.)

    LA RELIGION POSITIVE

    1 Cosmologique, biologique et sociologique. Voir pp. XII-XIII.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 15

    L'OBJET DU CULTE POSITIFL'homme et l'humanit

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    Chacun de nous se sent toujours domin par l'ordre mathmatico-astronomique,l'ordre physico-chimique, et l'ordre vital. Mais une plus profonde apprciation luimontre aussi un dernier joug, non moins invincible, quoique plus modifiable, rsultde l'ensemble des lois, statiques et dynamiques, propres l'ordre social. Comme tou-tes les autres, cette fatalit complmentaire se fait d'abord sentir nous par ses rsul-tats physiques, ensuite par son influence intellectuelle, et enfin par sa suprmatiemorale. Depuis que la civilisation a vraiment surgi, chacun a reconnu que sa propredestine tait matriellement lie celle de l'ensemble de ses contemporains, et mmede ses prdcesseurs. Un simple regard sur les produits usuels de l'industrie humainedtruirait aussitt les sophismes que pourrait susciter cet gard une folle indpen-dance. Plus tard, la comparaison involontaire des divers tats sociaux, simultans ousuccessifs, manifeste aussi la dpendance intellectuelle de chaque homme envers l'en-semble des autres. Le plus orgueilleux rveur ne saurait mconnatre aujourd'hui lagrande influence des temps et des lieux sur les opinions individuelles. Enfin, mmeenvers nos phnomnes les plus spontans, un examen ultrieur rend irrcusable lasubordination constante de nos sentiments personnels l'ordre collectif. Quoique cha-cun puisse modifier davantage ses affections que ses penses, il reconnat aisment ladomination qu'exerce sur son propre tat moral le caractre gnral de la sociabilitcorrespondante. Ainsi, sous tous les aspects, depuis que les mutations sociales sontassez prononces, l'homme se sent subordonn l'humanit [...].

    Quoique cette dpendance continue de l'individu envers l'espce soit empirique-ment apprciable depuis un grand nombre de sicles, son influence systmatique exi-geait la dcouverte des lois sociologiques. jusque-l, tous les effets qui s'y rapportenttaient spontanment attribus aux volonts arbitraires par lesquelles le rgime fictifexpliquait les vnements sociaux. Mais ces derniers phnomnes tant dsormais ra-mens aussi, aprs tous les autres, des lois invariables, le dogme positif devient en-fin complet. L'ordre individuel s'y trouve subordonn l'ordre social, comme l'ordresocial l'ordre vital, et comme celui-ci l'ordre matriel [...]. Chacun de nous, sansdoute, subit directement toutes les fatalits extrieures, qui ne peuvent atteindrel'espce qu'en affectant les individus. Nanmoins, leur principale pression ne s'appli-que personnellement que d'une manire indirecte, par l'entremise de l'humanit. C'estsurtout travers l'ordre social que chaque homme supporte le joug de l'ordre matrielet de l'ordre vital, dont le poids individuel s'accrot ainsi de toute l'influence exercesur l'ensemble des contemporains et mme des prdcesseurs [...].

    Au reste, cette transmission indirecte deviendrait pleinement conforme la loifondamentale du classement naturel si l'on distinguait l'ordre individuel de l'ordresocial proprement dit, c'est--dire collectif, en ajoutant un degr final la hirarchiegnrale des phnomnes 1. Quoique ce nouveau degr diffrt beaucoup moins duprcdent qu'en aucun autre cas, cependant il lui succderait comme partout ailleurs,en tant que le plus particulier de tous et le plus dpendant. Je ferai souvent sentir

    1 Voir pp. XI-XIII.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 16

    combien il importe de prolonger jusqu' ce terme extrme l'immense srie qui, com-menant au monde considr sous son plus vaste aspect, aboutit l'homme envisagde la manire la plus prcise. (Il, 53-55.)

    Le Grand-tre

    Ainsi, en cherchant seulement complter la notion de l'ordre rel, on y tablitspontanment la seule unit qu'il comporte. D'aprs la subordination objective quicaractrise la hirarchie gnrale des phnomnes, l'ordre universel devient essentiel-lement rductible l'ordre humain, dernier ternie de toutes les influences apprciables[...].

    La foi positive parvient donc sa vritable unit, tant objective que subjective,par une consquence ncessaire de son volution normale, en condensant l'ensembledes lois relles autour de l'tre collectif qui rgle immdiatement nos destinesd'aprs sa propre fatalit modifie par sa providence. Ds lors, une telle foi se conci-lie pleinement avec l'amour, en dirigeant vers ce Grand-tre, minemment sympathi-que, tous les hommages que mrite la bienfaisante domination de l'ordre universel. Ala vrit, cet tre immense et ternel n'a point cr les matriaux qu'emploie sa sageactivit, ni les lois qui dterminent ses rsultats. Mais une apprciation absolue con-vient encore moins au cur qu' l'esprit. L'ordre naturel est certainement assez impar-fait pour que ses bienfaits ne se ralisent envers nous que d'une manire indirecte, parl'affectueux ministre de l'tre actif et intelligent sans lequel notre existence devien-drait presque intolrable. Or, une telle conviction autorise assez chacun de nous diriger vers l'Humanit toute sa juste reconnaissance, mme quand il existerait uneprovidence encore plus minente, d'o manerait la puissance de notre communemre. L'ensemble des tudes positives exclut radicalement cette dernire hypothse.Mais, au fond, sa discussion spciale est devenue aussi oiseuse pour le cur que pourl'esprit; ou, plutt, elle offre tous deux des dangers quivalents. Nos vrais besoinsintellectuels, thoriques et pratiques, exigent seulement la connaissance de l'ordreuniversel, que nous devons subir et modifier. Si sa source pouvait nous tre connue,nous devrions nous abstenir de la chercher, afin de ne pas dtourner nos efforts sp-culatifs de leur vraie destination, l'amlioration continue de notre condition et de no-tre nature. Il en est de mme, et un plus haut degr, sous l'aspect moral. Notre re-connaissance, personnelle ou collective, pour les bienfaits de l'ordre rel doit seborner leur auteur immdiat, dont l'existence et l'activit nous sont continuellementapprciable. Ainsi dirige, elle s'panchera de manire dvelopper pleinement lahaute amlioration morale que doivent nous procurer ces justes hommages. Quandmme notre mre commune trouverait, dans l'ordre rel, une providence suprieure la sienne, ce ne serait point nous qu'il appartiendrait de lui faire directement remon-ter notre gratitude. Car, une telle discontinuit morale, outre son injustice vidente,deviendrait aussitt contraire la principale destination de notre culte, en nous d-tournant de l'adoration immdiate, seule pleinement conforme notre nature affecti-ve. Le rgime provisoire qui fint de nos jours n'a que trop manifest ce grave danger,puisque la plupart des remerciements adresss l'tre fictif y constituaient autantd'actes d'ingratitude envers l'Humanit, seul auteur rel des bienfaits correspondants[...]. Si l'adoration des puissances fictives fut moralement indispensable tant que levrai Grand-tre ne pouvait assez surgir, elle ne tendrait dsormais qu' nous dtour-ner du seul culte qui puisse nous amliorer. Ceux donc qui s'efforcent de la prolongeraujourd'hui la tournent, leur insu, contre sa juste destination, consistant diriger

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 17

    l'essor provisoire de nos meilleurs sentiments, sous la rgence de Dieu, pendant lalongue minorit de l'Humanit.

    Ainsi, la foi relle se concilie pleinement avec le vritable amour, aussitt que ledogme positif se coordonne en se compltant. L'unit humaine s'tablit irrvocable-ment sur des bases entirement puises dans une saine apprciation gnrale de notrecondition et de notre nature. Une tude approfondie de l'ordre universel nous y rvleenfin l'existence prpondrante du vrai Grand-tre qui, destin le perfectionner sanscesse en s'y conformant toujours, nous en reprsente le mieux le vritable ensemble.Cette incontestable providence, arbitre suprme de notre sort, devient naturellementle centre commun de nos affections, de nos penses, et de nos actions. Quoique ceGrand-tre surpasse videmment toute force humaine, mme collective, sa constitu-tion ncessaire et sa propre destine le rendent minemment sympathique envers tousses serviteurs. Le moindre d'entre nous peut et doit aspirer constamment le conser-ver et mme l'amliorer. Ce qui est normal de toute notre activit, prive ou publi-que, dtermine le vrai caractre gnral du reste de notre existence, affective et sp-culative, toujours voue l'aimer et le connatre, afin de le servir dignement, par unsage emploi de tous les moyens qu'il nous fournit. Rciproquement, ce service conti-nu, en consolidant notre vritable unit, nous rend la fois meilleurs et plus heureux.Son dernier rsultat ncessaire consiste nous incorporer irrvocablement au Grand-tre dont nous avons ainsi second le dveloppement. (11, 56-59.)

    L'incorporation au Grand-tre

    La principale supriorit du Grand-tre consiste en ce que ses organes sont eux-mmes des tres, individuels ou collectifs [...]. Chacun de ses vrais lments com-porte deux existences successives : l'une objective, toujours passagre, o il sertdirectement le Grand-tre, d'aprs l'ensemble des prparations antrieures ; l'autresubjective, naturellement perptuelle, o son service se prolonge indirectement, parles rsultats qu'il laisse ses successeurs. A proprement parler, chaque homme nepeut presque jamais devenir un organe de l'Humanit que dans cette seconde vie. Lapremire ne constitue rellement qu'une preuve destine mriter cette incorpora-tion finale, qui ne doit ordinairement s'obtenir qu'aprs l'entier achvement de l'exis-tence objective. Ainsi, l'individu n'est point encore un vritable organe du Grand-tre; mais il aspire le devenir par ses services comme tre distinct. Son indpendan-ce relative ne se rapporte qu' cette premire vie, pendant laquelle il reste immdiate-ment soumis l'ordre universel, la fois matriel, vital, et social. Incorpor l'tre-Suprme, il en devient vraiment insparable. Soustrait, ds lors, toutes lois physi-ques, il ne demeure assujetti qu'aux lois suprieures qui rgissent directement l'volu-tion fondamentale de l'Humanit.

    C'est d'un tel passage la vie subjective que dpend la principale extension dugrand organisme. Les autres tres ne s'accroissent que d'aprs la loi de rnovationlmentaire, par la prpondrance de l'absorption sur l'exhalation. Mais, outre cettesource d'expansion, la suprme puissance augmente surtout en vertu de la perptuitsubjective des dignes serviteurs objectifs. Ainsi, les existences subjectives prvalentncessairement, et de plus en plus, tant en nombre qu'en dure, dans la compositiontotale de l'Humanit. C'est surtout ce titre que son pouvoir surpasse toujours celuid'une collection quelconque d'individualits. L'insurrection mme de presque toute lapopulation objective contre l'ensemble des impulsions subjectives n'empcherait

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 18

    point l'volution humaine de suivre son cours. Quelques serviteurs rests fidlespourraient dignement surmonter cette rvolte, en rattachant leurs efforts aux racinesinvolontairement laisses dans tous les curs et tous les esprits par la suite desgnrations antrieures, dont ils seraient alors les seuls vrais successeurs. En un mot,les vivants sont toujours, et de plus en plus, domins par les morts. (II, 60-61.)

    La reprsentation du Grand-tre

    Ces premires explications directes suffisent ici pour caractriser le principefondamental de la vraie religion, o tout se rapporte l'Humanit. Mais la naturecompose du Grand-tre suscite une difficult essentielle qui, intressant surtout leculte, affecte aussi le dogme, et mme le rgime. En effet, ce centre de l'unit hu-maine semble ainsi ne comporter aucune reprsentation personnelle [...].

    L'issue normale d'une telle difficult rsulte naturellement de l'ensemble des ca-ractres propres au vritable tre-Suprme. Quoique essentiellement compos d'exis-tences subjectives, il ne fonctionne directement que par des agents objectifs, qui sontdes tres individuels, de la mme nature que lui, seulement moins minents et moinsdurables. Chacun de ces organes personnels devient donc capable de reprsenter, quelques gards, le Grand-tre, aprs y avoir t dignement incorpor. Le culte deshommes vraiment suprieurs forme ainsi une partie essentielle du culte de l'Huma-nit 1. Mme pendant sa vie objective, chacun d'eux constitue une certaine personnifi-cation du Grand-tre [...].

    Envers les attributs qui doivent directement prvaloir, l'ordre naturel fournitaussitt une multitude de personnifications vivantes de l'tre-Suprme. Car, d'aprsles caractres propres au sexe affectif, telle est, pour tout homme bien n, l'aptitudespontane de toute digne femme [...]. Suprieures par l'amour, mieux disposes toujours subordonner au sentiment l'intelligence et l'activit, les femmes constituentspontanment des tres intermdiaires entre lHumanit et les hommes. Telle est leursublime destination, aux yeux de la religion dmontre. Le Grand-tre leur confiespcialement sa providence morale 2, pour entretenir la culture directe et continue del'affection universelle, au milieu des tendances, thoriques et pratiques, qui nous endtournent sans cesse [...].

    Outre l'influence uniforme de toute femme sur tout homme pour le rattacher lHumanit, l'importance et la difficult d'un tel office exigent que chacun de noussoit toujours plac sous la providence particulire d'un de ces anges, qui en rpond auGrand-tre. Ce gardien moral comporte trois types naturels, la mre, l'pouse, et lafille 3 [...]. Leur ensemble embrasse les trois modes lmentaires de la solidarit,

    1 Auguste Comte a compos un Calendrier positiviste, o chaque jour de l'anne est consacr

    clbrer la mmoire d'un grand homme, et dont les treize mois - chaque mois ayant vingt-huitjours - portent le nom des hommes vraiment minents dans les diffrents domaines de l'activithumaine. Ce sont : Mose, Homre, Aristote, Archimde, Csar, saint Paul, Charlemagne, Dante,Gutenberg, Shakespeare, Descartes, Frdric et Bichat.

    2 Voir pp. 65-66.

    3 Comte a voulu confer la postrit le soin de vnrer la mmoire des trois admirables types

    fminins , qu'il considrait comme ses trois anges gardiens , sa noble et tendre mre ,

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 19

    obissance, union., et protection, comme aussi les trois ordres de continuit, en nousliant au pass, au prsent et l'avenir. D'aprs ma doctrine crbrale 1, chacun d'euxcorrespond spcialement l'un de nos trois instincts altruistes, la vnration, l'atta-chement, et la bont. (Il, 62-64.)

    CARACTRES DE LA RELIGION POSITIVEL'amour, l'ordre, le progrs

    A chaque phase ou mode quelconques de notre existence, individuelle ou collec-tive, on doit toujours appliquer la formule sacre des positivistes : L'Amour pourprincipe, l'Ordre pour base, et le Progrs pour but. La vritable unit est donc consti-tue enfin par la religion de l'Humanit. Cette seule doctrine vraiment universellepeut tre indiffremment caractrise comme la religion de l'amour, la religion del'ordre, ou la religion du progrs, suivant que l'on apprcie son aptitude morale, sa na-ture intellectuelle, ou sa destination active. En rapportant tout l'Humanit, ces troisapprciations gnrales tendent ncessairement se confondre. Car, l'amour cherchel'ordre et pousse au progrs ; l'ordre consolide l'amour et dirige le progrs ; enfin, leprogrs dveloppe l'ordre et ramne l'amour. Ainsi conduites, l'affection, la spcu-lation, et l'action tendent galement au service continu du Grand-tre, dont chaqueindividualit peut devenir un organe ternel. (II, 65.)

    L'amour, la foi, l'esprance

    Sanctionnant jamais les vagues aspirations qui surgirent sous la dernire syn-thse provisoire, la raison systmatique rige en biens principaux de chaque hommeles trois conditions fondamentales de l'existence sociale, l'amour, la foi, et l'esp-rance. La premire constitue la source intrieure de l'unit, dont la seconde fournit lefondement extrieur ; tandis que la troisime, toujours lie l'activit, devient d'abordle rsultat et ensuite le stimulant de chacune des deux autres. Cet ordre naturel semblealtr dans les temps d'anarchie, sociale ou personnelle, qui paraissent laisser seule-ment subsister l'esprance, insparable de toute vie. Mais un meilleur examen lamontre alors rattache un rgime antrieur d'amour et de foi qui survit empirique-ment ses garanties systmatiques. D'ailleurs une tendance trop frquente au dses-poir priv ou public confirme spcialement, dans ces tats exceptionnels, combienl'amour et la foi sont indispensables l'esprance. Quoi qu'il en soit, l'ensemble deces trois qualits caractrise notre vritable unit la fois affective, spculative, etactive. A mesure que l'ordre occidental se rtablira, on sentira, mieux qu'au moyenge, que ces trois conditions essentielles du bien public fournissent aussi les princi-pales sources du bonheur priv. (II, 70.)

    Rosalie Boyer, la compagne de son cur, Clotilde de Vaux, et Sophie Bliot l'minente proltaire qui s'tait voue son service matriel, et qu'il proclame comme la fille de son choix .

    1 La doctrine ou srie crbrale est le nom sous lequel Comte dsigne le tableau reproduit ci-

    dessus page XV.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 20

    CHAPITRE IILA PROPRITRetour la table des matires

    IMPORTANCE DE CETTE INSTITUTION

    Le principal triomphe de l'Humanit consiste tirer son meilleur perfectionne-ment, surtout moral, de la mme fatalit qui Semble d'abord nous condamner irr-vocablement au plus brutal gosme.

    Les besoins irrsistibles auxquels notre activit doit toujours pourvoir tant nces-sairement personnels, notre existence pratique ne saurait immdiatement offrir unautre caractre. Il s'y dveloppe la fois de deux manires, l'une positive, l'autrengative, en excitant les instincts gostes et comprimant l'essor sympathique. Outreque les tendances bienveillantes ne correspondent point un tel but, tant qu'il resteindividuel, elles ont trop peu d'nergie naturelle pour imprimer d'abord une suffisanteimpulsion.

    Une semblable apprciation convient encore davantage aux efforts intellectuelsque suscite l'activit matrielle. La proccupation qu'ils exigent nous dtourne spon-tanment des motions sympathiques, et ils excitent les instincts personnels en nousprocurant un sentiment exagr de la valeur individuelle. Ainsi, l'activit commandepar nos besoins physiques exerce d'abord une influence doublement corruptrice,directe sur le cur, et indirecte sur l'esprit.

    Mais cette fatalit ne prvaut qu'autant que l'existence pratique demeure stricte-ment individuelle; ce qui peut longtemps persister dans les milieux dfavorables. Desqu'elle commence devenir sociale, mme au simple degr domestique, la coop-ration continue, soit simultane, soit surtout successive, tend transformer de plus enplus le caractre goste de toute l'industrie primitive. (II, 149-150.)

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 21

    LES LOIS CONOMIQUESLACCUMULATIONDES RICHESSES

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    Cette transformation dcisive, qui fonde nos vraies destines, ne peut tre scienti-fiquement apprcie qu'en tablissant d'abord deux lois corrlatives, mconnuesjusqu'ici, envers notre existence matrielle. Leur combinaison naturelle constitueaussitt la thorie positive des accumulations, sans lesquelles une semblable modifi-cation resterait toujours impossible. Aussi l'admirable sagesse spontane qui dirigel'institution graduelle de notre langage a-t-elle partout qualifi de capital chaque grou-pe durable de produits matriels, afin de mieux indiquer son importance fondamen-tale pour l'ensemble de l'existence humaine.

    De ces deux lois conomiques, l'une pourrait tre dite subjective et l'autre objec-tive, puisque la premire se rapporte nous-mmes, et la seconde au monde ext-rieur. Elles consistent dans ces deux faits gnraux : d'abord, chaque homme peutproduire au del de ce qu'il consomme ; ensuite, les matriaux obtenus peuvent seconserver au del du temps qu'exige leur reproduction [...].

    Quand mme l'excdent produit resterait beaucoup moindre et se conserveraitbien moins de temps que ne l'indiquent les cas ordinaires, il suffit que ce surplusexiste, et qu'il puisse persister au del de sa reproduction, pour rendre possible la for-mation des trsors matriels. Une fois ns, ils grossissent spontanment chaquegnration nouvelle, domestique ou politique, surtout lorsque l'institution fondamen-tale des monnaies permet d'changer, presque volont, les productions les moinsdurables contre celles qui passent aisment nos descendants.

    Telle est la premire base ncessaire de toute civilisation relle, d'aprs la fatalitnaturelle qui nous impose sans rsistance une constante activit afin de soutenir notreexistence matrielle, sur laquelle reposent nos plus sublimes aptitudes. Quoique notredisposition crbrale vivre pour autrui constitue certainement le plus prcieux desattributs humains, cette insurmontable condition la rendrait socialement strile, sinous ne pouvions en effet accumuler, et par suite transmettre, les moyens d'y pour-voir. Or, une accumulation quelconque exige l'appropriation, au moins collective, etmme personnelle, des produits altrables qu'elle concerne (II, 150-154.)

    LA TRANSMISSION DES RICHESSES

    Mais, avant d'apprcier assez les immenses ractions sociales d'une telle insti-tution sur l'intelligence et le sentiment, d'aprs l'heureuse transformation du caractregoste propre l'activit spontane, il faut d'abord examiner la thorie positive destransmissions. Car, toute l'efficacit civile des accumulations ainsi obtenues rsulte

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 22

    de la possibilit d'en transmettre les rsultats.

    Le travail positif, c'est--dire notre action relle et utile sur le monde extrieur,constitue ncessairement la source initiale, d'ailleurs spontane ou systmatique, detoute richesse matrielle, tant publique que prive. Car, avant de pouvoir nous servir,tous les matriaux naturels exigent toujours quelque intervention artificielle, dt-ellese borner les recueillir sur leur sol pour les transporter leur destination. Mais, d'unautre ct, la richesse matrielle ne comporte une haute efficacit, surtout sociale, qued'aprs un degr de concentration ordinairement suprieur celui qui peut jamaisrsulter de la simple accumulation des produits successifs du seul travail individuel.C'est pourquoi les capitaux ne sauraient assez grandir qu'autant: que, sous un modequelconque de transmission, les trsors obtenus par plusieurs travailleurs viennent serunir chez un possesseur unique, qui prside ensuite leur rpartition effective,aprs les avoir suffisamment conservs.

    Nos richesses matrielles peuvent changer de mains ou librement ou forcment.Dans le premier cas, la transmission est tantt gratuite, tantt intresse. Pareillement,le dplacement involontaire peut tre ou violent ou lgal. Tels sont, en dernireanalyse, les quatre modes gnraux suivant lesquels se transmettent naturellement lesproduits matriels [...]. D'aprs leur dignit et leur efficacit dcroissantes [ils] doi-vent tre rangs dans cet ordre normal, qui est aussi celui de leur introduction histo-rique : le don, l'change, l'hritage, et la conqute. Les deux modes moyens sont seulsdevenus trs usuels chez les populations modernes, comme les mieux adapts l'exis-tence industrielle qui dut y prvaloir. Mais les deux extrmes concoururent davantage la formation initiale des grands capitaux. Quoique le dernier doive finalementtomber en dsutude totale, il n'en sera jamais ainsi du premier, dont notre gosmeindustriel nous fait aujourd'hui mconnatre l'importance autant que la puret. L'utilitsociale de la concentration des richesses est tellement irrcusable pour tous les espritsque n'gare point une envieuse avidit, que, ds les plus anciens temps, une impulsionspontane conduisit de nombreuses populations doter volontairement leurs digneschefs. Dveloppe et consolide par la vnration religieuse, cette tendance minem-ment sociale devint, dans les antiques thocraties, la principale source des immensesfortunes trop souvent attribues la conqute. Chez les polythistes de l'Ocanie, plu-sieurs peuplades nous offrent encore d'admirables exemples de la puissance relle quecomporte une telle institution. Systmatise par le positivisme, elle doit fournir aurgime final [...] l'un des meilleurs auxiliaires temporels de l'action continue du vraipouvoir spirituel pour rendre la richesse la fois plus utile et mieux respecte. Leplus ancien et le plus noble de tous les modes propres la transmission matrielle se-condera davantage notre rorganisation industrielle que ne peut l'indiquer la vainemtaphysique de nos grossiers conomistes. (II. 154-156.)

    L'INSTITUTION DES CAPITAUXRAGIT SUR L'EXISTENCE HUMAINERACTION MORALE

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  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 23

    Sans les accumulations, au moins simultanes, et mme successives, les besoinsmatriels imprimeraient ncessairement l'ensemble de l'existence humaine un pro-fond caractre d'gosme. Il faut maintenant apprcier comment l'institution descapitaux tend transformer radicalement une telle impulsion, de manire permettrefinalement la prpondrance universelle de l'altruisme.

    Cette transformation dcisive rsulte, en gnral, de ce que chaque travailleur,cessant alors de diriger sa principale activit vers ses seules satisfactions personnel-les, lui procure spontanment une certaine destination sociale, ou au moins domesti-que. En effet, on ne produit des trsors quelconques qu'afin de les transmettre [...].Ainsi conue, l'institution des capitaux devient la base ncessaire de la sparation destravaux, dans laquelle, au dbut de la science relle, l'incomparable Aristote plaa leprincipal caractre pratique de l'harmonie sociale. Pour que chacun se borne pro-duire un seul des divers matriaux indispensables l'existence, il faut, en effet, queles autres produits ncessaires se trouvent pralablement accumuls ailleurs, de ma-nire permettre, ou par don ou par change, la satisfaction simultane de tous lesbesoins personnels. Un examen mieux approfondi conduit donc regarder la forma-tion des capitaux comme la vraie source gnrale des grandes ractions morales etmentales que le plus minent des philosophes attribua d'abord la rpartition desoffices matriels. Cette indispensable rectification serait beaucoup fortifie si l'onavait gard ma dcomposition normale des capitaux en provisions et instruments [...Car,] dans toute civilisation dveloppe, chaque praticien dpend encore davantagedes autres quant aux instruments qu'il emploie que par les provisions qu'il consomme.

    On reconnat ainsi comment la formation des capitaux, permettant la divisionnormale du travail humain, pousse chaque citoyen actif fonctionner surtout pourautrui [...]. A la vrit, lors mme que le travailleur n'est plus esclave, il s'lve troprarement au sentiment continu de sa vraie dignit sociale, et persiste longtemps re-garder son office comme une simple source de profits personnels. Mais ces mursprimitives de notre industrie, rsultes d'abord de la servitude, et prolonges ensuitepar l'anarchie moderne, ne doivent constituer, dans l'ensemble des destines humai-nes, qu'une phase passagre pendant laquelle on peut mme apercevoir dj l'tatnormal. Puisque chacun travaille effectivement pour autrui, cette vrit finira nces-sairement par tre gnralement sentie, quand le positivisme aura fait partout prva-loir une exacte apprciation de la ralit [...].

    L'activit prescrite par nos besoins matriels n'est donc pas aussi corruptrice quel'indique sa tendance directe.

    Son heureuse efficacit morale constitue finalement le principal rsultat de laprovidence, d'abord spontane, puis de plus en plus systmatique, que le vrai Grand-tre exerce sans cesse sur l'ensemble de nos destines. Ainsi rgnre d'aprs lesaccumulations antrieures, la vie pratique peut habituellement devenir un prcieuxstimulant de nos meilleurs instincts [...]. Car, affranchie de toute active sollicitude,l'affection mutuelle prendrait bientt un caractre quitiste, peu favorable son dve-loppement. Dans notre vraie condition, aimer consiste surtout bien vouloir, et parsuite bien faire. L'amour nergique suppose donc des besoins satisfaire en autrui.Pourvu que leur satisfaction puisse habituellement s'accomplir, les efforts qu'elleexige stimulent davantage la sympathie que si la situation tait trop favorable. (II,157-164.)

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 24

    RACTION INTELLECTUELLE

    Sans l'irrsistible impulsion continuellement rsulte de nos besoins physiques,nos plus hautes facults mentales resteraient essentiellement engourdies. Il n'y auraitalors [...] de vritable essor que pour les fonctions esthtiques, directement voues l'expression idale de nos meilleurs sentiments. Les efforts destins concevoir unmonde extrieur sur lequel nous ne serions pas forcs d'agir se borneraient de va-gues thories, facilement propres satisfaire une curiosit presque purile et peuexigeante, que toute fatigue prolonge rebuterait bientt. C'est surtout afin de modi-fier l'ordre naturel que nous avons besoin d'en connatre les lois relles. Aussi l'espritpositif, principalement caractris par la prvision rationnelle, mane-t-il partout desnotions pratiques. Mais une telle origine ne lui aurait jamais permis d'acqurir abs-traitement une suffisante gnralit, si l'activit humaine ft toujours reste purementpersonnelle, faute d'accumulations convenables. C'est donc l'institution graduelledes capitaux que nous devons notre vrai dveloppement thorique. Outre qu'elle luiprocure des organes spciaux en suscitant des existences dispenses du travail mat-riel, elle peut seule lui fournir une vaste destination en permettant une activit collec-tive souvent dirige vers de grands et lointains rsultats. Quand ces conditions ne sontpas remplies, la vie pratique entrave l'essor scientifique en bornant nos dcouvertesrelles des lois purement empiriques, non moins incohrentes que particulires.Ainsi, la puissante impulsion thorique mane des besoins matriels dpend surtoutde la formation des grands capitaux, qui dirige de plus en plus vers l'espce une acti-vit destine d'abord l'individu. Le concours des gnrations tant alors garanti, levrai gnie philosophique construit peu peu cette conception gnrale de l'ordrenaturel qui, longtemps borne aux premires lois mathmatiques, finit par tout em-brasser, mme le monde moral et social. Mais notre chtive intelligence, beaucoupplus esthtique que scientifique, ne poursuivrait point une tude aussi difficile si notrefatalit matrielle ne nous forait pas modifier sans cesse l'conomie extrieure,qu'il faut d'abord connatre assez pour prvoir ses principaux rsultats. C'est ce quinous fait enfin carter irrvocablement, comme illusoires et impuissantes, des tho-ries spontanes, thologiques et mtaphysiques, dont l'extrme facilit nous sduiraittoujours, si nos besoins pratiques ne nous en montraient pas l'inanit, d'aprs leurinaptitude ncessaire aux prvisions relles. L'esprit humain ne saurait tre conduitautrement placer sa vritable grandeur thorique dans une parfaite soumission l'ordre naturel que nos artifices pratiques doivent ensuite amliorer autant quepossible.

    Quoique nous semblions ainsi poursuivre exclusivement le progrs matriel, noustendons ncessairement vers le principal perfectionnement intellectuel, consistant transformer notre cerveau en un miroir fidle du monde qui nous domine. (II, 165-167.)

    INFLUENCE SOCIALE

    L'organisation domestique

    Nos besoins pratiques toufferaient presque partout nos meilleurs attributs domes-

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 25

    tiques, si notre activit devait, faute de capitaux, conserver toujours une destinationpersonnelle. Vivre pour autrui, qui doit devenir le caractre dominant de nos plusvastes associations, ne pourrait pas mme distinguer alors la simple famille humaine,o le sexe et l'ge ne susciteraient point leurs relations normales.

    L'oppression des femmes, l'esclavage des enfants, et l'abandon des vieillards,empcheraient nos affections domestiques de ragir sur l'ensemble de notre perfec-tionnement moral. Mais nos ncessits matrielles exercent une tout autre influenceaussitt que les accumulations antrieures permettent chacun de ne plus se proc-cuper de sa seule existence. Alors, au contraire, cette obligation de travailler sans ces-se vient fortifier et dvelopper les affections domestiques, qui d'ailleurs poussrentd'abord produire au del des besoins individuels. L'homme commenant ainsi reconnatre et chrir le devoir de nourrir la femme, l'union fondamentale tend deplus en plus vers sa meilleure destination, le perfectionnement mutuel des deux sexes.Cette raction permanente, principale source du bonheur et de la moralit, reste tropcomprime tant que la femme, force de travailler au dehors, ne peut assez manifestersa vraie nature. En mme temps, les enfants, dispenss de pourvoir promptement leur propre subsistance, deviennent ainsi susceptibles d'une vritable ducation, quifait librement germer leurs meilleurs sentiments. Pareillement, les vieillards, que lapnurie primitive exposait une affreuse destine acquirent ds lors un vnrableascendant, et peuvent utiliser dignement leur exprience. Tous les liens domestiques,qui resteraient vagues et prcaires si nous n'avions pas de vrais besoins physiques,doivent donc leur principale consistance l'obligation du travail continu, pourvu queles accumulations matrielles permettent chaque relation de se caractriser assez.(II, 169-I70.)

    L'organisation politique

    [Les ncessits matrielles] concourent l'tablissement des principaux pouvoirs,mais seulement quand la formation des capitaux vient permettre la fois le comman-dement et l'obissance.

    Quoique la prpondrance personnelle, physique, intellectuelle, et surtout morale,soit la source initiale de l'ascendant temporel, il ne devient stable et complet que chezles familles qui peuvent en nourrir d'autres, en vertu d'accumulations suffisantes.Cette condition matrielle peut seule disposer d'abord les subordonns une soumis-sion habituelle, que la vnration ennoblit bientt. En mme temps, les familles pr-pondrantes peuvent ainsi satisfaire leurs instincts de domination, que la bont vientde plus en plus adoucir, quand la protection est assez apprcie des deux parts. Alorsle bonheur de vivre pour autrui, born longtemps au cercle domestique, comporte uneextension presque indfinie, qui n'altre point sa ralit tant que les suprieurs et lesinfrieurs sentent dignement leur solidarit naturelle. Si tous, au contraire, taientabsorbs par leurs besoins personnels, nul n'aurait ni le loisir ni la force de conduireles autres, et nos meilleurs instincts resteraient trop engourdis, malgr leur culturedomestique.

    La mme transformation est encore plus indispensable au gouvernement spirituel.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 26

    Directement fond sur le vrai mrite personnel, il ne peut se dvelopper que chez desfamilles dispenses du travail matriel par la providence des gnrations antrieures.Sans une telle prparation, les aptitudes spculatives manqueraient la fois d'essor etde destination. D'une part, en effet, leurs meilleurs organes resteraient engourdis pard'ignobles sollicitudes. En mme temps, les entreprises demeurant trop restreintes, lamasse active ne pourrait sentir assez l'importance habituelle d'une classe spcialementcontemplative. C'est ainsi que l'activit pratique exige par nos besoins matriels nefournit pas seulement l'impulsion naturelle qui dtermine notre essor thorique, maisaussi l'lment social qui le dirige. (II, 171-172.)

    CONCLUSION

    Loin que l'activit, mme matrielle, soit finalement incompatible avec l'amour etla foi, c'est d'elle, au contraire, que ces deux sources ncessaires de la religion tirentleur principale consistance. Quoique d'abord personnelle, elle dirige l'homme vers unbut extrieur, qui devient de plus en plus social, et dont la poursuite tend dvelopperautant le sentiment de la solidarit que la conception de l'ordre naturel. Dterminepar nos besoins les plus grossiers, mais les plus nergiques, elle s'ennoblit toujours deplus en plus, d'aprs l'intime connexit qui existe entre tous nos perfectionnements[...]. C'est pourquoi le progrs matriel, sur lequel une inflexible ncessit concentralongtemps toute la sollicitude humaine, fournit spontanment la base continue d'aprslaquelle nous systmatisons graduellement nos divers perfectionnements suprieurs,d'abord physique, ensuite intellectuel, et enfin moral (II, 174).

    Une fatalit, qui d'abord tend nous comprimer en tous sens, devient finalementla condition fondamentale de toute notre grandeur. Sans elle, notre vie relle, person-nelle ou sociale, resterait dpourvue d'une direction nette et d'une fconde destina-tion, aussi propres dvelopper qu' coordonner nos forces quelconques. En un mot,l'activit qui domine toute notre existence devient la base ncessaire de la religion quidoit la rgler. Telle est la connexit naturelle qui, suivant la loi la plus gnrale del'ordre universel, subordonne intimement nos plus sublimes attributs nos besoins lesplus grossiers. Mais, pour que la puissance de la nature ne fasse jamais mconnatrel'influence de l'art, il faut toujours sentir que cette transformation fondamentale repo-se sur la condensation graduelle des capitaux matriels, qui seuls tablissent une vraiesolidarit entre toutes les gnrations humaines. (II, 172.)

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 27

    CHAPITRE IIILA FAMILLE

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    La famille [est] l'lment immdiat de la socit, ou, ce qui est quivalent [...] l'as-sociation la moins tendue et la plus spontane. Car, la dcomposition de l'humaniten individus proprement dits ne constitue qu'une analyse anarchique, autant irration-nelle qu'immorale, qui tend dissoudre l'existence sociale au lieu de l'expliquer,puisqu'elle ne devient applicable que quand l'association cesse. Elle est aussi vicieuseen sociologie que le serait, en biologie, la dcomposition chimique de l'individu lui-mme en molcules irrductibles, dont la sparation n'a jamais lieu pendant la vie[...]. La socit humaine se compose de familles, et non d'individus [...]. Un systmequelconque ne peut tre form que d'lments semblables lui et seulement moin-dres. Une socit n'est donc pas plus dcomposable en individus qu'une surface go-mtrique ne l'est en lignes ou une ligne en points. La moindre socit, savoir la famil-le, quelquefois rduite son couple fondamental, constitue donc le vritable lmentsociologique [...].

    On peut construire la vraie thorie de la famille humaine d'aprs deux modes trsdistincts, mais galement naturels, l'un moral, l'autre politique, qui concourent nces-sairement, et dont chacun convient mieux certaines destinations essentielles. [... Lafamille] doit tre conue tantt comme source spontane de notre ducation morale,tantt comme base naturelle de notre organisation politique. Sous le premier aspect,chaque famille actuelle prpare la socit future; sous le second, une nouvelle familletend la socit prsente. Tous les liens domestiques prennent rellement leur placedans l'un et l'autre mode : mais leur introduction n'y est pas galement spontane, etl'ordre de leur succession ne s'y trouve point identique. (II, 180-183.)

    SOURCE DE L'DUCATION MORALE

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 28

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    L'efficacit morale de la vie domestique consiste former la seule transition natu-relle qui puisse habituellement nous dgager de la pure personnalit pour nous levergraduellement jusqu' la vraie sociabilit. Cette aptitude spontane repose toujourssur la loi gnrale tablie [...] quant aux relations spciales entre les instincts gosteset les penchants altruistes. En effet, l'nergie suprieure des affections domestiques neprovient pas seulement d'une destination mieux circonscrite que celle des affectionssociales proprement dites. On doit surtout l'attribuer ce que leur nature est moinspure, d'aprs un mlange ncessaire de personnalit. L'instinct sexuel et l'instinctmaternel, seuls particuliers la vie de famille., sont, en eux-mmes, presque autantgostes que le simple instinct conservateur, assist des deux instincts de perfection-nement : et leur caractre est encore plus personnel que celui des deux instincts d'am-bition 1. Mais ils suscitent des relations spciales minemment propres dveloppertous les penchants sociaux : de l rsulte leur principale efficacit morale, qui necomporte aucun quivalent. C'est donc en vertu de leur imperfection mme que lesaffections domestiques deviennent les seuls intermdiaires spontans entre l'gosmeet l'altruisme, de manire fournir la base essentielle d'une solution relle du grandproblme humain [...].

    Ayant ainsi dtermin le vrai caractre gnral de l'influence morale propre auxaffections domestiques, je dois complter cette apprciation en la spcifiant davanta-ge envers chacune des phases naturelles d'une telle existence. (II, 183-184.)

    RELATIONS INVOLONTAIRES

    Dans la famille humaine, l'ducation graduelle du sentiment social commencespontanment par les relations involontaires qui rsultent de notre naissance. Ellesnous font d'abord sentir la continuit successive, puis la solidarit actuelle. (II, 184-185.)

    Amour filial

    Nous subissons le joug du pass avant que le prsent nous affecte : ce qui doitmieux repousser les tendances subversives qui, concentrant la sociabilit sur les exis-tences simultanes, mconnaissent aujourd'hui l'empire ncessaire des gnrationsantrieures. Dans cette premire phase de l'initiation morale, le mlange entre l'go-sme et l'altruisme devient aisment apprciable. La soumission de l'enfant tant alorsforce, elle n'y dveloppe d'abord que l'instinct conservateur. Mais les relations conti-nues qu'il contracte ainsi suscitent bientt l'essor graduel d'un penchant suprieur,aussi naturel quoique moins nergique. La vnration filiale vient ds lors ennoblirune obissance longtemps involontaire, et complter le premier pas fondamental versla vraie moralit, consistant surtout aimer nos suprieurs. (II, 185.)

    Amour fraternel

    1 Voir p. XV.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 29

    Les rapports fraternels viennent alors dvelopper en nous le pur attachement,exempt de toute protection et concurrence, surtout quand la diversit des sexes cartemieux les penses de rivalit. Mais la perfection mme d'un tel penchant confirme laloi prcdente sur l'intensit suprieure des tendances altruistes unies des motifsgostes. Car la fraternit la plus pure est ordinairement la plus faible. On saisit ainsila frivolit des apprciations manes de l'anarchie moderne contre les anciennesingalits fraternelles. Loin que la hirarchie domestique du moyen ge pt relle-ment devenir, pendant la splendeur de ce rgime transitoire, une source habituelle dediscorde entre les frres, elle augmentait ncessairement leur union gnrale [...].Quoi qu'il en soit, la fraternit termine toujours l'essor involontaire de notre socia-bilit, en dveloppant l'affection domestique la mieux susceptible d'extension ext-rieure, et qui, en le effet, fournit partout le type spontan de l'amour universel. (II,185-186.)

    RELATIONS VOLONTAIRES

    A ces deux phases forces de notre ducation morale, la vie de famille fait enfinsuccder deux autres ordres de relations, que leur nature essentiellement volontairedoit rendre plus intimes et plus efficaces. Inversement aux prcdentes, elles dvelop-pent d'abord la solidarit, et puis la continuit. (II, 186.)

    Union conjugale

    Le premier et principal de ces deux derniers liens consiste dans l'union conjugale,la plus puissante de toutes les affections domestiques [...]. L'excellence de ce lienconsiste d'abord en ce que seul il dveloppe la fois les trois instincts sociaux, tropisolment cultivs dans les trois autres relations domestiques, qui pourtant ne stimu-lent pas chacun d'eux autant que peut le faire un vritable mariage. Plus tendre quel'amiti fraternelle, l'union conjugale inspire une vnration plus pure et plus vive quele respect filial, comme une bont plus active et plus dvoue que la protectionpaternelle. Ce triple essor simultan [...] s'accomplit ncessairement mesure que lemariage humain tend mieux vers ses conditions essentielles.

    Depuis l'institution dcisive de la monogamie, on a de plus en plus senti que lesexe actif et le sexe affectif, en conservant chacun son vrai caractre, doivent s'unirpar un lien la fois exclusif et indissoluble, qui rsiste mme la mort. Tandis que letemps affaiblit spontanment tous les autres nuds domestiques, il resserre davan-tage, dans le cas normal, la seule liaison qui puisse dterminer une complte identifi-cation personnelle, objet constant de tous nos efforts sympathiques. En second lieu,l'intensit suprieure de l'affection conjugale rsulte de sa connexit naturelle avec leplus puissant des instincts gostes autres que celui de la conservation directe. C'est lecas le plus propre manifester l'aptitude gnrale des motifs intresss pour stimulerles inclinations bienveillantes qui s'y rattachent, parce que la liaison ne saurait treailleurs aussi profonde. (II, 186-187.)

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 30

    Amour paternel

    Notre volution morale se complte, dans l'existence domestique, par un dernierordre d'affections, plus faible et moins volontaire que le prcdent, mais li spciale-ment au plus universel des trois instincts sympathiques. Comme fils, nous apprenons vnrer nos suprieurs, et comme frres chrir nos gaux. Mais c'est la paternitqui nous enseigne directement aimer nos infrieurs. La bont proprement dite sup-pose toujours une sorte de protection, qui, sans tre incompatible avec les rapportsfiliaux et fraternels, n'en constitue pas un lment essentiel [...]. Toutefois, ce grandsentiment reste naturellement trop faible chez le sexe prpondrant, qui pourtantdevrait le possder davantage, du moins dans la prsente constitution de la famillehumaine, o tout le protectorat appartient au pre. En outre, le dfaut de choix emp-che alors le plein essor d'une providence qui tend toujours prfrer le dvouementvolontaire. Ces graves imperfections sont, la vrit, compenses ordinairement parle concours de la plupart des impulsions personnelles. La paternit habituelle est, eneffet, le moins pur de tous les sentiments domestiques : l'orgueil et la vanit y parti-cipent beaucoup, la cupidit proprement dite s'y fait mme remarquer souvent. Aucu-ne autre relation ne peut autant confirmer la loi naturelle qui caractrise la puissancedes motifs intresss pour fortifier les inclinations bienveillantes. Nanmoins, la pa-ternit constitue videmment le complment indispensable de notre ducation moralepar l'volution domestique. Sans elle, le sentiment fondamental de la continuit hu-maine ne saurait tre assez dvelopp, puisqu'elle seule tend l'avenir la liaisond'abord sentie envers le pass. C'est ainsi que les deux termes extrmes de l'initiationdomestique nous disposent, l'un respecter nos prdcesseurs, l'autre chrir nossuccesseurs. (II, 189-190.)

    BASE DE L'ORGANISATIONPOLITIQUERetour la table des matires

    Cette tude directe de la constitution domestique nous importe d'autant plusqu'elle prpare ncessairement celle de la constitution politique proprement dite,d'aprs l'identit fondamentale qui existe naturellement entre ces deux rgimes. Eneffet, la famille humaine n'est, au fond, que notre moindre socit ; et l'ensemblenormal de notre espce ne forme, en sens inverse, que la plus vaste famille. (II,191.)

    Le couple

    La thorie positive du mariage confirme nettement l'axiome fondamental de toutesaine politique il ne peut exister davantage de socit sans gouvernement que degouvernement sans socit 1 [...]. Entre deux tres seulement, que rallie spontanmentune profonde affection mutuelle, aucune harmonie ne saurait persister que si l'un

    1 Voir p. 50.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 31

    commande et l'autre obit. Le plus grand des philosophes 1, en bauchant, il y a vingt-deux sicles, la vraie thorie de l'ordre humain, disait, avec une admirable dlicatesse,trop mconnue chez lui : La principale force de la femme consiste surmonter ladifficult d'obir. Telle est, en effet, la nature de la subordination conjugale qu'elledevint indispensable la sainte destination que la religion positive assigne aumariage. C'est afin de mieux dvelopper sa supriorit morale que la femme doitaccepter avec reconnaissance la juste domination pratique de l'homme. Quand elle s'ysoustrait d'une manire quelconque, son vrai caractre, loin de s'ennoblir, se dgradeprofondment, puisque le libre essor de l'orgueil ou de la vanit empche alors laprpondrance habituelle des sentiments qui distinguent la nature fminine. Cettefuneste raction affective rsulte mme d'une indpendance passivement due larichesse ou au rang. Mais elle se dveloppe davantage si la rvolte exige des effortsartificiels, o la femme dtruit aveuglment sa principale valeur, en voulant fondersur la force un ascendant que peut seule obtenir l'affection. (II, 193-194.)

    Pre et fils

    La paternit consolide et dveloppe la constitution domestique fonde sur l'unionconjugale. Quoique la famille puisse pleinement dvelopper sa principale efficacitsociale quand elle se rduit au couple fondamental, il est pourtant certain que la pro-cration, outre sa propre importance, en augmente a la fois la consistance et l'activit.Un but commun, galement cher aux deux poux, fortifie alors leur tendresse mu-tuelle, et tend sans cesse prvenir ou modrer les conflits provenus d'une insuffi-sante conformit d'opinions ou mme d'humeurs

    D'aprs sa moindre nergie, la paternit est plus expose que le mariage auxatteintes sophistiques manes de toute anarchie morale ou mentale : la communautdes enfants fut toujours moins repousse que celle des femmes par les utopies mta-physiques. Cependant le pouvoir paternel ne cessera jamais de fournir spontanmentle meilleur type d'une suprmatie quelconque. La juste rciprocit entre la bont et lavnration ne saurait exercer ailleurs une influence aussi naturelle ni aussi compltepour rgler dignement l'obissance et le commandement [...].

    Il faut d'ailleurs rectifier [...] l'aveugle empirisme qui rgit encore la sollicitudetemporelle des pres. Elle tend s'exercer aujourd'hui, du moins chez les riches,comme quand toutes les fonctions sociales taient essentiellement hrditaires. Unefolle tendresse veut encore transmettre l'enfant une position quivalente celle dupre. Mais, en faisant dignement prvaloir la destination morale propre l'existencedomestique et la juste subordination de la famille la socit, on reconnat aussittles limites normales de la providence temporelle des pres envers les fils. Quand ilsont reu l'ducation complte, ceux-ci ne doivent attendre de ceux-l, quelle que soitleur fortune, que les secours indispensables l'honorable inauguration de la carrirequ'ils ont choisie. Toute forte largesse ultrieure qui tend dispenser du travail cons-titue, en gnral, un vritable abus d'une richesse toujours confie tacitement pourune destination sociale, sans aucune vaine prdilection personnelle. En second lieu, sila sollicitude naturelle des pres doit avoir une intensit moins aveugle, il importeque son champ devienne plus tendu, d'aprs un meilleur usage de la grande institu-

    1 Aristote, Politique, Livre 1er, ch. III.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 32

    tion de l'adoption. Le rgime final de l'humanit dveloppera beaucoup ce prcieuxperfectionnement, qui, spontanment surgi de la civilisation initiale, fut ensuite tropentrav par l'organisation des castes, dont nous subissons encore les restrictions,quoique devenues intempestives. (II, 195-198.)

    Frres

    Moins nergiques que toutes les autres, [les relations fraternelles] ont d tre plusaffectes parles diverses influences perturbatrices. Elles ne furent vraiment rglesque pendant le moyen ge, et seulement chez les classes suprieures, o l'entire su-prmatie du fils an tendit perptuer la puissance propre chaque maison illustre.Ces institutions taient, en ralit, moins dfavorables au dveloppement moral de lavraie fraternit que l'anarchique galit qui leur a passagrement succd. Nan-moins, on reconnat aisment que, mme alors, cette partie finale de la constitutiondomestique fut encore moins adapte que les deux autres la destination affective quicaractrise la famille humaine. Rien ne peut indiquer jusqu'ici quelle heureuse effica-cit comporteront habituellement les liens fraternels quand la religion positive auradignement rig l'existence domestique en fondement normal de l'existence politiquechez les Occidentaux rgnrs. D'antiques exemples de monstrueuse inimiti mani-festent combien la fraternit fut altre par la transmission hrditaire des fonctionssociales. Il en est de mme, un moindre degr, quand l'hrdit se borne la riches-se. Mais, en rapportant toujours la famille la socit, le rgime final dgagera l'auto-rit paternelle de toute entrave inspire par l'gosme domestique. Pleinement libresde tester sous une juste responsabilit morale, les pres pourront alors transmettrehors de la famille les capitaux acquis ou conservs, mme indpendamment del'adoption. Les divers fils cessant ainsi de convoiter l'envi la richesse paternelle,comme ils ont dj renonc la succession des offices, rien ne troublera plus le dve-loppement naturel de leur affection mutuelle. Une commune vnration la consoli-dera davantage lorsque la loi du veuvage, compltant enfin la monogamie, assureral'entire fixit des relations filiales. En outre, les frres se sentiront activement runispar leur commun protectorat envers les surs, habituellement exclues de la succes-sion paternelle. (II, 199-200.)

    Domestiques

    Pour que la constitution de la famille soit pleinement caractrise, il faut encore ycomprendre un supplment naturel, trop mconnu dans l'anarchie moderne, envers ladomesticit proprement dite. Sa spontanit et son importance devraient nous tretoujours rappeles par le langage habituel, qui n'a jamais cess d'y puiser toutes lesexpressions collectives sur l'association lmentaire. Mme sous l'antique servitude,l'tymologie du mot famille indique nettement l'assimilation des esclaves aux enfants,comme les derniers sujets du chef commun. Depuis l'entire abolition de l'esclavage,la domesticit tendit toujours, malgr l'anarchie croissante, instituer un ordre com-plmentaire de relations prives, directement propre lier intimement les riches et lespauvres [...]. Moins naturelles et moins intimes que les relations fraternelles, maisplus libres et plus vastes, ces affections supplmentaires doivent habituellement for-

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 33

    mer la dernire transition normale entre les liens de famille et les rapports sociauxproprement dits. Une superficielle apprciation de l'existence moderne les fait ordi-nairement supposer bornes des classes trs restreintes. Mais un examen approfondirelve leur importance, en les montrant doues, sous diverses formes, d'une gnralitpresque totale. Au moyen ge, les plus nobles natures s'honoraient de remplir lesoffices domestiques, pourvu que ce ft envers des chefs assez minents. Cet exercicefaisait alors une partie essentielle de toute ducation chevaleresque, mme sous unesubordination fminine. (II, 200-201.)

    CONCLUSION

    Pour [...] rsumer en une seule conception l'ensemble de la double thorie quiprcde [...], il suffit de concevoir la famille comme destine dvelopper dignementl'action de la femme sur l'homme [...].

    Comme mre d'abord, et bientt comme sur, puis comme pouse surtout, et en-fin comme fille, accessoirement comme domestique, sous chacun de ces quatre as-pects naturels, la femme est destine prserver l'homme de la corruption inhrente son existence pratique et thorique. Sa supriorit affective lui confre spontanmentcet office fondamental, que l'conomie sociale dveloppe de plus en plus en dga-geant le sexe aimant de toute sollicitude perturbatrice, active ou spculative. Tel est lebut essentiel de l'existence domestique, et le caractre gnral de ses perfectionne-ments successifs. Dans chacune de ses phases naturelles, l'influence fminine se pr-sente toujours comme devant prvaloir, d'aprs une meilleure aptitude au modecorrespondant d'volution morale. Nous sommes, tous gards, et mme physique-ment, beaucoup plus les fils de nos mres que de nos pres. Pareillement, le meilleurdes frres, c'est assurment une digne sur ; la tendresse de l'pouse surpasse ordinai-rement celle de l'poux; le dvouement de la fille l'emporte sur celui du fils. Il seraitd'ailleurs superflu d'expliquer la supriorit habituelle de la domesticit fminine. Lafemme constitue donc, sous un aspect quelconque, le centre moral de la famille 1.Quoique cette destination normale n'ait pu tre suffisamment ralise par le rgimeprliminaire de l'humanit, elle a nanmoins assez surgi jusqu'ici pour faire nettementconcevoir les murs finales. Ainsi, la thorie positive de la famille humaine se rduitenfin systmatiser l'influence spontane du sentiment fminin sur l'activit mascu-line. (II, 203-204.)

    1 Voir p. 13, n 2.

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 34

    CHAPITRE IVLE LANGAGERetour la table des matires

    LE LANGAGE, PROBLME DE SOCIOLOGIE

    La vraie thorie gnrale du langage est essentiellement sociologique, quoiqueson origine normale soit ncessairement biologique. Elle doit, par consquent, seconstruire surtout d'aprs le cas humain, qui, outre son intrt prpondrant, peut seulassez dvoiler les lois correspondantes, comme pour toutes les tudes crbrales. (II,224.)

    Faute de pouvoir s'lever au seul point de vue qui soit vraiment universel, la phi-losophie thologico-mtaphysique mconnut toujours la nature profondment socialedu langage humain. Il est, en lui-mme, tellement relatif la sociabilit que les im-pressions purement personnelles ne peuvent jamais s'y formuler convenablement,comme le prouve l'exprience journalire envers les maladies. Sa moindre laborationsuppose toujours une influence collective, o le concours des gnrations devientbientt non moins indispensable que celui des individus. Les plus grands efforts desgnies les plus systmatiques ne sauraient parvenir construire personnellementaucune langue relle. C'est pourquoi la plus sociale de toutes les institutions humai-nes place ncessairement dans une contradiction sans issue tous les penseurs arrirsqui s'efforcent aujourd'hui de retenir la philosophie au point de vue individuel. Eneffet, ils ne peuvent jamais exposer leurs sophistiques blasphmes que d'aprs unesrie de formules toujours due une longue coopration sociale. (II, 219-220.)

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 35

    DFINITION DU LANGAGERetour la table des matires

    Signe et langage

    La vraie dfinition gnrale des signes qui composent un langage quelconque [...]consiste concevoir tout signe proprement dit comme rsult d'une certaine liaisonhabituelle, d'ailleurs volontaire ou involontaire, entre un mouvement et une sensation[...] entre une influence objective et une impression subjective. (II, 220-222.)

    Langage involontaire et langage volontaire

    [On doit placer] la distinction principale, entre le langage involontaire auquel sebornent les animaux infrieurs, et le langage plus ou moins volontaire qui se dve-loppe chez tous les animaux suprieurs, mme partir du degr d'organisation ocommence la pleine sparation des sexes. Dans le premier cas, les actes accomplisdeviennent seuls les signes ncessaires des penchants qui les ont inspirs ou desprojets qu'ils ralisent. Ce langage, auquel devrait exclusivement appartenir le nomde langage d'action, est spontanment entendu de tous les tres semblablement orga-niss [...]. Nanmoins, quelle que soit l'importance de ce premier langage, il ne doittre ici considr que comme la base naturelle du second, seul objet de ce chapitre.

    En tant que volontaire, celui-ci est toujours artificiel [...]. Les signes volontairesacquirent naturellement la fixit convenable, d'aprs leur origine lmentaire dansles signes involontaires, graduellement dcomposs et simplifis, sans cesser d'treintelligibles. C'est ainsi que s'tablit ncessairement la liaison normale entre la vraiethorie sociologique du langage et sa simple thorie biologique. En effet, les signesvolontaires sont toujours de vritables institutions sociales, puisqu'ils furent primiti-vement destins aux communications mutuelles. S'ils s'appliquent ensuite au perfec-tionnement de l'existence individuelle, surtout mentale, cette proprit indirecte, quireste presque borne l'espce humaine, n'aurait jamais suffi pour dterminer leurformation. L'ancienne philosophie ne lui accordait une vicieuse prpondrance quefaute de pouvoir se placer au point de vue social. Outre que ce langage volontaire estrellement le seul qui doive nous intresser directement, il comporte seul un progrsdcisif, mesure que la socit se complique et s'tend. (II, 222-223.)

    DIFFRENTES ESPCES DE LANGAGERetour la table des matires

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 36

    Tous les signes artificiels drivent primitivement, mme dans notre espce, d'unesimple imitation volontaire des divers signes naturels qui rsultent involontairementde l'existence correspondante. Cette origine spontane peut seule expliquer la foisleur formation et leur interprtation. Les mouvements qui les constituent doiventordinairement, pour annoncer au dehors les impressions intrieures, s'adresser deprfrence aux sens susceptibles d'tre affects de loin. On serait ainsi conduit dis-tinguer trois sortes de langage, concernant respectivement l'odorat, la vue, et l'oue.Mais le premier sens est trop imparfait chez l'homme pour y susciter aucun vritablesystme de signes [...]. L'organe crbral du langage ne peut donc jamais employerque deux systmes de signes extrieurs, dont l'un s'adresse la vue, et l'autre l'oue.Chacun d'eux a des avantages qui lui sont propres, et en vertu desquels tous deux sontusits concurremment chez les animaux suprieurs. Leur application caractristiqueaux plus puissantes motions suscite partout une certaine bauche spontane del'essor esthtique, en faisant surgir les deux arts fondamentaux, la mimique et lamusique, dont la source distincte n'empche pas la combinaison naturelle. De cesdeux souches spontanes rsultent ensuite tous nos signes artificiels, mesure que lacommunication affective s'affaiblit par l'extension des rapports sociaux, pour laisserprvaloir de plus en plus la transmission intellectuelle [...]. Cette altration croissanteconduit enfin, chez les populations trs civilises, renverser totalement l'ordrenaturel, en persuadant, au contraire, que l'art drive du langage. Mais tout le rgneanimal tmoigne aussitt contre cette aberration thorique, en montrant les gestes etles cris employs bien davantage communiquer les affections qu' transmettre lesnotions, ou mme concerter les projets. Un pareil contraste se manifeste parmi nousquand l'existence sociale s'y borne aux relations domestiques ou de faibles rapportspolitiques. D'aprs le dveloppement de notre activit et l'extension correspondantede notre socit, la partie intellectuelle, la fois thorique et pratique, du langage hu-main dissimule graduellement la source affective, et par consquent esthtique, d'oil rsulte toujours, et dont la trace ne se perd jamais. (II, 226-227.)

    Mimique et musique

    Au dbut de toute volution humaine, individuelle ou collective, la mimique pr-vaut longtemps sur la musique, comme chez la plupart des animaux. Outre les avan-tages propres aux signes visuels, cette prdilection spontane rsulte de ce que lesmouvements qui les produisent sont la fois plus faciles renouveler et mieux lisaux affections correspondantes. Toutefois, la fugacit naturelle de l'expression mimi-que conduit bientt modifier profondment l'art fondamental, afin d'en fixer lesrsultats essentiels, quoiqu'en diminuant leur nergie esthtique. C'est ainsi que lamimique primitive tombe graduellement en dsutude, quand elle a suffisamment en-gendr les deux principaux arts de la forme, d'abord la sculpture, et ensuite la pein-ture. La partie visuelle du langage humain finit par driver essentiellement de ceux-ci, et surtout du dernier, sans toutefois que l'origine indirecte puisse jamais cesser d'ydevenir apprciable aux philosophes positifs. Si toute criture provient d'abord d'unvrai dessin, tout dessin est aussi destin primitivement perptuer une attitudeexpressive.

    En considrant maintenant la seconde source fondamentale du langage, on expli-que aisment la prfrence que l'expression musicale acquiert bientt, et dveloppede plus en plus, sur l'expression mimique, d'abord prpondrante. Quoique les sons sereproduisent moins aisment que les formes, et sans qu'ils soient autant lis nos

  • Auguste COMTE (1851-1854), Systme de politique positive. Extraits choisis 37

    principales affections, leur plus grande indpendance des temps et des lieux les rendmieux aptes aux communications peu distantes, entre tous ceux qui sont assez exercs leur formation volontaire [...]. Ce prcieux tuyau, qui semble d'abord ne pouvoirassister que la vie vgtative, fournit aux animaux suprieurs le meilleur moyend'agrandir l'existence crbrale par des communications mutuelles qui peuvent enretracer les moindres nuances [...].

    Pour mieux apprcier cette prpondrance finale de l'expression vocale sur l'ex-pression mimique, il importe d'y remarquer aussi deux proprits essentielles, tropmconnues ordinairement, l'une statique, l'autre dynamique. La premire consistedans l'intime dpendance de l'appareil correspondant envers le cerveau, d'o provien-nent directement ses principaux. nerfs. Aucune autre partie du systme musculairen'est autant lie au centre nerveux. Elle tait donc la plus propre fournir des signescapables de bien exprimer nos motions et nos penses, mme les plus dlicates.Nulle espce suprieure ne dut prouver beaucoup d'embarras dcouvrir une telleaptitude, spontanment indique dj par les cris qu'arrachent la douleur et la joie. Ensecond lieu, je dois ici rappeler [...] le privilge vident, quoique inaperu jusqu'ici,que prsente l'expression orale, compare surtout l'expression mimique, de com-porter naturellement un vritable monologue, o chacun s'adresse lui-mme. Cetteproprit complte l'ensemble des caractres qui motivent la prpondrance presqueuniverselle d'un tel systme de signes chez tous les animaux suprieurs, et d'aprslaquelle les autres modes de communication ne sont qualifis de langage que par uneextension mtaphorique [...]. C'est ainsi que, parmi toutes les populations humaines,le langage visuel, qui d'abord prvalait, finit par devenir un simple auxiliaire du lan-gage auditif [...].

    A mesure que notre volution sociale dveloppa notre esprit, thorique ou prati-que, et diminua la prpondrance initiale de l'affection, le sens qui fournit le plus l'intelligence dut graduellement modifier le langage relatif au sens le mieux accessi-ble au sentiment. Cette influence ncessaire a d rendre la langue primitive plusanalytique et moins esthtique, afin de pouvoir embrasser les notions qui concernentl'ordre extrieur et notre constante raction sur lui. (II, 228-231.)

    Musique et posie

    La premire modification profonde qu'prouvent la fois l'art et le langage,d'aprs cette raction croissante des signes visuels sur les signes auditifs, consiste dcomposer la musique primitive en deux branches distinctes, qui bientt se sparentnettement, quoique leur affinit persiste. Tandis que la plus affective garde la dno-mination initiale, la plus intellectuelle constitue la posie proprement dite. Mais laseule tymologie