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BIBEBOOK LAURE CONAN SI LES CANADIENNES LE VOULAIENT !

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  • BIBEBOOK

    LAURE CONAN

    SI LES CANADIENNESLE VOULAIENT !

  • LAURE CONAN

    SI LES CANADIENNESLE VOULAIENT !

    1886

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1319-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Aux Canadiennes-franaises( loccasion de la nouvelle anne)(Typographie de C. Darveau, Qubec, 1886.)e les Canadiens soient dles eux-mmes.Garneau.

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  • C , par un soir doctobre dernier. Jtais chez unecharmante Canadienne que, par discrtion, je nommerai ma-dame Dermant. La soire savanait. Assises leur table dou-vrage, la matresse de cans et sa nice, Melle du Vair, travaillaient unlambrequin destin au bazar du Patronage. Tout en travaillant, nous cau-sions des vnements et des hommes du jour.

    Mais, dit Melle du Vair, vous expliquez-vous pourquoi les hommesdaujourdhui changent si vite dopinions et de sentiments ?

    Je nexplique rien, ma chre, rpondit tranquillement madame Der-mant. Je sais depuis longtemps que les feuilles du tremble tournent aumoindre vent.

    Bonsoir, mesdames dit une voix mle et vibrante.Et un homme, lair distingu, savana et salua avec laimable fami-

    liarit dun habitu, et la grce aise dun homme du monde. (Je le nom-merai M. Vagemmes, nayant pas le droit de donner les noms propres).

    Les nouvelles lectorales du moment furent vite changes ; et, duncommentaire lautre, la conversation sengagea sur les dangers qui me-nacent notre nationalit et sur notre tat politique et social.

    Cest cette conversation que je demande la permission de rapporter,

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    quoique je nen puisse donner quune ide bien ple. Vous croyez donc vraiment, demanda Madame Dermant M. Va-

    gemmes, aprs avoir cout ses rexions sur les lections, quil y a cheznous abaissement du caractre et aaiblissement de lesprit national ?

    M. Vagemmes Madame, je crois que le vieil honneur franais vit tou-jours chez notre peuple ; mais les classes leves me semblent tristementdgnres.

    Ce nest pas chez les anciens Canadiens quil aurait fallu chercher ceque nous avons vu et ce que nous voyons.

    Mme Dermant Alors, on avait une patrie avant davoir un parti.M. Vagemmes Oui ! alors on avait du patriotisme, et aussi la ert

    grande et simple, et lclat de la probit et de lhonneur.Mme Dermant Et, maintenant, il parat que les hommes publics

    passent dun camp lautre comme les moutons sautent dun champ danslautre pour avoir plus dherbe.

    M. Vagemmes Il y a du vrai dans cette malice un peu cruelle.La patriotisme pour les politiques nest plus gure quun cheval de

    bataille et une ritournelle de convenance ; mais on a lesprit de parti avecses aveuglements et ses troitesses, avec ses purilits et ses frocits.Ajoutez-y la rage de parvenir, de jouir, de briller, et toutes les bassessesqui sen suivent.

    Mme Dermant Cest le mal du temps. Et chez nous, aprs tout, mon-sieur, il nest encore qu la surface.

    M. Vagemmes Madame, nous avons dj des plaies bien profondes,et qui iront vite se creusant et senammant, si lon ny porte remde.

    Mme Dermant Il y a des plaies quon rend mortelles en les touchant,savez-vous cela ?

    M. Vagemmes Oui, madame. Et je sais aussi que, pour gurir, il nesut pas de mettre le doigt sur le mal.

    Mme Dermant videmment, vos connaissances mdicales sont lahauteur des miennes. Mais, bien que nos plaies soient encore fraches, quivoudrait se charger du traitement ?

    M. Vagemmes Je ne sais pas qui voudrait : mais qui devrait, je le saisbien ; et cest aux Canadiennes que cela revient.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Mme Dermant Vous voudriez nous donner la petite besogne das-sainir la politique et de rgnrer la socit ?

    M. Vagemmes Je voudrais vous mettre tout soigner mme cettelpre infme de vnalit qui nous gagne.

    Mme Dermant Cest un peu fort, monsieur.M. Vagemmes Non, madame, ce ne serait que juste, car jusqu un

    certain point, vous tes responsables. Les hommes font les lois, mais lesfemmes font les murs, comme la dit un philosophe.

    Mme Dermant Ce philosophe tait lun de nos ennemis quelqueanctre de M. Routhier.

    Melle du Vair Ma tante, il me semble que M. Routhier ne nous faitpas la part si large.

    M. Vagemmes Mademoiselle, M. Routhier ne dit pas tout ce quilpense.

    Quant moi, je crois que les Canadiens seraient le plus noble peuplede la terre, si les Canadiennes le voulaient.

    MmeDermant Vous nous faites la part belle.Mais, il me semble, quilmanque bien des choses aux Canadiens pour tre le plus noble peuple dela terre.

    M. Vagemmes Il leurmanque,madame, dtredles eux-mmes,commedisait Garneau en terminant notre histoire.

    Melle du Vair Notre histoire ce pome blouissantQue la France crivit du plus pur de son sang. MmeDermant Entre nous, les temps hroques sont loin.Maintenant,

    cela semble presque une navet dattendre des choses viles dun homme.M. Vagemmes La virilit se fait rare, cest vrai. Mais vous ne sauriez

    croire comme les hommes, mme ceux d prsent, sont susceptibles dese fortier.

    Si seulement les femmes voulaient sy mettre !Mme Dermant Elles changeraient les roseaux en chnes ? le bois

    vermoulu en cdre incorruptible ? M. Vagemmes On ne vous demande pas tout fait cela. Vous allez

    voir.Mme Dermant Mais, auparavant, je voudrais savoir pourquoi, de-

    puis ces dernires annes, vous avez abandonn la politique.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    M.Vagemmes Madame, je voulais toujours aimermon pays ; et, dansla politique, le patriotisme steint si vite !

    MmeDermant Parlez donc srieusement. Le patriotisme steint dansla vie publique !

    M. Vagemmes De nos jours, oui, madame, il sy teint : et, parfois,si compltement !

    Mme Dermant Vous excuserez ma navet ; mais jai toujours consi-dr la vie publique comme le vrai et actif foyer du patriotisme excep-tion faite des natures basses. Voil pourquoi je vous en ai toujours vouludavoir prfr votre repos au bien public.

    M. Vagemmes Je nai pas cd lattrait du repos, et, vous pouvezmen croire exception faite des natures dlite il ny a pas demots pourdire quel point le patriotisme est expos dans notre arne politique. Cestcomme une tincelle dans la boue, ou, si vous laimez mieux, comme unetincelle sur un pav glac, expos tous les vents.

    Mme Dermant Monsieur, cest bien ravaler la vie publique.Melle du Vair, (avec une chaleur soudaine.) Dans cee boue, ou sur ce

    pav glac,il y a des hommes qui peinent pour le pays.M. Vagemmes, (avec calme.) Chre nave !Melle du Vair Oui, monsieur, il doit y en avoir l qui aiment la patrie,

    et il y en a.M. Vagemmes Cest dommage quil ny ait pas une chimie des sen-

    timents. Jaimerais voir ces curs embrass au fond des alambics de M.Laamme. Comme tous les vrais Canadiens seraient rassurs ! quel nobleamour de soi, du pouvoir et de largent, on verrait distiller !

    Melle du Vair Je vous ai souvent entendu dire quil est plus facile deparler amrement que de parler justement.

    M. Vagemmes Mademoiselle, certains moments, une jeune lleenveloppe avec bonne foi la tte la plus ordinaire dune aurole. (Melledu Vair rougit.)

    Pardon. La jeunesse croit facilement aux puissants sentiments, lagrandeur dme, au sacrice. votre ge, je ne croyais pas, moi non plus,quon pt sacrier les intrts sacrs de la patrie ses intrts misrables,prfrer les jouissances vulgaires aux nobles satisfactions de lhonneur.Mais cest ainsi pourtant.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    On appelle cela, dans le langage du temps, considrer les choses aupoint de vue pratique.

    Melle du Vair Mais cest la honte mme !M. Vagemmes La honte !Mademoiselle, bien des gens la mettent

    ailleurs : dans le manque de fortune, dans linfriorit de position. Leurparler de la patrie et de lhonneur, cest peine perdue. Cest souer surla poussire, cest se jeter du sable dans les yeux.

    Mme Dermant Encore, qui sait ? Mieux vaut toujours en rveiller lapense.

    M. Vagemmes quoi bon, madame ? part leurs intrts, ces mes-sieurs ne prennent rien au srieux.

    Ils ont arriver ! ils ont se maintenir ! ils ont leur fortune faire !Voil leurs soucis.

    Le patriotisme, pour eux, nest quun sentiment de parade, un moyenden imposer, une vieille toupie quil faut savoir faire roner an damuserle peuple.

    Mme Dermant En sommes-nous dj l ? Ny a-t-il plus de patrio-tisme parmi nous ?

    M. Vagemmes Mais, sans doute, il y en a, seulement, dordinaire,il ne vit gure dans la politique. Lair quon y respire depuis un certaintemps est mortel tout sentiment noble.

    Mme Dermant Prenez garde lexagration, ce mensonge des hon-ntes gens, comme disait de Maistre.

    M. Vagemmes Je me demande si en cela lexagration est possible.La contagion morale est prouve tout comme lautre ; et les sentimentsdhonneur et de patriotisme sont certainement plus exposs dans notrearne politique que la sant et la vie dans une ville pestifre.

    Mme Dermant Au moins dans la politique, les miasmes ont des -gures et des noms.

    M. Vagemmes Et parfois des gures intressantes et des noms ho-nors. Mais cela diminue-t-il le danger ?

    Mme Dermant Ils ne mouraient pas tous, mais tous taient frap-ps. Voil votre pense.

    M. Vagemmes Oui, madame ; cest un peu comme chez les animauxmalades de la peste.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Mme Dermant Pourtant, vous le savez, ceux qui sont dans la poli-tique veulent y rester. Comment expliquez-vous cela ?

    M. Vagemmes Je nexplique rien. Mais, croyez-moi, ceux qui sortentde la politique, sans y laisser au moins le respect deux-mmes, peuventchanter le cantique des trois Hbreux sortis sains et saufs de la fournaise.

    Mme Dermant Vous pensez que nous ne risquons pas davoir lesoreilles fatigues par les chants de reconnaissance ?

    M. Vagemmes Je pense, quavec la meilleure volont il faut une mer-veilleuse chance pour marcher ferme et droit travers tous ces courantsmls de fange qui sont le fond vritable de la politique de nos jours.

    Quant moi, je nai pas voulu en courir le risque.Mme Dermant Mais, avez-vous bien fait de suivre vos instincts

    dhermine ? Ne valait-il pas mieuxranimer votre courage et tre un homme,comme dit lcriture ?

    M. Vagemmes Un homme politique, madame ?MmeDermant Il y a des hommes politiques qui rendent des services

    sans prix. Il y a des hommes qui ont le devoir strict de prendre part auxaaires de ltat.

    M. Vagemmes Daccord. Mais il y a aussi des hommes publics quiprennent dtranges petits chemins o lon a bien vite perdu de vue lapatrie, lhonneur et le devoir. Je craignais

    Mme Dermant Il fallait attiser votre patriotisme et ne rien craindre.Lamour est une grande force et une grande lumire.

    M. Vagemmes Je sais que lamour fait des prodiges. Mais ce feu mer-veilleux qui se nourrit de tout et que rien ntoue, vous ne lavez pas vuni moi non plus. Je vous lavoue bien humblement ; mesure que javan-ais dans la vie publique, je sentais mon patriotisme saltrer, saaiblir,et cela mpouvantait.

    Mme Dermant Si vous maviez donc consulte avant dabandonnerce pauvre vieux char de ltat ?

    M. Vagemmes Que mauriez-vous rpondu, madame, si javais eucette heureuse pense de vous consulter ?

    MmeDermant Et vous, monsieur, que rpondriez-vous une femmetrop sensible qui spouvanterait du terne de la vie, et qui la lune demielpasse se croirait sur la voie du dshonneur, parce quelle ne sentirait

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    plus pour son mari la mme vive tendresse ?M. Vagemmes Madame, je dirais cette intressante personne : Cou-

    rage ! la dlit et le dvouement susent au devoir et lhonneur.Mme Dermant Mais, voil justement ce que vous auriez d vous

    dire et vous redire.Est-il bien dicile de comprendre que lamour de la patrie a ses fa-

    tigues et ses abattements comme les autres amours. Il faut que tous nossentiments perdent leur eur et leur beaut, cest la triste loi des amoursde ce monde.

    M. Vagemmes Lamour de la patrie doit avoir ses fatigues et ses abat-tements.On na pas song cela pour expliquer ce que nous avons vudepuis un an. Cest bien dommage.

    Mme Dermant La raillerie est une mauvaise rponse.M. Vagemmes Je ne vous raille pas, madame.Mais je voudrais mettre

    le plus loquent de nos ministres dvelopper cette pense : lamour dela patrie a ses fatigues et ses abaements comme les autres amours de cemonde.

    Nous aurions un chef-duvre de mlancolie et de sentiment !Melle du Vair Une feuille dautomne.Mme Dermant Riez aussi amrement quil vous plaira. Il en est

    pour qui le patriotisme nest quun mot, je le sais parfaitement. Mais chezvous cest un sentiment : et ma rexion tait juste. Vous tes comme lesfemmes, vous tenez trop lamour qui se sent.

    M. Vagemmes Pardon. Je tiens surtout lamour qui se prouve. Osont-ils ceux qui aiment la patrie comme on doit laimer, cest--dire parles uvres et en vrit ?

    Mme Dermant Javoue quils me semblent rares.M. Vagemmes Pourtant, plusieurs, jen suis convaincu, entrent

    dans la vie publique avec le dsir sincre de servir le pays. Mais les ar-deurs, les gnrosits premires spuisent vite. Il y a dans la puissance,comme dit Bossuet, un vin fumeux qui fait sentir sa force mme aux plussobres.Lorsquon est bien pris de ce vin l, on aime le pouvoir pour lepouvoir ; et, presque sans sen apercevoir, on ne travaille plus que pourle garder.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Mme Dermant Sil vous plat, comment peut-on perdre sa propreestime sans presque sen apercevoir ?

    M. Vagemmes Madame, vous avez dadorables navets. Connaissez-vous bien des gens qui sestiment daprs ce quils valent ?

    Les hommes dtat tout comme les simples mortels ont un aeurau dedans.Cest un prcieux compagnon, allez !

    Mme Dermant Qui nest pas sans nous rendre tous bien des ser-vices.

    M. Vagemmes Jincline le croire. Ce qui est sr, cest que leshommes dtat, pour la plupart, ont un sentiment inexprimable de leurimportance. La personnalit, chez ces gens-l, prend des proportions in-croyables. Un homme en vient ne plus voir dans son pays quun pides-tal.

    Mme Dermant Jen connais qui ressentent plus une piqre leurvanit quun outrage lhonneur national.

    M. Vagemmes Vous voyez quils nont pas perdu leur estime propre.Ohnon ! Lorgueil et la bassesse vont si bien ensemble. Dailleurs, la bassesse,lorsquelle entre quelque part, na pas coutume de se faire annoncer parson nom.

    Mme Dermant Mais lorsquelle est bien reconnaissable, lorsquelleentre sans dguisement ? Ainsi, par exemple, ceux qui traquent de leursconvictions et de leur honneur ?

    M. Vagemmes Ceux-l, madame, croient peut-tre navoir que lesens pratique le gnie souple et brillant des aaires.

    Mme Dermant On a beau vouloir se mentir, il y a toujours des mo-ments o la vrit prend un homme la gorge.

    M. Vagemmes Alors, il y en a dont je voudrais voir la gure cesmoments-l.

    Et, quand je pense toutes ces choses, comme je me trouve heureuxdtre revenu la vie prive.

    On gouverne les hommes surtout par leurs intrts et par leurs d-fauts. Savez-vous cela ? Ceux qui sont au pouvoir le savent bien : de l untravail dabaissement auquel il est areux de se voir associ.

    Mme Dermant Cest bien dommage que vous ayez donn dans cesvaines craintes. Ce nest pas vous qui auriez jamais manqu vos com-

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    patriotes ni votre patrie si faible. Vous avez du sang chevaleresque dansles veines.

    M. Vagemmes Vraiment ! alors je demande entendre notre chantnational que mademoiselle chante si bien.

    Melle du Vair se leva docilement, ouvrit son piano et chanta dunemanire ravissante :

    Canada ! terre de nos aeux ;Ton front est ceint de eurons glorieux,Car ton bras sait porter lpe,Il sait porter la croix ;Ton histoire est une popeDes plus brillants exploits.Et ta valeur de foi trempeProtgera nos foyers et nos droits.Sous lil de Dieu, prs du euve gant,Le Canada grandit en esprant.Il est n dune race re ;Bni fut son berceau.Le ciel a marqu sa carrireDans ce monde nouveau ;Toujours guid par sa lumireIl gardera lhonneur de son drapeau.Amour sacr du trne et de lautel,Remplis nos curs de ton soue immortel,Parmi les races trangres,Notre guide est la loi ;Sachons tre un peuple de frresSous le joug de la Foi ;Et rptons comme nos presLe cri vainqueur : Pour le Christ et le Roi !Lex-homme public couta avec une sensible motion, et remercia

    chaleureusement. Vous mavez fait plaisir, dit-il,et vous mavez faitdu bien. Le pass console du prsent.

    Melle du Vair On dit aussi que le pass claire lavenir. Et mainte-nant, monsieur, je voudrais savoir ce que les Canadiennes ont faire pour

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    que les Canadiens daujourdhui ressemblent aux Canadiens dautrefois ;ou, si vous laimez mieux, pour que les Canadiens soient le plus noblepeuple de la terre.

    Mme Dermant Les Canadiens daujourdhui, le plus noble peuple dela terre ! Allons donc. Il faut en prendre son parti. Le temps est aux foliesbasses et aux hardiesses lches.

    M. Vagemmes Madame, vous tes un peu dure pour vos contempo-rains. Pour un rien je vous citerais encore la parole du philosophe : lesfemmes font les murs.

    Mme Dermant Mais cette parole, monsieur, y croyez-vous ?M. Vagemmes Et vous, madame, ny croyez-vous pas ?MmeDermant Pourquoi y croirais-je ? Dans ce bas monde, lhomme

    a lindpendance, lautorit, laction.M. Vagemmes Trs vrai. Et pourtant, mesdames, vous tenez entre

    vos faibles mains lavenir et lhonneur des nations. Car si vous navez paslaction extrieure, vous en avez une autre, celle qui sexerce dans le vif etle profond du cur. Or, les grandes actions, comme les grandes penses,viennent du cur.

    MmeDermant Il faut donc croire que les Canadiennes daujourdhuine savent plus tirer parti du cur humain.

    M. Vagemmes Il est certain que bien des nobles germes prissent,tous par les choses vaines et par les choses viles.

    Mme Dermant Si les nobles germes prissent, que nous restera-t-il nous autres Canadiens.

    M. Vagemmes Il nous restera le mpris de nous-mmes et le mprisdes autres.

    Mme Dermant Comment pouvez-vous dire cela ?M. Vagemmes Sans rougir ? Notre tat nest pas dsespr. Le

    peuple canadien a les ressources profondes de la jeunesse et peut en-core atteindre ses glorieuses destines. Mais, pour cela, il faudrait deuxchoses. Premirement, opposer promptement une digue infranchissableaux ots de la vnalit qui menacent de tout emporter. Secondement

    Mme Dermant Pardon : cette digue infranchissable avec quoivoudriez-vous la construire ?

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    M. Vagemmes Pas avec les erts de certains journalistes, ni de cer-tains politiques. Il nous faut des vertus chrtiennes,de la force, de la ertchrtienne.

    part la religion, rien ne tient plus, ni ne peut tenir.Mme Dermant Secondement ?M. Vagemmes Il faudrait dissiper laveuglement de lesprit de parti.Mme Dermant Jaimerais autant entreprendre de faire lever le soleil

    au beau milieu de la nuit.M. Vagemmes Ordinairement parlant, cest impossible. Je le sais

    comme vous, Madame, mais, malgr tout, jespre.Mme Dermant Vous croyez la race franaise appele de grandes

    choses en Amrique ?Melle du Vair Nous sommes la France du Nouveau-Monde, la

    Nouvelle-France, comme disaient nos anctres, comme disait Champlain.M. Vagemmes Donc, il faut que le Canada soit ce que la France a

    t : la terre du dvouement, de lhonneur, de la foi.Mme Dermant Il y en a tant qui croient et qui disent que par la force

    irrsistible des choses, notre nationalit est condamne prir.M. Vagemmes Il nest pas tonnant quon le pense et quon le dise.

    Vous le savez comme moi, lAngleterre a dj absorb bien des nationali-ts, commencer par celle de ses propres conqurants.

    Raisonnablement parlant nous avons beaucoup craindre, nous sommescondamns prir.

    Melle du Vair Garneau disait : Si nous sommes condamns prircomme les chevaliers normands, ensevelis dans les vieilles cathdralesanglaises, nous voulons au moins laisser un nom franais sur notre mau-sole.

    Mme Dermant Mais pourquoi pririons-nous ? Nous avons la viedure, cest prouv.

    M. Vagemmes Plus que prouv, madame : et, malgr toutes les rai-sons de craindre, on se reprend esprer, lorsquon songe au merveilleuxpass.

    MmeDermant Comment sen dfendre ? Nous avons pass traversles plus grands prils qui puissent assaillir un peuple enfant.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    M.Vagemmes Et si notre conservation est tonnante, notremultipli-cation ne lest pas moins. Savez-vous que cette multiplication na jamaist gale, sauf par le peuple juif ?

    Mme Dermant Cela ne prouve pas que nous soyons condamns prir. Il me semble que nous avons une mission.

    M. Vagemmes Mais la remplirons-nous ? Cest la question. Pour nerien dire des autres sujets dalarmes, langlication fait de srieux ravagesparmi les Canadiens et plus encore peut-tre parmi les Canadiennes.

    Mme Dermant Cest aussi mon opinion. Voyez-vous : les pauvrescervelles et il y en a beaucoup croient que la langue anglaise, que lesusages anglais sont de meilleur ton et de meilleur got.

    M. Vagemmes Beaucoup, je lespre du moins, ne vont pas jusquces extrmits de la sottise ; mais la lgret, trop ordinaire aux femmes,les empche de comprendre que notre langue et nos usages font partieessentielle de notre vie nationale.

    Mme Dermant En attendant quelles le comprennent, cest toujoursun peu de notre force qui sen va.

    M. Vagemmes Et nous aurions tant besoin de la conserver tout en-tire ! Pour bien faire, il faudrait que les Canadiennes fassent comme lesprtres qui ne sanglient pas.

    Mme Dermant Les Canadiennes iront sangliant de plus en plus.M. Vagemmes Cest craindre.Mais avez-vous remarqu cette chose

    singulire et consolante ? langlication natteint pas nos prtres. Ni vous,mesdames, ni moi, ni personne navons jamais connu un prtre canadienangli. Je vous avoue que cest une chose qui avec bien dautres mepntre de reconnaissance pour notre clerg.

    Mme Dermant Je lai souvent remarqu : nos prtres savent restercanadiens jusqu la moelle, tout en rendant aux Anglais ce que nous leurdevons.

    Melle du Vair Sil vous plat, que devons-nous aux Anglais, ceux dumoins qui voient dans le pays une race infrieure et une race suprieure ?

    Mme Dermant Cette vision de la race infrieure est particulire quelques cerveaux malades. Les vrais Anglais ont la tte solide et nontpas de ces hallucinations-l.

    Melle du Vair Mais nont-ils pas une morgue dicile supporter ?

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    M. Vagemmes Et, entre nous, cette morgue blessante, bien des Ca-nadiens ne font-ils pas tout ce quil faut pour la atter, pour la nourrir ?

    Mme Dermant Doucement ! je commence ntre plus de mon avis.Mais ne vaudrait-il pas mieux rappeler certaines choses que vous savezcomme moi ? Cest un Anglais qui a donn aux Canadiens-Franais letitre de peuple, de gentilshommes ; cest lord Elgin qui a quali de tempshroques,les premiers temps de la colonie.

    M. Vagemmes Lord Elgin a expos sa vie pour nous rendre justice.Jamais les Canadiens-Franais ne pourront garder son nom avec trop derespect.

    Mme Dermant Il ne faut pas que les criailleries et les insultes desorangistes nous fassent mconnatre la haute raison et la dignit des An-glais.

    M. Vagemmes Des Anglais dignes de ltre. Non certes. Autour denous, dans ces derniers mois, de nobles et chaudes protestations se sontleves contre linjustice et loutrage. Et, malgr les fureurs duMailet desfanatiques, nous pouvons dire lAngleterre en 1886 ce que Mgr. Plessisdisait en 1794, dans la cathdrale de Qubec : Non, vous ntes pas notreennemie, nation gnreuse.

    Mais, justice rendue aux Anglais, il faut rester Canadiens jusquauxentrailles, et bien comprendre que les coutumes anglaises, respectableschez les Anglais, sont mprisables chez nous, pour la raison bien simpleque nous avons du sang franais et non du sang anglais dans les veines.Malheureusement, cest une chose que les femmes nentendent gure.

    Melle du Vair Si on les cultivait un peu !M. Vagemmes Les femmes sont en gnral beaucoup plus suscep-

    tibles de vanit personnelle que de ert nationale.Mme Dermant Et les hommes ?M. Vagemmes Les hommes sont ce que vous les faites. Croyez-vous

    que le patriotisme ait sa source dans la vie publique ?Vous le savez, le plus noble sentiment de lme humaine ne saurait

    avoir une source impure et trouble ; et, la source du patriotisme estau foyer. Mais, cette source sacre, la-t-on garde vive ? la-t-on gardepure ?

    Mme Dermant Cest nous que cela sadresse ?

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    M. Vagemmes Madame, cest sur vos genoux que se forment leshommes, les citoyens. Cest dans la famille que se prpare et se dcidelavenir des nations.

    Nous ne sommes pas ns pour rien de la France chevaleresque et chr-tienne. Il y a des germes de force, de gnrosit, il y a mme des germesdhrosme parmi nous ; et, si nous savions les cultiver, nous aurions despatriotes, des forts, des magnanimes entre les bras de qui la patrie pour-rait sabandonner.

    Mme Dermant Sans sexposer les voir senfuir par la crainte decesser de laimer.

    M. Vagemmes Vous abusez de mes condences ou plutt vous af-fectez de ne pas comprendre. Un pauvre homme na pas tort de fuir ledanger, de se sauver avec ce qui lui reste de bon sens et de conscience.

    Mais si on pouvait donc apprendre aux femmes aimer comme il faut ; aimer tout ce quelles doivent aimer, la patrie comprise.

    Au fond, vous navez gure autre chose faire qu aimer. Mais, toutest l : cest la source de vie.

    Mme Dermant Quand on aime comme il faut. Malheureusement,ceux quon aime le plus, on les aime beaucoup comme on saime soi-mmeen leur faisant souvent plus de mai quun ennemi nen voudrait faire.

    M. Vagemmes Voil une pense que je voudrais voir comprise partoutes les faibles mres.

    Melle du Vair Moi, je voudrais savoir pourquoi vous croyez lesfemmes peu capables de patriotisme.

    M. Vagemmes Ai-je dit cela ? Alors, je me suis mal exprim, et je mertracte. tes-vous, moins que lhomme, capables dun sentiment lev etpassionn ? Pour aimer son pays, pour le servir, faut-il se jeter dans la m-le politique ? Je vous lavoue, vos devoirs envers la patrie me semblentdautant plus importants, dautant plus grands que votre rle est plus ef-fac et laisse tout lclat et toute la gloire aux hommes.

    Mme Dermant Convenez-en, cest dur dtre condamne spuiserdans lombre. Songez-vous aux mineurs quelquefois ?

    M. Vagemmes Avec votre permission, madame, le rapprochementcloche un peu.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    mon avis, les regards du public et les articles des journaux sontmoins ncessaires au bonheur que la lumire du soleil.

    Dailleurs, je vous accorde quil ne faut pas plus de force pour maniersans relche la bche et la pioche que pour arracher et semer dans le curhumain.

    Mme Dermant Le cur humain ! ce double abme.M. Vagemmes Cest erayant. Mais, nimporte, cest votre champ.

    Et, dicile ou non, si nous voulons remplir nos destines, si nous voulonsdevenir un grand peuple, dans ces vives profondeurs de lme ou rien neprit, avec le courage du renoncement, il faut mettre la ert nationale etla ert de la foi.

    Si vous faites cela, mesdames, vous aurez bien mrit de la patrie ; etplus fait pour sa gloire que les guerriers et les hommes dtat, car vousaurez donn la force et la vie aux curs.

    Mme Dermant Donner la force et la vie, cest trs beau. Mais, pourdonner une chose, il faut lavoir : nest-ce pas ?

    M. Vagemmes Sans doute. La plus gnreuse femme, tout comme laplus belle lle du monde, ne peut donner que ce quelle a.

    Mais pourquoi nauriez-vous pas la vie ? Jsus-Christ est venu pourque nous layons en abondance. Tout se rduirait donc tre de vraieschrtiennes.

    Les demi-chrtiennes, les rgulires, les routinires ne susent pas la tche. Pour russir dans ce que vous avez faire, il faut le ressort, laforce, la vie, tout ce que donne la foi ardente et profonde. Cest cette foi-lquil faudrait nous communiquer. Plus je vais, plus je crois cette parolede de Maistre : Lhomme ne vaut que par ce quil croit.La foi est la sourceinpuisable de la force, de la gnrosit, du sacrice.

    la vile crature que lhomme !disait Montaigne, et abjecte, sil nestsoutenu par quelque chose de cleste.

    Mme Dermant Vous nignorez pas ce quon dit des merveilles de lafoi canadienne. Il y en a qui la croient profonde comme le Saint-Laurent.

    M. Vagemmes Allez voir aux tats ce que devient trop souvent la foicanadienne. Dailleurs, soyez-en sre, si nous avions ladmirable foi quondit, nous rayonnerions autrement ; et, autour de nous, il y paratrait. Ilne faut pas, disait Lacordaire, faire de la foi une lampe obscure.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Mme Dermant Et cest ce que nous en faisons, pour achever votrepense ?

    M. Vagemmes Si nous avions la plnitude de la foi, nous aurions laplnitude de la force.

    La plnitude de la force voil, mesdames, ce quil faudrait nous don-ner.

    Mme Dermant Est-il juste de demander aux plus faibles les plusgrands eorts ?

    M. Vagemmes Il est raisonnable de demander les plus grands eortsaux plus gnreux.

    Avez-vous jamais remarqu cette chose singulire, que, bien plus qulhomme, lhrosme vous semble naturel ?

    Mme Dermant Jai seulement remarqu que toute femme saccom-moderait volontiers dun hros. Il ny a pas de quoi rire. On nest heu-reux de chir que lorsquil faut se prosterner : ce nest pas une roma-nesque qui la dit.

    M. Vagemmes Puisque vous avez un si grand besoin dadmirer,pourquoi ne pas travailler rendre les hommes admirables ?

    Mme Dermant Vous dites fort bien cela. Je voudrais que toutes lesCanadiennes fussent ici pour vous entendre.

    M. Vagemmes Moi aussi.Jaimerais leur proposer cette uvre ardue et dlicate. Jaimerais

    leur prouver que leur cur est, comme le ntre, un abme dincons-quence.

    Mme Dermant Comment cela ?M. Vagemmes Vous naimez que les forts : et vous faites de votre

    mieux pour aaiblir, pour amollir vos contemporains !Mme Dermant Cest fait : nous navons pas besoin dy mettre la

    main. Lacordaire disait : Rien ne manque autant lhomme que laforce. Ici, comme ailleurs, la sve vigoureuse est puise.

    M. Vagemmes En tes-vous sre ? Pour prtendre la virilit, faut-il, comme dIberville, sen aller, en canot dcorce prendre les vaisseauxde la marine dAngleterre ?

    Mme Dermant Non, monsieur, ce nest pas ncessaire.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    M. Vagemmes Non : mais dans les grandes actions, les femmes nad-mirent gure que le ct romanesque ; et cest dommage.

    Melle du Vair Pourquoi, monsieur ?Parce quil importe davoir des ides justes. Mais, je le sais parfaite-

    ment, ce nest pas avec la logique quon gouvernera jamais le cur de lafemme. Autant vaudrait essayer de labourer la mer.

    Mme Dermant Il y a du vrai dans votre image et jai remarquque mme dans le cur si bien rgl de lhomme, la raison, pour se faireentendre, attend prudemment que les bourrasques soient passes.

    Melle du Vair Parlez-moi dun pilote quon naperoit quaprs lestemptes !

    M. Vagemmes Javoue que la raison nest pas de force se mesureravec la passion, contre la passion.

    Jai vu toujours dans ma rude carriree larme la meilleure est encor la prire comme dit le vieux Charlemagne, dans la Fille de Roland.Mme Dermant La prire est une arme assez mprise de nos grands

    hommes.M. Vagemmes Cela explique bien des choses. Tout se tient dans

    lme humaine : et les vertus patriotiques ne se trouvent gure parmi lesruines des vertus morales et chrtiennes.

    Mme Dermant Pour ma part, je nirais pas les chercher l. Mais,dans le monde, on na pas lair de croire que les bassesses de la vie privemettent le patriotisme en danger.

    M. Vagemmes Croyez-moi. On a beau tre dput ou ministre, toutevilenie fait son uvre au fond de lme. Le vice ne glisse pas sur le curhumain comme les acides sur lor pur.

    Il serait temps de sen souvenir.Le Canada traverse des jours mauvais et troubls. Au dedans et au

    dehors, le pril est partout pour notre nationalit.Certes, depuis le triste seize novembre, les discours patriotiques nont

    pas manqu. Mais, je vous lavoue, les tirades patriotiques me font un peuleet de ces oripeaux voyants quune lgre averse change en chionssordides.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Mme Dermant La premire motion tait sincre. Mais il y en abeaucoup qui le sentiment national ne fera jamais sacrier les petitsavantages et les petites aises de ce monde.

    M. Vagemmes Parmi ceux-l mme, soyez en sre, il sen trouveraitpour aronter les balles et la mort. On a encore le courage des sacri-ces clatants. Les obscurs petits sacrices de tous les instants cotentbien autrement notre orgueilleuse nature ; et, suivant moi, celui-l estun grand patriote qui, par ert nationale, sexpose passer toute sa viedans la gne et la pauvret. Voil, surtout, le courage qui nous manque.Et nous en aurions tant besoin ! Cest ce courage-l qui nous sauverait delareuse lpre de vnalit qui nous gagne.

    Les Canadiens sont vains. Ils aiment paratre, briller. Lord Durhamlavait devin, quand il crivait : quavec des places, des honneurs et delargent on touerait le sentiment national.

    Melle du Vair Do vient quautrefois les Canadiens avaient dautressentiments ? et que faisant lhistoire de la conqute, on a pu dire en toutevrit : Au Canada, tout un peuple fut grand.

    M. Vagemmes La raison ? Mademoiselle, cest que nous sommes d-gnrs cest que nous ne sommes dj plus la race quune vie de priva-tions et de dangers avait rendueforte et simple, comme les anciens,suivantlexpression de lhistorien que vous venez de citer.

    Le sicle est aux jouissances, lenivrement, labaissement. Mais,nimporte : il fait bon de songer au glorieux pass. Je vous avoue quejaime beaucoup le er Je me souviens,de M. Tach.

    Melle du Vair Moi aussi. Mais le souvenir ne sut pas.M. Vagemmes Non, sans doute. Il nous faudrait le sang rpara-

    teur,comme dit Lon XIII.Mais se souvenir aussi fait du bien ! Si les Canadiens savaient donc

    regarder le pass ! Pour un homme qui na pas perdu tout sentiment, riennest terrible supporter comme la honte des belles choses souilles.

    Melle du Vair Sil vous plat : comment sobtient le sang rpara-teurqui rend la force aux nations ?

    M. Vagemmes Surtout, il me semble, par la vertu des humbles et desobscurs qui se sacrient, qui simmolent. Et si les femmes le voulaient,combien dmes tries reviendraient la vigueur et la beaut. Dans la

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    saine et douce atmosphre du foyer, tant de merveilles peuvent soprer !Que votre part me parat donc auguste et belle !

    Jamais, non jamais, on ne me fera croire que les rles clatants soienten ralit les plus grands rles. La vanit y trouve trop son compte ; elley mle trop de petitesses, trop de misres.

    Mme Dermant La vanit pntre partout.M. Vagemmes Hlas, oui ! mme chez vous, mesdames ; et cest un

    grand malheur.Jai souvent pens que, dans notre pays, la vanit des femmes est lune

    des grandes causes de la vnalit des hommes.Mme Dermant Alors le luxe nous mne tout droit lavilissement ?M. Vagemmes Oui, madame. Oui, trs certainement. Nous ne

    sommes pas un peuple riche il sen faut bien et le luxe chez nousvit beaucoup aux dpens de lindpendance, de la dignit, de lhonneur.

    Mme Dermant On ne rchit pas cela.M. Vagemmes Soit. Mais le rsultat en est-il moins fatal au caractre

    national ?Mon Dieu ! quel service les Canadiennes rendraient la patrie en re-

    venant lconomie, la modestie, la simplicit.Mme Dermant Lesprez-vous, monsieur ?M. Vagemmes Je voudrais tant lesprer. Mais, je le sais parfaite-

    ment, les dames, pour la plupart, considrent nos saines et fortes tradi-tions de famille comme des vieilleries dplaces chez les gens comme ilfaut.

    Pourtant, nos traditions domestiques sont lun des remparts de notrenationalit si menace.

    Mme Dermant Ces dames soccupent bien de cela vraiment ! Ellesont dautres soucis, et de si charmants petits mpris !

    M. Vagemmes Je suis toujours pouvant quand je constate avecquelle lgret triste et terrible, la plupart des femmes traitent les chosesles plus augustes, les questions les plus graves de lhonneur.

    Si on pouvait donc leur donner lintelligence des grandes choses, lesarracher lensorcellement de la bagatelle !

    Mais le moyen de lesprer ? Pauvres petites lles, disait Eugnie deGurin, pauvres petites lles, que vous tes mal leves !

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Mme Dermant Sachant cela, comment avez-vous le cur de tantexiger ?

    M. Vagemmes Jaurais le cur de tout exiger. Lorsque la patrie esten danger, on ne regarde ni faire couler les larmes, ni faire couler lesang.

    Avez-vous jamais song un peu tout ce quon demande, tout cequon obtient au nom de la patrie ?

    Mme Dermant Il est vrai que cest trange. Il faut que le patriotismesoit le plus gnreux, le plus fort de nos sentiments.

    M. Vagemmes Oui, mme chez vous, mesdames.Pour la patrie, la plus tendre des mres envoie ses ls mourir loin

    delle.Mme Dermant Et dire quun sentiment si puissant ne peut faire

    sacrier, dans la vie ordinaire, les rivalits, les vanits, les ressentiments !M. Vagemmes Grandeur de lhomme ! misre de lhomme !Madame, il

    faut toujours en venir l. Nous sommes des tres tranges : et le sacricedes vanits, des rivalits, des ressentiments est bien dicile, mme auxmeilleurs.

    Mme Dermant Il sut dun peu desprit chrtien pour se mettreau-dessus de ces misres.

    M. Vagemmes Lesprit chrtien sut bien des choses, madame.Mais il faut lavoir.

    Le comte de Mun a fait le serment solennel de donner les ouvriersfranais Jsus-Christ.

    Si chaque Canadienne faisait donc le mme serment lgard dessiens !

    Songez un peu ce qui arriverait. Un peuple se compose de familleset dindividus, nest-ce pas ?

    Mme Dermant Et les parties saines nont jamais fait un tout cor-rompu.

    M. Vagemmes Cest sr. Mais, grand Dieu ! que nous avons djdulcres ; et quel mal nous fait la funeste passion de briller et de paratre.Peut-on dire ce quon lui sacrie tous les jours ?

    Mme Dermant Toujours, nous pouvons dire quon vend bien deschoses, quon traque de bien des choses.

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Vous le savez comme moi et mieux que moi : pour de largent, onne rougit pas duser ses forces frapper en lair, blanchir les ngres, charbonner abominablement ce quon sait digne destime et de respect.

    M. Vagemmes Certes : ce nest pas moi qui excuserai jamaislhomme qui se vend quil le fasse pour des places, pour des honneursou pour de largent. Mais chacun doit porter sa part de responsabilit.Combien de femmes poussent leurs maris toutes les bassesses ? En est-ilbeaucoup qui songent inspirer le respect du devoir, le courage, la ert ?Qui sachent dire au besoin : Fais ce que dois, advienne que pourra.

    Melle du Vair Ctait la devise des vieux chevaliers.M. Vagemmes Le temps de la chevalerie est bien pass. Ne loubliez

    pas, mademoiselle : il y a des pentes glissantes dans le chemin de la vie,et la virilit elle-mme a parfois besoin de soutien.

    Melle du Vair Je ne laurais pas cru.M. Vagemmes Je men doute bien. Vous rvez toutes dun homme

    que vous naurez qu admirer, qu adorer, folles que vous tes !Mme Dermant Ces pauvres enfants ! lillusion a du bon.M. Vagemmes La vrit en a davantage, madame.Rassurez-vous, mademoiselle : les hommes peuvent encore faire de

    grandes choses, quand on sait les inspirer, sans trop se laisser voir.Melle du Vair Inspirer, sans se laisser voir, cest loce des anges.M. Vagemmes Cest aussi le vtre, nen dplaise aux Amricains.

    Dieu sait que je ne souhaite pas vous voir jamais sur le husting, ni auxpolls.

    Au fond, je suis pour la loi salique.Mme Dermant Cette audacieuse dclaration ne vous fera pas den-

    nemies.M. Vagemmes Merci. Vous ne tenez pas au gouvernail. Mais, avez-

    vous jamais remarqu une chose ? bord du vaisseau de ltat, il ny apas de passagers.

    Mme Dermant Nous sommes tous des manuvres ?M. Vagemmes Sans doute. Il ny a pas une crature humaine qui ne

    puisse, par consquent qui ne doive faire quelque chose pour la patrie,quand ce ne serait que par le travail sur soi-mme.

    Mme Dermant

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    Le travail sur soi-mme,Cest le fond qui manque le moins.M. Vagemmes Cest aussi un moyen infaillible daction. Le rayon-

    nement moral est une loi universelle. Et pour men tenir ce qui vousregarde, songez ce qui arriverait, si lesprit chrtien, comme un armecleste, pntrait votre vie tout entire. Cest vite fait de tout rejeter surceux qui sont au pouvoir : mais, soyez-en sre, lorsquun peuple perd desa valeur morale, le nombre des coupables est bien grand.

    Mme Dermant coutez. Vous ne me ferez pas croire que jai laconscience aussi noire quun homme dtat.

    M. Vagemmes Il nest pas ncessaire que vous croyiez cela. Mais,dites-moi, si chaque Canadienne se disait : Je veux que tous les miensfassent honneur leur foi et leur race. Sans manquer personne, jeveux rester franaise par le cur, par les coutumes et par la langue : celanassurerait-il pas plus lavenir de notre nationalit que toutes les rsolu-tions des assembles publiques passes et futures ?

    Mme Dermant Les rsolutions publiques sont de ces choses dont lesCanadiens perdent vite le souvenir.

    M. Vagemmes Hlas ! chez nous, on na gure le courage de sesopinions et de ses sentiments. Souvent aussi on les exprime bien mal. Jevous avoue que jai encore sur le cur tous ces chants de laMarseillaise.

    Melle du Vair La Marseillaise est un chant magnique.M. Vagemmes Je laccorde. Mais cest un chant qui rappelle au vif les

    horreurs de la Rvolution et les hontes de Sedan ; car, il convient de sensouvenir si triste que cela soit dire pendant que larme franaisedposait les armes, la fanfare prussienne jouait laMarseillaise.

    Nous descendons surtout des Vendens, et laMarseillaise nexprimerajamais le sentiment national.

    Mieux que personne, les jeunes lles pourraient faire entendre cela nos jeunes gens.

    Mme Dermant Il est bien dautres services que les jeunes lles pour-raient rendre leurs amoureux.

    M. Vagemmes Je ne compte pas beaucoup sur elles. Elles sont unpeu portes, il me semble, croire parfaits et admirables tous ceux quisavent dire les doux riens. Le voile de lamour est un trange voile. Il faut

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  • Si les Canadiennes le voulaient !

    une main bien forte pour le soulever un peu.Mme Dermant Le temps fait cela trs bien.M. Vagemmes Voil pourquoi il est si important de saimer comme

    il faut, cest--dire pour ce quon vaut rellement.Melle du Vair Ce qui revient saimer chrtiennement ?Mme Dermant Il ny aurait l rien derayant. Alors quil prend sa source locan divin,Le ruisseau ne saurait se changer en ravin. M. Vagemmes Je voudrais que la jeunesse comprit cela. Jaime la

    jeunesse, mme quand elle a un peu le diable au corps. Si on pouvait doncla faire slancer, avec toute son ardeur, dans lpre route du travail et dudevoir.

    Mme Dermant Il y a toujours ce terrible si.M. Vagemmes Hlas ! oui. Et que deviendra notre pays ? o iront

    sabmer les forces et les gloires du pass ? Par moments, il me semble,que nous allons une ignoble mort.

    Mais si les Canadiennes le voulaient !Melle du Vair Les Canadiens seraient le plus noble peuple de la terre.M. Vagemmes, (se levant pour partir) Oui. Aussi, pour vous rendre

    tout--fait**ce que vous devriez tre, je donnerais tout mon sang, commeune goutte deau.

    Ceci nest pas une phrase, mais une vrit et je mourrais heureux,car jaurais assur lavenir et la gloire de ma patrie.

    Celui que jai nomm M. Vagemmes se retira. Quel dommage quenous ayons t seules lentendre, dit Mme Dermant.

    Cette parole me donna lide de ce petit travail.Que nai-je pu rendre les erts, les tristesses de ce vrai Canadien, et

    lnergie et la grce de sa parole !

    n

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.