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Ouvrages de la même collection

Raymond Aron : La Révolution introuvable. — Réflexions sur les événements de Mai.

Roger Garaudy : La Liberté en sursis, Prague 1968, avec des textes de Alexandre Dubcek, Ota Sik, Radovan Richta, Frantisek Chamalik, Gustav Husak, Jiri Hajek, Edouard Goldstucker, et des extraits du programme d'action du parti communiste tché- coslovaque.

Guy Mollet : Les Chances du socialisme. — Réponse à la société industrielle.

Ota Sik : La Vérité sur l'économie tchécoslovaque. François Mitterrand : Ma part de vérité.

Étienne-Charles Dayez : La Belgique est-elle morte ? — Dossier sur la crise belge.

Edgar Faure : L'Ame du combat. — Pour un nouveau contrat social.

Alexandre Dubcek : Du printemps à l'hiver de Prague. 35 Organisations des Assises nationales : Le Livre noir des crimes

américains.

Edmond Michelet : La Querelle de la fidélité. — Peut-on être gaul- liste aujourd'hui ?

John Kenneth Galbraith : La Gauche américaine.

Eugène Descamps : Militer. Michel Debré : Une certaine idée de la France. Michel Poniatowski : Cartes sur table.

Pierre Uri : Un plan quinquennal pour une révolution.

Alain Griotteray : Si la France parlait... Jean Denis Bredin : La République de Monsieur Pompidou.

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Conduire le changement

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

L'Avenir des pays sous-développés (1954) Editions SEFI

Histoire de la Russie d'Amérique et de l'Alaska (1959) Editions Horizon de France

Talleyrand aux Etats-Unis (1967) Presses de la Cité

Les Choix de l'espoir (1970) Grasset

Cartes sur Table (1972) Fayard

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EN TOUTE LIBERTÉ COLLECTION DIRIGÉE PAR ALAIN DUHAMEL

MICHEL PONIATOWSKI

C o n d u i r e le

c h a n g e m e n t

Fayard

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© Librairie Arthème Fayard, 1975.

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Avertissement

Comme Cartes sur table, Conduire le changement est le résultat d'une série d'entretiens. Alain Duhamel — aidé par Gilles Anouilh, dont la collaboration tout au long de la préparation de ce livre a été précieuse — posait les questions à sa guise. J'y ai répondu, tout aussi librement, et mes réponses, bien sûr, n'engagent que moi. Elles sont l'expression d'une réflexion strictement personnelle qui ne reflète aucune pensée officielle ou gouvernementale. Nous avons gardé le style et le ton de ces conversations. Conduire le changement n'a donc pas la prétention d'avoir la forme d'une œuvre littéraire. Ce que la langue perd en orthodoxie, elle le regagne en spontanéité. Au lecteur d'être juge.

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Chapitre premier

L'élection présidentielle

ALAIN DUHAMEL. — Ce livre sur le pouvoir, et sur- tout sur son évolution contemporaine, n'est pas un manuel théorique rédigé par un spécialiste de droit constitutionnel. C'est l'essai d'un praticien de la vie poli- tique, qui entreprend de réfléchir sur les événements auxquels il a participé au cours de ces dernières années et d'en dégager des leçons pour l'avenir. Mais pour avoir l'occasion d'analyser le pouvoir à partir de sa pratique quotidienne, encore faut-il le conquérir — ce que vous avez fait, aux côtés de Valéry Giscard d'Estaing, le 19 mai 1974. D'où le thème de ce premier chapitre : quels mécanismes entrent en jeu lors d'une élection présidentielle et comment les utiliser pour avoir les meilleures chances de remporter la victoire ?

MICHEL PONIATOWSKI. — Le succès d'une campa- gne présidentielle de type français tient avant tout à la qualité du candidat, à sa force de conviction, au talent qu'il a de faire passer et faire comprendre son mes- sage. Les Français ont pris la mesure de la charge pré- sidentielle, de son rôle dans la vie du pays, et même dans leur vie quotidienne personnelle. Ils ont bien assi-

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milé le changement constitutionnel fondamental que représente l'élection de leur président au suffrage uni- versel. Ils ont approuvé, malgré certains partis politiques, ce changement qui leur permet un choix direct au lieu des combinaisons de couloirs et d'états-majors devenus risibles sous la IV République et aboutissant à un élu de compromis, sans pouvoir réel et sans indépendance de décision. Ils font donc leur choix avec prudence et espoir : prudence à l'égard de l'homme même, de ses aptitudes, de sa sagacité ; espoir quant à la voie qu'il incarne.

Réservée, l'opinion observe longuement avant de décider. Cette observation n'est pas le résultat de quel- ques semaines de campagne, mais du regard porté au long des ans sur l'homme politique face aux réalités qu'il a dû affronter.

L'élection présidentielle est le fruit de l'expérience. C'est pour cela que les candidats qui n'ont pas eu de responsabilités gouvernementales ont tant de mal à être crédibles.

Et sans doute est-ce bien ainsi. Le gouvernement d'un pays a revêtu en trente ans une complexité qui n'existait pas auparavant.

Son efficacité exige la connaissance technique de pro- blèmes, de rouages, de méthodes des services adminis- tratifs, que ménage seul un long apprentissage.

Il en va de même des capacités de décision et de caractère.

Pour entreprendre une campagne présidentielle, il est donc nécessaire d'avoir cette expérience et que l'opi- nion le sache.

Cette expérience ne peut d'ailleurs être que le fruit

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d'une longue réflexion et d'une constante préparation. C'est indispensable pour le candidat. C'est souhaitable

pour le gouvernement du pays dont il devient l'élu. Valéry Giscard d'Estaing a eu très tôt, je crois, une vocation politique de caractère national, comme l'avait eue de Gaulle. Quant à l'élection présidentielle, c'est après le référendum de 1962 qu'il a sans doute com- mencé à réfléchir aux problèmes posés par ce nouveau mode d'élection. Dans mes notes, j'en trouve la trace, pour la première fois, en juin 1963, soit plus de dix ans avant l'échéance de 1974.

A. D. — Quelle est alors sa situation personnelle ? M. P. — Depuis l'année précédente, succédant à

Wilfrid Baumgartner, il se trouve à la tête du ministère de l'Economie et des Finances et m'a appelé à diriger son cabinet. De mois en mois, l'inflation n'a cessé de se développer. Le retour des Français d'Algérie — les accords d'Evian datent de mars 1962 — et les mesu- res, qui n'étaient pas toutes exemptes de démagogie, réclamées par l'U.N.R. après les élections de novembre 1962 où ils avaient obtenu 256 sièges, soit plus de la majorité absolue, ont provoqué un accroissement sen- sible de la masse monétaire et une hausse des prix qui va s'accélérant. A deux reprises, au cours de l'hiver, Valéry Giscard d'Estaing demanda au général de Gaulle et à son Premier ministre, Georges Pompidou, le feu vert pour engager un plan de lutte contre l'inflation. En vain. Sous la pression d'une partie de la majorité qui dominait l'Assemblée, Georges Pompidou s'y refusa.

A. D. — Quelle est alors la force du parti de Valéry Giscard d'Estaing, les Républicains indépendants ?

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Une modeste cohorte

M. P. — Les R.I. ne constituent qu'un groupe parle- mentaire d'une trentaine de membres, issu de l'éclate- ment du Centre national des Indépendants lors du référendum d'octobre 1962 proposant l'élection du président de la République au suffrage universel. Ceux des Indépendants qui avaient pris position en faveur du « oui », et qui avaient survécu aux élections légis- latives de novembre, ainsi que quelques survivants au « non », se rassemblent alors à l'instigation de Raymond Mondon, d'Aimé Paquet, de Raymond Marcellin et — bien entendu — de Valéry Giscard d'Estaing qui anime cette modeste cohorte. A l'origine, il ne s'agit nullement d'une opération purement « giscardienne », encore moins d'une rampe de lancement pour de futures élec- tions présidentielles. « Les Républicains indépendants, écrira à l'époque Valéry Giscard d'Estaing, sont les continuateurs de la tradition libérale. Ils renouent ainsi

avec l'œuvre de ceux qui, aux côtés de Waldeck-Rous- seau, de Poincaré et de leurs continuateurs, ont fait de la stabilité de l'Etat un moyen d'action pour le pays et, de son libéralisme, une sauvegarde pour l'irrédentisme de la conscience et de la pensée. » Il a d'ailleurs fallu l'intervention de Georges Pompidou pour que ce groupe puisse se constituer, car l'U.N.R. souhaitait intégrer dans sa formation parlementaire les Indépen- dants qui avaient pris une position semblable à la sienne. Le Premier ministre, au contraire, cherchant déjà à équilibrer sa majorité en la composant de deux forces pour en être moins dépendant, arbitre en faveur de la création d'un groupe R.I.

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Il agira de nouveau ainsi en 1969 en suscitant une troisième formation, plus artificielle, le C.D.P.

Le président, pour jouer pleinement le rôle qui lui est dévolu par la Constitution, doit être indépendant des partis. G. Pompidou avait un sentiment marqué de cette prééminence présidentielle. Le renvoi de J. Chaban- Delmas, qui, par un vote de soutien du Parlement, avait cherché à lui imposer sa loi, le choix pour les grands ministères de ministres fonctionnaires ou appartenant aux partis les plus faibles de la majorité (Giscard d'Estaing aux Finances, Jobert aux Affaires étrangères, Marcellin à l'Intérieur, Fontanet à l'Education nationale, Pleven à la Justice, etc.), le jeu d'équilibre entre les for- mations, sont autant d'expressions de cette indépendance et de cette prééminence présidentielles.

A. D. — L'U.D.R. n'a-t-elle pas essayé de nouveau par la suite d'absorber les R.I. ou d'en faire tout au moins un parti vassal.

M.P. — Bien sûr, et c'était politiquement naturel de leur part. C'est pourquoi il a fallu à plusieurs reprises réagir. Par exemple, en automne 1971, j'ai été conduit à redéfinir nos relations avec l'U.D.R. dans les termes suivants :

« C'est actuellement un allié privilégié, mais ce n'est qu'un allié, c'est-à-dire que notre personnalité politique est entièrement indépendante de cette formation. Quant aux problèmes, ils tiennent précisément à notre origi- nalité. D'abord notre libéralisme politique qui nous donne une autre coloration. Nous représentons, et nous avons été élus, sur une certaine orientation politique, sur une certaine conception de l'homme et de la société. Ensuite, depuis la création des Républicains indépen-

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dants, en 1966, nous avons toujours été nettement et fermement en faveur de la construction européenne. Enfin, nous essayons d'avoir une approche moderne des problèmes. Politiquement, nous ne portons pas le poids du passé, nous sommes une formation jeune, d'origine récente.

« Notre réflexion est tournée vers l'avenir, c'est la vo- cation essentielle d'une formation politique. Cet avenir est complexe, il comporte des données entièrement nou- velles, notamment scientifiques et technologiques. Com- ment construire un Etat et une société qui seraient faits pour l'homme, alors que nous sommes menacés de l'inverse ? Voilà le véritable problème de notre temps pour l'homme politique.

« Voilà aussi pourquoi nous aborderons les prochaines élections législatives avec notre programme propre et nos candidats. Les électeurs doivent avoir un choix clair et large : il n'y a pas de droit de holding sur le corps électoral 1 »

Cette mise au point devait susciter d'assez vives réactions, mais aussi mettre un terme aux tentatives de mise sous tutelle.

A. D. — Revenons en 1963 : outre la création des R.I., Valéry Giscard d'Estaing obtient, si je vous suis bien, une satisfaction : le déclenchement de la lutte contre la hausse des prix.

M. P. — En effet, après ses mises en garde successi- ves, la dégradation monétaire avait pris une telle am- pleur que le général de Gaulle, en fin juillet 1963,

1. Interview de Michel Poniatowski publiée dans Les Infor- mations (n 1370-1371 — 16/23 août 1971).

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lui demande de préparer un plan de stabilisation dont la rigueur, soit dit en passant, aurait été bien moindre si, suivant ses conseils, il était intervenu peu de temps après les élections de novembre 1962.

A. D. — A cette époque, songe-t-il déjà à faire acte de candidature à la prochaine élection présidentielle ? Et quelle importance attribue-t-il alors au principe de l'élection du président au suffrage universel ?

M. P. — Lors du référendum sur l'élection du pré- sident de la République au suffrage universel, il a été un des rares Indépendants à se rallier immédiatement au projet, et cela pour des raisons de principe. Ce mode d'élection transformait définitivement la nature de la V République. D'un système parlementaire de notables, elle devenait un régime présidentiel populaire. Tant que le premier magistrat de la République était élu par quelques dizaines de milliers de notables, face à un Parlement directement issu du suffrage populaire, le régime parlementaire subsistait. A partir du moment où le président est désigné par l'ensemble des Français, sa légitimité est identique à celle du Parlement. En réalité, il s'agit d'une combinaison du système monar- chique et du système républicain, d'une « monarchie républicaine », comme le note Maurice Duverger.

Il est apparu très vite que l'animation, la direction, la gestion du pays, dévolues au Parlement sous la III et la IV République, appartiennent sans conteste, sous la V à l'exécutif et principalement au président de la République, dès lors qu'il est élu au suffrage universel. Le Parlement conserve seulement le pouvoir de contrôle et celui de voter les lois.

Les conséquences pour l'avenir deviennent claires.

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Le président élu serait désormais le capitaine qui don- nerait à la majorité des Français l'impression que par son caractère, sa compétence et sa connaissance des rivages de l'avenir, il saurait conduire le navire à bon port.

Mais en 1963, je ne crois vraiment pas que Valéry Giscard d'Estaing songe à faire acte de candidature à l'élection présidentielle suivante. Celle-ci se situe en effet en 1965 et il apparaît alors fort probable — mais probable seulement — que le général de Gaulle se présentera de nouveau. J'insiste sur le caractère relative- ment aléatoire de cette éventualité parce que vous vous souvenez sans doute de l'annonce tardive de la candida-

ture du Général. On s'est même longuement interrogé sur le point de savoir si Georges Pompidou ne briguerait pas lui-même cette fonction, et le Premier ministre s'est sans doute posé la question, dans l'attente d'une décla- ration d'intention du côté de l'Elysée. De la part du Général, pourtant, ce « suspense » était purement tactique.

On ne confie pas la présidence à un homme trop jeune

A. D. — Etait-il envisageable que Valéry Giscard d'Estaing saute sur la brèche en face de Georges Pom- pidou, au cas où de Gaulle ne serait pas entré en lice ?

M. P. — Absolument pas. Et lui-même n'en avait nullement l'intention. A plusieurs reprises, il m'a dit à l'époque : « Dans une élection présidentielle au suf-

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frage universel, la crédibilité du candidat, son poids personnel jouent un rôle décisif : en France, on ne confie pas le pouvoir à un homme trop jeune. » Or, en 1965, il avait trente-neuf ans... Sa réflexion sur le pouvoir présidentiel avait alors un caractère purement prospectif.

Quatre ans plus tard, lors de l'élection de 1969 — pour laquelle il a davantage balancé —, sa réaction est finalement identique : « Les Français ne confieront pas le pouvoir à un homme de quarante-trois ans. » Sans doute l'abaissement de la majorité électorale à dix-huit ans modifie-t-elle légèrement cette donnée. Mais est-ce sûr ?

A. D. — Voici donc Valéry Giscard d'Estaing cons- cient de cette mutation du régime et songeant dès 1963 à l'élection présidentielle. Comment s'y prépare-t-il ?

On pourrait penser que sa situation est inconfortable. Ministre des Finances, dans un pays où ce poste n'est pas habituellement un tremplin pour acquérir la faveur populaire, il met en œuvre un plan de stabilisation qu'il a — selon nombre d'experts — quelque mal à conclure pour relancer l'expansion. Malgré tout, il conserve la faveur du public et les sondages lui accor- dent même une cote en amélioration quasiment cons- tante. Est-ce l'effet d'une tactique mûrement réfléchie ?

Deux vraies personnalités

M. P. — Plusieurs facteurs ont joué un rôle décisif : sa personnalité, son rôle et sa fonction politique au moment de l'élection, enfin sa méthode.

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Voyons le premier. Au moment crucial, lors de l'élec- tion présidentielle de 1974, les Français ont éprouvé le sentiment qu'ils devaient faire un choix entre deux vraies personnalités qui s'étaient construites elles-mêmes avec ténacité. Nul doute que le François Mitterrand du 19 mai 1974 soit profondément différent du person- nage du même nom que nous avons connu sous la IV République ou pendant la guerre d'Algérie, et soit le fruit d'un labeur opiniâtre depuis de longues années. Il en est allé de même de Valéry Giscard d'Estaing, fort éloigné du jeune homme des années 60 qui fut secrétaire d'Etat au Budget et ministre des Finances. L'un comme l'autre se sont forgés des tempéraments axés sur la réflexion, la capacité de synthèse, la connaissance des dossiers, l'aptitude à la décision, la faculté de travailler rapidement et — bien sûr — la « présence » sur l'écran de télévision, car l'efficacité télégénique joue désormais un rôle de pre- mier plan dans la campagne présidentielle.

Tous deux ont effectué ce travail sur eux-mêmes en fonction de leur destin national possible. Je vous l'ai indiqué tout à l'heure : c'est une entreprise de longue haleine, qui ne souffre guère de relâchement. A chaque instant, lorsque surgit tel ou tel problème dans la vie politique du pays, il faut s'interroger : « Si j'étais au pouvoir, comment devrais-je résoudre cette question ? En attendant, comment expliquer et justifier mes criti- ques à l'égard du responsable actuel si j'estime qu 'il aurait dû agir autrement ? »

Vous avez souligné que le poste de ministre des Finances peut constituer un handicap pour son déten- teur — notamment à l'égard de l'opinion publique —

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s'il nourrit de plus vastes ambitions. C'est en partie vrai. En revanche, le fait d'avoir l'expérience des res- ponsabilités du pouvoir joue un rôle fondamental dans la préparation d'une élection présidentielle. On connaît de l'intérieur tous les dossiers, tous les problèmes essen- tiels qui se posent au pays, surtout lorsqu'on siège rue de Rivoli par où transitent beaucoup de décisions. Au ministère des Finances, sont évoquées les questions agri- coles, industrielles, commerciales, internationales — dans le cadre européen comme à l'échelle de la planète. L'homme qui exerce cette fonction est donc bien placé pour se préparer à une succession éventuelle.

En revanche, celui qui se trouve écarté du pouvoir est largement privé de moyens d'étude et de jugement sur le fond des problèmes. Il doit s'en remettre aux indiscrétions plus ou moins véridiques de certains fonc- tionnaires et aux informations diffusées par la presse qui a, bien souvent, une vue superficielle des dossiers essentiels.

Autre élément important : l'appartenance au gouver- nement permet de tisser des liens politiques avec des hommes qui, aux divers échelons, peuvent jouer un rôle appréciable lorsque sonne l'heure. Les trois secré- taires d'Etat au Budget auprès de Valéry Giscard d'Estaing, lorsqu'il était ministre des Finances, l'ont tous soutenu au cours de la campagne présidentielle bien qu'appartenant à l'U.D.R. Par ordre alphabétique : Jac- ques Chirac, Jean Taittinger et Henri Torre.

Ce sont des hommes très différents mais qui tous ont été sensibles à la séduction qu'exerce Valéry Giscard d'Estaing sur tous ceux qui l'approchent ou qui tra- vaillent avec lui, et qui ont été conquis par son intel-

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ligence hors du commun, son intégrité et son sens élevé de l'Etat.

A. D. — Ne négligez-vous pas un aspect moins flat- teur dans le cas du président de la République ? Une personnalité politique importante de l'U.D.R. m'a dit récemment : « Maintenant que Giscard est président, il desserre les freins dans toute une série de domaines qu'il avait bloqués du temps où il jouait les père fouettard rue de Rivoli. » De là à penser que ses précé- dentes fonctions lui servaient d'alibi pour exercer une rigueur financière d'autant plus marquée que, le moment venu, à l'Elysée, il pourrait glaner des applaudissements en faisant preuve d'une attitude libérale — même au sens dispendieux du terme —, il n'y a qu'un pas.

M. P. — Cette supposition malicieuse est injuste. Avant d'exercer ses fonctions présidentielles, Valéry Giscard d'Estaing s'est efforcé de bien faire son métier de ministre des Finances. Place Beauvau, personne ne me demande aujourd'hui de régler les problèmes agricoles ou l'approvisionnement de notre pays en énergie, mais d'épauler les collectivités locales, de lutter contre la criminalité, de veiller à l'aménagement du territoire. Nul ne lui demandait alors de jouer les ministres des Affaires étrangères, de l'Intérieur, des Affaires sociales ou de la Santé publique. Si le gouvernement estimait qu'un effort particulier devait être fait pour tel ou tel département dépensier, c'était au président de la République et à son Premier ministre d'imposer leur point de vue à leur ministre des Finances.

Celui-ci est constamment agressé par ses collègues qui cherchent à obtenir des crédits — souvent jus- tifiés — pour le secteur dont ils ont la charge. Mais

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le rôle du « Grand Argentier » est de maintenir les équilibres fondamentaux sur lesquels repose la santé économique et financière du pays. Précisément, la popularité de Valéry Giscard d'Estaing, lorsqu'il siégeait rue de Rivoli, était due à ce que l'opinion publique comprenait qu'il faisait sérieusement son métier. En outre, il a su remarquablement l'expliquer à ses conci- toyens. D'où la confiance qu'ils lui ont témoignée. Savoir et faire, et faire savoir, voilà ce que l'opinion attend de l'action ministérielle.

Même à gauche on redoute l 'aventure

A. D. — Valéry Giscard d'Estaing s'est donc construit une personnalité nationale à partir de son département ministériel. Que dire de sa méthode ?

M. P. — L'une et l'autre sont liées. En effet, lorsqu'ils ont à faire un choix collectif, les Français — quelles que soient leurs convictions personnelles — n'ont guère tendance à s'orienter vers des personnalités ou des solutions extrêmes. Ce sont des gens assez sérieux...

A. D. — ... et assez conservateurs.

M. P. — S'agissant de tempérament et non de poli- tique, cela va souvent de pair. Même chez les esprits de gauche, on redoute l'aventure pour la collectivité nationale. De nos jours, alors que nous traversons une époque troublée, difficile, souvent imprévisible, cette prudence est un garde-fou contre les sautes d'humeur que semble nous réserver le destin. L'image que Giscard a donnée de lui-même correspondait aux aspirations de la majorité des Français : celle d'un homme jeune, effi-

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cace, compétent, honnête — ce qui était très important, vu le remugle qui planait sur un certain milieu poli- tique —, à la fois modéré et apte à conduire le change- ment. Et puis son intelligence, qualité à laquelle les Français sont si sensibles, a séduit autant que son talent.

A. D. — Franchement, l'aptitude au changement ne semblait guère un de ses traits caractéristiques avant qu'il en fasse l'un des thèmes principaux de sa campagne.

M. P. — C'est ce qui vous apparaît aujourd'hui, parce que cette approche a été si fortement marquée au cours de la joute électorale et depuis lors, que par contraste elle vous semble absente pendant la période antérieure. Pourtant les profondes transformations en- treprises par Valéry Giscard d'Estaing dès son accession à la présidence n'ont pas été et ne sont pas improvisées. Elles procèdent de patientes et profondes réflexions et sont entrées ou entreront peu à peu en application.

Il est tout à fait différent d'être le troisième, ou

le second, ou d'être le premier. Accéder au premier rang, ce n'est pas avoir un peu plus de pouvoir. Ce n'est pas un changement quantitatif. C'est un change- ment qualitatif essentiel. C'est la découverte de la res- ponsabilité et de la solitude. Etre candidat à la prési- dence, c'est déjà adopter les réflexes, les attitudes, les vues d'un président. Ceux qui travaillaient avec lui savaient bien que ces problèmes d'évolution et de trans- formation de la société étaient une préoccupation constante. Même dans les petites choses. C'est ainsi que je l'ai entendu évoquer en 1969 la suppression des titres nobiliaires à l'Elysée. Quant aux questions

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importantes, rappelez-vous ses interventions devant les clubs Perspectives et Réalités, souvenez-vous de la réunion qu'il a organisée en 1972 à l'Unesco sur le thème « Economie et Société humaine » avec un groupe d'économistes, de futurologues, d'hommes de réflexion venus du monde entier — et presque tous de tendance socialiste, par-dessus le marché ! Je peux vous citer dix, vingt textes importants de lui, datant de cette époque, qui sont consacrés au changement, à la nécessité de favoriser et d'accompagner l'évolution.

A. D. — Ces morceaux de bravoure n'étaient-ils pas de pure rhétorique ? Dans le même temps, à la tête du ministère de l'Economie et des Finances, Valéry Giscard d'Estaing menait une politique budgétaire, monétaire et surtout fiscale parfaitement traditionnelle, conservatrice, nullement inspirée par l'impératif du changement.

Il n 'y a pas une technique f inancière socialiste et une technique financière conservatrice

M. P. — La France a connu une situation économi-

que très délicate depuis 1963, autrement dit immé- diatement après l'installation de Giscard rue de Rivoli. Il lui a fallu lutter contre les menaces d'inflation dues

à des chocs successifs : l'afflux des français d'Algérie et les mesures sociales mises en œuvres au début de

1963 ; la dégradation de la situation monétaire inter- nationale en 1965 ; puis, à son retour « aux affaires » en 1969, la reprise en main d'une économie française fortement perturbée par la gestion du gouvernement

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précédent. Il s'est vu contraint — comme le minis- tre des Finances actuellement, après le choc de la crise pétrolière — de mettre au premier plan de ses préoccupations la lutte contre l'inflation, l'améliora- tion de la balance commerciale, le redressement de

la balance des paiements. Il n'y a pas une manière socialiste ou une manière conservatrice de lutter contre

une telle situation. Il y a une technique que l'on peut doser de telle ou telle manière, c'est tout.

Néanmoins, il a engagé une série de changements, notamment dans le sens d'une meilleure justice fiscale,

tout en aménageant les impôts pour développer l'auto- financement et soutenir les entreprises exportatrices. Or, toutes les opérations qui touchent à la fiscalité sont des entreprises de longue haleine, difficiles à élaborer et lentes à porter leurs fruits. La « serisette », qui correspond à une approche moderne et évo- lutive de la fiscalité, fait son apparition maintenant seu- lement, alors qu'elle a été conçue bien avant la dis- parition de Georges Pompidou, lorsque Valéry Giscard d'Estaing était ministre des Finances. Et puis peut-être le plus grand changement a-t-il été apporté aux finances publiques par la création de l'assise saine et équilibrée qu'elles connaissent aujourd'hui et qui est à la mesure des exigences budgétaires du pays.

A. D. — C'est donc à partir de l'élection de Georges Pompidou, en 1969, qu'il entreprend de se donner, vis-à-vis de l'opinion publique, cette image d'homme de changement et qu'il se prépare à la campagne présidentielle ?

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Sa position sur le divorce ne date pas d 'aujour- d 'hu i

M. P. — Il lui était difficile de sortir ostensiblement

de ses fonctions de ministre des Finances pour philoso- pher ouvertement sur tous les problèmes de l'Etat. C'est pourquoi il a préféré s'exprimer dans des cénacles relativement discrets, comme celui des clubs Pers- pectives et Réalités ou d'autres du même genre. Ainsi sa position actuelle sur le divorce ne date pas d'aujour- d'hui : il m'en a parlé il y a longtemps et l'a exposée devant le groupe parlementaire des Républicains indé- pendants bien avant son élection. Il en est allé de même pour l'avortement. Peut-être vous souvenez-vous que, voici un an et demi, lorsque le Parlement a écarté un premier projet de loi sur la libéralisation de l'interrup- tion de la grossesse, Giscard était venu plaider devant son groupe parlementaire en faveur des mesures pro- posées ? Ainsi apparaissent maintenant au grand jour des transformations auxquelles il songe depuis long- temps : sur la réforme de l'entreprise actuellement en chantier, par exemple, il a exprimé des vues précises que l'on trouve dans les documents des clubs Perspec- tives et Réalités.

Tout cela procède d'un effort de réflexion poursuivi de longue date, en partie rendu public, mais auquel on n'avait pas porté assez grande attention. Ce qui passait au premier plan, à cette époque, c'était son travail au ministère des Finances et la notoriété retirée de l'exercice

efficace de ses responsabilités. Enfin, parmi ses réflexions, la mesure de la modifica-

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tion introduite par l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel et la nécessité du régime présidentiel tenaient une place importante. Tel qu'il fonctionne actuellement, notre système institutionnel donne à l'exé- cutif — et, partant, au pays — la stabilité indispensable pour mener une politique cohérente comme pour en supporter les répercussions. La durée et l'assise populaire de la présidence sont deux dimensions irremplaçables.

A. D. — Lors de la campagne du printemps dernier, Valéry Giscard d'Estaing a évoqué la possibilité de la mise en place d'un vrai régime présidentiel.

M. P. — Il n'y a pas de « vrai » régime présidentiel. Ce dernier peut revêtir plusieurs formes. Dans la décla- ration que vous évoquez, il envisageait une réforme cons- titutionnelle aboutissant à un régime présidentiel plus net. Pour l'instant, je qualifierai plutôt notre système de semi-présidentiel par rapport au système américain. La réforme que suppose le référendum de 1962 est restée à mi-chemin. Mais seul Valéry Giscard d'Estaing lui- même, avec l'expérience du pouvoir présidentiel, pour- rait vous dire les conclusions qu'il en tire ou en tirera.

A. D. — Et vous-même, personnellement, êtes-vous favorable à un renforcement des pouvoirs du président ?

M. P. — Dans le régime présidentiel du type améri- cain, le président, chef de l'exécutif, administre et gou- verne, le Parlement légifère et contrôle, la Cour suprême arbitre, interprète la loi et résout les conflits des institu- tions. Le président ne peut dissoudre le Parlement et celui-ci ne peut renverser le gouvernement du président. Chacun agit de son côté dans le cadre de ses responsa- bilités. En cas de conflit, pas de solution. En outre, le président est seul face à ses ministres directement respon-

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Ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur, président de la Fédération nationale des Républicains indépendants, Michel Poniatowski est surtout l'ami, le confident, le principal et le plus sûr lieutenant de Valéry Giscard d'Estaing.

Les Français connaissent bien ses « petites phrases », ses bouta- des, ses polémiques, ses habiletés de tacticien consommé, son ironie ! Depuis l'élection de Valéry Giscard d'Estaing, ils l'ont vu, en ministre de l'Intérieur, mener de front l'édification d'une société plus libérale et le maintien de l'autorité de l'Etat.

Mais ils savent moins que ce ministre plongé dans l'action continue à consacrer ses maigres loisirs à l'histoire et à la réflexion sur les métamorphoses nécessaires du pouvoir : persuadé qu'il est urgent d'innover dans de nombreux domaines, Michel Poniatowski pense que cela ne peut se faire qu'avec une conception renouvelée de la « conduite du changement ».

Ce livre reflète ces deux aspects jumeaux de la personnalité de Michel Poniatowski; le récit de l'élection présidentielle, de ses ressorts et de ses péripéties par l'un des principaux acteurs com- blera d'aise tous ceux qui se passionnent pour la politique, et pro- voquera sans doute quelques remous.

Mais tous ceux qui veulent aller plus loin, comprendre la méca- nique du pouvoir, comparer la théorie très personnelle de Michel Poniatowski à l'expérience, et, surtout, en tirer des leçons concrè- tes, trouveront largement ici leur pâture. Et auront sans doute, au passage, quelques surprises lorsqu'il sera question des privi- lèges sociaux, de l'Europe ou des Etats-Unis.

C'est qu'avec Michel Poniatowski la philosophie du pouvoir et la conduite de la politique, la théorie et la pratique, ne sont jamais bien loin l'une de l'autre. D'où l'originalité de cet essai qui fera réagir, pour ou contre, mais toujours vivement. Et puis, les hom- mes politiques qui osent, au faîte de la puissance, s'interroger publiquement sur la signification et la raison d'être de leur pouvoir, comme Michel Poniatowski le fait ici dans ces entretiens avec Alain Duhamel, ne sont pas si nombreux.

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