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PASSAGES CONFÉRENCE DE RICHARD SCOFFIER COLLOQUE "ENCORE L'ARCHITECTURE, ENCORE LA PHILOSOPHIE" 19-20 MARS 2015 En reprenant le concept de struction commenté plus haut par Benoît Goetz, je vais chercher à voir avec vous comment cette nouvelle méthodologie d'accès à la connaissance contamine déjà la production architecturale. Mon intervention, presque improvisée, rebondit sur celle de Benoît Goetz qui est très savamment revenu hier après-midi sur la notion de struction développée par Jean- Luc Nancy dans plusieurs de ses ouvrages en l'articulant très pertinemment avec celle d'écume inventée, elle, par Peter Sloterdijk. Un rapprochement qui fait surgir des images très prégnantes d'entassements chaotiques et donne une nouvelle vision de la pensée contemporaine moins fondée sur la construction que sur la maitrise de processus non ségrégatifs d'accumulation et de proliférationSTRUCTION Je remercie encore Benoît Goetz d'avoir donné quelques exemples d'édifices pouvant relever de cette struction. Un rapprochement qui ouvre un questionnement sur la manière dont aujourd'hui l'architecture se conçoit et se construit (ou se struit). Et, s'il le permet, je vais poursuivre. C'est mon travail de passeur. Qui, moins que d'inventer des itinéraires, consiste à rendre plus facile le franchissement des frontières entre les disciplines. Cette notion peut en effet nous aider à mieux comprendre les grands projets français qui ont fait la une de l'actualité cette année. Fondation Louis-Vuitton, Fondation Seydoux-Pathé, Musée des Confluences, Philharmonie de Paris, Tour Triangle : ces réalisations achevées, en chantier ou en cours de conception présentent de très singulières parentés. Elles ne donnent aucun indice sur leur fabrication et leur destination ; elles s'affirment comme des organisations absolument non hiérarchiques rappelant les phénomènes naturels : montagnes, canopées, nuages… Ce sont aussi des projets que la presse populaire traite, sans se risquer à un jugement esthétique, dans la rubrique scandales financiers. Déjà très chers au départ, ils ont en effet pour habitude de parvenir en cours de réalisation à doubler voire à tripler leurs budgets initiaux. Mais plus fondamentalement, ce sont des opérations qui ne s'inscrivent pas dans une économie triviale de la rétention - comme les immeubles de logement ou les équipements de proximité - mais dans une économie de la dépense somptuaire. Une économie archaïque qui persiste dans le monde d'aujourd'hui, tout en restant de moins en moins comprise et admise. Ces opérations réclament en effet des investissements financiers, politiques, intellectuels, artistiques et technologiques énormes tout en s'exonérant de nombreuses

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PASSAGES

CONFÉRENCE DE RICHARD SCOFFIER

COLLOQUE "ENCORE L'ARCHITECTURE,

ENCORE LA PHILOSOPHIE" 19-20 MARS 2015

En reprenant le concept de struction commenté plus haut par Benoît Goetz, je vais chercher à voir avec vous comment cette nouvelle méthodologie d'accès à la connaissance contamine déjà la production architecturale.

Mon intervention, presque improvisée, rebondit sur celle de Benoît Goetz qui est très savamment revenu hier après-midi sur la notion de struction développée par Jean-Luc Nancy dans plusieurs de ses ouvrages en l'articulant très pertinemment avec celle d'écume inventée, elle, par Peter Sloterdijk. Un rapprochement qui fait surgir des images très prégnantes d'entassements chaotiques et donne une nouvelle vision de la pensée contemporaine moins fondée sur la construction que sur la maitrise de processus non ségrégatifs d'accumulation et de prolifération…

STRUCTION Je remercie encore Benoît Goetz d'avoir donné quelques exemples d'édifices pouvant relever de cette struction. Un rapprochement qui ouvre un questionnement sur la manière dont aujourd'hui l'architecture se conçoit et se construit (ou se struit). Et, s'il le permet, je vais poursuivre. C'est mon travail de passeur. Qui, moins que d'inventer des itinéraires, consiste à rendre plus facile le franchissement des frontières entre les disciplines. Cette notion peut en effet nous aider à mieux comprendre les grands projets français qui ont fait la une de l'actualité cette année. Fondation Louis-Vuitton, Fondation Seydoux-Pathé, Musée des Confluences, Philharmonie de Paris, Tour Triangle : ces réalisations achevées, en chantier ou en cours de conception présentent de très singulières parentés. Elles ne donnent aucun indice sur leur fabrication et leur destination ; elles s'affirment comme des organisations absolument non hiérarchiques rappelant les phénomènes naturels : montagnes, canopées, nuages… Ce sont aussi des projets que la presse populaire traite, sans se risquer à un jugement esthétique, dans la rubrique scandales financiers. Déjà très chers au départ, ils ont en effet pour habitude de parvenir en cours de réalisation à doubler voire à tripler leurs budgets initiaux. Mais plus fondamentalement, ce sont des opérations qui ne s'inscrivent pas dans une économie triviale de la rétention - comme les immeubles de logement ou les équipements de proximité - mais dans une économie de la dépense somptuaire. Une économie archaïque qui persiste dans le monde d'aujourd'hui, tout en restant de moins en moins comprise et admise. Ces opérations réclament en effet des investissements financiers, politiques, intellectuels, artistiques et technologiques énormes tout en s'exonérant de nombreuses

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Une canopée de verre qui amplifie les frondaisons des arbres du bois de Boulogne : Frank Gehry, Fondation Louis Vuitton, 2014.

Le sol se soulève et prend possession de cette cour du XIIIe arrondissement. Renzo Piano, Fondation Seydoux-Pathé, 2014.

Une colline de métal qui nie la ville et s'adresse au territoire tout en se connectant au périphérique : Jean Nouvel, Philharmonie de Paris, 2015

Un nuage artificiel placé à la pointe de la confluence du Rhône et de la Saône. Coop Himmelb(l)au, Musée des Confluences, 2014.

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contraintes qui pèsent lourdement sur la production architecturale courante. Ce qui leur permet d'être considérées comme de véritables scènes où la société se représente elle-même. Ces grands projets ne se présentent donc pas comme des construction, mais comme des accumulations catastrophiques dont chaque élément semble refuser le préfixe "con", la préposition "avec" comme toute relation de complémentarité pour mieux préserver sa propre singularité. Leurs constitutions entretiennent, comme l'a montré Benoît, d'étroites correspondances avec les concepts de struction et d'écume. Elles renvoient aussi à l'un des textes majeurs de Jean-Luc Nancy La communauté désœuvrée (1986) décrivant la société contemporaine après Auschwitz, comme une communauté dont les membres ne partageraient plus rien entre eux si ce n'est, justement, le refus de tout partage. Elles rappellent encore un autre ouvrage du philosophe, La ville au loin, où il regardait la favela et la gated community américaines comme des proliférations métastasiques de cellules privées : des organisations compactes et denses sans l'ombre d'un espace commun ou partagé…

PYRAMIDE Pourtant s'il fallait nommer un bâtiment qui pourrait le mieux possible exprimer la notion de struction, ce serait sans hésitation la Pyramide. Pas celle transparente et arachnéenne du Louvre, mais celle opaque et mystérieuse de Khephren. Si un bâtiment n'est par excellence qu'un tas, c'est bien cette pyramide d'Egypte. Celle que Roger Caillois décrit dans Le fleuve Alphée comme un monument ayant été conçu déjà écroulé pour mieux résister aux atteintes du temps. Comme si le moment de la de-struction avait directement incubé celui de la con-struction : pour permettre un édifice ni détruit, ni construit, mais évidemment struit… Mais, outre la coexistence de la destruction et de la construction, la pyramide égyptienne est intéressante en ce qu'elle permet la coïncidence d'une autre antinomie. La masse compacte est érigée en superposant des blocs de pierre selon leur angle de talus naturel de manière à résister à toute déformation. Tandis que l'établissement des chambres mortuaires et les corridors ne correspond pas à ce mode d'érection, ils sont creusés comme des puits de mines dans ce nouveau relief. Comme si l'évidement venait, à son tour, incuber l'empilement.

LOGIQUE DU "ET" Je voudrais, avant de poursuivre, faire une parenthèse et remercier Chris Younès qui avait organisé en 2012 à l'ENSAPLV une rencontre avec Jean-Luc Nancy et Aurélien Barrau à l'occasion de la parution de leur livre, Dans quels mondes vivons-nous ? Elle avait à cette occasion insisté en introduction sur l'importance de cette pensée du "et", en opposition à celle du "ou". Une formulation élégante qui permettait de résumer efficacement à la fois la volonté de penser l'impensée de la pensée de Martin Heidegger comme l'obsession de l'oxymore chez Maurice Blanchot, dont presque chaque phrase énonce dans le même mouvement une chose et son contraire. Une réflexion qui me sert de fil conducteur aujourd'hui pour comprendre les architectures non exclusives de la struction… Où les différents registres d'opposition - commercer ou terminer, empiler ou creuser, fermer ou ouvrir… - ne trouvent pas leur résolution dans un choix ou dans un dépassement dialectique mais coexistent dans le moment même du dévoilement de l'œuvre. La pyramide est donc paradoxalement une construction et une destruction, mais

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aussi un empilement et un évidement. Elle exprime le remplacement de la logique exclusive du choix - construire "ou" détruire, empiler "ou" creuser - par la logique du non-choix, la logique inclusive du "et" : simultanément construire "et" détruire, simultanément empiler "et" creuser… Revenons aux grands projets et commençons par la Tour Triangle, cette proposition de Jacques Herzog et Pierre de Meuron pour Paris, toujours en cours de conception, et dont nous ne savons finalement peu de chose, malgré la très intéressante exposition du Pavillon de l'Arsenal cet hiver. Sa morphologie s'approche de la pyramide mais pourrait évoquer aussi un événement géographique. Semblable à une montagne qui peut prendre des formes très différentes en fonction du point de vue d'où elle est contemplée, il promet d'offrir des visions très contrastées. De surgir du périphérique comme une masse et d'apparaître, depuis le centre de Paris, comme une lame très fine à peine perceptible. Ecoutons comment les deux architectes suisses la présentent eux-mêmes. Ils l'expliquent comme un fragment de tissu urbain parisien - composé de boulevards, de places, de rues et de ruelles enchevêtrés - qui se redresserait. La coupe de cet immeuble tellurique est ainsi générée, non par sa structure constructive, mais par le pivotement du plan de Paris. Un déplacement qui implique cependant un changement de substance : les boulevards deviennent des circulations mécaniques et publiques qui traversent en diagonale de part en part l'édifice ; les îlots, des équipements ou des blocs de bureaux et de logements, tandis que les places se transforment en belvédères d'où les parisiens pourrons contempler leur ville. Ainsi l'édifice développe simultanément les images contradictoires de déploiement et de compacité, un paradoxe encore renforcé par le programme qui mixte des zones privées et des parties publiques. Autre projet tellurique : la Philharmonie de Paris de Jean Nouvel qui s'affirme comme un tas en revendiquant une certaine obscénité. Ce qui frappe d'emblé c'est le contraste avec la Cité de la Musique et le Conservatoire National, construits dans les années quatre-vingt par Christian de Portzamparc. Une architecture fragmentée et urbaine organisée autour du vaste vide pavé des anciens abattoirs pour assurer sa transformation en espace public et l'organiser comme un double seuil : entre la ville et son parc, entre la capitale et sa banlieue. La philharmonie, elle, délaisse la ville de manière ostensible pour s'articuler au territoire métropolisé qui l'a remplacé. Monolithique, elle poursuit le sol du parc de la Villette en s'offrant non comme une façade mais comme un parvis en pente d'où les utilisateurs peuvent accéder directement aux équipements troglodytes qu'elle renferme. Elle se termine par une falaise surmontée d'un rocher/enseigne en porte-à-faux qui cherche à dialoguer avec le périphérique et ses incessants flux routier. C'est un bâtiment que l'on peut gravir jusqu'à son sommet en suivant un chemin de randonné qui serpente sur ses flancs. Le promeneur est essoufflé lorsqu'il parvient sur le plateau exposé aux vents et indifféremment ouvert comme un col sur Paris et sur Pantin. Quant à la salle de concert, elle semble creusée dans cette colline artificielle.

Le chantier a pris énormément de retard peut-être à cause de la maitrise d'ouvrage ou des entreprises, plus sûrement à cause de sa complexité qui en fait quelque chose d'à part qui échappe à la simple logique constructive. Laissant alterner perceuses et violons, marteaux-piqueurs et timbales, le bâtiment n'était pas achevé le jour le son inauguration et ne le sera sans doute jamais. Et même si je comprends

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Le plan pivote à 90°pour générer la coupe de la future tour.

Pyramide ou montagne ? Jacques Herzog et Pierre de Meuron : La Tour Triangle.

Une grotte creusée dans une colline artificielle : Jean Nouvel, coupe de la Philharmonie de Paris.

Un col s'ouvrant sans hiérarchie sur Paris et Pantin.

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et soutiens la position actuelle de Jean Nouvel qui réclame avec ses avocats le pouvoir de terminer son œuvre, je pense qu'il est peut-être dans la nature même de cette œuvre hors-norme de voir les processus de ruinification intervenir avant même la fin toujours différée de sa construction. Comme si n'ayant pas de date précise de naissance, elle pourrait espérer ne jamais atteindre celle de sa disparition. Elle s'affirme ainsi comme une masse empilée et creusée, comme un parvis et un toit et comme un commencement toujours renouvelé et une fin toujours retardée…

COSMOS Après les immeubles/montagnes d'autres projets semblent chercher à investir les météores : ainsi le Musée des Confluences des viennois Coop Himmelb(l)au. Là encore un scandale financier; là encore des délais outrepassés : le projet qui a remporté le concours en 2001 vient d'être seulement inauguré en décembre 2014. Là encore des maîtres d'œuvre dépossédés à un certain moment de leur chantier… Mais plus encore que les précédentes cette opération n'a pas de forme et ne ressemble à rien. Certain me contredirons et affirmerons y voir un insecte géant, ils auront raison… et tort… parce que l'on peut y voir tout ce que l'on veut. Comme dans les nuages que Leonardo da Vinci conseillait à ses élèves de contempler afin d'y trouver les sujets de leurs futures compositions picturales : combat des Lapithes et des Centaures ou étreinte de Daphnis et de Chloé… Au même titre que l'écume, la pyramide ou le tas, le nuage peut être considéré comme une figure de la struction. Les microscopiques gouttelettes d'eau en suspension qui le composent ne sont attachées entre elles par aucun lien. Elles coexistent dans une organisation informe, c'est à dire contenant en elle l'infini de toutes les formes possibles… Là encore, pas de fenêtres, pas de murs percés, mais une continuité assez sidérante entre les parties opaques renfermant les salles d'exposition et les parties transparentes correspondant à l'atrium et aux escaliers… L'enveloppe, à la fois convexe et concave, semble interpeller les figures tardives du baroque d'Europe centrale… Elle entoure le bâtiment et se retourne à son sommet pour dessiner une trompe qui traverse le hall jusqu'au sol. Un dispositif très proche de la bouteille de Klein, ce tore paradoxal qui transcrit en volumes le ruban de Möbius dont la surface est à la fois intérieure "et" extérieure. Aucune logique structurelle : ainsi un pilier a-t-il été ajouté en catastrophe, sans même que les architectes ne soit consultés, par un bureau d'études peu scrupuleux: une adjonction intempestive qui ne vient en rien troubler la lecture de l'édifice… Pas de relation à la ville, mais un subtil dialogue avec le paysage et les infrastructures : avec les collines boisées de la Mulatière, la pointe effilée de la Confluence et les berges du Rhône comme avec le pont de l'A7. Et là encore, une relation très forte entre l'édifice et son programme. Dans ce bâtiment atypique et informe, dans cet édifice qui ne ressemble à rien et qui refuse toute institutionnalisation, sont mises en scène les croyances sur lesquelles reposent la république actuelle. Les collections permanentes affirment en effet l'égalité universelle des hommes et des femmes, la coexistence pacifique des différents ordre animaux et végétaux, le respect de la planète : un monde vidé de toute transcendance divine…

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Un équipement qui n'a pas de formes mais qui les contient toutes. Coop Himmelb(l)au, Musée des Confluences.

L'enveloppe vitrée de l'atrium, à la fois convexe et concave.

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MAISONS Quittons maintenant les grands projets qui se constituent comme des univers en soi déployant à l'intérieur d'eux-mêmes leur propre extériorité et abordons d'autres édifices d'échelles plus modestes pour comprendre que la struction architecturale n'est pas seulement une affaire de grandes dimensions. Commençons par des réalisations des portugais Manuel et Francisco Aires Mateus qui utilisent la même méthode - ériger et creuser - dans deux contextes différents : le centre de recherches de Furnas réalisé en 2010 sur l'île volcanique de Saint Miguel dans l'archipel des Açores et une maison familiale à Leiria livrée à la même époque. Le centre de recherche se présente comme un bloc de matière brute formé d'une base carrée et d'une toiture pyramidale. Cette masse sans fenêtres et uniformément recouverte de basalte est découpée par une cour anguleuse qui s'ouvre sur le lagon de Furnas. A l'intérieur, les pièces principales, véritables sculptures en négatif, sont recouvertes de bois du sol au plafond. Elles se succèdent en zigzag comme si elles avaient été creusées dans la masse à la manière des chambres mortuaires des pyramides. Tandis que les ouvertures s'établissent naturellement dans la cour aux intersections des enveloppes internes et de l'enveloppe externe… Même dispositif en plus impressionnant à Leiria où les pièces se démultiplient et prolifèrent jusqu'à investir le sous-sol autour de la maison qui, elle, prend la forme iconique d'un minuscule pavillon à deux pentes en béton blanc.

PHENOMENOLOGIE Mais certains architectes plus subtils, plus que sur l'édifice, vont travailler sur les perceptions de l'édifice. Ils vont permettre la coexistence de perceptions très différentes selon que l'on soit par exemple à l'intérieur ou à l'extérieur. La jouissance induite par cette esthétique du struire viendra du détachement éprouvé par le sujet soumis simultanément à ces sensations contradictoires qui s'imposeront avec la même intensité - sans qu'il ait à se prononcer pour l'une ou pour l'autre - et finiront par s'annuler. Premier exemple, la Vitra Haus de Jacques Herzog et Pierre de Meuron, la boutique d'un fabricant de mobilier design à Weil-Am-Rhein. De l'extérieur, elle se donne à voir comme une accumulation instable de tubes extrudés à partir de la silhouette iconique de la maison. Ces pièces paraissent jetées les unes sur les autres comme des baguettes de Mikado, alors qu'elles sont en fait solidement encastrées les unes dans les autres. Dès qu'il en franchit le seuil, le visiteur n'a pas l'impression de pénétrer dans un amas de tubes en équilibre mais d'être plongé au cœur d'un souterrain solidement enfoui dans le sol renvoyant aux antiques antiques architectures creusées de Pétra en Jordanie : l'excavation se conjuguant avec l'extrusion. Comme si ces oppositions tombaient ici, brutalement dénouées entre les chaises et les tables vendues dans cet espace commercial. Les acheteurs se sentant simultanément en sécurité dans un terrier et projetés dans un paysage. On pourrait dire que toute construction contient en elle-même l'appel de la struction à laquelle elle n'a pas osé répondre : la tentation d'une accumulation infinie d'éléments contradictoires plutôt qu'une organisation exclusive recherchant désespérément l'unité. C'est ce que l'on peut facilement appréhender quand on se promène dans la Villa Savoye réalisée en 1931 par Le Corbusier à Poissy. Même s'il n'y pas a priori de construction plus hiérarchisée que cette épure emblématique de la modernité, il

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Une architecture à la fois érigée et creusée : Manuel et Francisco Aeres Mateus Centre de recherche de Furnas dans les Açores, 2010.

Extrusion et excavation : Jacques Herzog et Pierre de Meuron, Vitrahaus, 2010.

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reste cependant possible d'y déceler une velléité de struction dans la forme organique du mur du solarium qui vient contaminer le plan carré et la trame des pilotis… Mais nous n'allons pas nous attarder, cette maison n'est citée que pour en présenter une autre beaucoup plus intéressante de notre point vue : la Wall House II de John Hejduk. Une architecture de papier, dessinée en 1973 et vaguement destinée au Connecticut, qui a été miraculeusement ressuscitée d'entre les calques et pour être érigée en 2001 au bord d'un lac dans la banlieue de Groningue en Hollande, peu après la mort de son auteur. Elle peut être appréhendée comme une réflexion théorique élaborée à partir du langage corbuséen. On pourrait y retrouver la plupart des éléments constitutifs de la Villa de Le Corbusier. Mais son organisation retourne comme un gant celle de son modèle ce qui transforme la nature de ses composants. Ainsi la façade libre renonce à entourer les espaces intérieurs pour les couper en deux comme un mur de Berlin qui porterait à bout de bras les chambres projetées vers le lac pour d'où elles s'exposent comme des sculptures. C'est une maison qui peut sembler centrifuge quant on la perçoit de l'extérieur mais que l'on ressent comme violement centripète dès que l'on emprunte son escalier et que l'on traverse son couloir. Une impression poussée à son paroxysme quand on pénètre dans les chambres flottant dans le paysage qui savent se présenter comme de véritables grottes. Dans un plaisir à la limite de la souffrance, le visiteur se sent à la fois enfermé et exposé. Prisonnier des espaces organiques dont les fenêtres cadrent inexorablement de maigres vues sur l'extérieur - le sol, le lac, jamais le ciel - alors qu'il se sait délocalisé, déporté hors du mur de l'habitation.

STUIRE Pour terminer, je vais vous montrer un exercice que j'ai proposé en 2012 à mes étudiants de troisième année de l'Ecole d'Architecture de Versailles. Ils devaient mettre en place un protocole de projet leur permettant de stuire au lieu de construire et concevoir trois opérations totalement distinctes : des logements à Paris, localisés en bordure du canal de l'Ourcq et de la voie du chemin de fer de ceinture ; une maison en forêt et une chaise. Les réponses que je vais vous montrer ont cherché à concilier deux modes de projection totalement antinomiques et que nous avons déjà analysés : l'extrusion et l'excavation. Elles permettent de lancer des pistes afin de repenser l'installation humaine en raisonnant plus en termes d'écume et d'entassement d'espaces fermés et monadologiques, qu'en termes de transparence et d'ouverture. La première proposition est issue d'une double opération. L'une consistant à empiler des strates les unes sur les autres, en fonction des programmes : des planchers, des lits de briques ou des tasseaux de bois. L'autre, de creuser ces strates de cônes volcaniques correspondant aux espaces majeurs de chaque projet : cours, pièces ou siège… L'ensemble des logements s'organise ainsi comme une enfilade de cours circulaires autour desquelles viennent se creuser les cellules. Tandis que la maison se compose d'une suite de pièces rondes pourvues de niches dans lesquelles les différents équipements viennent se glisser comme dans des étuis: machine à laver, piano, lit, douche. Refusant les murs et les cloisons pour mieux revenir sur le plan libre infini de la No-Stop City d'Archizoom (1969), la seconde proposition repose sur l'accumulation de plateaux épais. Ces planchers se donnent comme des sols pouvant être creusés : d'un côté, d'amphithéâtres et de piscines ; de l'autre, de voûtes et de coupoles. Des creusements à l'échelle d'une habitation (séjour, salle de bain) ou de l'ensemble de

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Toute construction contient enfouie au fond d'elle-même la possibilité de la struction : Le Corbusier, Villa Savoye, 1931.

Un dedans déporté au dehors : John Hejduk, Wall House 2, 1973/2001.

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Projets d'étudiants de Richard Scoffier, de l'Ecole d'Architecture de Versailles

Intérieur et extérieur.

Sol et planchers.

Dense et dilaté.

Unité et multiplicité.

Extrudé et excavé.

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l'opération (théâtre, salle de sport…). Ils donnent l'image d'un espace neutre çà et là qualifiés d'intenses polarités. La même méthode est ensuite systématiquement appliquée à la maison et à la chaise. Autre alternative à la partition spatiale composée de murs et de cloisons, la troisième proposition détermine des ambiances à l'aide de fines colonnes porteuses. Groupées aléatoirement en bosquets ou déterminant des clairière, elles permettent de repenser l'habitation collective et individuelle termes de milieux denses ou dilatés. Enfin, la dernière proposition présente des masses compactes dans lesquelles sont partiellement immergés des vides en suspension. Ces espaces communs ou collectifs aux formes archétypiques s'articulent entre eux de manière à composer l'équivalent d'un plan de Nolli pensé dans les trois dimensions de l'espace. Les grand projets que nous avons analysés et qui peuvent paraître parfois déroutants semblent cependant ouvrir la voie à une architecture autre dans laquelle les contradictions tomberaient d'elles-mêmes. Comme si dans le monstrueux, le cancéreux, se trouvaient les germes de l'architecture de demain. Une architecture simultanément construite et détruire, intérieure et extérieure, extrudée et excavée… Une architecture déliée, dénouée, qui n'appellerait plus la violence de l'exclusion, ni l'épée d'Alexandre.

Richard Scoffier, Paris le 5 juillet 2015