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La Vie des Idées - mai 2005 9 Confucius, les libéraux et le Parti Le renouveau du confucianisme politique Le confucianisme fait retour sur la scène politique chinoise. Témoin l’intérêt crois- sant porté à la « culture traditionnelle » par l’ensemble des courants politiques, des libéraux jusqu’au Parti communiste. On peut y voir un mouvement « nativiste » né en réaction à la mondialisation, ou une entreprise de revitalisation morale adressée à une société en mutation rapide : dans les deux cas, le confucianisme tente de s’impo- ser comme une solution pour renouveler les formes de légitimité du politique. , , .. , , JI Zhe L e renouveau du conservatisme culturel a sans doute été le phénomène le plus remarquable de la vie intellectuelle chinoise en 2004. Tous les observateurs le confirment, même si leurs conclusions ne se fondent pas toujours sur les mêmes faits. Au mois d’août 2004, le politologue et économiste Qiufeng constatait ainsi que le conservatisme avait Chine Recensés : Jiang Qing, Zhengzhi ruxue: dangdai ruxue de zhuanxiang, tezhi yu fazhan (Confucianisme politique: la réorienta- tion, les caractères et le développement du confucianisme contem- porain), Pékin, Sanlian shudian, 2003. Jiang Qing, Shengming xinyang yu wangdao zhengzhi – rujia wen- hua de xiandai jiazhi (La foi vécue et la politi- que de Wangdao : les valeurs modernes de la culture confucéenne), Taipei, Yangzhengtang, 2004. Kang Xiaoguang, « Renzheng : quanwei zhuyi guojia de hefaxing lilun » (Renzheng : une théo- rie de la légitimité de l’Etat autoritaire), Zhanlue yu guanli, n° 2, 2004, Pékin.

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La Vie des Idées - mai 2005 9

Confucius, les libérauxet le PartiLe renouveau du confucianismepolitique

Le confucianisme fait retour sur la scènepolitique chinoise. Témoin l’intérêt crois-sant porté à la « culture traditionnelle » parl’ensemble des courants politiques, deslibéraux jusqu’au Parti communiste. Onpeut y voir un mouvement « nativiste » néen réaction à la mondialisation, ou uneentreprise de revitalisation morale adresséeà une société en mutation rapide : dans lesdeux cas, le confucianisme tente de s’impo-ser comme une solution pour renouveler lesformes de légitimité du politique.

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JI Zhe

Le renouveau du conservatisme culturel a sansdoute été le phénomène le plus remarquablede la vie intellectuelle chinoise en 2004. Tousles observateurs le confirment, même si leurs

conclusions ne se fondent pas toujours sur les mêmesfaits. Au mois d’août 2004, le politologue et économisteQiufeng constatait ainsi que le conservatisme avait

Chine

Recensés :

Jiang Qing, Zhengzhiruxue: dangdai ruxuede zhuanxiang, tezhi yufazhan (Confucianismepolitique: la réorienta-tion, les caractères et ledéveloppement duconfucianisme contem-porain), Pékin, Sanlianshudian, 2003.

Jiang Qing, Shengmingxinyang yu wangdaozhengzhi – rujia wen-hua de xiandai jiazhi(La foi vécue et la politi-que de Wangdao : lesvaleurs modernes de laculture confucéenne),Taipei, Yangzhengtang,2004.

Kang Xiaoguang, « Renzheng : quanweizhuyi guojia dehefaxing lilun »(Renzheng : une théo-rie de la légitimité del’Etat autoritaire),Zhanlue yu guanli, n° 2, 2004, Pékin.

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« refait surface1 ». Quelques mois plus tard, l’historienZhu Xueqin, connu pour ses positions libérales, obser-vait que « le courant de la culture traditionnelle fait desvagues2 ». Dans le même esprit, le 20 janvier 2005, l’heb-domadaire shanghaïen Waitan huabao consacrait unnuméro spécial à l’essor du conservatisme culturel3.Enfin, un article du philosophe Chen Bisheng publié surCentury China 4, l’un des sites Internet les plus fréquen-tés par les intellectuels chinois, notait que « le conserva-tisme culturel relève la tête ».De quel conservatisme et de quel renouveau s’agit-il ? Ay regarder de plus près, il s’avère que, sous les étiquettesvagues de « conservatisme culturel » et de « culture tra-ditionnelle », c’est du confucianisme qu’il est question. Lavraie nouveauté du débat chinois consiste précisémentdans le retour du confucianisme parmi les courants depensée politiques.

Deux théories de la légitimité Un des acteurs clef de ce renouveau est Jiang Qing, l’au-teur de Confucianisme politique 5 paru en 2003. Croyantpratiquant et promoteur fervent du confucianisme dansla vie publique, Jiang est souvent considéré comme unfondamentaliste dans le champ confucéen contempo-rain. Né en 1953, Jiang était à l’origine professeur dedroit. Après sa retraite en 2001, il crée l’institut privé« Maison Yangming » (Yangming jingshe) au « champde dragon » (Longchang) dans la province de Guizhou,un haut lieu du confucianisme où Wang Yangming(1472-1529), l’un des fondateurs du néo-confucianisme6,enseigna et parvint à l’illumination. Dans le Confucianismepolitique, Jiang distingue les courants spirituel et politi-que comme deux lignées au sein de la tradition confu-céenne : le premier fut développé par le « néo-confucia-nisme contemporain7 » et notamment par MouZongsan8 (1909-1995), qui voulait fonder un système

1 Qiufeng, « Baoshouzhuyi fuchu shuimian »,Xinwen zhoukan(Actualité hebdomadaire),le 2 août 2004, Pékin.2 Zhu Xueqin, « 2004 :Chuantong wenhuasichao jiqi bolan »,Nanfang zhoumo (Week-end du Sud), le 30 décem-bre 2004.3 Waitan huabao, le 20janvier 2005, n° 114,Shanghai.4 www.cc.org.cn/newcc/browwenzhang.php?arti-cleid=2808 5 Confucianisme politi-que : la réorientation, lescaractères et le dévelop-pement du confucianismecontemporain, Pékin,Sanlian shudian, 2003.6 Mouvement du renou-veau confucianiste quidébuta au XIe et durajusqu’au XVIIe siècle.Pendant cette période, enréaction à l'expansion dubouddhisme, des penseurscomme Zhu Xi (1130-1200) ou Wang Yangmingdéveloppèrent notam-ment l'aspect métaphysi-que du confucianisme.7 Mouvement intellectueldu début du XXe siècle,aspirant à moderniser laChine à partir d’un renou-vellement de la penséeconfucéenne.8 Représentant du « néo-confucianisme contempo-rain » (cf. note 7).

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démocratique de style occidental sur la notion confu-céenne de vertu personnelle. En bon représentant dusecond courant, Jiang réfute cette idéecomme irréalisable. D’après lui, c’est uni-quement en s’appuyant sur les idées poli-tiques contenues dans la tradition confu-céenne, et en reconstruisant des institu-tions fondées sur ces idées, que lesChinois pourront retrouver la voie dubien commun : une voie proprement chi-noise, supérieure à celle de la démocratielibérale occidentale. Tel est le programmedu confucianiste politique contemporain.

Au cœur de ce programme se trouve une théorie de lalégitimité politique fondée sur la notion de Wangdao(« Voie royale » ou « Voie du pouvoir politique du bien »).Dans la perspective confucéenne, la légitimité du pouvoirpolitique repose sur trois sources : le Ciel, représentantla transcendance suprême et la nature divine ; la Terre,symbolisant la légitimité procurée par l’histoire et la cul-ture locale ; et l’Homme, exprimant la légitimité que pro-cure la volonté du peuple. L’art de gouverner consiste àmaintenir l’équilibre entre ces trois principes de légiti-mité, la prédominance d’un seul conduisant inévitable-ment à un régime troublé. D’après Jiang, la démocratiemoderne repose exclusivement sur le troisième principe,la souveraineté du peuple. L’absence de légitimité morale(Ciel) explique selon lui pourquoi, dans ce type derégime, les désirs et les intérêts des hommes entrent sisouvent en conflit avec l’intérêt commun. Et la légitimitéhistorique et culturelle locale (Terre) explique pourquoi ladémocratie est si difficile à exporter en dehors del’Occident9.

Dès sa parution, le Confucianisme politique de JiangQing a fait l’objet de vives critiques. Selon HuangYingquan10, philosophe à l’Université normale capitale

9 Jiang Qing, Shengmingxinyang yu wangdaozhengzhi – rujia wenhuade xiandai jiazhi (La foivécue et la politique deWangdao : les valeursmodernes de la cultureconfucéenne), Taipei,Yangzhengtang, décembre2004, voir en particulierles chapitres X-XIII.10 Huang Yingquan,« Zhengzhi ruxue hai-neng fuxing ma ? » (Leconfucianisme politiquepeut-il renaître ?),Yuangdao (La recherchede la Voie), vol. 9,Zhengzhuou, Daxiangchubanshe, 2004.

SELON JIANG, C'EST ENS'APPUYANT SUR LES IDÉESPOLITIQUES CONFUCÉENNESQUE LES CHINOIS RETROUVE-RONT LA VOIE DU BIENCOMMUN : UNE VOIEPROPREMENT CHINOISE, SUPÉRIEURE À LA DÉMOCRATIELIBÉRALE OCCIDENTALE.

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de Pékin, cette vision du confucianisme ne serait pas enprise avec la réalité chinoise d’aujourd’hui. Huang recon-naît la distinction entre confucianisme spirituel et confu-cianisme politique ; or, la véritable tradition politiqueconfucéenne est beaucoup plus complexe que ne le

pense Jiang. D’autre part, la société chinoisea évolué bien au-delà des stéréotypes main-tenus par Jiang, qui confondrait la Chineactuelle avec la Chine antique. Un autre spé-cialiste reconnu du confucianisme, LiuDongchao11, apprécie quant à lui la façondont Jiang critique les « dogmes de lamodernité » que seraient la liberté, l’égalité

et la démocratie. Il s’oppose en revanche à sa lecture del’histoire politique confucéenne, trop complaisante àl’égard de l’ancien régime. Jiang exagèrerait aussi la spé-cificité de la culture chinoise, si bien qu’il ne percevrait nila validité des valeurs modernes, ni la possibilité de lesdévelopper dans le contexte chinois.

Le débat fut enrichi par l’intervention de KangXiaoguang, chercheur au Centre d’études sur la Chine del’Académie des Sciences, l’autre représentant majeur duconfucianisme politique. Kang développe sa proprethéorie de la légitimité en s’appuyant sur une autre notionconfucéenne : le Renzheng ou « gouvernement humain »,dérivé du « Ren » qui signifie « aimer les autres » etconstitue la première des vertus confucéennes. Dans l’in-terprétation qu’en donne Kang12, le Renzheng devientune sorte de gouvernement autoritaire légitimé par la« bonté » des gouvernants, autrement dit un pouvoirpaternaliste entre les mains d’une élite « au service » dupeuple. Si la pensée de Jiang semble surtout animée parla nostalgie du passé, Kang s’adresse explicitement auParti communiste en lui proposant une solution confu-céenne à la crise de légitimité qui obsède ses cadres. Dansun contexte où l’idéologie marxiste est déjà marginaliséeet où le Parti refuse d’entamer les réformes démocrati-

11 « Qisimiaoxiang defugu zhuyi » (L’archaïsmeplein de pensées étran-ges), Bolan qunshu(Riches lectures), n° 8,2004, Pékin.12 Kang Xiaoguang, « Renzheng : quanweizhuyi guojia de hefaxinglilun » (Renzheng : unethéorie de la légitimité del’Etat autoritaire),Zhanlue yu guanli(Stratégie et gestion), n° 2, 2004, Pékin.

KANG S’ADRESSEEXPLICITEMENT AU PARTI

COMMUNISTE EN PROPOSANTUNE SOLUTION CONFUCÉENNEÀ LA CRISE DE LÉGITIMITÉ QUI

OBSÈDE SES CADRES.

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ques, la seule voie qui reste au gouvernement pourasseoir sa légitimité consiste dans une gestion efficace etl’entretien de la croissance économique. Or, la seulecroissance ne peut fournir un fondement stable à la légi-timité politique, d’autant que sa pérennité est incertaine.Selon Kang, ce rôle pourrait être rempli par le confucia-nisme et sa théorie de la légitimité. Dans la théorie fon-dée sur le Renzheng, c’est moins la source du pouvoir quicompte que la façon dont le gouvernement utilise cepouvoir et les motivations personnelles des hommespolitiques.

Les idées de Kang ont rencontré elles aussi un accueilcritique auprès des spécialistes du confucianisme. PourLiu Dongchao13, déjà évoqué, cette pensée essentielle-ment anti-moderne n’a rien à proposer à une Chine quidoit faire face à la mondialisation. Du reste, personne nepeut garantir les bonnes intentions des élites politiques ;l’histoire enseigne au contraire que les hommes politi-ques ne sont pas toujours dignes de confiance.

Le débat serait sans doute resté limité à un cercle res-treint de philosophes et de spécialistes du confucianisme,si d’autres écrits de Jiang n’étaient venus alimenter lapolémique. En mai 2004, l’auteur du Confucianisme poli-tique publiait les Textes classiques de la culture chinoisedestinés à l'éducation élémentaire 14, c’est-à-dire auxenfants de trois à douze ans. Ce manuel scolaire en douzevolumes a été publié par le « Mouvement pour la lecturedes classiques chez les enfants », créé en 1994 par le phi-losophe taiwanais Wang Caigui dans le but de promou-voir la culture chinoise traditionnelle. A en croire les chif-fres avancés par les militants de ce mouvement, environquatre millions d’enfants en Chine continentale et àTaiwan seraient d’ores et déjà concernés pas cette initia-tive. Jiang présente les textes sélectionnés comme desclassiques de base : on ne saurait prétendre être chinoissans les connaître15. C’est ainsi qu’il espère renouer avec

13 Liu Dongchao,www.confucius2000.com/scholar/slddzgysxtjs-jykxgxssq.htm, juin2004.14 Jiang Qing (dir.),Zhongguo wenhua jing-dian jichu jiaoyusongben, Pékin, Gaodengjiaoyu chubanshe, 2004.15 Cf. Jiang Qing,Shengming xinyang yuwangdao zhengzhi, chapi-tre VIII ; préface àZhongguo wenhua jingdian jichu jiaoyu songben ; « Meiyou jing-dian jiaoyu, shui shi youwenhua yiyi de zhongguo-ren ? » (Sans formationaux classiques, qui est chinois au sens culturel ?),entretien avec Jiang Qing,réalisé par Lu Yuegang,Zhongguo qingnian bao(Quotidien de la jeunessechinoise), le 12 juin 2004,Pékin.

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la transmission des valeurs traditionnelles rompue auXXe siècle et réparer les effets désastreux du « mouve-ment du 4 mai 1919 »16 qui, en destituant les classiquesconfucéens au nom de la « science » et de la « démocra-tie », avait entamé le déclin moral des Chinois. La pro-motion de la lecture des classiques auprès des enfantsinaugurera de nouvelles « Lumières chinoises » et per-mettra aux Chinois de se réapproprier leur propre cul-ture : la Chine redeviendra ainsi une nation de Junzi(« gentilshommes confucéens »). Tel est le message.

Divisions au sein des libérauxAussi bien la parution du manuel scolaire que le discoursqui l’a accompagnée ont attiré l’attention des intellec-tuels. La controverse qui suivit dans les journaux et surles sites Internet17 fut lancée par un article du Nanfangzhoumo 18, un hebdomadaire très lu par les intellectuelschinois. Son auteur, Xue Yong, doctorant de l’Universitéde Yale aux Etats-Unis, y qualifie d’« obscurantiste » laposition de Jiang et fustige l’idée d’obliger les enfants àapprendre par cœur des textes anciens qui leur sontincompréhensibles et inutiles.

Cette attaque reprend les arguments des libéraux qui,dans le paysage chinois contemporain (voir encadré p. 15),sont les plus favorables à l’ouverture culturelle et à l’in-troduction de la pensée occidentale en Chine. Pourtant,c’est précisément chez les libéraux que l’article de Xue aprovoqué le plus de débat. Le débat sur le confucianismepolitique indique à cet égard un changement d’attitudepotentiellement lourd de conséquences. Si les penseurslibéraux ont désapprouvé l’idée d’imposer les classiquesconfucéens par la voie d’une nouvelle politique de l’édu-cation, certains d’entre eux se sont en même temps dis-tanciés de la critique livrée par Xue, et ont pris fait etcause pour le conservatisme culturel. Un bon exemple enest Qiufeng, promoteur de la théorie de F. von Hayek,

16 Le 4 mai 1919, lesétudiants et intellec-tuels chinois manifestè-rent dans plusieursgrandes villes pourprotester contre letraité de Versailles, quiavait cédé au Japon lesterritoires chinoisoccupés jusqu’ici par lesAllemands. Au-delà deces demandes territo-riales, ce mouvementcherchait à faire sortirla Chine de la crise parune transformationculturelle qui ne pou-vait que remettre encause la traditionconfucéenne.17 A part Nanfangzhoumo, il y avaitNanfang dushi bao(Journal des citadins duSud ), Dongfang zao-bao (Le matin oriental),Zhonghua dushu bao(Lecture des Chinois ),Hebei ribao (Quotidiende la province duHebei), www.blog-china.com,http://forum.cc.org.cn/, etc.18 Xue Yong,« Zouxiang mengmeide wenhua baoshouzhuyi » (Le conserva-tisme culturel pourl’ignorance), Nanfangzhoumo, le 8 août2004.19 « Xiandaihua waiyixia de mengmei zhuyi» (L’obscurantisme quis’habille de l’idée de lamodernisation),Nanfang dushi bao,le 13 juillet 2004 ;« Weishenme bunengdujing ?» (Pourquoi nepas lire les classiques ?),Nanfang zhoumo,le 22 juillet 2004.

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qui consacra deux articles à la défense des idées prônéespar Jiang19. Il s’oppose à ceux qui souhaiteraientconstruire une société nouvelle sans prendre en compteles traditions, et refuse de traiter la culture traditionnelle

Trois courants politiques chinois

Si le Parti communiste continue à monopoliser le pouvoirpolitique, il tolère néanmoins un certain pluralisme desopinions, y compris dans le débat public, à condition tou-tefois que ces opinions ne le mettent pas ouvertement encause. Depuis les années 1990, le milieu intellectuel chi-nois s’est progressivement différencié selon l’orientationpolitique ; au risque de simplifier à outrance, on peutparler de trois courants qui, sans avoir une représentationpolitique à proprement parler, alimentent le débat et per-mettent de se repérer dans le paysage idéologique chi-nois : la nouvelle gauche, le libéralisme et le (néo-)conservatisme. La nouvelle gauche rassemble les intellec-tuels critiques à l’égard de l’économie du marché et qui,sans pour autant adhérer à l’idéologie communiste offi-cielle ni approuver la politique menée par l’Etat, renouentavec le thème de la justice sociale et plaident pour uninterventionnisme d’Etat comme moyen de réduire lesinégalités. Pour les libéraux, la démocratie, la liberté indi-viduelle et les droits de l’homme doivent être les princi-pes conducteurs de toute réforme. Ce terme désigne éga-lement les économistes qui plaident pour l’introductiond’une véritable économie du marché. Quant aux conser-vateurs, c’est un groupe hétéroclite où l’on retrouve plu-sieurs positions : sur le plan politique, il est devenu com-mun de désigner comme « néo-conservateurs » les intel-lectuels qui croient qu’un régime autoritaire est le plus àmême d’assurer la « transition » vers la démocratie. Surle plan culturel, les conservateurs remettent en valeur la« tradition chinoise » dans laquelle ils voient la solutionaux problèmes actuels.

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comme si elle ne servait qu’à asservir l’esprit. Il estimpossible, rétorque-t-il, de moderniser sans s’appuyersur les traditions qui existent dans cette société. Avis par-tagé par d’autres intellectuels liés au courant libéral, parexemple le politologue Liu Haibo20 ou le jeune écrivainWang Yi21.

Pourtant, cette adhésion au conservatisme culturel ne faitpas l’unanimité chez les penseurs libéraux. Le philosopheYuan Weishi22 réaffirme par exemple que certains élé-ments de la culture chinoise constituent un obstacle audéveloppement de la société. D’après lui, il faut enseignerla culture chinoise comme un héritage parmi d’autres, enaccordant notamment une place à la pensée héritéed’Aristote et de Socrate, afin que les Chinois deviennentdes « citoyens du monde ». Le « Mouvement pour la lec-ture des classiques confucéens » représente à ses yeuxune sorte de nationalisme qui vise moins à former descitoyens modernes que des croyants conservateurs. Allantdans le même sens, Li Zehou23, philosophe de l’Académiedes sciences sociales de Chine, rappelle que l’éthiquevalorisée dans les classiques du confucianisme est liée àune époque autocratique où le système politique étaitfortement hiérarchique et le système juridique très loinde l’idéal de l’égalité devant la loi. Un enseignementfondé exclusivement sur cet héritage et dépourvu d’espritcritique ne ferait qu’inculquer aux élèves une morale de laservilité.

Comme l’a observé Cheng Qing24, ce débat est révéla-teur des recompositions idéologiques en cours en Chinecontemporaine : le confucianisme politique fait ressortirles diverses façons dont les intellectuels analysent lasituation actuelle et l’avenir politique de leur pays. Laquestion de la culture traditionnelle fait surtout apparaî-tre les clivages au sein des libéraux, où certains ne se per-çoivent plus comme adversaires des conservateurs, etrejettent le progressisme historique au profit de la « tra-

20 Liu Haibo,« Mengmei de jiaoyulinian yu chuantongguan » (L’idée incultesur l’éducation et la tra-dition), Nanfangzhoumo, le 22 juillet2004.21 Wang Yi, « Dujingyu wenhua baoshou »(La lecture des classi-ques et le conserva-tisme culturel), Xinwenzhoukan, le 26 août2004.22 Yuan Weishi,« Zhonguoren xu wei rujia wenhua xun-zang ? » (Les Chinoissont-ils obligés desacrifier leur vie à laculture confucéenne ?),Waitan huabao, le 20janvier 2005, n° 114.Cf. Liu Weiming,« Guanyu dangdai zhi-shifenzi dujing zhi biande shuli » (Résumé dudébat des intellectuelscontemporains sur lalecture des classiques),Nanfang dushi bao, le19 octobre 2004.23 Laoniu, « Qimeng,buyao mengqi » (Leslumières, mais pasl’ignorance), Waitanhuabao, le 20 janvier2005, n° 114.24 Cheng Qing,« Dujing yundong yuzhengzhi baoshouzhuyi » (Le mouve-ment de la lecture desclassiques et le conser-vatisme politique),Tianya (L’extrémité duciel), n° 1, 2005,Haikou.

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dition » tout en continuant à prôner des valeurs libérales.

Vers une réconciliation ?Fin 2004, le débat sur le confucianisme politique a connuun nouvel épisode à l’occasion d’un colloque organisépour le dixième anniversaire des AnnalesYuandao (« La recherche de la Voie »)25,une publication dirigée par Chen Ming,chercheur à l’Institut d’études religieuses del’Académie des sciences sociales. Commel’indique le thème du colloque – « Une tra-dition commune : le confucianisme vu parla nouvelle gauche, les libéraux et lesconservateurs » –, il s’agit d’une premièretentative pour intégrer les différents courants politiquesau sein d’une « tradition chinoise » réinventée. Le collo-que rassemblait quarante chercheurs venus d’horizonsdivers, parmi lesquels on retrouvait les protagonistes dudébat sur le confucianisme politique, ainsi que les journa-listes de quinze revues et journaux26.

Presque tous les chercheurs rassemblés s’accordaientpour dire que le confucianisme politique devait être inter-prété en fonction des exigences du présent. Et chacunsemblait trouver son compte en proposant l’interpréta-tion qui lui semblait la bonne. Pour un critique duconservatisme culturel comme Xianyan par exemple, larenaissance du confucianisme va au-delà d’une recherched’identité nationale : l’idée d’un « gouvernement de labonté », notamment, peut être mise au service d’unenouvelle critique sociale. Pour un représentant de la nou-velle gauche comme Han Deqiang, le confucianisme per-met d’appréhender les conséquences inquiétantes dulibéralisme économique, et de retrouver l’orientation surle bien commun qui a caractérisé la Chine depuis des siè-cles. Pour un libéral comme Qiufeng, enfin, le confucia-nisme permet de « traduire » les concepts politiques

25 La traduction officielledu titre de cette revue est« In search of the spiritof the Chinese culture ».26 Pour des informationsprécises sur ce colloque,http://handrew.net/ydbbs/list.asp?boardid=2&page=1

CERTAINS LIBÉRAUX NE SEPERÇOIVENT PLUS COMMEADVERSAIRES DES CONSERVA-TEURS ET REJETTENT LEPROGRESSISME HISTORIQUE AUPROFIT DE LA « TRADITION »

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occidentaux, et notamment le concept d’Etat de droit,dans un langage accessible au peuple chinois.

Pour la plupart des participants du colloque, le confucia-nisme apparaît comme un capital spirituel indispensable,dont la Chine a besoin au moment où elle se lance dansune compétition internationale de plus en plus féroce.Car, comme le disait Kang Xiaoguang dans un langageplus ouvertement nationaliste, la culture est indissocia-blement liée aux intérêts économiques et politiques de lanation. Dans le même esprit, Chen Ming moquait les pré-tentions universalistes inhérentes à la modernité occiden-tale : même si la Chine se démocratisait, affirmait-il, lesrelations internationales resteraient dominées par lesconflits géopolitiques. Si la Chine veut protéger son inté-rêt national, elle a besoin d’une tradition qui assure sacohésion nationale.

Aussi étrange que cela puisse paraître, le mariage duconservatisme culturel et du libéralisme politique n’estpas nouveau. Les néo-confucianistes contemporains,comme Xu Fuguan (1903-1982), exilé à Taiwan aprèsl949, affichent souvent une attitude positive à l’égard dela démocratie. Aussi en Chine continentale, les libéraux etles confucianistes s’intéressent-ils de plus en plus les unsaux autres27. Côté libéral, le politologue et démocrateconvaincu Du Gangjian a mené des recherches remettanten valeur la signification sociale de la tradition confu-céenne. Dans le même esprit, Qiufeng, Fan Yafeng ouLiu Haibo essaient d’élaborer une théorie constitution-nelle conforme aux valeurs traditionnelles28. Du côté despenseurs confucéens, on s’accommode souvent du libé-ralisme, même si ce n’est pas le cas de Jiang Qing. Parexemple Deng Xiaojun, professeur de littérature chinoiseà l’Universalité normale capitale, veut « compléter » leconfucianisme en y introduisant la notion de droits del’homme29.

27 Cf. Wang Sirui et HeJiadong, « Minzhu zaizhongguo de bentuziyuan » (Les ressourcesindigènes chinoises de ladémocratie),Bolanqunshu, n° 10,2004, Pékin.28 « Fajue xianzhengzhuanxing de gudianziyuan » (Découvrir lesressources classiquespour la transformationvers un gouvernementconstitutionnel), conver-sation de Chen Ming, FanYafeng, Liu Haibo,Qiufeng, www.sinolibe-ral.net/zhongdao/zhaongdao20040403.htm29 Deng Xiaojun, Rujiasixiang yu minzhusixiang de luoji jiehe(L’union logique duconfucianisme et de ladémocratie), Chengdu,Sichuan renmin chu-banshe, 1995.30 Wang Yi, « Dujing bei-hou de baoshou zhuyi heyuanjiaozhi » (Le conser-vatisme et le fondamenta-lisme derrière la lecturedes classiques), Shuwu(Maison des livres), n° 10,2004, Changsha.

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Tous les libéraux ne sont cependant pas optimistes quantaux possibilités de rapprochement avec les conservateursconfucianistes. Comme le note Wang Yi30, tandis que leslibéraux considèrent le confucianisme comme une tradi-tion morale parmi d’autres, les fondamentalistes confu-cianistes veulent monopoliser les domaines de la politi-que et de la culture. Un autre penseur libéral, Zhou Feng,rappelle que le confucianisme politique ne reconnaît pasle droit de l’individu de choisir ses propre valeurs. Leslibéraux favorables au confucianisme se retrouvent face àun dilemme : ou bien ils rejettent le concept d’autono-mie individuelle – autrement dit le noyau dur du libéra-lisme –, ou bien ils refusent la primauté de la définitiontraditionnelle du bien – condition préalable du conserva-tisme confucianiste31.

Le destin incertain du confucianismeAu-delà du débat actuel, le renouveau du confucianismepolitique est révélateur d’importantes transformationssociologiques. Le confucianisme peut être considérécomme une sorte de mouvement « nativiste » et sonrenouveau comme une réaction à la mondialisation, ouencore comme une forme de revitalisation morale résul-tant des mécontentements causés par l’anomie d’unesociété en mutation rapide. Quoi qu’il en soit, du pointde vue du confucianisme lui-même, ce mouvement derenaissance implique sa reconstruction institutionnelle.

Traditionnellement, le confucianisme était un système à lafois religieux, politique et scolaire, et une partie naturelledu régime impérial : une religion d’Etat où l’empereur etles bureaucrates jouaient le rôle des prêtres. En principe,tous les fonctionnaires de l’empire devaient avoir unesolide formation confucéenne, et cette collusion avec lepouvoir procura au confucianisme un statut privilégiépendant des siècles. Mais après la chute de l’empire, il est

30 Zhou Feng, « Ziyouzhuyi zhishifenzi heyiyonghu dujing yundong »(Pourquoi les intellectuelslibéraux sont pour lemouvement de la lecturedes classiques),www.cc.org.cn/newcc/browwenzhang.php?arti-cleid=220431 Yu Yingshi, Xiandairuxue lun (Essais sur leconfucianisme moderne),Shanghai, Shanghai ren-min chubanshe, 1998.32 Cf. Gan Chunsong,Zhiduhua rujia jiqi jieti(Le confucianisme institu-tionnel et son effondre-ment), Pékin, Zhongguorenmin daxue chubanshe,2003.

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Confucius, les libéraux et le Parti

devenu « une âme sans corps »32 : tandis que les autresgrandes religions – le bouddhisme et le taoïsme – ont sus’accommoder de la modernité chinoise du XXe siècle, lasituation du confucianisme est devenue critique.

Les années 1980 ont vu à cet égard le début d’une réha-bilitation, marquée surtout par l’essor des recherchesscientifiques consacrées à la tradition confucéenne33.Dans une certaine mesure, la dimension scolaire duconfucianisme survit à l’intérieur du système universi-taire moderne. Mais, réduit au rang d’objet d’études phi-losophiques et historiques, le confucianisme a perdu savaleur sacrée et normative. Et il semble peu probablequ’il puisse retrouver son ancien statut au sein du sys-tème universitaire moderne.

C’est pourquoi, pour les acteurs du renouveau confucia-niste, la politique n’est pas simplement un nouvel espaceoù déployer leurs discours, mais l’opportunité de retrou-ver une présence institutionnelle. C’est bien là l’enjeu deleur théorie de la légitimité. Dans la conception politiquede Jiang Qing, par exemple, la légitimité divine doit êtrereprésentée par un sénat composé de confucianistessélectionnés soit par concours, soit sur recommandation.Kang Xiaoguang, quant à lui, propose ouvertement derenforcer le sentiment national des Chinois en rétablis-sant le confucianisme comme religion d’Etat34.

Reste qu’à présent, la nouvelle théorie politique confu-céenne n’est qu’une doctrine qui cherche son application.Son avenir dépend du jeu entre conservatisme, libéra-lisme, socialisme et nationalisme, ainsi que des rapportsqu’il parviendra à nouer avec un pouvoir politique deplus en plus préoccupé par la mondialisation. Si l’année2004 marque une nouvelle visibilité du confucianisme,son destin politique reste largement imprévisible.

33 Pour un résumé del’histoire des études surle confucianisme enChine depuis lesannées 1980, MouZhongjian, « Daludangdai ruxue xunli »(Le paysage contempo-rain des études confu-céennes en Chinecontinentale),Yuandao, vol. 2, 1995.34 Kang Xiaoguang,« Wenhua minzu zhuyisuixiang » (Idées dunationalisme culturel),Zhanlue yu guanli,n° 2, 2003.