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CONTRE-POUVOIRS ET DÉMOCRATISATION : UNE ÉTUDE COMPARATIVE DU RÔLE DES SYNDICATS ET DES ASSOCIATIONS DANS QUATRE PAYS (ALGÉRIE, BOSNIE-HERZÉGOVINE, MEXIQUE, ROUMANIE) ________ Catherine DELHOUME (coordinatrice) Robert DUPLESSIS Florence DUVIEUSART Belkacem MEZIDI avec la participation de Maxime HAUBERT

CONTRE-POUVOIRS ET DÉMOCRATISATION : UNE ÉTUDE …plutôt système politique dans lequel l’ensemble des membres de la collectivité, dans la diversité de leurs caractéristiques,

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CONTRE-POUVOIRS ET DÉMOCRATISATION :

UNE ÉTUDE COMPARATIVE DU RÔLEDES SYNDICATS ET DES ASSOCIATIONS DANS QUATRE PAYS(ALGÉRIE, BOSNIE-HERZÉGOVINE, MEXIQUE, ROUMANIE)

________

Catherine DELHOUME (coordinatrice)Robert DUPLESSIS

Florence DUVIEUSARTBelkacem MEZIDI

avec la participation de Maxime HAUBERT

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AVANT-PROPOS_______________

Catherine Delhoume, Robert Duplessis, Florence Duvieusart et Belkacem Mezidipréparent tous quatre sous ma direction des diplômes de troisième cycle en sociologie(Doctorat ou Diplôme des Hautes Etudes et Recherches Spécialisées) sur le rôle desorganisations sociales et des mouvements sociaux dans les mutations que connaissentactuellement les pays postcoloniaux et postcommunistes. En raison de la convergence de leursthèmes d’investigation et de leurs axes d’analyse, je les ai engagés à constituer un petit groupede recherche dans le cadre duquel ils pourraient sur un point précis - le rôle des syndicats etdes associations dans l’ouverture démocratique – confronter leurs problématiques, échangerleurs réflexions et développer une étude comparative.

J’ai plaisir à souligner ici l’enthousiasme avec lequel ils ont accueilli cette suggestion,ainsi que la richesse de leur travail en commun. Il s’agit de la première expérience d’uneopération collective de recherche réalisée par des étudiants de l’IEDES, et on ne peut que lesen féliciter. Je voudrais par ailleurs remercier Catherine Delhoume pour avoir assuré lacoordination de ce texte de recherche, et donc pris aussi une part importante dans la rédactionde son introduction et de sa conclusion.

Maxime Haubert

Professeur de sociologieUniversité Paris 1

Adresses électroniques des auteurs :

Catherine Delhoume : [email protected] Duplessis : [email protected] Duvieusart: [email protected] Haubert : [email protected] Mezidi : [email protected]

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos………………………………………………………………………………….2

I.- INTRODUCTION…………………………………………………………………….…...4

1°) Démocratisation et contre-pouvoirs : analyse théorique et choix conceptuels…….4A/ Démocratie et démocratisation………………………………………………...4B/ Pouvoirs, contre-pouvoirs et société civile…………………………………….6

2°) Problématique et méthodologie de l’étude comparative…………………………...9

II.- CONTEXTE HISTORIQUE ET PROCESSUS DE DÉMOCRATISATION………12

1°) Mexique : l’ouverture politique et la fin de l’Etat-parti……………………….…...122°) Algérie : le difficile accouchement de la démocratie……………………………....153°) Bosnie-Herzégovine : reconstruction après un conflit et transition de

régime politique…………………………………………………………….…....174°) Roumanie : un changement politique hésitant au sortir du communisme ou

la difficulté d’imposer la libéralisation à une population lassée d’attendre……...20

III.- LES SYNDICATS ET LES ASSOCIATIONS DANS L’OUVERTUREPOLITIQUE ET LA CONSOLIDATION DE LA DÉMOCRATIE…………….....25

1°) Mexique……………………………………………………………………….…….25A/ Les syndicats de travailleurs, entre l’Etat et le marché…………………….…25B/ Les associations, en essor avec la libéralisation progressive de la société……28C/ Le mouvement néo-zapatiste, un acteur de la démocratisation ?……………..32

2°) Algérie………………………………………………………………………………35A/ Les syndicats de travailleurs, de l’encadrement à la contestation…………….35B/ Les associations, face à un espace d’action très limité…………………….….37C/ Le mouvement berbère et la revendication démocratique…………………….40

3°) Bosnie-Herzégovine……………………………………………………...…………42A/ Les syndicats, reflets d’une économie affaiblie, divisée géographiquement

et en phase de transition……………………………………………………42B/ Les associations, une éclosion soudaine sous l’impulsion de la communauté

internationale………………………………………………………………434°) Roumanie………………………………………………………………………...…46

A/ Les syndicats de travailleurs, un contre-pouvoir qui s’affirme, mais quiest handicapé par sa politisation………………………………………...…46

B/ Les associations, un développement prometteur mais en partie artificiel….…48

IV.- LES CONTRE-POUVOIRS ET LES FRONTIÈRES DU POLITIQUE…………..51

1°) Une action encore limitée en faveur de la démocratisation……………………..….512°) Des organisations encore insuffisamment constituées en contre-pouvoirs…………543°) Un environnement économique et international défavorable……………………....57

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………..60

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I. - INTRODUCTION

Depuis une trentaine d’années, on assiste à la généralisation à l’échelle mondiale desprocessus de démocratisation des systèmes politiques. C’est ce que le politologue nord-américain Samuel Huntington a, dans un livre célèbre, caractérisé comme la « troisièmevague » de démocratisation1 : amorcée en Europe du Sud (Portugal, Grèce, Espagne), elles’est amplifiée à la fin des années quatre-vingt avec l’écroulement de l’Union Soviétique etdes régimes communistes d’Europe Centrale et Orientale et avec l’ouverture d’un grandnombre de régimes autoritaires dans les pays dits « du Sud ». Si bien que le modèle dedémocratie des pays occidentaux paraît s’imposer comme une norme universelle, véhiculée àla fois par les institutions internationales et par les puissances dominantes.

A travers l’analyse du rôle de certains contre-pouvoirs (syndicats et associations), nousnous interrogeons ici sur l’état des processus de démocratisation dans deux pays endéveloppement (Algérie et Mexique) et deux pays postcommunistes (Bosnie-Herzégovine etRoumanie).

Précisons tout d’abord le cadre théorique dans lequel se situe cette étude, laproblématique retenue et la méthodologie utilisée.

1°) Démocratisation et contre-pouvoirs : analyse théorique et choix conceptuels

A/ Démocratie et démocratisation

Il n’est évidemment pas question, dans le cadre de ce texte, de revenir sur lesdifférentes théories de la démocratie et de la démocratisation. Quelques points de repère sonttoutefois indispensables.

On tiendra d’abord pour acquise une définition de la démocratie en tant que régime ouplutôt système politique dans lequel l’ensemble des membres de la collectivité, dans ladiversité de leurs caractéristiques, de leurs valeurs et de leurs projets, ont en principe desdroits égaux de participer directement ou indirectement à la gestion des affaires publiques,que ce soit dans le cadre des différentes institutions prévues à cet effet ou plus généralementdans l’exercice de différentes activités sociales. Cela suppose notamment :

- qu’ils aient le droit d’intervenir librement dans l’espace public pour proposer, défendreet discuter des projets politiques (liberté d’opinion, de réunion et d’association) ;

- qu’ils aient le droit de choisir librement entre des projets politiques concurrents et,corrélativement, de choisir librement les gouvernants, lesquels sont responsables devant euxet uniquement devant eux (principe de souveraineté populaire).

Selon que l’accent est mis sur tel ou tel aspect, la définition de la démocratie peutévidemment varier de façon assez importante. Il faut notamment souligner l’opposition entreune position strictement libérale, insistant sur la défense des droits des individus par rapport à

1 S. P. Huntington, The Third Wave. Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University ofOklahoma Press, 1991. Les deux premières “vagues” concerneraient respectivement les périodes 1828-1926 et1943-1962.

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l’Etat, et une conception républicaine ou jacobine, dans laquelle le citoyen tend à se fondredans le peuple souverain2.

S’agissant de la démocratisation, elle a d’abord été étudiée en tant que phénomène dedéveloppement politique, relevant de la modernisation des sociétés et donc plus ou moinsdéterminé par le développement économique et par la formation d’une culture donnant laprimauté à l’individu (ainsi que le fait la culture chrétienne et plus particulièrementprotestante).

Ces conceptions fortement ethnocentriques ont été récusées par les théoriciensmarxistes qui, en ce qui concerne les pays capitalistes centraux, ont associé la démocratie aupouvoir de la bourgeoisie (ce qui rejoint d’une certaine façon les théories de la modernisation)et, en ce qui concerne les pays dépendants, ont analysé les régimes dictatoriaux ou autoritairesen tant qu’instruments de l’exploitation par les centres de pouvoir du système capitaliste.

Si la démocratie et la démocratisation ont été pendant longtemps relativement négligéespar les sciences sociales, la « troisième vague » a donné lieu à un nombre extrêmementimportant de travaux, particulièrement aux U.S.A.. Ces travaux portent sur les facteurs et lesmodalités de la transition d’un régime totalitaire ou autoritaire à un régime démocratique etsur la consolidation de la démocratie, entendue comme l’enracinement de celle-ci dans lesinstitutions, ainsi que dans les valeurs et pratiques de l’ensemble de la population. Ces travauxtendent à se constituer en sous-discipline séparée3 et peuvent être regroupés en deux grandescatégories selon qu’ils soulignent plutôt le rôle des structures ou celui des acteurs.

Dans la première catégorie, on trouve tout d’abord beaucoup de travaux qui reprennentet actualisent les théories de la modernisation, en établissant des corrélations – sinon desrelations causales – entre la démocratie et un certain nombre de variables associées audéveloppement, qu’il s’agisse du niveau de revenu, d’éducation ou d’urbanisation, del’autonomisation des individus ou de la différenciation des sphères politique, économique etculturelle, de l’importance des classes moyennes ou de la structuration de la « société civile »,ou bien encore du renforcement des contraintes internationales. C’est des mêmes présupposésque relèvent les théories ou discours actuellement hégémoniques sur la liaison étroite entre lalibéralisation politique, la libéralisation économique et la « bonne gouvernance ». Onremarquera que, si les différents facteurs cités peuvent indubitablement exercer une influence,trop d’exemples contraires montrent l’impossibilité de fonder sur eux une théorie générale etcohérente de la démocratisation4. Tous ces écrits demeurent marqués par un biais téléologique

2 Sur cette opposition, cf. notamment Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994.3 Les « études de la démocratisation » (democratisation studies). On peut parler aussi de « transitologie », voirede « consolidologie ». Le plus souvent, l’étude de la transition incorpore celle de la consolidation, mais on peutles distinguer si l’on définit strictement la transition comme le changement de régime politique (ou de« procédures » politiques). Pour la présentation des débats sur la transition et la consolidation, nous renvoyons lelecteur français à deux recueils récents, le numéro spécial de la Revue française de science politique coordonnépar Michel Dobry (« Les transitions démocratiques. Regards sur l’état de la ‘transitologie’ », vol. 50, n°4-5,août-octobre 2000, qui porte essentiellement sur les pays postcommunistes, et l’ouvrage dirigé par ChristopheJaffrelot (Démocraties d’ailleurs, Paris, Karthala, 2000), qui concerne principalement les pays du Sud. Enanglais, un des ouvrages classiques est celui de G. O'Donnell, Ph. Schmitter et L. Whitehead, eds., Transitionfrom the Authoritarian Rule, 4 vol. , Baltimore, John Hopkins University Press, 1986.4 Il est significatif à ce propos qu’aucun des spécialistes concernés n’ait prévu la chute des régimes communistesen Europe Centrale et Orientale. Le plus fameux d’entre eux, Samuel Huntington, affirmait même encore en1984 que « la probabilité d’un développement démocratique en Europe de l’Est est virtuellement nulle » (cité parS. U. Larsen, « Challenges to Democratic Theory », in S. U. Larsen, ed., The Challenges of Theories onDemocracy. Elaborations over New Trends in Transitology, New York, Boulder, 2000, p. 448).

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et par une forte tendance à l’ethnocentrisme, les modèles politiques occidentaux étantconsidérés en quelque sorte à la fois comme la mesure et comme l’aboutissement de ladémocratisation.

Un autre courant, qui s’est développé surtout à propos des pays postcommunistes,analyse au contraire les transitions à la démocratie comme des processus particuliers à chaquepays, déterminés en grande partie par leur histoire. Les transformations actuelles des régimespolitiques se font dans le cadre de structures qui ont été façonnées par des événements parfoistrès lointains. Ces événements ou « conjonctures critiques »5 ont défini des trajectoires etdélimité des chemins ou sentiers (d’où le nom ce « path dependence » attribué à ce courant)que doivent emprunter les acteurs de la transition.

La seconde catégorie de travaux, centrée sur les acteurs des transitions plutôt que sur lesstructures, comprend elle-même deux courants principaux, portant respectivement sur lastratégie des élites et sur les mouvements sociaux. Dans le premier cas, la démocratisation estanalysée comme le résultat d’un calcul rationnel d’élites qui finissent par se convaincrequ’elle présente pour elles plus d’avantages que d’inconvénients, soit parce que l’équilibredes forces entre les camps en présence empêche l’un d’eux de s’imposer de façon décisive,soit parce qu’un régime autoritaire n’est plus nécessaire pour asseoir leur domination, soitencore parce que l’ouverture politique permet de calmer les oppositions.

Quant aux travaux sur le rôle des mouvements sociaux, ils sont encore relativement peunombreux. Ils tendent à souligner leur ambivalence, leur influence sur la démocratisationpouvant être selon le cas positive, négative ou neutre. C’est ainsi qu’il a souvent été remarquéque le « peuple » était loin d’être toujours favorable à la démocratie, entendue commegouvernement par le peuple. Mais, d’un autre côté, il est généralement admis que ladémocratie est condamnée à dépérir si une part croissante des citoyens s’en désintéressent eten définitive ne sont pas prêts à se mobiliser pour la défendre.

La typologie esquissée ci-dessus des travaux sur la démocratisation est sans douteabusivement schématique, et de nombreuses analyses se situent plutôt à l’intersection descourants mentionnés. Les analyses centrées sur le rôle des acteurs, en particulier, peuventrejoindre celles qui soulignent l’importance des trajectoires historiques, dans la mesure où lesstructures héritées du passé (et donc des acteurs des événements fondateurs antérieurs)peuvent laisser une marge de liberté relativement importante aux acteurs actuels destransitions politiques.

C’est cette perspective que nous adoptons dans ce travail. Les processus dedémocratisation dans les pays considérés seront donc considérés comme des processusd’ouverture politique dont les issues restent incertaines et dépendent de l’évolution danschacun d’eux des rapports de pouvoir.

B / Pouvoir, contre-pouvoirs et société civile

Aucune analyse de la démocratie et de la démocratisation ne peut se dispenser deprendre le plus grand compte des rapports de pouvoir dans la société considérée, et on ne peutque regretter qu’une telle analyse soit absente d’un très grand nombre de travaux. Tout

5 Cf. R. B. Collier, D. Collier, Shaping the Political Arena: Critical Junctures, the Labor Movement and RegimeDynamics in Latin America, Princeton, Princeton University Press, 1991.

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système politique exprime en effet un certain état des rapports de pouvoir, et il en est demême des systèmes démocratiques.

L’étude de ces pouvoirs peut se faire à deux niveaux : - celui des rapports de pouvoir entre les différentes catégories sociales à l’échelle de la

collectivité, ainsi que de la façon dont ces rapports se traduisent dans le système politique ; - et celui des rapports entre l’Etat et les gouvernants, d’une part, et les différentes

catégories de citoyens, d’autre part.

Le premier niveau d’analyse est extrêmement important, mais il déborde de très loin lecadre de notre étude et nous n’y ferons donc référence que lorsque cela paraîtra indispensable.

S’agissant du deuxième point, il est évident que la démocratie implique que l’Etat etles gouvernants n’exercent pas leur domination sur la société, mais soient au contraire soumisà la souveraineté populaire. Dans tout système démocratique, le pouvoir des citoyens est dedeux ordres, intimement liés :

- le pouvoir de déterminer l’organisation de l’Etat, de choisir et de renvoyer lesgouvernants et de fixer l’orientation de leur action : ce pouvoir s’exerce dans le cadre de ceque l’on appelle la société politique ou le système politique (au sens restreint des institutionspolitiques et des organisations qui concourent à leur fonctionnement) ;

- et le pouvoir de réaliser des activités sociales de façon autonome par rapport à l’Etatet aux gouvernants, c’est-à-dire aussi de s’opposer au besoin à eux s’ils excèdent leursprérogatives : ce pouvoir s’exerce dans le cadre de ce qu’on a coutume d’appeler la « sociétécivile ».

Nous n’aurons pas pour notre part recours à la notion de « société civile ». En effet, sielle peut être intéressante du point de vue de la philosophie politique, elle est dépourvue depouvoir heuristique du point de vue de l’analyse sociologique et son utilisation peut mêmecomporter certains dangers6. On remarquera tout d’abord qu’il s’agit d’un concept dont ladéfinition est pratiquement impossible : et peut-être d’ailleurs est-ce cette impossibilité mêmequi fait son succès, car il peut être utilisé par une infinité d’acteurs dans une infinité de sens,chacun de ces acteurs se sentant en outre gratifié par son utilisation. S’il s’agit de désignertout ce qui se trouve en dehors de l’Etat et du marché, on ne voit pas bien ce qui fait l’unité decet ensemble et par conséquent l’utilité du concept correspondant ; par ailleurs, les limitesentre ces trois sphères sont pour le moins imprécises et souvent inexistantes, et c’est encoreplus le cas dans le type de pays que nous étudions. S’il s’agit au contraire de désignercertaines organisations privées qui poursuivent des objectifs d’intérêt général, autant appelerces organisations par leurs noms, en évitant de les confondre avec l’ensemble de la société oude supposer qu’elles la représentent.

Mais c’est là précisément qu’apparaît le danger d’utiliser la notion de « sociétécivile ». Il y a en effet une forte tendance, dans une optique cette fois normative plus quedescriptive, à personnifier la « société civile » et à l’ériger en une sorte d’entité rédemptrice,parée de toutes les vertus que l’on dénie à l’Etat et au système politique. En tant que telle, elleaurait un rôle fondamental à jouer dans les processus de démocratisation, que ce soit encombattant les vices de l’Etat et du système politique et leurs tentatives de subordonner lescitoyens ou en se substituant à eux dans la mesure du possible, c’est-à-dire en instaurant une

6 M. Haubert, « L'idéologie de la société civile », in M. Haubert et P.-P. Rey, coord., Les sociétés civiles face aumarché. Le changement social dans le monde postcolonial, Paris, Karthala, 2000, pp. 13-86.

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véritable démocratie participative dans le cadre de laquelle les groupes de base prendraient encharge directement la gestion de leurs problèmes.

Quelle que soit la justesse de ces aspirations, il faut observer que les discours actuelssur la « société civile » occultent généralement :

- la nature des « organisations de la société civile », notamment en ce qui concerne lecaractère démocratique de leur fonctionnement et leur légitimité sociale (les plus grandesmasses de la population n’en sont-elles pas totalement exclues ?) ;

- la nature de la « société civile » elle-même, et notamment les contradictions qui latraversent et les relations de domination qui la structurent ;

- et la nature des relations entre la « société civile », le marché, l’Etat et le systèmepolitique, et notamment leurs relations d’interpénétration et d’instrumentalisation.

Ces remarques s’appliquent plus spécialement à la conception néolibérale de la« société civile », conception qui est actuellement hégémonique, notamment dans les travauxdes organisations internationales et les actions concernant la démocratisation dans les pays« du Sud » et de « de l’Est ». Dans cette conception, ou plus exactement idéologie, inspiréepar le puritanisme anglo-saxon, la « société civile » se voit attribuer d’une part des fonctionsde contrôle de la « bonne gouvernance », et d’autre part des fonctions sociales dont sontprivés des Etats réduits à leurs fonctions régaliennes. Ce dernier point est particulièrementimportant, puisque c’est à la « société civile que l’on demande de prendre en chargel’essentiel des coûts sociaux de la libéralisation économique (si bien qu’à la limite elle n’estqu’une sorte de service ambulancier des programmes d’ajustement structurel). Si elle a unrôle à jouer dans l’avancement de la démocratie, ce n’est que d’une « démocratie de marché »,où les relations entre les intervenants seraient régies par l’égalité des conditions et leconsensus sur les orientations fondamentales. La dimension conflictuelle et proprementpolitique des rapports sociaux est ainsi évacuée. Or, il s’agit à notre sens d’une dimension àtous égards essentielle dans l’analyse de la démocratie et de la démocratisation : unfonctionnement de la « société civile » qui se ferait en rupture avec le système politique seraiten effet contraire à la démocratie, dans la mesure où celle-ci suppose que les demandessociales se traduisent au niveau politique ; et, par ailleurs, l’essence même de la démocratieest de reposer sur le conflit ou, si l’on préfère, d’être un mode de gestion des conflits.

Plutôt que la notion peu heuristique, normative et même idéologique de « sociétécivile », nous préférons donc utiliser le concept de contre-pouvoirs. Il nous paraît en effetmieux à même de situer l’analyse des processus de démocratisation dans le cadre des rapportssociaux réels. Certes, la notion de contre-pouvoirs est relativement extensive, puisqu’il y a descontre-pouvoirs à toutes les échelles de la société : tout pouvoir appelle d’une certaine façondes contre-pouvoirs. Nous centrerons cependant ici l’analyse sur les relations entre le pouvoird’Etat et les forces sociales qui ont potentiellement la capacité de le contre-balancer, c’est-à-dire, en se constituant en contre-pouvoirs, de le limiter et de l’orienter en fonction de leursintérêts ou de leurs valeurs. La démocratie peut être aussi caractérisée comme un équilibre despouvoirs, ou des pouvoirs et des contre-pouvoirs.

Sans doute est-il important de souligner que nous ne préjugeons ni de la constitutioneffective des forces sociales considérées en contre-pouvoirs à l’échelle de l’Etat, ni de leursvertus démocratiques, ni de leur autonomie par rapport à l’Etat. C’est au contraire précisémentl’objet de notre étude que d’analyser dans quelle mesure ces forces sociales se constituent ouont la capacité de se constituer en contre-pouvoirs, dans quelle mesure leur action contribue àla démocratisation de l’Etat, du système politique et plus généralement de la société, et dansquelle mesure cette action se réalise de façon autonome.

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Il faut préciser à ce sujet que, lorsque nous analysons la constitution des forcessociales considérées en contre-pouvoirs, nous ne préjugeons pas non plus du fait que cescontre-pouvoirs se situent nécessairement en dehors de l’Etat et du système politique. C’est làévidemment une condition favorable sinon nécessaire à leur autonomie, mais ce n’est pas unecondition suffisante. Et par ailleurs, dans les régimes autoritaires et même totalitaires, descontre-pouvoirs plus ou moins importants peuvent déjà se manifester à l’intérieur même del’Etat et du système politique. Les pays que nous étudions, qu’ils soient postcommunistes oupostcoloniaux, se caractérisent en effet par une forte prégnance de réseaux clientélistes oucorporatistes mis en œuvre par l’Etat, mais qui peuvent cependant disposer par rapport à luid’une certaine autonomie : un des problèmes essentiels de la démocratisation est justement desavoir dans quelle mesure celle-ci peut s’accroître.

Ces sociétés en « transition vers la démocratie » sont aussi des sociétés quiconnaissent d’importantes mutations dans d’autres domaines, des sociétés en perted’équilibre et souvent en crise. Ces processus s’accompagnent d’une « fluidité du politique »7,du fait que la légitimité des institutions, et plus généralement du système politique et de sonfonctionnement, se trouve mise en question. Les processus de démocratisation sont doncintrinsèquement des luttes pour la recomposition des pouvoirs et la légitimation de nouvellesnormes. C’est à notre sens un des principaux intérêts de la notion de contre-pouvoirs que defaciliter l’analyse de ces dynamiques sociopolitiques.

2°) Problématique et méthodologie de l’étude comparative

Les quatre pays étudiés ici (Algérie, Bosnie-Herzégovine, Mexique et Roumanie) ont encommun d’être des pays où la transition politique est relativement récente (une quinzained’années tout au plus) et surtout où elle se réalise de façon plus ou moins simultanée à uneimportante transition économique.

Il s’agit en effet de pays où l’Etat jouait jusque dans les années quatre-vingt un rôleessentiel dans l’économie. Cela est évident pour les pays qui étaient alors sous régimecommuniste, malgré des différences non négligeables entre la Roumanie et la Yougoslavie, unpays où l’action de l’Etat était tempérée dans une certaine mesure par le systèmed’autogestion et surtout par l’existence d’un secteur privé déjà relativement important. Quantà l’Algérie et au Mexique, on remarquera que l’intervention de l’Etat dans l’économie y étaitbeaucoup plus forte que dans la plupart des pays « en développement », ce qui était dû enpartie au volume de la rente pétrolière mais allait par ailleurs de pair avec l’orientationsocialisante du discours des dirigeants ; ici aussi, cependant, il ne faut pas sous-estimer lesdifférences entre les deux pays, le secteur public étant proportionnellement beaucoup plusétendu en Algérie qu’au Mexique.

Quoi qu’il en soit, la forte emprise de l’Etat sur l’économie était corrélative de sadomination sur la société, c’est-à-dire du caractère totalitaire du pouvoir d’Etat, dans le cas dela Roumanie et de la Yougoslavie, ou, dans celui de l’Algérie et du Mexique, de sonintervention autoritaire non seulement dans le domaine politique, mais plus largement dans

7 Par fluidité politique, on entend la désectorisation conjoncturelle de l'espace social, c'est-à-dire une moindreprégnance des frontières entre secteurs sociaux, l'incertitude structurelle (l'effacement ou le brouillage desrepères routiniers du calcul politique) et des processus de désobjectivation (une perte d'objectivité d'aspectsantérieurement stabilisés de la réalité sociale. A ce sujet, voir l'analyse de M. Dobry, Sociologie des crisespolitiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986.

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différents autres secteurs de la vie sociale. Or, l’effondrement des régimes communistes, d’uncôté, la crise de l’économie et du modèle développementiste, de l’autre, ont obligé l’Etat à sedésengager plus ou moins brutalement de l’économie. La question se pose alors de savoirquelle va être la relation entre la libéralisation économique et la libéralisation politique : lapremière est-elle une condition nécessaire de la seconde, comme l’affirment les théoricienslibéraux, ou bien ses coûts sociaux - en termes notamment de précarisation de l’emploi et depaupérisation d’une grande partie de la population – risquent-ils de handicaper ladémocratisation, comme le craignent beaucoup d’autres analystes ? A cette question s’enajoute une autre, qui n’est peut-être pas aussi subsidiaire qu’elle peut le paraître à premièrevue : l’intégration croissante des pays « en transition » dans l’ordre dominant, qu’il s’agissede leur subordination à l’économie mondialisée ou de leur subordination aux interventionspolitiques des puissances dominantes8, ne va-t-elle pas à l’encontre d’une véritabledémocratisation, dans la mesure où elle peut réduire considérablement l’autonomie dupolitique ?

Il va de soi que, bien qu’elles sous-tendent notre recherche, nous n’avons pasl’ambition de répondre à ces questions, mais seulement de présenter quelques élémentsd’appréciation. En outre, de façon à faciliter l’analyse comparative, nous la limiteronsdélibérément à deux types d’organisations qui peuvent jouer potentiellement un rôle decontre-pouvoirs dans la transition à la démocratie : les syndicats de travailleurs salariés et lesassociations d’intérêt social. Nous ne ferons donc que mentionner le rôle d’autres contre-pouvoirs (les partis politiques, les organisations patronales, les médias, les organisationsreligieuses, etc.), bien que dans certains pays ce rôle puisse être aussi important, voire plusimportant, que celui des organisations retenues pour l’analyse.

Le choix des syndicats est justifié par le fait qu’il s’agit, dans les régimes totalitaires etautoritaires, d’une des principales instances par lesquelles les groupes qui détiennent lepouvoir d’Etat interviennent dans le reste de la société. Les syndicats indépendants sontinterdits ou n’ont qu’un espace d’action très limité et très surveillé. En revanche, dessyndicats officiels ou quasi officiels encadrent les grandes masses de la population. Cesorganisations, cependant, ne sont pas seulement des instruments de domination, mais jouentaussi avec plus ou moins d’efficacité un rôle d’instances de régulation et de médiation, c’est-à-dire que, dans une certaine mesure, elles permettent aux gouvernants de gérer les conflitsentre les différents groupes sociaux, ainsi que les conflits entre ceux-ci et le pouvoir, de mêmequ’elles permettent à tel ou tel groupe d’intervenir auprès du pouvoir pour faire valoir sesintérêts ou obtenir des privilèges. Elles sont donc le lieu d’une sorte de contrat social implicite– bien qu’évidemment très déséquilibré – par lequel une partie des fruits de l’activitééconomique est redistribuée en échange du contrôle sociopolitique. Et c’est cetteredistribution dans le cadre d’un système largement clientélaire qui leur procure une certainelégitimité. Ces relations de domination, régulation et médiation sont évidemment mises à mallorsque l’Etat se trouve forcé de se désengager de l’économie et est conduit à démocratiser unsystème politique dans lequel se trouvaient en fait intégrées les organisations syndicalescréées ou protégées par lui. Celles-ci entrent donc en crise et risquent de s’opposer à la fois àla libéralisation économique et à la libéralisation politique. C’est en tout cas ce que craignent

8 Comme le note Georges Couffignal (« Démocratisation et transformation des Etats en Amérique latine », inBérangère Marques-Pereira, coord., L'Amérique Latine: vers la démocratie?, Bruxelles, Editions Complexe,1993, p.38), que ce soit pour l'Amérique latine ou pour l'Europe de l'Est, l' « ingénierie démocratique » estaujourd'hui à la mode, bien qu'elle se réduise la plupart du temps à la coopération pour le développementéconomique.

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beaucoup d’analystes. Quant aux syndicats indépendants du pouvoir, nombreux sont lesthéoriciens libéraux qui critiquent le fait que leur action soit trop souvent fondée sur desoppositions de classe au détriment de l’intérêt général : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle,dans le discours international sur la « société civile », les organisations syndicales sontgénéralement exclues plus ou moins explicitement de celle-ci. La question se pose néanmoins,si l’on considère que la libéralisation politique va de pair avec la libéralisation économique, sil’on peut évacuer ou négliger le rôle des syndicats, ceux-ci étant des acteurs constitutifs detoute économie de marché.

Tout autre est en principe la situation des associations d’intérêt social, habituellementregroupées sous le vocable négatif d’ « organisations non gouvernementales » (ONG)9. Laplupart des analystes les considèrent en effet comme le fer de lance de la « société civile », etbeaucoup d’entre eux opèrent même une quasi-assimilation entre les deux entités (ce qui estsans doute facilité par le flou idéologique qui entoure leurs définitions respectives). En toutétat de cause, on suppose non seulement qu’elles sont indépendantes du pouvoir, maisqu’elles peuvent être parmi les principaux acteurs de la libéralisation économique et de lalibéralisation politique. S’agissant du premier point, dans un contexte où l’Etat se désengageet où le secteur privé lucratif ne peut encore donner la pleine mesure de ses capacités, on jugequ’elles sont à même de suppléer les défaillances de l’un et de l’autre, notamment enassumant à la base la réalisation de toute une série d’activités dites « sociales ». Par là même,elles apporteraient une contribution primordiale à la démocratisation de l’économie et de lasociété, ce qu’elles font aussi en interpellant l’Etat (voire en s’opposant à lui) lorsque celui-cisort de ses prérogatives ou ne respecte pas l’intérêt général : depuis Tocqueville, d’ailleurs, lephénomène associatif n’est-il pas regardé comme un des fondements les plus solides de ladémocratie ?

Notre analyse comparative des syndicats de travailleurs et des associations d’intérêtsocial est donc justifiée par le fait qu’il s’agit d’organisations qui sont présentées commejouant des rôles très différents dans les processus de démocratisation. Pour apprécier ces rôles,nous nous poserons deux questions principales :

- En premier lieu, nous nous demanderons si ces organisations constituent ou peuventpotentiellement constituer des contre-pouvoirs, ce qui nous conduira à nous interroger d’unepart sur leur base sociale, leur structuration et leur légitimité, et d’autre part sur leurautonomie par rapport à l’Etat, mais aussi par rapport à d’autres acteurs ou forces internes ouexternes.

- En second lieu, nous nous demanderons si ces contre-pouvoirs agissent dans le sensd’une démocratisation des systèmes politiques considérés, ce qui nous conduira à nousinterroger d’une part sur leur contribution à l’accroissement de la capacité d’action dedifférents groupes sociaux dans le domaine de la gestion des affaires publiques, et d’autre partsur leur contribution à la reconstruction des relations entre Etat, système politique et acteurssociaux.

Nous ne pensons pas que le rôle des syndicats et des associations dans les processus dedémocratisation sera d’autant plus important que ces organisations agiront en dehors de l’Etatet du système politique ou même contre eux. Bien au contraire, notre hypothèse est qu’une

9 Quitte à rester dans le registre négatif, il vaudrait mieux parler d’organisations « non publiques » (c’est-à-direprivées) pour éviter une confusion regrettable entre le gouvernement et l’Etat. Il s’agit en fait d’organisationsprivées à objectifs publics. Nous préférons ici les dénommer associations d’intérêt social (plutôt que « sans butlucratif », ce qui revient de nouveau à les qualifier négativement), pour les distinguer des syndicats, qui sont desassociations fondées essentiellement sur la défense des intérêts des catégories sociales qu’ils représentent.

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des dimensions les plus importantes de leur nécessaire autonomie, du point de vue de ladémocratie, est de permettre à différents groupes d’intervenir dans le système politique pourorienter l’action de l’Etat. Mais, pour cela, il faut que l’action politique elle-même conserveson autonomie. Ce critère nous paraît essentiel dans des pays tels que ceux que nous étudionsici. Rappelons en effet que la transition politique y est inextricablement mêlée à la transitionéconomique, et cela dans le cadre d’une mondialisation des échanges et d’un accroissementdes interventions extérieures. L’autonomie du politique tend donc à perdre de sa visibilité etsurtout à se restreindre, alors que sans elle il ne peut y avoir de démocratie.

Si l’Algérie, la Bosnie-Herzégovine, le Mexique et la Roumanie font ainsi face à uneproblématique largement commune en ce qui concerne la démocratisation de leur systèmepolitique, ces quatre pays présentent aussi de très grandes différences, qui peuvent renforcerl’intérêt d’une étude comparative. Signalons-en quelques-unes qui paraissent importantespour notre propos :

- Dans deux de ces pays, la transition se fait à partir de régimes totalitaires, dans lesdeux autres à partir de régimes autoritaires mais non totalitaires ; les deux premiers sont despays européens, les deux autres des pays dits « du Sud ».

- L’Algérie et la Bosnie-Herzégovine ont en commun d’être des pays où l’islamconstitue une partie intégrante de la culture de la population, ou d’une fraction importante decelle-ci ; or, beaucoup d’analystes prétendent que la culture islamique n’est pas favorable à ladémocratie10.

- En Algérie, en Bosnie-Herzégovine et au Mexique, la violence apparaît comme unphénomène intimement associé à la transition politique, bien qu’elle revête dans chacun deces pays des modalités et des ampleurs fort différentes.

- Enfin, si les problèmes des relations « interethniques » sont présents également enRoumanie, ce n’est que dans les trois pays cités qu’ils ont une répercussion importante sur ladémocratisation. Il faut toutefois séparer le cas de la Bosnie-Herzégovine, où ils sont liés à laguerre civile et étrangère, de celui de l’Algérie et du Mexique, où ils sont liés à ce que l’onpourrait appeler une sorte d’ « insurrection démocratique ». Etant donné que dans ces deuxpays le mouvement « identitaire » s’enracine en partie dans un mouvement associatif, nousavons jugé utile de l’inclure dans notre analyse.

Celle-ci procèdera en deux temps. Dans un premier temps, nous rappellerons quellessont les caractéristiques du processus de démocratisation dans chaque pays. Puis nousétudierons le rôle qu’y jouent d’une part les syndicats, et d’autre part les associations d’intérêtsocial.

II. - CONTEXTE HISTORIQUE ET PROCESSUS DE DÉMOCRATISATION

1°) Mexique: l'ouverture politique et la fin de l’Etat-parti

Le régime politique mexicain s’est caractérisé jusqu’à récemment par la reproductionau pouvoir durant plus de soixante-dix ans d’un même parti, le Parti révolutionnaireinstitutionnel (PRI), émanation de la révolution mexicaine du début du siècle. Ce monopole

10 Un autre point commun entre ces deux pays est que l’autogestion y était proclamée comme une des bases dusystème socioéconomique. Mais cette caractéristique ne semble guère avoir influencé le processus dedémocratisation, ce qui n’est qu’apparemment paradoxal, étant donné la faible transcription dans les faits de ceprincipe d’organisation.

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du PRI, ou plus exactement d’une élite dirigeante qui l’utilisait comme instrument dedomination politique, était assuré par une législation qui favorisait sa surreprésentation aucongrès, par la fraude et l’intimidation, mais aussi par les solides réseaux de cooptation,clientélisme et patrimonialisme qu’il avait su tisser tout au long de son règne au sein de lasociété. Ces réseaux lui permettaient de contrôler les secteurs sociaux clés et d’étouffer lesfoyers potentiels de subversion, notamment dans la classe ouvrière ; mais il faut remarquerque, en contrepartie de ce contrôle sociopolitique, étaient aussi menées des actions socialesimportantes, dans les domaines de la réforme agraire, de l’éducation, de la consommation, dela législation du travail, etc.

Or, ce système politique fermé s’est écroulé avec l'arrivée au pouvoir présidentiel en2000 de Vicente Fox, candidat du Parti d’action nationale (PAN). Cette victoire doitcependant être située dans le contexte des profonds bouleversements, aussi bien économiqueset sociaux que politiques, que connaît le Mexique depuis une vingtaine d’années.

La banqueroute du pays en 1982 et les crises économiques successives ont en effetsapé les bases du modèle de développement antérieur. Le pouvoir a été conduit à mettre enœuvre une politique très sévère d’austérité et un désengagement de l'Etat aux différentséchelons de l’économie et de la société, une politique d’inspiration néolibérale qui s’estencore intensifiée dans les années quatre-vingt-dix. La dévaluation du peso, la suppressiondes subventions à la consommation et à la production, la ruine de nombreux petitsproducteurs, la multiplication des licenciements ont eu pour conséquence un appauvrissementaccéléré de larges fractions de la population. L’appui politique au PRI s’en est trouvéfragilisé, et les fraudes importantes auxquelles il a eu recours pour se maintenir au pouvoirn’ont fait qu’accroître le mécontentement.

Pour tenter de désamorcer celui-ci, le gouvernement s’est vu dans l'obligation d'ouvrirle système politique11, ce qui s'est traduit par des changements législatifs et constitutionnelsvisant à une meilleure représentation des différents partis politiques. Il semble que,paradoxalement, la force et la faiblesse de la transition démocratique se retrouvent dans lacontinuité institutionnelle. En effet, il n'y pas eu de rupture radicale avec le système politiqueprécédent, mais remodelage constitutionnel. Celui-ci connaît une étape historique le 17janvier 1995, lorsque tous les partis représentés au parlement signent avec le gouvernementun accord pour garantir de manière définitive « la légalité, l'équité et la transparence » desprocessus électoraux ; le nouveau système électoral vise à permettre à une majorité de sedégager au parlement, mais aussi à empêcher que cette majorité ne soit hégémonique.

Le premier « séisme » a lieu lors des élections de juillet 1997, avec l'accession à lamairie de Mexico du Parti de la révolution démocratique (PRD), à gauche de l'échiquierpolitique, et la perte par le PRI de la majorité absolue à la chambre des députés. Comme lesouligne Georges Couffignal, deux enseignements majeurs sont à tirer de ces scrutins : lesélecteurs n'ont plus peur de l'alternance, trois grandes forces politiques s'installent surl'ensemble du territoire et, bien que le PRI reste puissant, il doit composer avec le PAN et lePRD12. Avec les élections présidentielles de 2000, la fin du système d'Etat-parti est consacrée,

11 Un première ouverture avait déjà été décidée en 1978 et elle visait à réduire la fracture entre l’Etat et la sociétéqu’avaient exprimée violemment la révolte étudiante de 1968 et les guérillas des années soixante-dix et qui semanifestait plus généralement dans un très fort abstentionnisme électoral.12 Georges Couffignal, « La fin de l'exception mexicaine : les élections du 6 juillet 1997 », Problèmesd'Amérique latine, n°27 (« Le Mexique en recomposition : société, économie et politique »), octobre-décembre1997.

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laissant entrevoir de nouvelles relations entre le pouvoir et les différentes forces sociales, nonplus fondées sur la domination, mais sur la négociation13.

Il faut remarquer cependant que le Mexique se trouve actuellement dans une situationoù aucun parti ne contrôle les chambres et où beaucoup de gouverneurs cherchent às'autonomiser et à constituer ou consolider des fiefs régionaux grâce à l'ouverture du systèmepolitique et au renforcement du fédéralisme prôné par le nouveau président. Dans ce contexte,celui-ci doit contenir les forces centrifuges, tout particulièrement dans les Etats du Sud dupays, où le PRI reste très fortement implanté et dispose donc de puissants réseauxclientélistes. Par ailleurs, il lui faut ménager non seulement la bureaucratie fédérale, maisaussi les syndicats de la fonction publique, dont la capacité de mobilisation est importante.

Avec l’ouverture économique et politique, ce sont les institutions et les normeslégitimées qui sont partiellement remises en cause. Cela se traduit donc par une plus grandefluidité politique, qui peut contribuer à modifier la configuration sociopolitique du pays, c'est-à-dire les modalités d'exercice du pouvoir et, corrélativement, du jeu politique. En effet, àtravers une fragilisation du système politique, de nouveaux espaces de pouvoir se dégagent.

Un révélateur de ce changement est la nouvelle indépendance de l'Institut fédéralélectoral (IFE) qui, depuis les élections de 1997, est devenu un organisme central du systèmepolitique : son poids juridique, son savoir-faire organisationnel et sa respectabilité sontgarants des changements de ce système. Désormais, l'IFE est chargé constitutionnellementd'organiser les élections fédérales, ce qui aboutit à ce que la totalité des aspects juridiques,organisationnels ou financiers des élections ne soient plus entre les mains du pouvoir exécutif.

Cependant, comme le souligne la politologue mexicaine Soledad Loaeza, ladémocratie reste inachevée au Mexique, du fait que la société ne semble que partiellementtouchée par cette transition politique14.

En effet, la société mexicaine cherche à se redéfinir par rapport à un Etat qui sedistingue à présent du PRI. Bien que les élections présidentielles de 2000 aient confirmél'implantation d'un système politique fondé sur le multipartisme, il ne semble pas que lamajorité des électeurs se déterminent en fonction du programme des partis et des courants depensée qu’ils expriment, mais plus prosaïquement en fonction de leurs intérêts personnels etimmédiats, de même qu’en fonction de la personnalité des candidats. En outre, leurs attitudesne sont pas exemptes de contradictions : par exemple, si en votant pour le PAN ils paraissentcautionner un programme qui préconise une nouvelle relation entre le pouvoir et la société parla lutte contre le paternalisme et le corporatisme et la suppression de certaines subventions, lesexpériences menées au niveau des municipes et des Etats montrent qu’ils ont beaucoup de malà accepter la perte des avantages correspondants dont ils pouvaient bénéficier

Cela est notamment le cas pour les fractions les plus pauvres de la population.L'instauration brutale d'un projet néolibéral aggrave considérablement la précarité de leurcondition, car sont remis en cause des acquis sociaux hérités de la révolution du début dusiècle, et cette insécurité peut entraver leur adhésion aux changements sociopolitiques encours. Très significatives sont à ce sujet les différences de comportements politiques que l’onobserve entre les centres urbains et les campagnes du Sud du pays, qui ont particulièrement

13 Magali Modoux, « Mexique : la victoire de Vicente Fox à l'élection présidentielle de juillet 2000 », Problèmesd'Amérique latine, n°4 (« Mexique : la transition »), janvier-mars 2001.14 Conférence donnée à la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, octobre 2000.

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souffert de la crise économique et du désengagement de l’Etat. Ainsi, si des contre-pouvoirsdémocratiques semblent émerger dans le premier cas, les relations patrimoniales continuent àprédominer dans le second. De façon générale, on note une grande disparité dans la répartitiongéographique et sociale des votes. Les pratiques politiques « traditionnelles », telles quel'encadrement de la société, le corporatisme et le clientélisme restent la norme dans les Etatsles plus pauvres, les zones rurales et les couches marginalisées de la population.

Cela peut expliquer l’importance de la force électorale que conserve le PRI. Lesdernières élections municipales semblent même témoigner d’un regain de faveur de cetteforce politique, qui a su en partie tirer les leçons de ses échecs et se montrer plus efficace dansses actions au niveau local. Le PRD et le PAN souffrent quant à eux d'une inexpériencecertaine dans l'art de gouverner et de gérer au mieux les conflits politiques. Les failles dunouveau gouvernement n'ont pas manqué d'être soulignées par ses adversaires.

En bref, le sexennat de Vicente Fox devrait être central dans la nouvellereconfiguration sociopolitique mexicaine, et son cheminement ou non vers une démocratieeffective. Cela dépendra en grande partie de sa capacité à négocier avec un parti qui reste fort,le PRI, mais aussi de la capacité de la société mexicaine à se redéfinir par rapport au pouvoirpolitique et à s'autonomiser.

2°) Algérie : le difficile accouchement de la démocratie

Lorsque l’on compare les régimes politiques de l’Algérie et du Mexique, avant leurrécente « transition à la démocratie », on ne peut qu’être frappé par d’importantes similitudes.Dans les deux cas, en effet, il s’agit de régimes populistes, caractérisés par un autoritarismerelativement tempéré, et légitimés à la fois par les acquis du développement économique etsocial et par le brio d’une politique étrangère nationaliste et tiers-mondiste ; et, dans les deuxcas également, c’est en grande partie parce que les bases de cette légitimité se sont trouvéessapées que le régime a été conduit à procéder à une ouverture politique.

Par-delà ces similitudes, cependant, les différences entre les deux pays sontconsidérables, en ce qui concerne tant les caractéristiques du régime que celles de latransition.

Remarquons tout d’abord que, si l’hégémonie du Front de libération nationale (FLN)trouvait sa source dans la guerre de libération qu’il avait menée victorieusement, cela n’a pasempêché - au moins jusqu’en 1967 - ni les violentes luttes internes, ni les résistances arméesau pouvoir en place à Alger15. Le pouvoir d’Ahmed Ben Bella, de 1962 à 1965, et à partir decette date celui de Houari Boumediène ont été l’un et l’autre établis en dehors de toutedécision démocratique, même à l’intérieur du FLN, et ont résulté de coups de force réaliséspar l’ancienne « armée des frontières ». En fait, et surtout sous la présidence de Boumediène,l’armée est le socle du pouvoir. Le chef de l’état-major est en même temps le chef de l’Etat etle chef du parti. Celui-ci n’est qu’un appareil du pouvoir, sa vitrine politique16.

Son institutionnalisation comme parti unique lui impose en principe l'accomplissementde trois fonctions:

15 Cf. A. Lamchichi, L'Algérie en crise, Paris, L'Harmattan, 1991.16 Encycloædia Universalis, édition 1998, article « Algérie ».

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_ la détermination d'un cadre unifié pour les divers groupes d'intérêt ayantparticipé au mouvement national;

_ la conception d'un modèle de développement économique, en refusant lasolution néo-coloniale;

_ le contrôle de la population, en « canalisant » les mouvements issus de la lutteanti-coloniale ou des tendances émancipatrices de certains groupes sociaux17.

Cette dernière fonction est évidemment la plus importante, et elle sera facilitée par leralliement au gouvernement de Boumediène du Parti d'avant-garde socialiste (PAGS, ancienParti communiste d’Algérie), dont les militants sont nombreux et actifs dans les« organisations de masse », dans les entreprises d’Etat et à l’université18.

Le rôle des « organisations de masse » est de participer au quadrillage de la société etmême, pourrait-on dire, à son étatisation, celle-ci allant par ailleurs de pair avec l’étatisationde l’économie, la place du secteur privé étant purement résiduelle. Ce n’est qu’en 1980 qu’onleur accordera un rôle un peu plus actif, le président Chadli les invitant à se prononcer sur desdocuments politiques importants: préparation du plan quinquennal, projet des villagessocialistes agricoles, élaboration de la charte culturelle… Cela s'explique par la nécessitéd'une forte adhésion au moment où vont être mises en œuvre de nouvelles politiqueséconomiques et sociales caractérisées par l’abandon des grandes réformes socialisantes(notamment la « révolution agraire » et la « gestion socialiste des entreprises »), l’applicationde plans d’austérité dans les entreprises d’Etat et la réhabilitation progressive du rôle dusecteur privé. Bientôt, le retournement du marché pétrolier et la crise économique conduisentle pouvoir à accélérer et aggraver les politiques de rigueur et de désengagement de l’Etat, etdans le même temps à entamer une timide ouverture politique pour tenter de désamorcer lesmouvements de contestation qu’elles suscitent dans la population.

Des mesures bien insuffisantes, comme le montrent les émeutes d’octobre 1988. Lafaillite du modèle de développement algérien, la paupérisation et la perte de l'espoir socialcollectif ont rejeté dans la révolte de larges fractions de la population, et notamment les jeunesmarginaux des agglomérations urbaines. Les émeutes manifestent la fracture de l’Algérie endeux sociétés distinctes: d'un côté ceux qui participent au système - la bourgeoisie d'Etat, lesmilitaires, les commerçants … - et, de l'autre, tous ceux qui en sont exclus, et dont la colères’alimente de se voir de plus en plus démunis, tandis que d’autres font ostentation de fortunesd’origine douteuse. Par le recours à la rue, seul espace d'expression et de contestation, lamasse paupérisée et marginalisée dénonce la « Hogra », le mépris du pouvoir, et réclame unnouveau contrat social.

Ce sont ces émeutes, très violemment réprimées, qui en réalité poussent legouvernement à engager une réelle transition démocratique, concrétisée dans la nouvelleconstitution de 1989 qui supprime le monopole politique du FLN et encourage la libertéd’initiative des acteurs sociaux : ce qui est aussi pour les groupes au pouvoir une façon deconsacrer le désengagement de l’Etat dans le domaine socio-économique et de reporter sur les« acteurs sociaux » les coûts de la crise et des nouvelles politiques, tout en essayant demaintenir par d’autres voies leur domination politique.

17 S. Nair, Le différend méditerranéen, Paris, Editions Kiné, 1992.18 Chaque citoyen est inséré dans au moins une des cinq organisations suivantes: l’Union générale destravailleurs algériens (UGTA), l’Union nationale des paysans algériens (UNPA), l’Union nationale des femmesalgériennes (UNFA), l'Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA), et l’Organisation nationale desmoudjahids (ONM), regroupant les anciens combattants de la guerre de libération.

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Pour la majorité de la population, cependant, la situation ne fait que s’aggraver, et cetteaggravation est capitalisée par les islamistes : aux élections locales de juin 1990, puis aupremier tour des premières élections législatives libres, en décembre 1991, le Front islamiquede salut (FIS) obtient la majorité relative. Comme à chaque étape décisive, l’armée intervient,en janvier 1992 : elle destitue le président Chadli, interrompt les élections sous prétexte de« protéger le processus de démocratisation » et interdit le FIS.

Cette interdiction enclenche un cycle de violences, dont l’Algérie n’est pas sortie depuislors, malgré la reprise des processus électoraux, les mesures de clémence envers certainscadres dirigeants du FIS et l’association au gouvernement d’islamistes modérés.

La réalité du pouvoir demeure cependant détenue par les oligarques de l’armée et ceuxdes grands groupes industriels (ce sont d’ailleurs en grande partie les mêmes). Le seulvéritable changement, mais il est de taille, est que le pouvoir politique a perdu la légitimitéqu’avaient procurée au FLN, jusque dans les années soixante-dix, d’abord la guerre delibération, puis le développement économique et social de la nation. Les tentatives de luidonner une légitimité démocratique ont en grande partie échoué, et cela notamment parce queles politiques économiques adoptées par les différents gouvernements depuis 1992 ont étédévastatrices sur le plan social : sous l'effet du chômage, estimé officiellement à 35 ou 40 %de la population active, et de la multiplication des prix par 9, le pouvoir d'achat s’est effondré.Et le déficit dans plusieurs domaines sociaux, comme le logement, prend des proportions plusqu’alarmantes19. Cela diminue le crédit que peut avoir dans la population la « transition à ladémocratie ». En tout état de cause, si celle-ci a eu lieu du point de vue institutionnel, aumoins partiellement, on ne peut pas dire que la démocratie soit en voie de « consolidation ».

3°) Bosnie-Herzégovine : reconstruction après un conflit et transition de régimepolitique

L’étude des contre-pouvoirs en Bosnie-Herzégovine présente un intérêt particulier enraison du fait que la reconstruction après le dernier conflit s’y effectue simultanément à unetentative de transition d’un système socialiste totalitaire vers un système politique etéconomique libéral. Cette restructuration nationale complète est mise en œuvre dès lelendemain de la guerre sous l’égide d’une communauté internationale omniprésente tant dansles programmes de réhabilitation que dans les structures étatiques décisionnelles.

A la différence des républiques voisines de l’ex-Yougoslavie, dont la population estcomposée de façon générale par un groupe ethnique dominant, la Bosnie, à la veille de laguerre en 1991, se présentait comme une mosaïque comprenant 44 % de Musulmans, 31 % deSerbes et 17 % de Croates, groupes auxquels il faut ajouter des minorités ethniques. Ces troisgroupes parlent la même langue (le « serbo-croate » ou bosniaque), à quelques différencesmineures près, mais ne partagent pas la même religion. Actuellement, les allégeances ethnico-religieuses sont encore prépondérantes et l’identité nationale bosniaque a beaucoup de mal às’affirmer.

Les enjeux auxquels la Bosnie-Herzégovine se trouve confrontée aujourd’hui sont engrande partie déterminés par sa situation géographique, qui en fait le carrefour des principales 19 Le déficit en matière de logement est estimé à 1 200 000 unités, soit un taux d’occupation moyen proche de 8personnes par logement. Cf. S. Goumeziane, « Une économie à bout de souffle », in G. Meynier, L'Algériecontemporaine, Paris, L'Harmattan, 2000, p.159.

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religions monothéistes. Dès le partage de l’Empire romain, deux cultures religieuses y sontprésentes: le catholicisme romain (religion des Croates) et l’orthodoxie (religion des Serbes).On retrouve des traces de l’Etat de Bosnie dès 958, lorsque l’empereur byzantin la déclareterritoire indépendant. Elle le demeure jusqu’à son annexion au XVe siècle à l’Empireottoman, l’islam devenant alors la religion d’une partie de la population.

Le régime communiste de l’ex-Yougoslavie a pendant près de quarante ans tentéd’associer tous les groupes nationaux à l’exercice du pouvoir et d’assurer l’égalité entre eux.Après la mort de Tito, cependant, leurs dissensions s’exacerbent, ce qui conduit le pouvoirfédéral yougoslave à autoriser le multipartisme en 1990. Les élections organisées cette année-là en Bosnie-Herzégovine se soldent par la victoire des partis nationalistes et reflètent lastructure ethnique du pays. Le premier mars 1992, par un référendum d’autodétermination, etmalgré le boycottage par les Serbes, la majorité des habitants se prononcent pourl’indépendance du pays (64 % de votants et 99 % de oui).

Le conflit qui s’embrase alors est en grande partie la conséquence des viséesexpansionnistes des dirigeants respectifs de la Serbie et de la Croatie. Plus de quatre annéesde guerre ont non seulement entraîné des milliers de victimes, des déplacements massifs depopulation et la destruction de l’économie, mais aussi laissé des structures sociales,administratives et politiques quasi inexistantes ou très affaiblies.

Les interventions militaires de l’OTAN et la pression politique internationale ontpermis, après de trop longs mois de tractations, la signature des accords de paix de Dayton,ratifiés à Paris le 14 décembre 1995. La communauté internationale assure alors la mise enplace du processus de paix et la restructuration du pays, laquelle ne peut se faire selon ellesans une transition de régime politique et la mise en place d’une économie de marché.

Le traité de paix va beaucoup plus loin qu’un simple cessez-le-feu accompagné d’undésarmement et d’une démarcation des frontières: il crée de toutes pièces un nouvel Etat20. Enoutre, le pays est fragmenté géographiquement par la création d’une ligne de démarcationentre les entités constituantes : les accords de paix donnent 51 % du territoire à la FédérationCroato-musulmane et 49 % à la Republika Srpska). Ce nouvel Etat se voit imposer unenouvelle constitution qui qualifie les Musulmans, les Serbes et les Croates de peuplesconstituants de la Bosnie–Herzégovine et met en place une structure institutionnellecomplexe, aux institutions nationales s’ajoutant des institutions au niveau de chacune desentités.

Ce traité désigne de façon précise les organisations responsables de la mise en œuvredu processus de paix. Il prévoit également l’organisation d’élections sous une supervisioninternationale, la promotion et le respect des droits de l’Homme, le retour des déplacés etréfugiés, la création d’entreprises publiques, la préservation des monuments nationaux, ledéploiement d’une force de police internationale. En raison de la complexité des tâches àaccomplir, une institution sans précédent est créée, le Haut Représentant, chargé de suivrel’application de l’accord de paix, de mobiliser les différentes agences impliquées et decoordonner leurs activités.

La lenteur et les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de ce projet ont eurapidement pour conséquence une augmentation des pouvoirs de la communauté

20 International Crisis Group, Is Dayton Failing?, Bruxelles, ICG, 1999, p 9.

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internationale à un degré exceptionnel. Certains politologues comparent cette situation à unsemi-protectorat : depuis décembre 1997, le mandat international a été prolongé pour unepériode indéfinie et le Haut Représentant a acquis les pouvoirs de contrecarrer les décisionsdes élus nationaux et locaux, de les démettre de leurs fonctions, ainsi que d’imposer toutelégislation qu’il juge nécessaire au bon fonctionnement du pays.

Aujourd’hui, près de sept ans après la fin du conflit et malgré plus de cinq milliards dedollars investis dans le pays, la nouvelle structure étatique reste très fragile et semble avoirpeu de chances dans un proche avenir de survivre au retrait de la communauté internationale.

Lors de l’éclatement de la Yougoslavie, trois partis nationalistes mono-ethniques, leStranska Demokratske Akcije (SDA, Parti pour l’action démocratique, musulman), le SrpskaDemokratska Stranka (SDS, Parti démocratique serbe) et le Hrvatska Demokratska Zajednica(HDZ, Union démocratique croate) se substituent au parti communiste. Ces trois factions ontdes intérêts politiques divergents et deux d’entre elles (les partis croate et serbe) s’opposent auconcept de souveraineté du nouvel Etat bosniaque. Aujourd’hui, le fonctionnement effectifdes nouvelles institutions est suspendu encore à l’opposition quasi irréductible entre ces troispartis et à leur absence de volonté politique d’œuvrer pour la reconstruction d’un Etat uniqueet pour une paix durable. Malgré l’organisation et la supervision de cinq séries d’élections àtous les niveaux de pouvoir politique du pays sur une période de cinq ans, la communautéinternationale n’est parvenue que partiellement à démanteler le système politique extrémisteen place.

Les trois partis nationalistes au pouvoir sont bien plus que des partis politiques au senspropre du terme. Leurs structures de direction sont profondément enracinées dans l’histoire dupays, ce qui leur a permis de maintenir un contrôle étroit de la vie politique et économique pardes moyens hérités de l’époque communiste ou développés durant la guerre21.

Les dernières élections, en novembre 2000, ont démontré l’influence encoredéterminante des partis. Le SDS et le HDZ, qui avaient axé leur campagne sur un discoursséparatiste, sont à nouveau sortis gagnants respectivement en Republika Srpska et dans leszones croates. Dans les zones musulmanes de la Fédération, on note un certain progrès despartis modérés (tel le SDP, parti démocrate), mais sans qu’ils obtiennent de majorité. Il a falluplusieurs mois de négociations avec les dix partis d’opposition et une pression certaine de lacommunauté internationale pour parvenir à une alliance afin de mettre en place ungouvernement fonctionnel. Il faut souligner cette première avancée démocratique, qui apermis pour la première fois depuis la fin de la guerre de mettre à l’écart l’un des trois partisnationalistes. Une certaine ouverture existe, mais celle-ci n’en est qu’à ses prémices puisquedans la pratique ce nouveau gouvernement d’alliance ne contrôle qu’un tiers du pays.

En dépit des investissements sans précédent dans l’histoire de l’aide internationale etdes nombreuses réformes économiques entreprises, l’économie demeure précaire et n’est pasencore prête à accueillir les investissements privés étrangers. Le pays semble n’être qu’audébut d’un processus de transition économique, qui aurait dû être entamé dès 1996parallèlement à la tentative de transition politique. Certains progrès méritent d’être relevés,tels la mise en place d’une unité monétaire unique et d’une banque centrale, l’amélioration dusystème bancaire et des réformes rudimentaires en droit social. Cependant, les obstacles aupassage vers une économie de marché demeurent nombreux : les politiciens restent trop 21 ESI Bosnia project, Background paper, Elections in 2000 - Risks for the Bosnian Peace Process, Sarajevo,janvier 2000, p. 1.

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souvent impliqués dans les entreprises publiques, le processus de privatisation se révèle lentet tronqué, le taux de chômage continue d’augmenter, l’évasion fiscale, le marché noir et lacorruption prédominent encore.

Ce tableau politique et économique peu encourageant entraîne une fuite continue de lajeune génération bosniaque éduquée vers l’étranger, dans la quête d’un meilleur avenir.L’intervention croissante de la communauté internationale ces dernières années, afind’accélérer un processus de transition trop souvent bloqué, a peut-être eu aussi comme reversde médaille une certaine négligence des citoyens vis-à-vis de leurs responsabilités civiques.Face à un Etat très faible, aux pouvoirs et attributions mal définis, les contre-pouvoirsinitiateurs potentiels de changements économiques et sociaux rencontrent encore desdifficultés à émerger en Bosnie-Herzégovine.

4°) Roumanie : un changement politique hésitant au sortir du communisme ou ladifficulté d’imposer la libéralisation à une population lassée d’attendre

A la différence d’autres pays d’Europe Centrale et Orientale qui, après 1989, se sonttournés vers des dirigeants issus des rangs de l’opposition, la Roumanie reste, après la« Révolution »22, gouvernée par un parti communiste. Cette situation s’explique par la quasi-absence de contre-pouvoirs sous le règne de Ceausescu.

En 1990, à la chute du conducator, un Front de salut national se met en place. Avec87 % des suffrages, Ion Iliescu est élu président pour une période intérimaire et Petre Romanest nommé premier ministre.

Cette écrasante majorité masque de fortes dissensions internes. Au sein du Fronts’opposent deux positions antagonistes correspondant à deux visions de l’intérêt national.L’aile réformiste, représentée par le premier ministre, préconise la nécessité de réformesstructurelles douloureuses pour la population mais nécessaires pour l’avenir. Les mesuresenvisagées correspondent aux recommandations des organisations financières internationales(en 1991, la Roumanie devient actionnaire du Fonds monétaire international). L’aileconservatrice, dont la figure emblématique est le Président Ion Iliescu, principal instigateur dela « Révolution », admet la nécessité d’entreprendre certaines réformes afin de ne pas secouper de l’aide internationale mais, soucieuse de la préservation de ses intérêts, pense qu’unevoie économique originale conciliant la planification stratégique et le marché peut êtretrouvée23.

Finalement, en s’appuyant sur les catégories sociales les plus fragilisées, et suite àl’intervention des mineurs de la Vallée du Jiu, Ion Iliescu contraint le premier ministre à ladémission et une nouvelle constitution est élaborée. Elle instaure un régime semi-présidentielavec un système bicaméral égalitaire24. Le président est élu au suffrage universel pour unmandat de quatre ans renouvelable une fois. Les élections de septembre 1992 donnent Iliescuvainqueur avec 61,43 % des voix au second tour. Nicolae Vacaroiu est nommé premier

22 Pour la plupart des observateurs cette « Révolution » doit être lue comme un coup d’Etat d’une frange du partiau pouvoir. Deux ouvrages très complets font le tour de la question : Radu Portocale, Autopsie du coup d’Etat,Paris, Calman-Levy, 1990, et M. Berindei, A. Combes, A. Planche, Roumanie, le livre Blanc, Paris, LaDécouverte, 1990.23 Ion Iliescu, Revolutie si Reforma, Bucuresti, Ed. Enciclopedica, 1994.24 Le gouvernement est responsable devant le sénat et la chambre des députés de façon identique.

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ministre et s’oppose aux « thérapies de choc », notamment en ne privatisant pas lesentreprises d’Etat.

En 1996, cependant, la situation économique est catastrophique : notamment, lesdettes globales des entreprises d’Etat s’élèvent à 6 % du PIB. Ion Iliescu s’appuie alors sur lesformations nationalistes, comme le Parti de la grande Roumanie (PRM), pour tenter d’éluderles problèmes sociaux, mais en vain. En effet, lors des élections de 1996, la politique du Partide la social-démocratie de Roumanie (PDSR) est sanctionnée au profit des formationspolitiques prônant une libéralisation de l’économie. Une coalition, majoritaire au parlement etformée du Parti démocrate (PD) de Petre Roman, de l’Union démocratique des Magyars deRoumanie (UDMR) et de la Convention démocratique de Roumanie (CDR) regroupant leParti national paysan chrétien (PNTCD) et des petits partis libéraux, est constituée. EmilConstantinescu, de la CDR, est élu président de la République avec 54,4 % des voix et VictorCiorbea est nommé premier ministre. Il propose un programme de réformes mettant l’accentsur la croissance économique via des privatisations, la lutte contre la corruption, l’intégrationdans l’Union européenne et dans l’OTAN. Mais sa politique se heurte à de fortes résistancessociales, l’obligeant à revoir son programme à la baisse. Suite à ce recul devant les réformesannoncées, le Fonds monétaire international décide de geler toutes les négociations en courset d’ajourner les versements prévus. Cette décision ébranle la coalition, le Parti démocratemenaçant d’en sortir si le premier ministre ne démissionne pas. Après une grave crise quiaffecte sérieusement les liens entre les partis au pouvoir, Radu Vasile (ancien porte-parole duPNTCD) est désigné chef du gouvernement. Comme pour son prédécesseur, les pressionssociales l’empêchent de tenir les engagements annoncés en matière de réformes25, ce quiattise, de nouveau, les conflits au sein de la coalition. En janvier 2000, dix ministres duPNTCD démissionnent afin de faire tomber le premier ministre. La situation devient de plusen plus ingérable et, pour sortir de la crise, Mugur Isarescu, gouverneur de la Banquenationale roumaine depuis 1990, est nommé à la tête du gouvernement jusqu’aux échéancesélectorales suivantes.

Les élections législatives et présidentielles de 2000 voient le retour du PDSR aupouvoir et une importante montée du parti extrémiste, le Parti de la grande Roumanie (PRM),qui arrive au second tour des présidentielles. Ion Iliescu est à nouveau élu président de laRépublique avec 70 % des voix. Les partis issus de la coalition ne dépassent pas la barre des10 %, avec des revers cuisants pour le parti du président E. Constantinescu (moins de 2 %)comme pour le parti de Petre Roman (3 %).

L’échec de l’alternance politique de 1996 (considérée à l’époque comme la véritableRévolution roumaine) peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Les formations politiques sesont davantage concentrées sur la défense de leur place au sein de la coalition par diversespressions et menaces plutôt que sur la recherche d’un consensus. Ces tiraillements constantsont gravement entravé l’action gouvernementale, entraînant une valse des premiers ministres.Par ailleurs, ces nouveaux partis, arrivés fraîchement au pouvoir, et sans doute animés par unesoif de revanche, se sont empressés de placer leurs membres à des postes rémunérateurs, endéveloppant une politique clientéliste au détriment de la compétence. Contrairement auxpromesses faites de lutte contre la corruption, cette dernière n’a cessé de se développer,

25 Ce n’est qu’en août 1999, suite à l’approbation par la Roumanie de l’ouverture de son espace aérien pourfaciliter les frappes de l’OTAN sur la Serbie, qu’un accord portant sur un prêt de 547 millions de dollars estsigné avec le FMI et permet de sauver le pays de la faillite financière.

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encouragée par un cadre juridique totalement instable26. La côte de popularité de E.Constantinescu est passée de 40 % en 1996 à 18 % en 1999 lors des frappes de l’OTAN sur laSerbie. Le sommet d’Helsinki ne lui permet pas de regagner la confiance des électeurs, lasséspar les promesses et les scandales financiers, alors que près d’un tiers de la population setrouve sous le seuil de pauvreté27.

Cette situation est liée à l’échec de la politique économique. La premièrerecommandation du FMI concernait la libéralisation des prix. Cette mesure entraîna une forteinflation, suivie d’une dépréciation de la monnaie liée à l’excédent de liquidités accumulé parles ménages. En effet, pendant les dernières années de son règne, N. Ceausescu avait imposéà la population un rationnement de la plupart des denrées afin de rembourser en quatre ans ladette extérieure du pays, créant ainsi une épargne forcée. La décision de rendre la monnaienationale (le leu) convertible en devises aggrava la situation. L’abandon de la planificationcentrale entraîna un effondrement de l’industrie. Les entreprises publiques ou privées seretrouvèrent en concurrence directe avec des multinationales étrangères sans avoir fait l’objetde réformes structurelles. L’adaptation, dans ce contexte, relevait de l’utopie, car les organesde décision demeuraient inchangés tandis que les filières traditionnelles d’approvisionnementet d’écoulement de produits étaient totalement modifiées. Par ailleurs, l’ouverture à laconcurrence mondiale fit chuter les exportations vers les pays de l’Est et de l’ex-URSS.

La montée des partis nationalistes–populistes peut s’interpréter comme le signe que,pour les catégories fragilisées par la transition, la démocratie est source d’instabilité et defrustrations : d’où la nécessité d’un homme fort pour remettre de l’ordre dans le pays. Parailleurs, les slogans populistes autour du mythe de la « roumanité » (glorification du folklorepaysan, de la latinité, de l’unité nationale, et rejet du monde moderne et des minorités) fonttoujours recette auprès d’un électorat à la recherche d’une identité après dix ans dechangements constants.

Le retour au pouvoir du PDSR, devenu Parti de la social-démocratie, a permis deremettre de l’ordre. Même si la coalition gouvernementale, qui outre le PDSR comprendl’UDMR (parti de la minorité hongroise) et le Parti de la grande Roumanie (nationaliste),demeure fragile, plusieurs facteurs peuvent assurer sa stabilité :

- une implantation solide du PDSR au niveau local ;- l’existence de deux personnalités charismatiques, le président et le premier ministre ;- un changement de discours en faveur de l’Union européenne et des bailleurs de fonds

internationaux, sans renier pour autant la prise en compte de l’aspect social ;- un changement de ligne de partage idéologique, l’opposition ne s’articulant plus

autour du maintien ou du refus d’un système communiste, mais autour du débat sur lesréformes à entreprendre pour l’entrée dans l’Union européenne28.

Le bilan après un an de pouvoir est plutôt positif : le cadre juridique est relativementstable29, les réformes et les privatisations progressent, le pays a renoué avec la croissance(3 % par an) et l’investissement étranger est en augmentation. Sur le plan politique, enrevanche, on assiste à une dérive autoritaire visant à l’élimination de l’opposition. Les

26 Les recours aux ordonnances d’urgence se sont transformés en pratique courante entraînant des textescontradictoires.27 La mortalité infantile est de 24 pour 1000 et l’espérance de vie pour les hommes de 66 ans seulement.28 C’est cette tendance qui a su être exploitée par le chef du Parti pour la Grande Roumanie, Corneliu VadimTudor, ce qui peut expliquer son maintien au deuxième tour de scrutin lors des élections de décembre 2000.29 Malgré un recours toujours fréquent aux ordonnances d’urgence.

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principales difficultés à venir sont : le coût social des réformes, la maîtrise de l’inflation, laconsolidation du système bancaire30, la lutte contre la corruption et le marché noir31 et lamodernisation de l’agriculture.

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Malgré le caractère très sommaire de cet état des lieux dans les quatre pays étudiés aumoment de la « transition à la démocratie », quelques pistes provisoires de réflexion peuventsans doute être dégagées.

Revenons tout d’abord sur les différences entre la Bosnie-Herzégovine et la Roumanie,deux pays postcommunistes, et l’Algérie et le Mexique, deux pays « du Sud », qu’il vaudraitd’ailleurs mieux qualifier ici de postpopulistes (car cette caractéristique les rapprochebeaucoup plus que le fait d’être « du Sud »).

Dans le premier cas, la transition se fait à partir de régimes totalitaires, de régimes de« parti-Etat », c’est-à-dire dans lesquels le parti prime l’Etat et le met à son service.L’idéologie du régime est très affirmée. Et par conséquent la transition ne paraît possible apriori que par la rupture.

Dans le second cas, la transition se fait à partir de régimes autoritaires, qui affichentcertes des options idéologiques, mais sans que celles-ci occupent une place centrale dans ledispositif politique. Il y a un parti unique ou quasiment unique, mais il est au service de l’Etat(ou plus exactement des groupes qui dominent celui-ci), plutôt que l’inverse. Il s’agit donc derégimes d’« Etat-parti » et non de « parti-Etat ». La transition devrait donc se faire à premièrevue beaucoup plus aisément que dans le premier cas, dans la mesure où elle n’a pas àsurmonter les mêmes obstacles idéologiques.

Or, la rapide analyse que nous avons présentée des processus de transition dans nosquatre pays ne confirme que partiellement ces hypothèses.

Il est vrai qu’en Roumanie la rupture avec le régime communiste, en décembre 1989, aété très brutale et même sanglante. Mais il faut rappeler qu’il s’est agi en fait d’un coup d’Etatà l’intérieur du Parti communiste : le changement de régime n’impliquait donc pas la fin de ladomination de celui-ci, mais un changement d’équipes dirigeantes.

Quant à la Yougoslavie, c’est un congrès de la Ligue des communistes de Yougoslaviequi en mai 1990 instaure le multipartisme. Cette décision ne faisait que prendre acte del’éclatement de la Ligue entre les différentes composantes de la Fédération, et les principauxpartis créés n’ont donc été pour la plupart que des fractions locales de l’ancienne Liguefédérale.

Des caractéristiques de la transition dans ces deux pays, on ne peut évidemment tireraucune généralisation pour les autres pays à régime de parti communiste. Mais elles tendent àindiquer que l’idéologie y tient une place moins importante que les intérêts des groupes au

30 En mai 2000, les petits porteurs qui avaient placé leurs économies dans le Fonds national d’investissement sesont vus ruinés, les titres achetés ne valant plus qu’un dixième de leur valeur. Il s’en est fallu de peu que cettecrise n’entraîne la faillite de la Banque commerciale roumaine, menaçant alors tout le système bancaire du pays.31 Selon différentes évaluations, l’économie informelle représenterait entre 40 et 60 % du PIB.

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pouvoir et qu’en conséquence ils se différencient moins des pays à régime de parti-Etat quel’on aurait été enclin à le supposer.

Il reste que, dans ces derniers pays, le régime manifeste une plasticité beaucoup plusfavorable à la transition, comme le montre de façon exemplaire le cas du Mexique. Sil’écrivain Mario Vargas Llosa a pu qualifier le règne du PRI de « dictature parfaite », c’étaitpour signifier que ce règne donnait toutes les apparences externes de la démocratie. En réalité,il serait plus juste de parler, comme le recommande Alain Touraine lorsqu’il analyse lesrégimes « national-populaires » en Amérique latine, de « régime prédémocratique »,« élargissant la participation politique et sociale »32. Dans une certaine mesure, le régime duPRI reconnaît et même intègre le caractère plural de la société mexicaine. Bien plus, ilorganise l’alternance, mais à l’intérieur même de son « règne », chaque nouveau présidentpouvant non seulement changer une grande partie du personnel politique mais aussi modifierde façon radicale l’orientation de la politique nationale33 : c’est ainsi que la rupture estbeaucoup plus importante entre le président PRI José López Portillo et son successeur Miguelde la Madrid qu’entre Ernesto Zedillo et le premier président non-PRI, Vicente Fox. Et l’onpeut même dire que Miguel de la Madrid et Carlos Salinas de Gortari ont plus fait pour abattrel’hégémonie du PRI - qui contrariait leur dessein politique néolibéral – que ne l’ont fait lespartis d’opposition, les mouvements sociaux et l’insurrection néo-zapatiste.

De même, en Algérie, le véritable changement de politique se produit-il lorsque lecolonel Bendjedid Chadli succède au colonel Houari Boumediène à la présidence du FLN etdonc à la présidence de la République, alors que le premier président élu démocratiquement,Abdelaziz Bouteflika, poursuit en grande partie la politique de son prédécesseur. Et enAlgérie comme au Mexique, c’est à l’intérieur même du régime qu’est prise la décision de ledémocratiser.

Cela semble donner raison aux théories qui mettent en relief le rôle joué, dans lestransitions à la démocratie, par les stratégies des élites. Dans nos quatre cas, par-delà lesdifférences considérables de conjonctures historiques, tout se passe apparemment comme si lechangement de régime politique résultait d’une sorte de stratagème mis en place par lesgroupes au pouvoir afin de mieux le conserver (selon l’axiome célèbre du « Guépard » deLampedusa : « faire que tout change pour que rien ne change »). Il est certain que le contexteéconomique, celui de la crise et de l’ajustement, peut favoriser de tels calculs : en tout cas,l’heure n’est plus aux pratiques de redistribution plus ou moins clientéliste qui offraient unecertaine légitimité au pouvoir en place ; il faut au contraire imposer de lourds sacrifices auxmasses populaires, et l’ouverture du champ politique peut alors apparaître soit comme undérivatif pour calmer leurs protestations, soit comme une manœuvre pour s’allier contre ellesaux classes moyennes. Et ce peut être aussi une façon d’acquérir une respectabilitéinternationale, que ce soit pour favoriser l’intégration dans l’Union européenne (cas de laRoumanie) ou dans la zone de libre-échange de l’Amérique du Nord (cas du Mexique) oupour faciliter l’obtention de crédits internationaux (ce qui est évident pour nos quatre pays).

Ce n’est pas ici le lieu de débattre du rôle des facteurs extérieurs, qui peut aller del’influence à la pression, et même à l’imposition pure et simple d’un système démocratique,dans le cas exceptionnel de la Bosnie-Herzégovine après la guerre et les accords de Dayton.Ce qui nous intéresse, c’est de voir dans quelle mesure le processus de démocratisation

32 Alain Touraine, op. cit., p. 254.33 Javier Santiso, « Le passé des uns et le futur des autres. Une analyse des démocratisations mexicaines etchiliennes », in C. Jaffrelot, dir., op. cit., pp. 229-232.

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déborde la stratégie des élites ou l’intervention extérieure pour impliquer l’ensemble de lapopulation, ou en tout cas une partie importante de celle-ci.

Ce sera l’objet de notre analyse dans la prochaine section. Mais, pour l’instant, et ennous limitant au changement de procédures institutionnelles (ce qui, rappelons-le, n’est qu’undes éléments de la démocratisation), nous pouvons déjà noter que l’action des forces sociales(de la « société civile ») ne semble avoir eu dans les pays étudiés qu’un rôle modeste dans cechangement.

Une telle affirmation doit cependant être corrigée en ce qui concerne les deux payspostpopulistes, l’Algérie et le Mexique. Au Mexique, l’aspiration à la démocratie a été portéepar de larges fractions des classes moyennes et des classes populaires et l’action de leursorganisations a été, comme on le verra, importante dans le contrôle de la transparence desprocessus électoraux. En Algérie, la démocratisation a été réclamée par diverses composantesde la population, depuis les classes moyennes jusqu’au mouvement berbère. Il est vrai que lesémeutes d’octobre 1988, qui ont précipité le changement de régime, n’ont pas exprimé unmouvement pour la démocratie. Mais, en mettant à nu la perte de légitimité du pouvoir enplace, elles l’ont conduit à rechercher dans les urnes une nouvelle légitimité.

Quoi qu’il en soit, il importe à présent d’analyser plus précisément quel est, dans chacundes quatre pays, le rôle joué par les organisations syndicales et les associations d’intérêt socialnon seulement dans la transition institutionnelle, mais plus largement dans la consolidation dela démocratie.

III. - LES SYNDICATS ET LES ASSOCIATIONS DANS L’OUVERTUREPOLITIQUE ET LA CONSOLIDATION DE LA DÉMOCRATIE

1°) Mexique

A/ Les syndicats de travailleurs, entre l’Etat et le marché

Pendant tout le règne du PRI, l’histoire du syndicalisme ouvrier au Mexique a été cellede sa subordination quasi totale au pouvoir : les syndicats autonomes n’avaient qu’uneexistence marginale et leurs activités étaient très surveillées voire réprimées ; l’adhésion auxsyndicats « officiels » conditionnait souvent l’emploi dans les entreprises publiques et lesadministrations et allait automatiquement de pair avec l’adhésion au PRI. Ces lienscorporatistes ont contribué à forger une culture syndicale particulière, caractérisée par lepatrimonialisme et la délégation des décisions à l’Etat-parti34. Malgré cette subordination, lessyndicats pouvaient cependant disposer d’une certaine autonomie et même d’une capacité depression plus ou moins importante, notamment dans des secteurs stratégiques comme celui dupétrole. Depuis le mandat de Lázaro Cárdenas, on pouvait même parler d’une formed’alliance ou d’échange (intercambio corporativo) entre l’Etat et la Confédération destravailleurs du Mexique (CTM), créée sous son égide en 1936 ; l'Etat se portait garant desdivers avantages, tels que la gratuité de l'enseignement et des services de santé ou dessubventions à la consommation, tandis que les syndicats acceptaient une restriction du droit

34 Enrique de la Garza Toledo, « Sindicatos, Estado y economía en México », in El sindicalismo ante losprocesos de cambio económico y social en América Latina, Mexico, CIEDLA, 1998, pp. 183-237.

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de grève et une certaine compression des salaires et assuraient un soutien sans faille au PRI :les avantages sociaux contre la paix sociale35.

Mais, depuis le changement de modèle de développement – l’adoption d’un projetnéolibéral - et de modèle politique – l’évolution vers un véritable multipartisme - lesyndicalisme doit redéfinir les objectifs et les modalités de ses actions ; et cela d’autant plusque le nouveau contexte économique entame sa capacité de pression sur l’Etat et sur lesentreprises36.

En effet, la crise économique, en augmentant la pauvreté et le chômage, réduit lesmarges d’action des travailleurs ; les restrictions budgétaires conduisent l’Etat à diminuerconsidérablement ses dépenses sociales; et par ailleurs, dans le cadre de l’ouverture au marchéinternational, les entreprises, pour améliorer leur productivité, font pression sur l'Etat afin queles conventions collectives soient renégociées dans le sens d’une plus grande flexibilité dutravail et d’une précarisation des emplois. Cela a entraîné des conflits de travail, qui onttourné souvent au désavantage des travailleurs ; au-delà de la répression des manifestationspubliques ou de la mise à l’écart de certains responsables, les autorités nationales ou localesont pu ainsi modifier les clauses se référant notamment au marché du travail, à l'organisationdu travail, aux horaires, aux heures supplémentaires, ainsi qu'aux subventions des entreprisesaux syndicats.

Le syndicalisme se trouve donc considérablement fragilisé, comme le montre en 1987le pacte dit de "solidarité économique", signé entre l'Etat, les syndicats et le patronat et qui ainstitutionnalisé en quelque sorte la précarisation de l'emploi et le blocage des salaires, mêmes’il prévoyait en compensation le gel des prix des biens et services du secteur public et decertains biens et services du secteur privé. Il est important d’observer que c’est ce mêmepouvoir qui avait établi le syndicalisme corporatiste qui organise ou en tout cas provoque safragilisation, en le mettant au service de ses nouvelles politiques économiques et sociales.Des pratiques que ne renie pas le nouveau gouvernement, bien au contraire : il continue às’appuyer sur les mêmes structures corporatistes et dans le même temps favorise la mise enplace de syndicats « jaunes » ; et le champ des conventions collectives tend à se restreindre37.

Dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, la critique ducorporatisme et la revendication de la liberté syndicale avaient été au Mexique des élémentsessentiels dans les luttes pour l’élargissement des espaces de démocratie, malgré des résultatsdans l’ensemble assez réduits. Depuis lors, l’affaiblissement de la fonction régulatrice del’Etat et la rupture de son « alliance » historique avec le mouvement ouvrier entraînent defortes tensions au sein même de la structure corporatiste (la CTM) entre les rénovateurs oumodernisateurs et la direction traditionnelle et patrimonialiste.

Ces tensions aboutissent à une diversification du champ syndical, notamment depuisl'arrivée au pouvoir du président Ernesto Zedillo. Parmi les nouvelles tendances syndicales,les deux principales sont le Foro et la CIPM38. 35 F. Zapata, « Le syndicalisme mexicain dans un contexte de crise économique et politique », Problèmesd'Amérique latine, , n°27 (« Le Mexique en recomposition: société, économie et politique »), octobre-décembre1997, pp. 121-136.36 F. Zapata, ibid.37 Sergio G. Sánchez Díaz, « Trabajo y sindicalismo en una época de transformaciones económicas y políticas »,Revista Memoria en línea, n° 160, 2002 (http://www.memoria.com.mx/).38 Il faudrait y ajouter une structure de coordination formée en 1997, la Unión nacional de trabajadores (Unionnationale des travailleurs).

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Le Foro (Foro sindical ante la nación, Forum syndical devant la nation) est apparu enjuillet 1995, sous la houlette d'Elba Esther Gordillo, ancienne secrétaire générale du Syndicatnational des travailleurs de l'enseignement (SNTE) pendant la présidence de Carlos Salinas deGortari, et de F. Hernández Juárez. Il regroupe aussi bien d’anciens syndicats officiels que denouveaux syndicats, mais il est dominé par le Syndicat des travailleurs du téléphone de laRépublique mexicaine (STTRM) et le SNTE. Ces organisations considéraient que, même si lecorporatisme restait toujours une structure d'actualité et avait permis de relier les acteurs de laproduction à des moments de conjoncture difficile comme ceux qu'a connus le Mexiquedepuis 1982, une réorganisation du lien historique entre les organisations syndicales et le PRIétait cependant nécessaire. Dans le débat relatif à la crise du syndicalisme au Mexique,l'action du Foro visait plus à instaurer un dialogue avec l'Etat qu'à proposer des orientationsnouvelles appuyées par une mobilisation des travailleurs. Il a donc été surtout le lieu dedébats réunissant des intellectuels réputés et des dirigeants syndicaux.

Quant à la CIPM (Coordinadora intersindical Primero de mayo), son programme porteplus spécifiquement sur la politique économique du gouvernement, avec notamment larevendication d'augmentations de salaire pour compenser les pertes de pouvoir d’achat et lacritique des modalités d'application de la législation du travail.

Les deux organisations, le Foro et la CIPM, ont suscité un large débat autour de lacélébration du 1er mai et mené des manifestations conjointes sur le Zócalo (grand-place) deMexico, sans pour autant partager les mêmes points de vue. F. Hernández Juárez, un desanimateurs principaux du Foro, a pu ainsi définir les différences entre une organisation encomplète rupture avec la tradition syndicale et une autre qui semble s'orienter vers un modèle« évolutif »: « Les objectifs de la lutte que nous menons ont un caractère fondamentalementsyndical. Dans cette organisation-là [la Coordination intersyndicale], se trouvent desmouvements populaires partisans. Nous ne voulons pas nous retrouver sur un terrain où lalutte serait politisée, parce que nous en sortons; nous refusons le corporatisme, le clientélisme,l'appartenance obligatoire aux partis, les votes captifs. C'est ce qui nous encourage à menercette lutte syndicale et il revient à l'Intersyndicale de se définir »39.

Mais ces organisations qui s'opposent au modèle syndical traditionnel sont encoremarquées par le caractère récent de leur formation: elles cherchent avant tout à rompre lemodèle corporatiste et ses réseaux, mais ne proposent pas clairement une alternative viable àlong terme ; elles visent plus à bloquer la politique de l'Etat qu'à proposer des formesdifférentes d'insertion des travailleurs dans le nouveau modèle de développement. En outre,elles n'ont pas su profiter de la perte de pouvoir des organisations « officielles » et se sontlimitées à des positions défensives ; leurs déclarations restent souvent rhétoriques et nedébouchent pas sur de nouvelles pratiques dans les ateliers ni sur de larges mobilisationscollectives, si l’on excepte le cas des enseignants du SNTE et de la Coordinadora detrabajadores de la educación (CNTE), qui se sont mobilisés sur des revendications purementmatérielles.

Un autre point important mérite d'être souligné: fréquemment, les syndicats émergentsreproduisent dans leur organisation interne les travers - qu'ils critiquent – des anciennesstructures corporatistes, avec des pratiques verticales et peu transparentes, les décisionstendant à se concentrer dans les mains des dirigeants. Cela pourrait s'expliquer notamment par

39 La Jornada, 2 mai 1997.

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la faiblesse de la culture démocratique dans la gauche mexicaine, laquelle ne propose pas despratiques alternatives fortes40.

B/ Les associations, en essor avec la libéralisation progressive de la société

Une des spécificités du Mexique par rapport aux trois autres pays étudiés est que lesassociations d’intérêt social y sont depuis longtemps très actives. Elles ont disposé d’unespace d’autonomie non négligeable, ce qui n’empêchait pas les tentatives de récupération oude répression de la part du pouvoir. Elles étaient en effet considérées – y compris souvent parelles-mêmes – comme des foyers de contestation du régime. En tout état de cause, il y avaitentre elles et le pouvoir des relations de méfiance réciproque, très difficiles à surmonter41.

C'est dans les années quatre-vingt que, malgré la dispersion des luttes en termessociaux et géographiques, commence véritablement leur développement, ce que l'on peutexpliquer par deux facteurs majeurs: l'affaiblissement du Parti révolutionnaire institutionnel(PRI), d'une part, et le changement de modèle économique, d'autre part. En effet, la politiquepaternaliste du PRI perd alors de son efficacité, ce qui l'oblige à "décloisonner" la société. Et,par ailleurs, le vide créé dans le domaine social par le désengagement de l’Etat, lorsque celui-ci prend une orientation néolibérale, est en partie comblé par les organisations associatives.Cela est particulièrement le cas dans le secteur rural, le plus touché par les nouvellespolitiques et par la crise économique.

C’est cependant le tremblement de terre de Mexico, en 1985, qui est regardé parplusieurs chercheurs comme le moment critique dans le développement des « ONG ». Eneffet, face aux défaillances des pouvoirs publics, elles ont joué alors un rôle très importantdans l’organisation des secours aux sinistrés, ce qui a les a amenées à prendre conscience deleur force et à réfléchir sur leur potentiel politique en termes de participation citoyenne42.

Quelques années plus tard, leur légitimité se trouve encore accrue par la chute du Murde Berlin et l’hégémonie consécutive d’un modèle néolibéral qui restreint le rôle de l’Etat etvalorise celui du secteur privé et de la « société civile ».

Si le PRI s’est trouvé obligé de desserrer l’organisation corporatiste de la société et dereconnaître davantage la pluralité des acteurs sociaux, il a tenté de contrôler l’action desassociations (notamment en suscitant la création d’associations concurrentes43), del'institutionnaliser dans des politiques publiques et de la réorienter vers un certain type degestion des conflits.

La victoire aux dernières élections présidentielles du Parti d’action nationale (PAN)apparaît comme devant accentuer l’ouverture du système politique sur le reste de la société. Ilfaut tout d’abord noter que cette victoire est due notamment aux relations du PAN avec lemonde associatif : d’une part parce qu’il s’est appuyé sur les organisations citoyennes poursurveiller les élections, et surtout parce qu’il a trouvé dans les leaders des associations 40 Alberto J. Olvera, « Sociedad civil, gobernabilidad democrática, espacios públicos y democratización: loscontornos de un proyecto », Cuadernos de la sociedad civil, México, Universidad Veracruzana, 2001, p. 62.41 Manuel Canto, « La participación de las organizaciones civiles en las políticas públicas », in José LuisMéndez, coord., Organizaciones civiles y políticas públicas en México y Centroamérica, Mexico, EditionsMiguel Angel Porrua, 1998.42 Gabriel Pérez-Yarahuán, David García-Junco, « Una ley para organizaciones no gubernamentales en México?Análisis de una propuesta », in José Luis Méndez, coord., op. cit.43 Judith Adler Hellman, « Mexique: l’ouverture au monde », Courrier de la Planète, n° 63, 2001, pp. 24-25.

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industrielles, d’associations de pères de famille et de groupes religieux conservateurs lasource d'un nouveau personnel politique qui, une fois au pouvoir, lui a permis de disposer derelais importants dans les sociétés locales. L'absence de relations avec d'autres groupessociaux a été couverte progressivement à travers une politique sociale donnant une grandeplace à la participation des organisations locales. Par ailleurs, un certain nombred’importantes personnalités progressistes de la « société civile » (parmi lesquelles on retrouvel'écrivain Jorge G. Castañeda, Gustavo Gordillo ou Santiago Creel, qui avait impulsé ledialogue entre les organisations civiques et l'Etat) ont rejoint le gouvernement de Vicente Fox,même si elles l’ont fait à titre individuel : traditionnellement, en effet, les dirigeants etmilitants des mouvements associatifs, et notamment des mouvements urbains, sont plutôtproches du Parti de la révolution démocratique (PRD)44. En tout état de cause, les relations dedéfiance entre le gouvernement et le monde associatif font de plus en plus place à desrelations de coopération, évolution qui d’ailleurs avait été amorcée sous la présidenceantérieure d’Ernesto Zedillo.

Cela correspond également à l’orientation idéologique du PAN, orientation qui sedéfinit par son adhésion au projet néolibéral, mais aussi par sa volonté affichée dedémocratiser effectivement le pays et de refuser les pratiques corporatistes et clientélistes. S’ilfaut maintenir l’autonomie du politique, le gouvernement devant conserver de manièrepermanente sa capacité de décision et de mise en place des politiques, il lui semble importantde favoriser la formation d'associations citoyennes basées sur un territoire précis, leurfonction étant de faciliter la transmission des demandes de la société locale au gouvernement :elles doivent former un ensemble étendu et diversifié de "corps intermédiaires", prenant encharge en partie la gestion du social45.

Dans ce contexte, si les innovations institutionnelles ont été peu nombreuses, lesprogrès en matière de respect des droits des citoyens et de construction d'un Etat de droit ontété importants. On assiste à une démocratisation de la vie publique, qui s'exprime notammentdans une plus grande liberté d'expression et la création de nouveaux forums et espacespublics, et cela même si l'assassinat d'une militante des droits de l'Homme à la fin de l'année2001 est venu rappeler l’impunité dont jouissent toujours certains groupes opposés auxprocessus en cours46.

S’agissant des associations d’intérêt social, elles bénéficient à présent d’une plus grandereconnaissance et d’une plus grande autonomie. Leur action s’est réorientée en fonction del’évolution de la situation économique et politique : la simultanéité de l'ajustement néolibéralet de la transition à la démocratie leur a fermé quelques espaces d'action et leur en a ouvertd'autres47.

Mais elles ont elles-mêmes joué un rôle très important dans les changements queconnaît le Mexique depuis une vingtaine d’années, et particulièrement dans la démocratisation

44 Manuel Canto Chac, « Las organizaciones civiles en la transición », in M. Canto Chac, coord. , L a sorganizaciones civiles en la transición. Programa de análisis de la realidad y alternativas, México, Red deCentros y Organismos Ecuménicos de Latinoamérica y Cáribe, 1998.45 Carlos San Juan Victoria, « Tendancias de la sociedad civil en México: la puja del poder y la sociedad a fin desiglo », in Alberto Olvera, coord., La sociedad civil. De la teoría a la realidad, Mexico, El Colegio de México,1999.46 Il s'agit de Digna Ochoa, avocate spécialisée dans les affaires ayant trait à la défense des droits de l'Homme.47 Alberto J. Olvera, « Cambios en los patrones de acción colectiva y el nuevo asociativismo en México »,Cuadernos de Trabajo, n° 4, Jalapa, Instituto de Investigaciones Histórico-Sociales, Universidad Veracruzana,2001.

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de la société, que ce soit en organisant la surveillance des opérations électorales pour éviterleur manipulation par le PRI (comme cela a été la règle pendant soixante-dix ans) ou plusfondamentalement en sensibilisant des secteurs sociaux marginalisés à la défense de leursdroits.

Les organisations associatives se caractérisent par l'hétérogénéité de leurs objectifs, cequi dépend en grande partie des particularités locales. Cela peut sembler a priori un handicap,mais cela démontre aussi la vitalité et la pluralité du tissu associatif mexicain et constituedonc aussi une avancée certaine de la démocratisation, dans la mesure où cela introduit unerupture avec l'ordre politique antérieur, caractérisé par la tendance au monolithisme.

Les acteurs des organisations associatives se répartissent schématiquement en cinqgrandes catégories :

_ des acteurs populaires ruraux qui s'identifient collectivement à leur village;_ des acteurs populaires ruraux organisés de manière stable dans un organisme

associatif moderne;_ des acteurs urbains modernes, articulés sous la forme de mouvements civils locaux,

de mouvements nationaux pour la démocratie, ou encore d’organisations partenaires dugouvernement sur des projets spécifiques;

_ des acteurs sociaux urbains conservateurs traditionnels s'orientant vers des groupesdémocratiques de droite ;

_ des membres de divers groupes religieux.

Les organisations à caractère religieux ont une vigueur importante dans le pays. C’estle cas notamment pour celles qui relèvent du pentecôtisme, lequel connaît une croissanceexponentielle. Dans les grands centres urbains, elles donnent des repères à une populationpauvre, souvent émigrée de petits villages, qui se trouve isolée et fragilisée. A travers cetteappartenance religieuse, c'est la recherche d’une amélioration des conditions matérielles etsurtout d’une nouvelle forme de lien social qui regroupe les croyants.

Quant aux organisations d’intérêt social, ou « ONG », elles ont acquis dans la périoderécente une plus grande visibilité, même si celle-ci ne s’accompagne pas toujours d’unereconnaissance légale. Elles tendent à se répartir entre deux grands pôles, beaucoup d’entreelles ayant cependant des fonctions qui relèvent à la fois de l’un et de l’autre:

- la lutte pour la démocratisation de la société ;- et la fourniture de services à certains segments de la population plus ou moins

délaissés par les pouvoirs publics.

Dans le premier cas, les organisations s’assignent comme objectif de redéfinir la culturepolitique mexicaine, c'est-à-dire de lutter contre l’absence de démocratie existant nonseulement dans le système politique mais aussi dans la vie quotidienne, notamment en misantsur l'importance de l'éducation. Dans cette tâche, elles se considèrent comme desintermédiaires entre l'Etat et la « société civile »48.

Une organisation qui reflète cette volonté de changer la culture politique est AlianzaCívica, créée en 1994 comme « association civile » (appellation mexicaine des associationssans but lucratif), à l'initiative de sept « ONG » regroupant notamment des intellectuels etchercheurs universitaires. Peu à peu, d'autres organisations vont s'affilier à ce mouvement,

48 María Luisa Tarrés, « De la identidad al espacio público: las organizaciones no gubernamentales de mujeres enMéxico », in José Luis Méndez, coord., op. cit.

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leur nombre actuel étant d’environ 400. L'objectif principal de l'organisation était de surveillerle déroulement des élections fédérales de 1994 pour qu’elles ne soient pas entachées par lafraude. L'appel à des volontaires pour participer à cette opération a été un succès. Depuis lors,Alianza Cívica a renouvelé cette opération lors d’autres élections locales ou nationales, defaçon à garantir leur transparence. Elle a aussi mis en œuvre des programmes de surveillancedes services publics et réalisé des enquêtes nationales sur le mouvement armé au Chiapas.

Quant aux organisations orientées vers la fourniture de services aux groupes sociauxdéfavorisés, leur action vise à la réhabilitation de tissus sociaux menacés par ladésarticulation, conjointement à la tentative de reconstruire l'espace public fracturé par lesréseaux privatisés, ce qui nuit à l'action collective49.

Un cas exemplaire est celui des organisations de femmes, qui agissent auprès desfemmes appartenant aux couches pauvres de la société mexicaine, que ce soit en milieuurbain, rural ou encore indigène. Les actions menées sont multiples et concernent notammentla lutte contre la violence dont sont victimes les femmes50, les politiques sociales qui ont desconséquences sur elles, et plus généralement la citoyenneté féminine dans le cadre de ladémocratisation sociale et politique. La plupart des membres de ces organisations de femmesont un capital culturel élevé et un passé de militantes de gauche, que soit avec lescommunautés ecclésiales de base (CEB) liées à la théologie de la libération ou avec des partisde gauche, tels que le Parti communiste mexicain (PCM) ou le Parti révolutionnaire destravailleurs (PRT). La crise de représentativité dont souffrent les partis politiques et plusgénéralement le système politique a été un des facteurs qui ont permis à ces associations defemmes de se développer et d'acquérir une visibilité sociale importante. Ainsi, toutdernièrement, un drame local à Ciudad Juárez, celui des viols et meurtres en série de femmes,toutes travaillant dans des maquiladoras et d'origine très modeste, a eu une granderépercussion, avec la mobilisation d’organisations nationales et même internationales51.

Pour l'anthropologue Henri Favre52, si les « ONG » en Amérique latine entretiennentavec les appareils étatiques des relations qui peuvent être de suppléance, de concurrence oud'hostilité, elles jouent globalement un rôle clé dans la gouvernabilité des pays considérés. Ilattire cependant l'attention sur le fait que, même quand ce sont des nationaux qui les dirigent,elles dépendent généralement de l’étranger pour leur financement ; pour la plupart, lessubventions émanent de filiales d'organisations privées nord-américaines ou européennes,mais aussi de plus en plus, dans la période récente, de gouvernements étrangers oud’organisations internationales. Mais il est vrai que, en contrepartie, le budget dont ellesdisposent les investit au niveau local d’un pouvoir assez considérable.

Ces organisations doivent toutefois affronter d’autres obstacles, tenant à des facteursinternes ou externes :

- Du point de vue interne, il faut signaler surtout le fait que leur fonctionnement estsouvent peu démocratique, ce qui se traduit par une personnalisation du pouvoir et des

49 Sur ces groupes, cf. notamment Maxime Haubert, « Les ‘promoteurs populaires’ au Mexique et en Amériquelatine », in M. Haubert, dir., Etat et société dans le tiers-monde : de la modernisation à la démocratisation ?,Paris, Publications de la Sorbonne, 1992, pp. 307-320.50 Ce thème est un des plus importants. Cf. par exemple : « ONG señalan que 70% de las mujeres han sufridoalgún tipo de violencia », La Jornada, samedi 9 mars 2002.51 « Las muertas de Juárez », La Jornada, samedi 9 mars 2002; « Piden ayuda a la CIDH por asesinatos demujeres », ibid.52 H. Favre, L'Amérique latine, Paris, Editions Flammarion (Collection Dominos), 1998.

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rapports sociaux de caractère hiérarchique ; par ailleurs, beaucoup d’associations n’ont pas destatut légal ou de règlement intérieur clair, ce qui les rend plus fragiles.

- Quant aux facteurs externes, le principal est sans doute qu’elles peuvent avoirtendance à s'orienter vers des négociations avec l'Etat en s'éloignant des préoccupationsportées par les mouvements sociaux, alors que c’est dans ceux-ci que la « société civile »mexicaine trouve principalement sa vigueur. C’est pourquoi on observe notamment un videtrès important dans le champ de l'éducation civique et dans la transmission de connaissancestechniques et de culture organisationnelle depuis les classes moyennes jusqu'aux secteurspopulaires. Malgré tout, leur reconnaissance par l’Etat en tant qu’acteurs permanents de lasociété représente indéniablement un pas important dans la voie de la démocratisation.

C/ Le mouvement néo-zapatiste, un acteur de la démocratisation ?

S’il est un point où l’action des associations d’intérêt social a paru converger avec lesmouvements sociaux, c’est certainement le néo-zapatisme, qui est en même temps unmouvement paysan, un mouvement identitaire et un mouvement civique.

Il faut rappeler tout d’abord la grande importance des mouvements paysans dansl’histoire du Mexique, importance qu’illustrent les mouvements armés menés par EmilianoZapata, Pancho Villa et Pascual Orozco pendant la Révolution, ou encore par la suite lemouvement des Cristeros. Avec la présidence de Lázaro Cárdenas et le développement de laréforme agraire, l’ « alliance Etat-paysans » sera institutionnalisée dans le cadre de laConfédération nationale paysanne (Confederación nacional campesina – CNC). Celan’empêchera toutefois ni la multiplication d’agitations paysannes plus ou moins violentes, nila formation (surtout à partir des années soixante-dix) d’organisations paysannesindépendantes du pouvoir, beaucoup d’entre elles étant appuyées par des militantsprogressistes regroupés dans des associations d’intérêt social53. En fait, il a été beaucoup plusdifficile pour l’Etat-PRI de subordonner ou maîtriser le syndicalisme paysan que cela n’a étéle cas pour le syndicalisme ouvrier.

Cela tient sans doute en partie à la très grande hétérogénéité des conditions paysannes,laquelle se reflète d’ailleurs aussi dans l’émiettement et la division des organisations créées enmarge de la CNC. On peut toutefois distinguer deux grandes tendances :

- les organisations qui continuent les luttes pour la terre, qui réunissent donc surtout despaysans marginalisés ou en voie de prolétarisation, et dont beaucoup font partie de laConfédération nationale Plan de Ayala (CNPA)54 ;

- et les organisations regroupant des paysans déjà relativement intégrés au marché, etdont les luttes ont donc surtout pour objectif d’améliorer les conditions de cette intégration(en termes de débouchés, de prix, de crédits à la production, etc.) ; l’Union nationale desorganisations régionales paysannes autonomes (UNORCA) est très représentative de cettetendance.

Face à ces luttes paysannes, l’attitude du PRI a oscillé entre les tentatives derécupération et la répression. Alors que celle-ci rejetait de petits groupes dans la lutte armée,elle a fait prendre conscience à un très grand nombre de paysans organisés que les luttessyndicales pour l’amélioration de leur situation économique devaient se prolonger sur le

53 Cf. M. Haubert, « Les promoteurs populaires au Mexique et en Amérique latine », op. cit.54 La mise en œuvre de la réforme agraire a été très fluctuante en fonction de la conjoncture économique etpolitique, et elle a été de toute façon très partielle et très lente ; même les paysans « bénéficiaires » ont dûsouvent attendre de très longues années avant d’accéder à la terre.

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terrain politique, que ce soit pour faire reconnaître pleinement la liberté d’organisation, ouplus largement pour briser le monopole politique du PRI55.

Après l’adoption de politiques d’inspiration néolibérale, dans les années quatre-vingt,les organisations paysannes se partagent entre deux grandes orientations : les unes, de loinmajoritaires, se résignent au désengagement de l’Etat et essaient de négocier au mieux lesconditions de la « modernisation » du secteur rural ; d’autres, au contraire, refusent lesnouvelles politiques agraires et, par-delà celles-ci, luttent pour un changement radical dumodèle de développement56. Dans cette lutte, les deux principaux mouvements sont El Barzónet le néo-zapatisme. Le premier, apparu en 1993, est surtout un mouvement de paysansmoyens, que la libéralisation économique a jetés dans l’endettement et menacés depaupérisation ; ses revendications demeurent principalement économiques, ce qui n’est pas lecas de l’insurrection indienne du Chiapas en 1994.

Il y avait eu auparavant au Chiapas d’autres mouvements violents de révolte, que ce soitcontre le pouvoir colonial (notamment en 1693 et 1712) ou contre la domination des métisaprès l’indépendance (« guerre des castes » en 1869), des mouvements qui le plus souventavaient une forte composante religieuse. Après la Révolution, on observe encore des luttespour la terre, la réforme agraire n’ayant été mise en œuvre dans la région que de façon trèssymbolique, mais elles sont très localisées et dispersées.

Le soulèvement de 1994 est l’aboutissement d’une triple crise57 :- crise économique, résultant notamment de l’accaparement des terres, de la pression

démographique, de la chute des prix des produits agricoles d’exportation (en particulier ducafé) et du désengagement de l’Etat ;

- crise sociale, due notamment à la déstructuration des « communautés » indiennes et àleurs divisions entre fidèles d’un catholicisme rural largement syncrétique, adeptes d’uncatholicisme progressiste et rénové dans l’esprit de la « théologie de la libération » etconvertis aux nouvelles dénominations protestantes (d’orientation souvent conservatrice) ;

- crise politique, enfin, la perte de légitimité du pouvoir ayant notamment été précipitée,après le tournant néolibéral, par la proclamation en 1992 (avec la réforme de l’article 27 de laConstitution) de la fin des redistributions des terres et de la libéralisation du droit foncier – cequi est une menace sur la survie des ejidos, structures d’appropriation collective des terresmises en place par la réforme agraire – et la signature de l’accord de libre échange nord-américain (ALENA), qui est une menace sur la survie d’une multitude de petites exploitationsagricoles, dans la mesure où il ouvre la porte à des importations massives de produitsagricoles des U.S.A. et du Canada.

55 Un cas exemplaire est celui des paysans de l’Etat de Tabasco sinistrés par l’activité de la société pétrolièrenationale (Pemex) qui, pour faire reconnaître leurs droits, s’allient à l’opposition de gauche lors des électionslocales de 1988 ; cf. Maria Isabel del Carmen Consuelo Blanco Velasco, Etat, pétrole et paysans dans le Sud-Estdu Mexique. Mouvements paysans et luttes politiques dans l’Etat de Tabasco, thèse de doctorat, IEDES,Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1997.56 Pour une bonne vue d’ensemble, le lecteur francophone pourra se reporter à Odile Hoffmann et EmiliaVasquez, « Les organisations paysannes des années 90 au Mexique : le difficile cheminement entre concertationet récupération », Revue Tiers Monde, t. XXXVIII, n° 150, avril-juin 1997, pp. 409-425.57 Juan Pedro Viqueira et Mario Humberto Ruz, eds., Chiapas. Los rumbos de otra historia, Mexico,CIEDES/CEMCA, 1995 ; sous-commandant Marcos et Yvon Le Bot, Le rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997 ; C.Gilbreth, G. Otero, « Democratization in Mexico. The Zapatist Uprising and Civil Society », Latin AmericanPerspectives, vol. 28, n°4 (« Mexico in the 90's : Economic Crisis, Social Polarization, and Class Struggle »),juillet 2001, pp.7-29.

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Depuis les années soixante-dix, une large fraction de la société indienne du Chiapass’était engagée dans la voie de la modernisation et du développement, ce dont témoigneparticulièrement une grande effervescence associative, en partie suscitée ou appuyée par desEglises, des « ONG » ou des groupes politiques gauchistes, et parfois récupérée ou manipuléepar le pouvoir. Malgré des succès indéniables, ces efforts ne paraissent avoir conduit endéfinitive qu’à un surcroît de misère et de répression ; et surtout les réformes néolibéralesparaissent fermer définitivement les portes de l’avenir. L’insurrection en quelque sortesuicidaire d’une partie des Indiens du Chiapas, sous la bannière d’Emiliano Zapata, doit doncêtre interprétée comme un cri de désespoir adressé à la société nationale et internationale.

Dès son premier communiqué, le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libérationnationale (EZLN) proclame son intention de libérer le Mexique de la « dictature » du PRI etde « permettre aux peuples libérés d’élire librement et démocratiquement leurs autoritésadministratives » : c’est la condition nécessaire, mais certainement non suffisante, pour quesoient satisfaites les revendications économiques, sociopolitiques et culturelles des Indiens.Très vite, même, l’objectif de la démocratisation du système politique sera placé avant celuide la guerre insurrectionnelle, le gouvernement se dérobant à l’affrontement et la sociétémexicaine le condamnant. Les néo-zapatistes (sans qu’on puisse distinguer ce qui relève dudiscours des leaders – en particulier du médiatique « sous-commandant Marcos » - et ce quiexprime les convictions de la base) sont ainsi conduits à réclamer la mise en œuvre effectivede la démocratie au Mexique, non seulement dans le domaine électoral, mais à tous lesniveaux de la société. Ils en appellent pour cela à la mobilisation de toutes les composantes dela « société civile » et nouent notamment des relations avec Alianza Cívica.

La conception d’une démocratie « éthique », « juste », « proche de la base », où l’on« dirige en obéissant »58, telle qu’elle apparaît dans les communiqués des néo-zapatistes, estpour le moins floue et ambiguë. Leurs pratiques ne sont pas elles-mêmes très démocratiques,et en particulier la prégnance de l’unanimisme communautaire conduit souvent à l’expulsiondes opposants. On peut même penser que l’insurrection a provoqué une aggravationconsidérable des conflits internes à la société indienne du Chiapas. Mais, d’un autre côté, ellea favorisé et sans doute exprimé en partie l’émancipation des jeunes et des femmes.. Et auniveau national, bien que ses liens avec les mouvements sociaux et politiques et avec lesassociations d’intérêt social soient restés essentiellement au plan d’une distance prudente, ouau mieux au plan symbolique de manifestations réciproques de sympathie, il est certain que,comme le note Ilán Bizberg, professeur au Colegio de México, elle a été un « catalyseur duchangement démocratique »59. D’une part, le néo-zapatisme a attiré l’attention du Mexique etdu monde sur la situation dramatique de cette région et donc œuvré pour que soient reconnusles droits des Indiens, pour qu’ils accèdent à la citoyenneté en conservant leur identité ; plusgénéralement, il a fait admettre la nécessité d’ « entendre la voix des exclus ». D’autre part,quelle que soit la confusion de son discours, il a promu un rapport nouveau au politique, plusproche des diversités socioculturelles et des problèmes concrets de la population, en ruptureavec les pratiques opaques du passé ; beaucoup de travaux menés sur la démocratisation auMexique indiquent que son action a contribué à accroître la transparence des élections, etdonc peut-être indirectement à la fin de la « dictature » du PRI.

Reste à savoir quelles peuvent être les répercussions de ce processus de démocratisationsur le néo-zapatisme lui-même.

58 C’est un des principes de l’organisation politique indienne.59 Ilán Bizberg, « La transition mexicaine au miroir des pays de l'Est », Espaces Latinos. Sociétés et Culturesd'Amérique Latine, n° 184, mai 2001.

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2°) Algérie

A/ Les syndicats de travailleurs, de l’encadrement à la contestation

En voulant construire une nation unie et consensuelle, le pouvoir algérien met en placedès le lendemain de l’indépendance un ensemble de structures destinées à contrôler etcontenir les initiatives des acteurs sociaux. Des « organisations de masse » faisant corps avecles institutions politiques encadrent l’ensemble de la population, et il n’est pas jusqu’auxmédecins, journalistes ou artistes qui ne soient regroupés obligatoirement dans des unionsnationales.

Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, les syndicats de travailleurs sont ainsi assujettis àl’Etat-parti, et cela malgré leur rôle important dans les luttes sous le régime colonial, que cesoit dans les zones à forte concentration industrielle, en Kabylie ou dans l’émigration. C’estforte de la légitimité que lui donnent ces luttes que l’Union générale des travailleurs algériens(UGTA), créée en 1956, tente lors de son congrès de janvier 1963 de s’autonomiser parrapport au FLN, une tentative étouffée par Ben Bella, qui assigne au syndicat une seulefonction : celle d’encadrer les travailleurs pour les faire participer à la grande tâche dudéveloppement60.

Une importance nouvelle leur est cependant accordée dans les années soixante-dix,lorsqu’ils sont chargés de la mise en application dans le secteur public de la loi sur la« gestion socialiste des entreprises » (GSE), par laquelle les travailleurs devraient avoir accèsà l’information sur la gestion de leur entreprise et participer à celle-ci par l’intermédiaired’une « assemblée des travailleurs » dont les délégués sont sélectionnés par la sectionsyndicale de l’UGTA. Celle-ci doit ainsi contribuer, comme l’indique la Charte nationale de1976, à l’« apprentissage de la démocratie » par les travailleurs.

Jusqu’alors, l’encadrement des travailleurs par le syndicat unique se fait sans grandesdifficultés, non seulement parce que les éléments potentiellement contestataires (notammentles militants et cadres syndicaux provenant de l’ancien Parti communiste) ont été écartés oumarginalisés, mais plus fondamentalement parce que la croissance économique, en permettantà de grandes masses de population de bénéficier d’une importante mobilité sociale par lesalariat, fournit une base solide au pacte populiste dont le syndicat se fait l’expression.

Cette base commence à être ébranlée à la fin des années soixante-dix, comme lemontrent la grande grève des transports publics à Alger en 1977, ou la grève générale del’Université à Tizi Ouzou en 1980. Bien que les grèves dans le secteur public soientstrictement interdites, elles vont se multiplier dans les années quatre-vingt, que ce soit dansles entreprises industrielles (notamment dans les grands complexes sidérurgiques) ou dans lesétablissements administratifs, en réaction aux politiques d’austérité, aux licenciements et à ladégradation des conditions de travail. Malgré l’adoption d’une loi relative à la prévention etau règlement des différends collectifs de travail, les mouvements de travailleurs salariés nepeuvent plus être contenus par une UGTA bureaucratisée et coupée des aspirations de la base.

Il faut remarquer cependant que ces mouvements des travailleurs intégrés au système(dans la mesure où ils ont eu accès au salariat) ne portent que sur les conditions matérielles decette intégration et ne sont porteurs d’aucun projet politique. Et cette absence de projet ou

60 F. Weiss, Doctrine et actions syndicales en Algérie, Paris, Cujas, 1970, p. 60.

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même d’intention politique est encore plus patente dans les émeutes provoquées par ceux quisont (ou ont le sentiment d’être) exclus du système. Bien que grévistes et émeutiers seretrouvent parfois dans la rue, et bien qu’il ne soit pas toujours aisé de faire la distinctionentre les uns et les autres (notamment parce que le blocage des voies syndicales pour lerèglement des conflits peut provoquer des mouvements de colère collective), il n’y a pas nonplus d’autre lien entre leurs revendications que de protester contre ce qui apparaît comme unetrahison de l’Etat.

Après les émeutes de Tizi-Ouzou en 1980, d’Oran en 1982, de Constantine et Sétif en1986, les émeutes d’Alger d’octobre 1988 et leur répression sanglante vont rompredéfinitivement le pacte populiste entre l’Etat et les travailleurs. Cela entraîne une doubleconséquence : une explosion des mouvements de grève et une réorientation desrevendications. Celles-ci ne concernent plus seulement les rémunérations et les conditions detravail, mais s’étendent de plus en plus au niveau de vie et aux conditions générales dereproduction, à la gestion des entreprises (accusée d’être incompétente et dictatoriale) et à laliberté syndicale : autrement dit, elles remettent de plus en plus en cause le système depouvoir61.

Devant la multiplication des comités, coordinations et autres organisations autonomes,et en dépit de l’opposition des conservateurs du FLN et des dirigeants de l’UGTA, qui jugentque cela va à l’encontre de l’ « unité des travailleurs » et de la « paix sociale »62, le pouvoirfinit par admettre la liberté syndicale et le droit de grève, qui sont inscrits dans la constitutionde 1989 et réglementés par des lois de 1990.

Depuis cette date, une cinquantaine d’organisations syndicales et patronales autonomesont été agréées. Les islamistes ont créé le Syndicat islamique du travail (SIT), qui est devenula principale organisation concurrente de l’UGTA. L’Etat a cependant procédé à sadissolution en invoquant d’une part l’article 5 de la loi sur les syndicats, qui exclut toutrapport entre une organisation syndicale et un parti politique, et d’autre part ses actionsportant atteinte à l’ordre public, notamment son implication dans l’attentat à l’aéroportd’Alger en août 199263.

De façon générale, les syndicats autonomes tentent de constituer des fédérations quipuissent imposer leur participation, aux côtés de l’UGTA, dans les structures de concertationtripartites qui regroupent le gouvernement, les représentants des employeurs et ceux destravailleurs64.

Cependant, malgré les intentions affichées, les autorités ne paraissent guère disposéesà la concertation, et les impératifs de l’ajustement structurel et de la lutte contre les« islamistes armés » ne leur laissent de toute façon que des marges de manœuvre extrêmementlimitées. Depuis l’instauration de l’état d’urgence en 1992, les grèves sont soumises à uneautorisation préalable. Les walis (« préfets ») ont le droit de réquisitionner les travailleurs

61 Said Chikhi, « Algeria : From Mass Rebellion in October 1988 to Workers’ Social Protests”, in LarsRudebeck, ed., When Democracy Makes Sense. Studies in the Democratic Potential of Third World PopularMovements, Uppsala, Uppsala University, 1991, pp. 363-384.62 Ibid., p. 381.63 Le Matin, 16 février 1993.64 Parmi les principales fédérations déjà créées, citons le Syndicat autonome des travailleurs de l’éducation et dela formation (SATEF), le Syndicat national des personnels de l’administration publique (SNAPAP) et le Conseilnational des enseignants du supérieur (CNES). Cf. A. Benamrouche, Grèves et conflits politiques en Algérie,Paris, Karthala, 2000.

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pour accomplir leurs activités professionnelles en cas de grève non autorisée65. La répressiondes grèves « illégales » est souvent très violente, comme celle du 17 mai 1992 dans l’industriesidérurgique, qui s’est soldée par des arrestations et des poursuites judiciaires à l’encontre detravailleurs grévistes et de syndicalistes.

L’espace d’action des organisations syndicales autonomes est donc extrêmementlimité. L’UGTA est elle-même écartelée entre ceux qui se rangent derrière le gouvernementdans la lutte contre le terrorisme et les partisans d’une lutte exclusivement syndicale. Maisquel est le sens de celle-ci si les conditions d’emploi, de pouvoir d’achat, d’accès aulogement, à la santé, etc., ne vont qu’en se dégradant ? Il n’est guère étonnant alors que lesémeutes soient de plus en plus nombreuses et qu’elles soient « en passe de devenir un moyenprivilégié de ‘dialogue’ des citoyens avec l’Etat »66.

B/ Les associations, face à un espace d’action très limité

Les organisations religieuses ont été pendant longtemps les seules organisationsassociatives existant en Algérie. Les plus importantes étaient les organisations confrériques(ou tariqâ, « voie »), des groupes mystiques se rattachant à l’enseignement d’un maîtrespirituel. Elles ont joué un rôle très actif dans les luttes contre les envahisseurs, et notammentcontre la conquête par la France, en appelant au soulèvement et au djihad. Les confréries,comme les autres organisations, demeurent communautaires et donc sous l’emprise de laparenté et du patrimonialisme67.

Ces organisations dépérissent avec la colonisation française et l’éclatement desstructures traditionnelles de la société algérienne. Au XXe siècle, cependant, se fait jour uncourant de renouveau. C’est ainsi qu’en 1931 le shaykh Ibn Badis crée l’Association desulémas (ou oulémas, ‘Ulam_, savants religieux), qui est inspirée par le courant réformistemoyen-oriental des Salafiya et veut en même temps épurer la religion en revenant à un islamscripturaire et l’adapter aux exigences de l’émancipation politique et culturelle de l’Algérie.Par son action à la fois dans les milieux populaires et dans les milieux intellectuels, par laprédication, la création d’écoles, la formation de mouvements de jeunesse, la publication derevues, etc., l’Association des ulémas a été un ferment essentiel d’un nationalisme algérienfondé sur la culture arabo-musulmane (la devise d’Ibn Badis et de son mouvement était :« Mon pays est l’Algérie, ma langue l’arabe et ma religion l’islam »). Après l’indépendance,malgré ses réticences initiales, elle finit par se rallier au FLN et par cautionner un « socialismeislamique » qui rejette la lutte des classes, mais ne jouera plus par la suite qu’un rôlenégligeable.

D’autres associations religieuses, de caractère plus fondamentaliste, sont en revancheinterdites par le régime68. Il s’agit notamment des associations Al Qiam (« Les valeurs ») etAhl Al Da’wa (« Les prédicants »), qui militent pour la moralisation d’une société en train deperdre sa vocation religieuse dans la séduction par les idéologies étrangères et critiquent lesorientations socialisantes et laïcisantes du régime. Rejetés dans la clandestinité, lesfondamentalistes radicaux vont investir d’abord les universités, en organisant des cycles deconférences et en noyautant les syndicats d’étudiants. Leurs champs de lutte principaux sont

65 A. Benamrouche, op. cit., p. 138. Art 6 du décret 92-44 du 9 février 1992.66 Le Monde, 8 février 2002, p. 2.67 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 1965.68 Claude Liauzu, « Etat, villes et mouvements sociaux au Maghreb et dans le monde arabe », Maghreb-Machrek, n° 115, janvier-mars 1987, pp. 53-70.

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l’arabisation, qu’ils veulent totale, et le code de statut personnel, qu’ils veulent aligné sur lacharia, la « loi islamique ». Puis ils vont profiter de la crise économique et de la criseconséquente du populisme algérien pour convertir des fractions importantes de la population àce qu’ils désignent comme la seule voie de salut69. Après les émeutes d’octobre 1988, et à lafaveur de l’ouverture politique, ils déploient une stratégie de proximité sociale et multiplientles associations religieuses de caractère caritatif au profit des plus démunis, particulièrementdans les faubourgs des grands centres urbains. Ces associations ont constitué la base militantedu Front islamique de salut et c’est d’elles que sont issus la plupart de ses dirigeants.

Quant aux associations de caractère non religieux, elles ont été jusqu’en 1988 crééesdans leur très grande majorité par l’Etat lui-même, notamment dans le domaine du sport et desloisirs, et étaient donc prises en main par des notables publics et des fédérations officielles.Par le biais du salariat et des subventions, elles étaient dépourvues de toute capacité deconstituer un contre-pouvoir. Les associations autonomes étaient soumises à d'innombrablescontraintes politiques et juridiques ; par-delà l'agrément administratif, la loi de décembre 1971instituait le contrôle de leur direction (en excluant en pratique toutes les personnes qui nemilitaient pas dans le FLN) et déterminait de façon étroite leur fonctionnement interne(organes, réunions, processus de prise de décision, etc.) ; dès qu’elles sortaient de ce cadre,elles étaient dissoutes, comme ce fut le cas non seulement des associations islamiquesfondamentalistes mais aussi de celles affiliées au mouvement culturel berbère. La majeurepartie des associations agréées étaient donc des associations de parents d’élèves et desassociations sportives.

Bien que le pouvoir ait été extrêmement réticent vis-à-vis de tous les espaces desociabilité autonome70, il n’a pas réussi totalement à les étouffer, ni dans le domaine religieux,ni dans les autres domaines. Certes, dans les deux premières décennies après l’indépendance,il ne trouvait en face de lui qu’une société atomisée et déstructurée. Mais le développement etsa crise ont accentué les contradictions sociales. C’est ainsi que, d’un côté, les femmes ontconnu un processus progressif d’émancipation, tandis que, d’un autre côté, cette émancipationétait condamnée par les islamistes comme une des causes de la crise. Un importantmouvement de femmes, surtout dans les classes moyennes, s’est opposé aux restrictions queles islamistes voulaient imposer à leur statut personnel dans le code de la famille et a réussi àobtenir en 1984 que celui-ci exprime une position de compromis.

C’est en 1985 qu’est créée une Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme.Son agrément est cependant refusé et ses dirigeants sont même traduits en justice. Cependant,après avoir tenté en vain de créer une organisation concurrente, le pouvoir doit se résoudre enmars 1987 à reconnaître une Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADH). Peu après, laloi de juillet 1987 libéralise sensiblement le régime des associations. C’est le moment où lepouvoir engage une première et timide ouverture de l’espace public, corrélative dudésengagement de l’Etat d’une grande partie de ses tâches de développement économique etsocial : dans son rapport sur la loi à l’Assemblée nationale populaire, le ministre de l’Intérieurla justifie notamment par le fait que l’Etat doit se consacrer à l’essentiel et céder auxassociations un grand nombre de domaines relatifs au bien-être et au confort du citoyen ; ilfaut, dit-il, « que l’effort de l’Etat soit relayé par la mobilisation de toutes les potentialitéshumaines et matérielles. »

69 Abderrahim Lamchichi, L’islamisme en Algérie, Paris, L’Harmattan, 1992.70 Cf. René Gallissot, Le Maghreb de traverse, Saint-Denis, Bouchène, 2000.

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Tout se précipite avec les émeutes d’octobre 1988, qui provoquent une véritableexplosion associative. Dans les deux mois qui suivent, il se crée plus de comités etd’associations que depuis l’indépendance71. Beaucoup de ces organisations sont créées sousl’égide de la Ligue des droits de l’Homme afin de lutter contre la répression et la torture. Unevingtaine d’associations féminines sont par ailleurs créées en dehors de l’UNFA avec pourobjectif de revendiquer l’abrogation du code de la famille. D’autres associations ont uncaractère plus professionnel et regroupent des étudiants, des médecins, etc.

La liberté d’association est officialisée par la constitution de 1989. Néanmoins, dèsdécembre 1990, tout un arsenal juridique est mis en place pour la restreindre à nouveau. Lescollectivités locales se voient octroyer le droit de surveiller les activités des associations, et untrès grand nombre d’entre elles sont dissoutes. La proclamation de l’état d’urgence en 1992accentue la tentative de remise sous tutelle de la société. En associant 46 associations auConseil national de transition institué en 1994 et composé de l’Etat, des partis politiques etdes « forces économiques et sociales », le président Zeroual a considéré que le mouvementassociatif demeurait sous la responsabilité du système politique. Il faut remarquer en outreque ces associations sont majoritairement proches du parti créé par lui (le Rassemblementnational démocratique, RND) et du FLN, les deux partis au pouvoir.

En 2001, on recense 800 associations et organisations « non gouvernementales » auniveau national et 60 000 au niveau local. Mais on peut considérer que 90 % d’entre elles aumoins sont fictives72. Quant aux autres, celles qui se veulent réellement indépendantes dupouvoir, elles doivent signer un accord de « partenariat » contraignant73 et elles manquentdramatiquement de moyens. En revanche, celles qui gravitent autour du pouvoir et servent depalliatif de ses déficiences pour « dynamiser les forces vives de la nation » bénéficient detoutes ses faveurs. Elles composent la « société civile officielle », comme la qualifie A.Saaf74, et ont leur siège principalement dans la capitale et les grandes villes. Elles sont géréespar des élites intellectuelles, des technocrates, des notables ou d’anciens militants du partiunique. Leur fonctionnement interne tend à reproduire les rapports sociaux que l’on observedans la sphère de l’Etat (patrimonialisme et clientélisme, prégnance des relations fondées surles appartenances familiales et partisanes, les interconnaissances locales et les liaisonsd’affaires).

Quant à l’activité des « ONG » internationales, elle demeure inconcevable si elle netransite pas par le relais des structures étatiques. Même lorsqu’elle est dénuée de tout desseinet arrière-pensée idéologique, elle suscite la méfiance. C’est ainsi qu’en 1998 il fut interditaux enfants victimes de terrorisme de quitter l’Algérie pour rejoindre des colonies devacances organisées par des ONG françaises75. L’intervention de ces organisations n’est doncadmise qu’à titre tout à fait exceptionnel.

71 A. Djeghloul, « Les risques de la société à deux vitesses », Le Monde diplomatique, janvier 1989.72 Cf. La Nation du 14 mai 1996.73 El Moudjahid, 17 mars 1993.74 A. Saaf, « Vers la décrépitude de l’Etat néo-patrimonial », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. XXVIII, 1989,pp. 73-106.75 Algérie Hebdo, n° 27 du 30 novembre 1999.

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C/ Le mouvement berbère et la revendication démocratique

Comme toutes les sociétés africaines, la société algérienne est traversée par lesrevendications identitaires et les tensions régionalistes. C’est le cas tout particulièrement pourle mouvement berbère, qui tend à s’identifier au régionalisme kabyle76.

Le particularisme kabyle s’était déjà exprimé avant l’indépendance et avait d’ailleursdonné lieu à des tentatives de récupération de la part de la puissance coloniale. Malgré laparticipation importante de la Kabylie à la guerre de libération, son identité sera niée par lenouveau pouvoir au nom du caractère arabe de la nation algérienne. L’un des principauxdirigeants kabyles, Aït Ahmed, prend en 1963 la tête d’une rébellion après le refus dereconnaissance du parti qu’il venait de fonder, le Front des forces socialistes (FFS) : aumonolithisme culturel fait pendant le monolithisme politique.

Le caractère centralisateur de l’Etat algérien est encore accentué sous la présidence deHouari Boumediène. La langue arabe, « élément essentiel de l’identité culturelle du peuplealgérien », est proclamée seule langue officielle et une politique d’arabisation est mise enœuvre. Les principales associations berbères sont dissoutes et leurs militants condamnés à laclandestinité.

Mettant à profit une légère ouverture du régime, des écrivains tentent en 1980 de fairereconnaître un mouvement associatif berbère, mais en vain. L’interdiction en mars 1980 d’unséminaire sur la culture berbère à l’université de Tizi-Ouzou provoque une grève de celle-ci,grève qui finit par s’étendre à l’ensemble de la population et, face à l’intervention des forcesde l’ordre, par déboucher sur des émeutes.

Etant donné la violente répression de ce « printemps berbère » de 1980, il n’est pasétonnant que le mouvement berbère ait été lié à la tentative de création d’une Ligue algériennepour la défense des droits de l’Homme, en 1985, ni que cela ait par contre-coup poussé lepouvoir à refuser son agrément.

Il faut attendre la libéralisation politique consécutive aux événements de 1988 pour quele mouvement culturel berbère se manifeste à nouveau au grand jour. En 1989, il tient undeuxième séminaire à l’université de Tizi-Ouzou et à cette date on compte 154 associationsculturelles berbères légalisées. A la fin des travaux, un processus de fédéralisation est engagéet un comité de direction est désigné. Par ailleurs, les revendications berbéristes ont donnélieu à d’importantes manifestations, à Alger comme en Kabylie, et la « grève du cartable », en1994-1995, a paralysé l’enseignement scolaire dans cette région.

C’est à la suite de cette « grève du cartable » que le président Zeroual met en place unHaut Commissariat à l’Amazighité, dont l’intention affichée est d’engager une concertationavec la population berbère sur ses revendications culturelles ; les Berbères désignés commemembres de cette institution font cependant partie d’associations marginales, créées avecl’aide du pouvoir. Celui-ci tente également de jouer sur les divisions entre les deux principauxpartis politiques implantés en Kabylie, le Front de forces socialistes (FFS) et leRassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Ses concessions apparentes sur lareconnaissance de la langue berbère (le tamazight) n’ont pas suffi à calmer les revendications.

76 Bien que le fonds culturel berbère soit encore très présent dans d’autres régions algériennes, notamment dansles Aurès.

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Après le cycle d’émeutes de 2001-2002 et le boycottage massif en Kabylie des électionslégislatives en mai 2002, la question berbère paraît actuellement dans une impasse.

Cette impasse est due en grande partie au fait que, pour le pouvoir central algérien, lesrevendications des Kabyles sont toujours apparues comme subversives et « anti-nationales ».Il est vrai que, depuis l’indépendance, la Kabylie a été, du moins jusqu’à l’émergence dufondamentalisme islamique, le principal foyer de contestation du pouvoir en place à Alger,que cette contestation se fasse sur le plan militaire (maquis de 1963-1965), sur le planpolitique (création des partis d’opposition FFS, PRS et RCD), sur le plan culturel ou sur leplan de la défense des droits de l’Homme et de la revendication démocratique.

Il faut remarquer cependant que le mouvement berbère n’a jamais remis en cause l’unitéde l’Algérie : en demandant au contraire que, au même titre que la langue et la culture arabes,la langue et la culture berbères soient reconnues comme constitutives de la nation algérienne,il revendique la pleine appartenance à celle-ci. C’est pourquoi une des principales exigences atoujours été la démocratisation du système politique algérien, seul moyen de permettre à laspécificité berbère de s’exprimer pleinement dans le cadre national.

Le mouvement berbère n’est pas cependant exempt de contradictions, et celles-cipeuvent rendre compte également en partie de l’impasse où il se trouve actuellement. Certes,le mouvement culturel berbère se veut distinct du mouvement proprement politique, etnotamment des principaux partis politiques implantés en Kabylie, le FFS et le RCD ; mais ilreste que ses militants et dirigeants sont pour la plupart partagés entre ces deux tendancespolitiques, un des points de friction étant notamment l’opportunité de collaborer avec lepouvoir central dans la lutte contre la subversion islamiste. D’autre part, si ses revendicationsportent essentiellement sur la reconnaissance de la langue et de la culture berbères,notamment dans l’enseignement, elles débordent sur le plan politique, et pas seulement en cequi concerne la démocratisation des institutions : c’est ainsi qu’en 1980 il réclamait ladécentralisation des processus de prise de décision et la participation effective à ceux-ci desouvriers et des paysans, la prise en compte des équilibres entre régions du point de vueéconomique, ou encore le soutien aux luttes des femmes, des ouvriers et des étudiants pourplus de liberté et de justice sociale. Il en est de même en partie pour les réalisations dumouvement : si elles concernent fondamentalement l’animation culturelle et artistique(réalisation de festivals de poésie, d’expositions, de débats littéraires, de soirées musicales outhéâtrales) et la formation à la langue berbère, elles ont tendance à déborder ce champstrictement culturel pour porter sur la réalisation d’activités productives, la création de centressanitaires, la mise en place de milices d’autodéfense ou même de façon plus générale lagestion des localités.

Sans que soit reniée l’unité politique de la nation, le mouvement berbère paraît doncs’orienter à certains égards vers une autonomisation de la société berbère par rapport aupouvoir central, comme l’ont montré aussi récemment le refus que la gendarmerie nationaleintervienne en Kabylie ou le boycottage des élections nationales, considérées comme une« mascarade ». On ajoutera que le « soulèvement kabyle » des derniers mois est dirigé par une« Coordination des âarchs » (tribus), qui est censée exprimer les formes traditionnelles de ladémocratie, mais dont la représentativité et la légitimité sont questionnées par une partie de lapopulation locale. En tout état de cause, si le mouvement berbère réclame la démocratie àl’échelle nationale, il ne semble pas qu’au niveau régional ses pratiques soient elles-mêmestrès respectueuses de la démocratie, sans doute en raison des luttes pour le pouvoir entre lesdifférentes factions et des surenchères auxquelles elles donnent lieu.

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3°) Bosnie-Herzégovine

A/ Les syndicats, reflets d’une économie affaiblie, divisée géographiquement et enphase de transition

Les syndicats n’ont pas été dans la Yougoslavie communiste, comme ils l’ont été enPologne, des forces initiatrices du changement et des instruments de pression sociale. Demanière certes moins rigide que dans d’autres pays communistes – notamment parce que lesystème d’autogestion permettait une certaine représentation de la diversité des intérêts -, lessyndicats faisaient avant 1990 partie de la structure étatique et servaient davantage les intérêtsdu pouvoir que ceux des travailleurs. L’adhésion était automatique et les cotisationsdirectement déduites des salaires. Cela n’empêchait d’ailleurs ni les manifestations, commecelle des étudiants à Belgrade en 1968, ni les grèves, qui se sont multipliées après la mort deTito en 1980.

Après la guerre, l’affaiblissement de l’économie, la destruction de l’industrie et lepartage du pays se font également ressentir dans les structures syndicales. Dès 1992, lesyndicat unique qui, sous le régime socialiste, couvrait la totalité du territoire de la Bosnie,n’en a plus couvert que la moitié. Aujourd’hui, la réhabilitation progressive du pays a permisla constitution de deux confédérations de syndicats : le Savez Sindikata Slobodna (SSSBH)basé à Sarajevo, couvrant 23 secteurs d’activité, et le Savez Sindikata (SSBH) basé à Banja-Luka, représentant 15 secteurs d’activité. Ces deux confédérations couvrent respectivement laFédération Croato-musulmane et la Republika Srpska. En 1998, sous la pression et avec l’aidede la communauté internationale (en particulier de la Confédération internationale dessyndicats libres), ces deux nouvelles structures ont signé un mémorandum de coopération,soulignant ainsi l’existence d’intérêts communs à l’ensemble des travailleurs de Bosnie-Herzégovine. Dans ce document, les syndicats se sont engagés à défendre les droits destravailleurs sans aucune discrimination, mais également à coopérer avec les institutionspubliques au niveau national, ce qui se révèle être un progrès. Jusqu’alors, en raison de lanature même de la double structure syndicale, chaque confédération n’avait de relationsqu’avec les institutions étatiques de l’entité considérée.

Les syndicats bosniaques n’ont jusqu’à présent qu’une faible capacité d’action. Pourapprécier celle-ci, cependant, il est important de rappeler que le processus de pacification apris le pas, du moins dans les années qui ont immédiatement suivi la guerre, sur le processusde transition économique, et l’on considère d’ailleurs que celui-ci n’en est encore qu’à sesprémices. Par ailleurs, le plan de privatisation des entreprises publiques, en coursactuellement, s’est révélé lent et défaillant, et nombreuses sont les entreprises encore auxmains de fonctionnaires ou anciens fonctionnaires. Enfin, malgré l’aménagement de lanouvelle structure syndicale, il apparaît dans la pratique que beaucoup des nouveauxresponsables sont encore des agents de l’ « ancien système » transférés d’une fonction àl’autre dans le but de conserver leurs avantages financiers et sociaux. Cet ensembled’éléments permet de penser que l’héritage communiste est encore omniprésent et que ladéfense des intérêts des travailleurs, selon des normes correspondant à une économie demarché, reste un objectif à long terme. Deux avancées démocratiques doivent toutefois êtrementionnées : l’incorporation de l’égalité des genres dans la nouvelle structure syndicale etl’association partielle des confédérations de syndicats aux négociations de la dernière loisociale. Ces développements récents ne peuvent toutefois être qualifiés que de succès partiels,dans la mesure notamment où c’est la communauté internationale (le Haut Représentant et la

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Banque mondiale) qui a non seulement pris l’initiative de la loi sociale, mais qui l’aégalement négociée avec les autorités publiques nationales

En définitive, il semble que les syndicats doivent d’abord traverser une phase de« réconciliation » et de reconstruction avant de pouvoir devenir des outils de la transitionpolitique et économique.

Il est néanmoins intéressant de noter que certains mouvements sociaux se sontdéveloppés de façon spontanée ces deux dernières années. Durant l’année 2000, par exemple,il y a eu 340 mouvements de grève, de nombreuses manifestations dues au non-paiement despensions, ainsi que de fréquents barrages routiers exprimant l’insatisfaction des travailleurstouchés par une crise économique grave77.

B/ Les associations, une éclosion soudaine sous l’impulsion de la communautéinternationale

Si l’on remonte dans l’histoire de la Bosnie-Herzégovine, on trouve dès 1862 undécret promulgué sous l’Empire ottoman mentionnant la liberté d’association et l’autonomiedes organisations associatives. Sous l’Empire austro-hongrois, à partir de 1878, ledéveloppement du secteur associatif s’intensifie. Durant cette période, 1 256 associations etsociétés sont établies dans des domaines allant de la société culturelle aux confréries, salles delecture, chorales, associations artisanales ou caritatives, clubs d’athlétisme, etc.78.

Les associations ne s’engagent cependant pas dans l’action civique, et cette situationn’évoluera pas sous les régimes peu démocratiques qui suivront. Quoi qu’il en soit, on peutconsidérer que ces germes de « société civile » sont mis en léthargie à partir de la fin de laSeconde Guerre mondiale, avec la mise en place d’un régime totalitaire qui restreint leslibertés individuelles, dont les libertés d’expression et d’association. Selon les sociologuesbosniaques Hadzibegovic et Karambovic, « après 1945, lentement, toutes les associationsactives du pays furent canalisées vers la construction d’une société basée sur l’idéologieproclamée par le programme du Parti communiste. Toute réminiscence de force civique futsupprimée, cela entraînant une disparition totale de la notion de société civile »79.

Ce n’est que vers le milieu des années quatre-vingt qu’apparaissent en Yougoslaviecertaines tendances dissidentes. Mais les mouvements sociaux dynamiques qui fleurissent, àcette époque, en Croatie et Slovénie, n’ont qu’une faible répercussion en Bosnie-Herzégovine.Les sursauts de civisme qui s’y produisent alors visent à prévenir la guerre. Cependant, ils neparviennent pas à se pérenniser, d’une part en raison de la composition ethnique du pays, quine permet pas la naissance d’une impulsion nationale, et d’autre part parce que l’éliteintellectuelle qui en est l’initiatrice ne réussit pas à obtenir un soutien suffisant du peuple.

Comme l’a souligné récemment un jeune bosniaque interviewé, « la difficulté actuellede développer l’initiative individuelle et la liberté de penser provient de cinquante ans dedirigisme imposant à tous la façon de penser, de rêver et même de faire des cauchemars »80.

77 ESI, Bosnia Project, Reshaping International priorities in BH, part III, Sarajevo, mars 2001.78 Dave Bekkering, An introduction into the world of BiH NGOs and BiH NGO assistance, Gornji Vakuf, UNDPNGO Development Unit, septembre 1997, p. 5.79 I. Hadzibegovic et H. Kamberovic, « Organisation of civil society in Bosnia Herzegovina. Origins andcontext », Review of free thought, n° 9-10, septembre-décembre 1997, Circle 999, Sarajevo.80 Jason Apler et Victor Tanner, Civil Society in Bosnia, étude pour la Winston Foundation for World Peace,1998, p. 11.

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S’il y a eu depuis 1992 un renouveau soudain du secteur associatif, c’estprincipalement sous l’impulsion de la communauté internationale.

Durant la guerre et les années qui l’ont immédiatement suivie, les nombreuxprogrammes internationaux de réhabilitation se traduisent par la présence d’ « ONG »étrangères ayant besoin de partenaires locaux pour exécuter leurs projets d’aide humanitaire etd’assistance psychosociale. Elles ont par ce biais fourni aux citoyens bosniaques lesressources, les formations et l’assistance technique nécessaires pour leur permettre de mettresur pied rapidement différentes associations et groupes répondant aux besoins de la sociétépour pallier les déficiences d’un Etat encore faible et peu présent.

Ce nouveau secteur associatif, au mandat initial très restreint, contribue partiellementaujourd’hui à la réorganisation des structures sociales par une certaine protection des droits del’Homme, par la création de sources d’information alternatives, par l’éducation civique, lapromotion de l’égalité des genres, l’appel à la réconciliation et à la tolérance, ainsi qu’à uncertain engagement politique. Cependant, force est d’admettre que le nombre très élevéd’associations d’intérêt social n’est ni une preuve de qualité, ni un indice du niveau dedémocratie.

Mais qu’en est-il tout d’abord des relations entre le secteur associatif et les structuresétatiques et fédérales ?

Remarquons en premier lieu que les nouvelles associations ont été à l’origine assezmal perçues par les autorités locales, qui les considéraient comme « agents au service de lacommunauté internationale » et par conséquent hostiles aux structures héritées de l’ancienrégime. Les obstacles à leur enregistrement administratif et les tentatives d’intimidation furentmonnaie courante durant la période qui a immédiatement suivi le conflit. Mais,progressivement, la situation s’est améliorée et un certain niveau de confiance réciproques’est établi.

D’autre part, le cadre législatif qui régissait le monde associatif jusqu’à la fin de l’année2001 provenait encore de l’ancien système politique et se prêtait peu aux nouveauxaménagements structurels et institutionnels du pays. Il n’existait jusque-là aucune législationunique permettant l’enregistrement d’associations au niveau national. La seule possibilité étaitla constitution d’associations au niveau de chaque entité, ce qui a continué pendant six ansaprès la guerre à accentuer la division du pays. La nouvelle loi sur les associations etfondations, adoptée à la fin du mois de décembre 2001, qui était un des nombreux critères àremplir par la Bosnie-Herzégovine pour son accession au Conseil de l’Europe, a été élaboréeà l’initiative de la communauté internationale et adoptée par le parlement bosniaque. On peutparler ici d’avancée démocratique puisqu’elle permettra enfin de dépasser les clivagesethniques et géographiques qui existaient jusqu’à présent. C’est un premier pas vers uneprobable évolution positive ; cependant, au mois de janvier dernier, Wolfgang Petritsch, leHaut Représentant en fonction à l’époque, invitait le ministre bosniaque des Affaires civiles etdes Communications à préparer dès que possible les décrets d’application qui permettrontl’enregistrement des associations au niveau national et leur fourniront un régime fiscal adapté.

La renaissance du secteur associatif se fait dans le cadre d’un contexte sociopolitiquequi lui confère certaines particularités. La guerre et ses suites, en particulier la déstructurationde la société et le non-fonctionnement du secteur public, ont provoqué une éclosion soudaineet quelque peu artificielle des associations, dont on estime aujourd’hui le nombre à plus de400 pour l’ensemble du territoire. L’héritage du système communiste se fait encore ressentirde façon aiguë dans leur organisation interne, qui demeure le plus souvent peu démocratique :

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la représentativité des dirigeants est faible et le processus décisionnel peu transparent. Parailleurs, il s’agit de structures relativement fermées et l’on remarque que la plupart de leursadhérents et dirigeants appartiennent à l’élite sociale et intellectuelle, et parfois même à laclasse dirigeante de l’ancien régime. En définitive, elles ne représentent en général qu’unefaible partie de la population. La faible culture civique au sein de celle-ci et l’utilisationinefficace de stratégies médiatiques promotionnelles font des « ONG » un concept encoreassez méconnu du public ainsi que des pouvoirs publics nationaux et locaux.

Il faut finalement noter qu’il existe un déséquilibre certain dans la répartitiongéographique de ces organisations, qui se concentrent principalement dans les grands centresurbains, laissant ainsi les campagnes peu représentées.

Quant à l’action des associations, elle se limite encore trop souvent à la sous-traitancedes programmes internationaux. Elles ont donc tendance à déterminer leurs propres prioritéset programmes d’action en fonction des budgets internationaux disponibles. Aussi les actionsentreprises et les structures établies répondent-elles fréquemment aux impératifs des acteursinternationaux plutôt qu’aux véritables besoins des communautés locales et des citoyens.

Rares sont les nouvelles organisations qui ont conscience de leur responsabilitécivique ou de leur capacité à devenir acteur du changement social. Elles n’interviennentencore que très rarement dans l’espace public pour défendre telle ou telle cause relevant del’intérêt général. Cette attitude était justifiée à l’origine par une crainte de la répression de lapart des autorités locales. Aujourd’hui, il semblerait que leur manque d’influence provienneplutôt de la faible coordination de leurs actions, de l’inexistence d’alliances fortes ou d’unfront commun entre elles, de l’absence de mécanismes institutionnels de participationfacilement accessibles, ainsi que du non-fonctionnement des institutions nationales tripartites(le parlement en particulier).

Mais il y a une autre cause : les budgets astronomiques investis dans la reconstructiondu pays ont souvent été canalisés par le biais d’ associations locales, ce qui est devenu pources dernières une source majeure de création d’emplois. Cet interventionnisme forcené et cetassistanat financier ont contribué par ailleurs à déresponsabiliser les citoyens en engendrantun syndrome de dépendance sociale et une certaine annihilation du bénévolat et desresponsabilités civiques. Les membres des diverses catégories sociales, au lieu d’être la forceinitiatrice des changements politiques et sociaux du pays par l’aménagement de leurs intérêtssous la forme de groupes de pression, se reposent trop souvent sur la communautéinternationale pour la résolution de leurs problèmes.

Ce tableau très pessimiste doit quand même être nuancé par certains éléments : le payssort de plusieurs décennies de régime communiste et d’un conflit très destructeur. Celui-ci apris fin il y a sept ans à peine et à la phase d’urgence a succédé celle de la réconciliation.Actuellement, certains succès méritent d’être soulignés, notamment la constitution au niveaunational de quelques réseaux d’associations qui, malgré l’absence de législation appropriée,ont dépassé le clivage ethnique et parviennent ainsi à défendre certains intérêts communs :d’une part, l’absence d’homogénéité et de cohésion du secteur associatif n’a pas empêchécertains regroupements thématiques, principalement dans les domaines de l’environnement,des droits de l’Homme, de la promotion de l’égalité des genres ; d’autre part, lors desélections de novembre 2000, les associations locales ont permis aux candidats d’organiser desréunions électorales, ont distribué du matériel électoral éducatif et ont réussi à contrôler plusde 1 000 bureaux de votes répartis sur l’ensemble du territoire.

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En définitive, l’influence du secteur associatif en tant que contre-pouvoir progresselentement, mais pas toujours de façon cohérente et trop souvent sous l’influence de lacommunauté internationale. Or, selon l’expert Ian Smillie, il n’existe pas d’autre alternative àl’unification et à la pacification de la Bosnie-Herzégovine qu’une société active et engagée :« Y reconstruire tolérance et pluralisme est peut-être plus important que nulle part ailleurs enex-Yougoslavie. Sans ces éléments, les accords de Dayton (…) et l’espoir d’une Bosnie-Herzégovine unie seront perdus. La légitimité, l’obligation « redditionnelle »(« accountability ») et le mandat public sont une condition préalable à l’unité du pays, qui nepeut être obtenue qu’au travers d’une participation active de l’électorat soutenu par une baseassociative forte et plurielle, ainsi que par un réseau social et culturel agissant comme unciment de la société en contrebalançant le secteur économique et l’Etat. L’autre alternative dupays (…) est le paternalisme, l’exploitation, la corruption et la guerre ».81

4°) Roumanie

A/ Les syndicats de travailleurs, un contre-pouvoir qui s’affirme, mais qui esthandicapé par sa politisation

Toute analyse des contre-pouvoirs potentiels en Roumanie, et particulièrement desorganisations syndicales, doit partir du fait que la culture démocratique au niveau populaire, sielle existe, est extrêmement récente. En effet, depuis la création de l’Etat roumain, il n’y ajamais vraiment eu de démocratie. La période d’entre-deux-guerres, souvent désignée commel’âge d’or du pays, n’a pas connu l’équivalent des mouvements ouvriers d’Europe de l’Ouest :la population était, à cette époque, majoritairement paysanne avec 80 % d’analphabètes. Lesquarante ans de régime communiste apportèrent des améliorations dans le niveau d’éducationdes masses paysannes mais empêchèrent toute culture de débat et tout esprit d’opposition.Dans le secteur industriel, l’Union générale des syndicats de Roumanie (UGSR), seulecentrale autorisée, était la courroie de transmission entre l’Etat et les travailleurs. Commandéeentièrement par le parti, elle gérait, entre autres, les services sociaux des entreprises et lesvacances des travailleurs. L’adhésion était obligatoire.

Au sortir du communisme, l’UGSR se révéla incapable de représenter les intérêts destravailleurs et fut totalement discréditée aux yeux de ces derniers. De nouvelles structuresémergèrent à l’initiative des employés ou d’une partie de l’ancienne équipe dirigeante. Trèsrapidement, des accords de branches furent conclus et donnèrent naissance à la Confédérationnationale des syndicats libres de Roumanie de tendance chrétienne-démocrate (proche de ladroite) et à « Fratia » (proche des ex-communistes). Le premier syndicat fut dirigé par VictorCiorbea qui deviendra, en 1996, premier ministre du président E. Constantinescu et le secondfut représenté par Miron Mitra, qui lui aussi, succombera, dès 1994, aux sirènes de lapolitique en devenant le président du PDSR. Syndicats et partis politiques ont toujours étéextrêmement liés.

Après l’absorption de Fratia par la CNSLR, le mouvement syndical roumain comprendactuellement quatre grandes centrales, proches pour les deux premières du parti au pouvoir etpour les deux autres de l’opposition:

81 Ian Smillie, Service Delivery or Civil Society: Non Governmental Organizations in Bosnia HerzegovinaConsultant study for CARE Canada, décembre 1996.

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- Le Bloc national syndical,- La Confédération nationale des syndicats libres de Roumanie - Fratia,- La Confédération nationale syndicale - Cartel Alpha,- La Confédération syndicale démocratique roumaine.

Les syndicats continuent de procurer des avantages sociaux aux travailleurs (allocationchômage, vacances subventionnées…), ce qui explique une grande partie des adhésions. Letaux de syndicalisation est autour de 50 % et la majorité des syndiqués travaillent dans desentreprises d’Etat.

La structure du syndicat part de l’usine, où il peut y avoir autant de syndicats que deprofessions, ce qui entraîne un morcellement et souvent une mauvaise coordination descentrales lors de la gestion d’un conflit. Au niveau supérieur, les fédérations ont pour base soitle métier, soit l’appartenance géographique, soit les deux. Enfin, au sommet de la pyramide, ily a les confédérations. Les représentants syndicaux sont élus par les membres. Dans la limitede la loi, un règlement interne de fonctionnement est établi.

Les faiblesses des syndicats résident dans leur trop grande proximité avec les milieuxpolitiques, leur incapacité à s’implanter dans les entreprises privées, leur structuration auniveau local et leur manque de transparence financière. Ce dernier point mérite d’être plusdétaillé. En effet, si les principales ressources des syndicats proviennent des cotisations desmembres, à la différence du système français par exemple, l’argent est directement versé ausyndicat de l’usine qui reverse un pourcentage à la fédération. Cette dernière fait de mêmeavec la confédération. Ce système facilite les détournements au profit des dirigeants et par làmême discrédite le mouvement.

Quant aux atouts des syndicats, ils sont liés à leur capacité de mobilisation, commeils l’ont prouvé lors de la spectaculaire « minériade » de 1999, lorsque les mineurs de la valléedu Jiu ont marché sur Bucarest et obligé le président de l’époque, E. Constantinescu, à sedéplacer en personne pour négocier un accord ; si les revendications affichées portaient sur lessalaires, on peut penser qu’il s’agissait aussi d’une tentative de coup de force, voire de coupd’Etat, organisée par le Parti de la grande Roumaine (PRM) avec la bénédiction, semble-t-il,du Parti social-démocrate de Roumanie (PDSR) de Ion Iliescu. En 2000 encore, les syndicatsont continué à jouer un rôle très actif, essentiellement contre la politique de privatisation etcontre les réductions de salaire des fonctionnaires. Ils ont alors affirmé leur rôle de contre-pouvoir face au gouvernement et à la politique du Fonds monétaire international. Depuis leretour de Ion Iliescu au pouvoir, cependant, le mouvement syndical roumain est en perte devitesse.

En effet, dès sa nomination, le premier ministre actuel a obtenu des syndicats uneannée sans conflits sociaux. Cette « trêve » portant principalement sur les conditions deprivatisation et le salaire des fonctionnaires a été respectée par la grande majorité dessyndicats, alors même que le gouvernement a fait de nombreuses entraves à cet accord. Cetteanomie résulte de l’effondrement des partis d’opposition et de l’absence d’alternative auxprivatisations, puisque le PSD traditionnellement hostile à l’économie libérale se rangemaintenant du côté de la politique du Fonds monétaire international. Les syndicats tententalors de négocier les privatisations au mieux, c’est-à-dire « au moins pire ». Lesmanifestations sont abandonnées pour des discussions plus discrètes entre présidents deconfédérations proches du parti au pouvoir et membres du gouvernement afin de sauver uneentreprise au détriment du secteur. Quant aux syndicats affiliés à l’opposition, leurs moyens

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de pression sur le gouvernement s’exercent via les institutions internationales ou lesreprésentations étrangères, comme en témoigne la parution, en février 2002, d’un mystérieuxrapport du nom d’« Armagédon II ». Ce document, rédigé à l’initiative d’un certain nombred’opposants, dont des responsables de la confédération Cartel Alfa, dénonçait l’illégalité desmesures prises par le gouvernement à l’encontre des fonctionnaires et fut envoyéconjointement aux ambassades, aux grands organismes internationaux et aux membres dugouvernement par courrier électronique. Les syndicats n’ayant pas su prendre le tournant del’économie libérale, leur rôle s’amenuise au rythme des privatisations, ce qui tend àtransformer leurs actions en intrigues politiciennes.

B/ Les associations, un développement prometteur mais en partie artificiel

La notion d’association ou d’ « ONG » en Roumanie est relativement récente. Certes,dès le début du XIXe siècle, il existait des mouvements de jeunesse et différentesorganisations corporatistes, mais le véritable point de départ sera 1924, date de lapromulgation de la loi sur la liberté associative. A cette époque, environ mille associationsfurent enregistrées dans les domaines de la charité et de la culture. L’arrivée des communistesau pouvoir mit fin à toutes ces initiatives.

Après quarante ans de régime supprimant les libertés individuelles, le mouvementassociatif fut totalement à (re)construire. Dans les premières années qui suivirent la« Révolution » roumaine, de nombreuses associations furent créées, bien que le cadrelégislatif fût peu adapté. Malgré des rapports irréguliers avec l’exécutif roumain et lesbailleurs de fonds internationaux, en dix ans 27 000 associations ont été enregistrées. Cechiffre doit cependant être relativisé, car seulement 500 à 2 000 d’entre elles seraientactives82.

De 1991 à 1996, sous le gouvernement de I. Iliescu, le mouvement associatif fut trèspeu soutenu par l’Etat sur le plan financier comme sur celui des structures mises en place. Lesprincipales ressources provenaient de l’étranger. Les rapports entre associations etadministrations publiques étaient conflictuels et concurrentiels. Les associations d’intérêtsocial, composées en majorité d’intellectuels, considéraient le gouvernement comme anti-démocratique, puisqu’il aurait été responsable de la confiscation de la « Révolution ». Lesactions se concentrèrent alors sur l’éducation à la démocratie et le contrôle des élections. Cecontre-pouvoir montra son efficacité pendant les scrutins présidentiel et législatif de 1996mais, dans la mesure où il était animé surtout par l’élite des grandes villes, il eut un impactlimité sur la population. Dans les domaines de l’aide sociale, les institutions étatiques subirentla concurrence directe de fondations et d’associations bénéficiant souvent de moyensfinanciers supérieurs et d’un personnel mieux formé. Dans la plupart des cas, ces deux acteurseurent des relations de méfiance empêchant toute coopération.

Lors de l’alternance politique, avec la venue au pouvoir d’une coalition de droite, denombreux responsables des grandes associations assumèrent de hautes fonctions au sein dugouvernement, remettant ainsi en question le rôle de contre-pouvoir de celles-ci.Parallèlement, des structures gouvernementales et des centres de ressources (pour aider à lacréation et à l’appui des associations locales) furent mis en place. Cela contribua à un meilleurdialogue entre les autorités nationales et locales et le secteur associatif et permit à celui-cid’acquérir une base sociale plus large. Des aides furent même accordées via les différents

82 Review of the Romanian NGO Sector, Charles Stewart Mott Fondation, septembre 2000, Bucarest.

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ministères. L’échec de l’alternance politique sur tous les fronts (de la corruption, de la justice,de l’économie et des affaires sociales) discrédita le mouvement83. Après les élections de 2000,les associations d’intérêt social ont bénéficié d’un soutien moindre de l’Etat mais ont acquisune plus grande professionnalisation (liée à l’expérience acquise en dix ans) et se sontimposées de plus en plus au niveau local comme un acteur important, même si les véritablespartenariats entre secteur public et secteur associatif sont restés rares.

Les associations entretiennent en fait des relations plus importantes avec les agencesétrangères et internationales. Les images diffusées par les médias occidentaux suscitèrent audébut des années quatre-vingt-dix un véritable élan humanitaire, entraînant dans son sillage uncortège d’ONG internationales et de fondations. Jusqu’en 1996, les ONG tournées davantagevers le développement tentèrent de prendre le relais. La plupart d’entre elles, peu préparées àla spécificité du contexte roumain, durent, par la suite, renoncer à leurs actions. Entre 1997 et1998, une véritable crise du financement se produisit, suite au changement des orientationspolitiques des principaux bailleurs de fonds, tels l’Union européenne, l’USAID et la fondationSOROS. Parallèlement, les négociations entre le FMI et l’Etat roumain furent suspendues.Cette conjoncture entraîna la cessation d’activités et donc la disparition de facto d’un nombreélevé d’associations roumaines, les plus touchées étant celles d’envergure nationale. Après lesfrappes aériennes de l’OTAN sur la Serbie, de nouveaux crédits furent débloqués dans ledomaine social, ainsi que dans ceux de l’environnement et de la protection des minorités, audétriment, souvent, des associations intervenant pour l’éducation à la citoyenneté.

Si l’on considère les secteurs d’activité des associations, les plus importants sont laculture et les loisirs (26 %), les services sociaux (18 %), l’éducation, la formation et larecherche (16 %), la santé (8 %), la défense des droits de l’Homme (7 %) et l’environnement(5 %)84. 10 % seulement des associations interviennent en milieu rural, où vit pourtant 40 %de la population. En effet, le mouvement est né au sein des milieux intellectuels etestudiantins des grandes villes et s’est faiblement étendu aux autres catégories sociales.

L’organisation interne des associations est basée sur un système hiérarchique où uneou deux personnes prennent les décisions. Les relations entre les membres sont souvent denature « clanique » (fondées sur la famille, l’amitié, l’interconnaissance, etc.). Pour cetteraison, les coopérations entre associations restent ponctuelles et déterminées généralement parles liens tissés dans le passé (sous la période communiste la plupart du temps) entre lesdifférents responsables.

Les associations en Roumanie demeurent un contre-pouvoir assez faible pour lesraisons suivantes :

- La quasi-absence par le passé d’une culture militante et associative : l’Etat roumainest une création récente (XIXe siècle) ; par ailleurs, dans le secteur rural, un fort sentiment deméfiance subsiste envers toute tentative coopérativiste ou associationniste (les coopératives etorganisations assimilées ayant été imposées aux paysans par le régime communiste).

- Des actions qui manquent de continuité, et ce en partie à cause de l’absence depolitique à moyen terme et à long terme des bailleurs de fonds internationaux.

- L’absence d’unité dans le secteur : la plupart des associations sont réticentes àtravailler ensemble par peur de disparaître. Les tentatives de fédération du mouvement se sont

83 E. Lhomel et S. Devaux, « La vie associative. Les cas roumain et tchèque » , Le courrier des pays de l’Est,octobre 2001, pp. 16-34.84 Source : Directory of Fundations and Associations in Romania, Bucarest, 1999.

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soldées par des échecs. Cette situation peut s’expliquer par un fonctionnement interne souventplus « clanique » que démocratique.

- La faiblesse de la formation, d’une part parce que les associations sont des structuresnouvelles, et d’autre part parce que les salaires sont peu attrayants. Ceci se traduit souvent parune mauvaise gestion interne, une mauvaise communication et une tendance à considérer lespopulations cibles comme passives.

- Le déficit d’image au sein de la population : d’après une étude effectuée en 199985,40 % seulement de la population connaît l’existence des « ONG » et un quart seulement leurfont confiance. En 1998, la presse a relaté un certain nombre de scandales liés aux « ONG »(blanchiment d’argent, trafic de voitures d’occasion, détournements). Actuellement, lesmédias renvoient une image plus positive de leur action, mais elles manquent encore devisibilité.

- Le manque de légitimité : ce point est sans doute le plus problématique, car moins de5% de la population est impliquée dans une association.

D’après une étude de la Banque Mondiale réalisée en 199886, 56 % des ressources desONG proviennent des bailleurs de fonds étrangers, 12 % de dons de la population, 11%d’honoraires liés à des prestations de service, 7 % des entreprises privées et 5 % d’aide del’Etat roumain. Dans certains domaines, tels que l’environnement, la défense des droits del’Homme ou l’éducation à la citoyenneté, les bailleurs de fonds internationaux contribuentpour plus de 80 % aux ressources87. Cette quasi-absence d’autonomie financière entraîne unesubordination de la plupart des associations aux politiques d’aide internationale. Il en résulteun fort degré d’instrumentalisation. Dans la pratique, cela se traduit par des logiquesopportunistes pour capter l’aide internationale, au détriment d’un rôle d’interpellation ou depression sur les pouvoirs publics.

Ce facteur, associé au manque d’unité, à la faible légitimité et au déficit decommunication, nuit à la constitution de contre-pouvoirs. Les associations sont rarementimpliquées dans l’élaboration des politiques au niveau local et n’influencent guère lesdécisions du pouvoir central. Après douze ans d’existence, le mouvement des ONG est peustructuré. Son développement a été rapide, si l’on en juge par le nombre d’associations, maisavec une base sociale trop restreinte. Les tentatives de fédération ont été à ce titresymptomatiques, car elles ont toujours été engagées d’en haut. Cependant, grâce à unesimplification de la loi sur la création des associations, en 2000, une nouvelle dynamiquesemble se mettre en place. Au niveau local, des personnes appartenant à différentes catégoriessociales créent des associations, assurant, par là même, une meilleure représentativité aumouvement. Il reste à voir si cet engouement perdurera et apportera un second souffle à cetteforme de contre-pouvoir.

85 « Les ONG vues par le public », Le livre blanc du forum des ONG, Bucarest, Centras, 1999.86 D. Petrescu, NGO stock-taking in Romania, World Bank, 1998.87 Source : Fondation pour le développement de la société civile.

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IV.- LES CONTRE-POUVOIRS ET LES FRONTIÈRES DU POLITIQUE

Avant d’essayer de tirer quelques conclusions des analyses qui précèdent, il estnécessaire tout d’abord de rappeler leur caractère limité. Elles ne portent en effet que sur deuxpays postpopulistes et deux pays postcommunistes et ne concernent en outre que deux contre-pouvoirs potentiels : les syndicats de travailleurs et les associations d’intérêt social. Parailleurs, les très grandes différences entre les pays étudiés peuvent parfois rendre l’étudecomparative très difficile, voire parfois sans grand objet.

Un certain nombre de points nous paraissent toutefois se dégager assez nettement.

1°) Une action encore limitée en faveur de la démocratisation

Le rôle des organisations syndicales et associatives dans les processus dedémocratisation peut être apprécié sous trois aspects principaux :

- le changement de procédures institutionnelles, autrement dit la démocratisation durégime politique (c’est en cela que consiste la « transition » au sens restreint du terme) ;

- l’établissement d’un Etat de droit, reconnaissant et respectant les libertés individuelleset collectives ;

- le développement de la citoyenneté, entendue ici comme la participation des citoyensà la gestion des affaires publiques, que ce soit dans le domaine de la délibération ou dans celuide la décision.

Sur ces trois plans, l’action des syndicats de travailleurs et des associations d’intérêtsocial, dans les pays étudiés, n’a pas été négligeable.

Certes, s’agissant du changement institutionnel, nous avons remarqué antérieurementque c’est de l’intérieur même du système, et non de la « société civile », qu’était venue danschaque cas l’impulsion principale.

Une telle affirmation doit cependant être corrigée en ce qui concerne les deux payspostpopulistes, l’Algérie et le Mexique, où l’aspiration à la démocratie a été portée par delarges fractions des classes moyennes et des classes populaires. C’est particulièrement le casdans le domaine de l’organisation associative (qu’elle soit à but professionnel, culturel,caritatif, civique ou autre), les difficultés de l’action dans ce domaine faisant prendreconscience que la lutte devait être menée également sur le plan politique : et cela nonseulement pour conquérir ou élargir la liberté d’association, mais aussi plus largement pourréformer le système politique. La nécessité de dépasser l’action associative dans une actionpolitique est évidente également dans l’orientation prise par le mouvement berbère en Kabylieet le mouvement indigène au Chiapas, deux mouvements qui, de façon certes très différente,ont joué un certain rôle de catalyseurs dans les processus de démocratisation. Par ailleurs, sidans ces deux pays la décision d’ouvrir le système politique peut être dans une grande mesureconsidérée comme relevant d’une stratégie mise en œuvre par le pouvoir en place, il n’enreste pas moins qu’un de ses objectifs essentiels était de tenter de regagner une légitimité quel’action des organisations associatives autonomes avait contribué à leur faire perdre. AuMexique, tout spécialement, l’action des associations d’intérêt social a été à cet égard trèsimportante. Et c’est le lieu sans doute d’insister sur le fait que les luttes pour la démocratiesont principalement des luttes qui se livrent sur le front de la légitimation du pouvoir et desnormes politiques.

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Par ailleurs, une fois engagé le changement institutionnel, les organisations associatives- et plus particulièrement les associations d’intérêt social – ont contribué fortement à ce qu’ilse traduise effectivement dans la vie politique, que ce soit par l’éducation civique ou par lecontrôle de la transparence des opérations électorales. C’est le cas surtout au Mexique, maisce l’est aussi plus partiellement en Bosnie-Herzégovine et en Roumanie. En Algérie, enrevanche, la contestation des opérations électorales a conduit à leur boycottage, sans douteparce qu’il ne paraissait pas possible d’assurer leur régularité.

S’agissant de l’établissement d’un Etat de droit, les syndicats comme les associationsd’intérêt social ont obtenu des résultats qui méritent d’être soulignés, non seulement en ce quiconcerne la liberté d’association, mais aussi dans d’autres domaines des droits de l’Homme,tels que la liberté de pensée, les droits des travailleurs, l’égalité des genres, la reconnaissancedes identités culturelles, etc., et cela même si l’importance de ces résultats varie beaucoupd’un pays à l’autre.

Enfin, avec de grandes différences ici aussi selon les pays, l’action des organisationsétudiées a indubitablement permis d’accroître la participation des citoyens à la gestion desaffaires publiques ou collectives.

C’est le cas d’abord en ce qui concerne la vie politique nationale. Au Mexique, lesorganisations d’intérêt social ont par exemple suscité de fortes mobilisations à l’occasion desélections de ces dernières années ou à l’occasion des événements du Chiapas, pour ne citerque ces deux « conjonctures critiques ». En Algérie, l’effervescence associative qui a suivi lesémeutes d’octobre 1988 a eu un impact important sur l’ouverture du régime. En Roumanie,l’alternance politique de 1996, qui a été considérée par beaucoup d’observateurs comme la« véritable révolution » roumaine, a aussi été perçue par eux comme résultant en grande partiede l’action des « ONG » ; et de même, en 2000, la chute de la coalition au pouvoir futattribuée aux mouvements syndicaux. Ce n’est qu’en Bosnie-Herzégovine que lesorganisations associatives n’ont pas eu d’effet notable sur la participation des citoyens à lagestion des affaires publiques, qu’il s’agisse de celles de l’Etat bosniaque ou de celles dechacune des entités.

Mais la démocratie ne se limite pas au système politique, elle concerne aussi lesrapports sociaux dans la famille, l’entreprise et plus généralement la vie quotidienne88. Or,dans ce domaine également, les organisations étudiées ont eu dans l’ensemble une influencepositive, notamment en prenant en charge la gestion d’un certain nombre de problèmessociaux au niveau local. Sur ce plan, la situation au Mexique se présente à nouveau sous unjour plus favorable que dans les autres pays, bien qu’il faille aussi souligner le rôle joué enAlgérie par les associations faisant partie du mouvement culturel berbère ou par lesassociations islamiques. En tout état de cause, même si elles ne sont pas forcémentdémocratiques dans leurs objectifs ou dans leur fonctionnement (comme on le verra ci-dessous), les organisations associatives participent au processus de démocratisation dans lamesure où elles pluralisent la société et élargissent le champ de vision des acteurs sociaux etle champ de leurs possibilités de choix.

88 C’est pourquoi Takis Fotopoulos, par exemple, propose un nouveau modèle de « démocratie inclusive » quiprenne en compte, au-delà du domaine formel des politiques, les pratiques démocratiques dans la sphère de la viequotidienne et le contrôle social sur le marché. Cf. T. Fotopoulos, Towards an Inclusive Democracy. The crisisof the Growth Economy and the Need for a New Liberatory Project, London, Cassell, 1997.

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Si le bilan de l’action des organisations étudiées sur le plan de la démocratisation peutdonc être regardé comme relativement appréciable, il n’en reste pas moins qu’il est encoretrès limité sous de nombreux aspects.

Sur le plan institutionnel, si la démocratisation du régime politique paraît maintenantlargement « consolidée » au Mexique, il est loin d’en être de même dans les autres paysétudiés. En Algérie, le mouvement syndical et associatif n’a pu empêcher en 1992 le retour àun ordre partiellement autoritaire, et son influence n’a pas été perceptible dans lesassouplissements ultérieurs. En Bosnie-Herzégovine, de même, son action en faveur de lareconstruction d’un véritable Etat national paraît n’avoir eu jusqu’à présent que des résultatsinsignifiants. S’agissant enfin de la Roumanie, son influence a certes semblé souventdéterminante dans la première décennie de l’après-communisme ; mais, sans compter qu’ellene s’est pas toujours exercée dans un sens très démocratique89, elle semble bien incapable decontrecarrer les dérives autoritaires dont on craint qu’elles ne tentent à nouveau le pouvoiractuel90.

Sur le plan de l’établissement d’un Etat de droit, le moins qu’on puisse dire est que lechamp des droits à faire reconnaître et respecter effectivement est encore extrêmement vaste,qu’il s’agisse par exemple des droits de la femme et de l’enfant, des droits des minorités, dudroit au retour dans leurs foyers des personnes réfugiées et déplacées (en Bosnie-Herzégovine), ou encore des droits des travailleurs. Dans certains domaines, comme celui dudroit du travail, on observe même un recul assez sensible, avec l’augmentation de la précaritéde l’emploi, la limitation du droit de grève ou la restriction du champ des négociationscollectives, un recul auquel les luttes syndicales ne paraissent pas pouvoir faire obstacle.

Enfin, sur le plan de la citoyenneté, bien que des progrès notables aient été obtenus parles syndicats de travailleurs et les associations d’intérêt social, seule une partie de lapopulation s’implique ou se sent réellement impliquée dans la gestion des affaires publiques,sauf circonstances exceptionnelles. Par ailleurs, si l’on considère la démocratie comme unmode de gestion des conflits, par la délibération et la négociation dans l’espace public, onpeut certes dire qu’elle a fait des progrès remarquables au Mexique, où la mobilisation de la« société civile » a notamment empêché le soulèvement néo-zapatiste de dégénérer en uneguerre entre l’armée nationale et les rebelles ; mais, d’un autre côté, elle n’a pas contribué àsortir le mouvement néo-zapatiste de l’impasse où il s’est enfermé depuis 1994. Il en est demême en Algérie, pour l’impasse où se trouve le mouvement berbère, la contestationparaissant ne plus pouvoir parler que le langage de l’émeute, comme c’est d’ailleurs de plusen plus le cas dans l’ensemble du pays ; et le mouvement syndical et associatif paraît pour lemoins bien impuissant également face à la guerre civile larvée entre les islamistes et lepouvoir qu’a déclenchée l’interruption du processus électoral en 1992. Quant à la Bosnie-Herzégovine, seule l’intervention chaque fois reconduite de la « communauté internationale »paraît vraiment à même d’y maintenir la paix civile.

Ces constatations doivent être étendues à d’autres échelles que celle du systèmepolitique national. Les conflits de travail spontanés, en dehors de l’initiative et del’encadrement des centrales syndicales, ont tendance à se multiplier. Quant à l’action desassociations d’intérêt social pour la gestion des problèmes sociaux concrets, elle est très

89 Rappelons qu’à deux reprises les mineurs de la vallée du Jiu se sont associés plus ou moins délibérément à destentatives de coup de force contre le gouvernement.90 Le premier ministre, pensant aux futures élections présidentielles où il sera candidat, souhaite réformer laconstitution pour modifier le mode de scrutin à son avantage.

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limitée tant par le champ des problèmes couverts que par celui de la population concernée ; etsurtout, si elle favorise la « démocratie au quotidien », elle risque aussi très souvent d’aller àl’encontre d’un véritable élargissement de la démocratie, si elle se réalise en coupure plutôtqu’en complémentarité avec la société politique.

En définitive, que l’on considère la démocratie sous l’angle des normes institutionnellesou sous celui de l’équilibre des pouvoirs, on doit conclure, semble-t-il, que la contributionqu’y apportent les syndicats de travailleurs et les associations d’intérêt social dans les quatrepays étudiés, pour être appréciable, n’en est pas moins très éloignée de ce qui seraitsouhaitable. Rappelons toutefois que les différences sont considérables entre les pays, parexemple entre la Bosnie-Herzégovine, où cette contribution est pour le moment minime, et leMexique, où elle est beaucoup plus remarquable.

2°) Des organisations encore insuffisamment constituées en contre-pouvoirs

Ces différences tiennent bien entendu au contexte socio-économique particulier dechaque pays et à sa « trajectoire historique » spécifique. Le Mexique, rappelons-le, était déjàavant la transition institutionnelle un pays prédémocratique, alors que la Bosnie-Herzégovinesort d’un conflit extrêmement meurtrier, qui a mis à bas l’ensemble des structureséconomiques et sociales.

Mais il faut analyser plus en détail les causes de la faiblesse des syndicats de travailleurset des associations d’intérêt social en tant que contre-pouvoirs, certaines relevant de l’attitudedes pouvoirs publics tandis que d’autres relèvent de la nature des organisations associatives,ces deux catégories de facteurs étant toutefois étroitement interdépendantes.

S’agissant du premier point, il faut distinguer le plan strictement légal et le plan pluslargement politique. La liberté d’association, que ce soit dans le domaine syndical ou dansd’autres domaines, est aujourd’hui juridiquement reconnue dans les quatre pays étudiés. Maisla législation n’est pas toujours très adaptée, par exemple en Bosnie-Herzégovine. En Algérie,par ailleurs, le droit des associations a fait l’objet de nouvelles restrictions dès 1990 et leSyndicat islamique du travail a été interdit en 1992. Quant à la reconnaissance desorganisations en tant qu’acteurs de la vie nationale, elle ne paraît pas vraiment acquise. Latendance générale des pouvoirs publics est d’essayer de marginaliser les syndicats, ou à défautde les instrumentaliser dans le cadre des politiques d’austérité et de libéralisation économique.Et cette même tendance à l’instrumentalisation s’observe en ce qui concerne les associationsd’intérêt social, que les pouvoirs publics cherchent à cantonner dans la gestion des activitésdont ils sont conduits à se désengager avec la libéralisation économique91. Enfin on observe,aussi bien au Mexique qu’en Algérie, que le pouvoir en place est souvent tenté, tout en restantdans le cadre de la légalité démocratique, de susciter la création d’organisations susceptiblesde mieux collaborer à la mise en œuvre de ses politiques économiques et sociales.

Ce dernier point nous conduit à étudier la nature des syndicats et des associationsd’intérêt social et leur capacité de se constituer en contre-pouvoirs. Cette capacité dépendessentiellement de quatre facteurs : leur base sociale, leur structuration, leur légitimité et leurautonomie.

91 C’est sans doute pourquoi, comme on l’observe au Mexique et en Roumanie, l’attitude de l’Etat envers lesassociations est beaucoup plus ouverte lorsque c’est un gouvernement de droite qui est au pouvoir.

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Concernant tout d’abord la base sociale des organisations étudiées, il faut souligner sonétroitesse. Du point de vue quantitatif, si les taux de syndicalisation demeurent relativementélevés, ce qui est en grande partie un héritage du régime antérieur à la transition, lesassociations d’intérêt social ne regroupent quant à elles qu’une infime partie de la population.Du point de vue qualitatif, le sociétariat de ces organisations appartient à des catégoriesrelativement privilégiées de la population, celle des travailleurs intégrés au système en tantque salariés (et encore est-ce principalement dans le secteur des administrations et entreprisespubliques), dans le cas des syndicats, et celle d’une élite de caractère essentiellementintellectuel et urbain, dans le cas des associations (à l’exception sans doute des associationsislamiques en Algérie, qui ne font pas partie directement de notre étude). Cela entame leurcapacité de mobilisation.

Si l’on considère maintenant la structuration des organisations, on remarque toutd’abord que leur fonctionnement interne est généralement peu démocratique, ce qui est sansdoute aussi en partie un héritage de la période antérieure, plus d’ailleurs pour les syndicats detravailleurs que pour les associations d’intérêt social. Comme nous l’avons dit, celan’empêche pas que ces organisations contribuent à la pluralisation de la société, mais il n’enest pas moins évident que cela handicape leur rôle dans l’éducation à la citoyenneté et à ladémocratie : peut-il y avoir une véritable démocratisation du système politique sans unedémocratisation préalable de la « société civile » ?

Une autre question essentielle à ce sujet est celle de l’existence d’un mouvementorganisé. Dans le domaine syndical, on peut sans doute dire qu’un tel mouvement existepartiellement : s’il est partagé entre plusieurs centrales ou confédérations, cela relève d’unnécessaire pluralisme ; ce qui est plus dommageable pour la démocratisation, précisément,c’est le fait qu’au Mexique la formation d’organisations fédératives d’orientation différente decelles qui perpétuent le système antérieur à la transition n’en est encore qu’à ses débuts, tandisqu’en Algérie et en Bosnie-Herzégovine de telles organisations n’ont pu encore se constituerou se faire reconnaître. Quant aux associations d’intérêt social, si l’on fait exception deregroupements tels qu’Alianza Cívica au Mexique ou le mouvement culturel berbère enAlgérie, ou encore les réseaux thématiques qui commencent timidement à se former enBosnie-Herzégovine, le fait dominant est l’extrême hétérogénéité et atomisation du secteur,qui va très au-delà du nécessaire pluralisme dont nous avons parlé ci-dessus. Enfin, ilconvient de souligner l’absence quasi totale de relations entre les syndicats de travailleurs, lesassociations d’intérêt social et les autres acteurs sociaux collectifs. La question se posenotamment du rôle que peuvent jouer les associations dans la démocratisation si elles sontcoupées des mouvements sociaux, ce qui peut tendre à réduire leur action d’une part à desopérations d’assistance sociale, et d’autre part à des opérations de lobbying auprès desinstances de pouvoir nationales ou extérieures.

Cette question est liée à celle de la légitimité des organisations. D’un certain côté, onpourrait dire que cette légitimité s’est accrue en quelque sorte négativement, avec ladévalorisation du concept de révolution92 ; mais on rappellera qu’en Algérie, tout au moins, lerecours à la violence collective tend à se normaliser, ce qui est sans douter en corrélation avec

92 Cf., pour l’Europe de l’Est, Neera Chandhoke, « The ‘Civil’ and the ‘Political’ in Civil Society »,Democratization, vol. 8, n° 2, été 2001, p. 3 (« Civil society began where revolution ended » ) et, pourl’Amérique latine, Javier Santiso, « Le passé des uns et le futur des autres. Une analyse des démocratisationsmexicaines et chiliennes », art. cit., pp. 238-239. Rappelons à cet égard le rôle joué par les organisationsciviques dans l’arrêt de l’engrenage de la guerre au Chiapas.

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la faiblesse qui caractérise les organisations de la « société civile » dans ce pays93. De même,la perte de légitimité du pouvoir politique, au Mexique par exemple, a-t-elle pu faciliterl’accroissement de l’influence des organisations associatives, qu’il s’agisse des syndicatsautonomes ou plus particulièrement des associations d’intérêt social. Toutefois, si ce discrédits’étend du pouvoir au système politique, en provoquant un rejet de celui-ci, ce n’est pas là –insistons-y – un facteur favorable à la démocratisation. En fait la légitimité des organisationsdoit provenir bien sûr de leurs propres vertus, en ce qui concerne notamment la démocratieinterne ou la transparence financière94, mais surtout de leur capacité d’agir positivement surl’ordre social. Or, leurs résultats à cet égard, nous l’avons vu antérieurement, sont encorerelativement modestes ; cela explique la faible capacité qu’elles ont le plus souventd’impulser des mobilisations populaires, laquelle rend compte à son tour de la faiblesse deleurs résultats.

Un des moyens essentiels pour les organisations de sortir de ce cercle vicieux est derenforcer leur autonomie, à la fois par rapport à l’Etat et par rapport à d’autres acteurs internesou externes. Certes, si l’on prend le cas des syndicats corporatistes au Mexique ou de l’UGTAen Algérie, la proximité au pouvoir leur a permis d’obtenir des bénéfices non négligeablespour les travailleurs, et donc de se légitimer en partie à leur égard. Mais c’est une légitimitéque leur a fait perdre très largement la rupture par le pouvoir du pacte populiste associé auxpolitiques développementistes, alors que ces organisations demeurent trop proches du pouvoirpour s’opposer à ses nouvelles politiques et que les organisations concurrentes n’ont pasencore réellement pu démontrer leur capacité d’action. Il en est de même en Bosnie-Herzégovine où, après la sortie du communisme et l’achèvement de la guerre, les structuresde pouvoir antérieures, tout en éclatant selon les clivages « ethniques », ont eu tendance à seperpétuer à la fois dans les partis politiques et dans les centrales syndicales. En Roumanie, enrevanche, la rupture de l’ordre communiste s’est accompagnée d’une rupture de l’ordresyndical, et c’est l’autonomie des nouvelles confédérations par rapport à l’Etat - même si parailleurs on peut considérer qu’elles ont des liens trop étroits avec tel ou tel parti politique –qui rend compte en grande partie des succès obtenus dans leurs luttes contre les mesures delibéralisation économique.

Très différente est la situation des associations d’intérêt social. Certes, une partie d’entreelles peuvent être compromises avec le pouvoir. Le problème essentiel, dans ce cas, esttoutefois celui de la dépendance par rapport aux financements extérieurs, qu’il s’agisse dedons d’institutions caritatives ou humanitaires ou de subsides publics accordés dans le cadrede l’aide bilatérale ou multilatérale95. Cela renforce leur autonomie par rapport à l’Etatnational et conduit même parfois à des relations de concurrence voire d’opposition, mais peuttendre à les transformer en simples appendices de l’aide extérieure ou même en chevaux de 93 Il faudrait sans doute faire une analyse plus détaillée des rapports entre violence et démocratie dans les quatrepays étudiés. Pour Alain Touraine (Qu’est-ce que la démocratie ?, op. cit., p. 89), « les demandes des catégoriesdominées ou éloignées du pouvoir ont une dimension normale de violence », mais « l’affrontement direct entrela violence des dominants et celle des dominés (…) détruit la démocratie mais aussi les mouvements sociauxeux-mêmes ». Christophe Jaffrelot (Démocraties d’ailleurs, op.cit., p. 55) remarque de même que la violencepeut rendre toute forme de démocratie impossible. Il paraît évident qu’en Bosnie-Herzégovine, de même qu’enKabylie ou au Chiapas, la violence dans laquelle se jette une partie de la population a un caractère auto-destructeur. Mais on peut aussi se demander si la prise de conscience de cette force auto-destructrice n’a pasfinalement des vertus pédagogiques ou traumatologiques favorables à la démocratisation.94 Nous avons vu que ce n’est pas toujours le cas.95 A la suite des Etats-Unis et du Canada, plusieurs pays de l'Union européenne distribuent aujourd'hui une partiede leur aide au développement à travers les réseaux d'ONG. La décision prise en 1995 par la Banque mondialed'associer les ONG à ses programmes en qualité de sous-traitants accroît encore leur avantage sur l'Etat dans lacaptation des crédits de la coopération internationale.

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Troie de l’ingérence de la « communauté internationale », ce qui provoque en retour unedéfiance des acteurs locaux à l’égard de ces associations et affaiblit leur légitimité : il s’agit làd’un effet pervers de l’aide, dans la mesure où elle fait obstacle à la consolidationdémocratique en déresponsabilisant les citoyens. Cela est évident en Bosnie-Herzégovine, oùla dépendance par rapport aux financements extérieurs dicte à la très grande majorité desassociations d’intérêt social leurs objectifs et leurs modes d’action. Mais il en est largement demême en Roumanie et dans une moindre mesure au Mexique. Ce n’est qu’en Algérie qu’unetelle dépendance financière est inexistante, ce qui peut d’ailleurs apparaître comme une descauses essentielles du faible développement quantitatif du secteur associatif, tout au moins endehors des associations islamiques, dont les financements en provenance d’autres paysmusulmans peuvent être relativement importants. Remarquons toutefois que les financementsreçus de l’extérieur ne peuvent suffire à disqualifier les associations concernées : tout en étantconscientes des risques encourus, elles peuvent en effet tenter d’instrumentaliser cette aide enfonction de leurs propres objectifs, pour autant qu’elles gardent par ailleurs une autonomiesuffisante.

3°) Un environnement économique et international défavorable

Pour évaluer correctement le rôle des syndicats de travailleurs et des associationsd’intérêt social dans les processus de démocratisation, il est évidemment nécessaire deprendre le plus grand compte de l’importance des obstacles auxquels doivent face cesorganisations.

Nous avons fait référence antérieurement à l’attitude des pouvoirs publics. Mais il seraittrès dangereux de penser que les organisations associatives seront d’autant plus fortes quel’Etat sera faible96. Autant il ne peut y avoir de démocratie sans qu’existent en dehors de lui etde façon autonome par rapport à lui des organisations fortes rassemblant les citoyens, lestravailleurs, les femmes, etc., autant la démocratie ne peut que pâtir de la faiblesse de l’Etat,car alors la « société civile » se disloque et se bat contre elle-même.

Or, malgré les apparences, malgré son comportement parfois autoritaire, il n’est pasexagéré d’affirmer qu’une des caractéristiques de l’Etat dans les pays étudiés est sa grandefaiblesse, à la fois face aux pouvoirs extérieurs à la nation et face aux forces économiques,deux facteurs qui sont dans une grande mesure complémentaires.

S’agissant d’abord de la souveraineté nationale, elle est considérée par PhilippeSchmitter et Terry Lynn Karl comme un des critères essentiels de la démocratie97. Or, laBosnie-Herzégovine offre certainement un exemple paroxystique de l’influence négative quepeut avoir l’absence de souveraineté sur la formation de contre-pouvoirs et donc sur ladémocratisation. Etant donné sa situation de « semi-protectorat », on peut considérer que letitulaire réel des fonctions régaliennes est ce que l’on appelle la « communautéinternationale ». Mais, ainsi que le note un chercheur, « alors que les politiciens bosniaquessont pleinement responsables de leurs actes face à la communauté internationale, il n’existepas de mécanisme réciproque de responsabilité de la part du pouvoir décisionnel international

96 Cf. Maxime Haubert, « L’idéologie de la société civile », art. cit.97 Philippe Schmitter et Terry Lynn Karl, « What Democracy is…and is not », in Larry Diamond et Marc F.Plattner, eds, The global resurgence of democracy, Baltimore Md, The Johns Hopkins University Press, 1993, p.45, cités par Christophe Jaffrelot, op. cit., p. 8.

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face au peuple bosniaque »98. C’est donc dans une grande mesure contre la « communautéinternationale » que les contre-pouvoirs devraient se constituer en Bosnie-Herzégovine : et ilsemble d’ailleurs qu’aillent déjà dans ce sens certains mouvements sociaux spontanés qui sesont développés ces dernières années.

Le cas de la Bosnie-Herzégovine confirme aussi les analyses selon lesquelles la« communauté internationale », par-delà ses vertueuses proclamations, est plus intéressée àl’Est comme au Sud par la stabilité politique d’un pays que par sa démocratisation effective99

et peut en tout cas se mettre plus ou moins tacitement d’accord avec les élites locales sur une« démocratie de basse intensité », selon la formule de B. Gills, J. Rocamara et R. Wilson100.

L’influence des facteurs internationaux peut se traduire par des contraintesinstitutionnelles, comme dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, mais le plus souvent elle setraduit par des contraintes économiques. Comme cela a été souligné par divers auteurs, unedes difficultés essentielles de la transition à la démocratie, au cours des deux dernièresdécennies, est qu’elle doit se réaliser plus ou moins simultanément à la transition à l’économiede marché, et c’est évidemment le cas dans les deux pays postpopulistes et les deux payspostcommunistes que nous avons étudiés ici. Pour prendre la mesure de l’impact de lalibéralisation économique sur la libéralisation politique et plus généralement sur ladémocratisation, il importe cependant de distinguer les effets propres de la libéralisation deceux de la « crise » économique qui l’accompagne généralement, au moins dans les premierstemps, avec les politiques d’austérité et les programmes d’ajustement structurel.

Le rôle de la crise économique (quelle que soit son origine) est ambigu. D’un côté, ellepeut avoir un effet favorable sur la démocratisation, dans la mesure où celle-ci peut apparaîtreà un pouvoir autoritaire comme une voie de sortie, un moyen de se débarrasser de sesresponsabilités, et où d’autre part elle peut pousser les groupes sociaux affectés à s’organiserpour obtenir des améliorations à leur condition : c’est ainsi que la détérioration de la situationdes travailleurs a été, nous l’avons vu, un des principaux facteurs des luttes pour la libertésyndicale, pour la démocratie et pour l’adoption de politiques respectant les droitséconomiques et sociaux des masses populaires. Et c’est d’ailleurs aussi pourquoi les syndicatssont apparus au cours de notre étude comme un contre-pouvoir plus effectif ou plus puissantque les associations d’intérêt social101.

Mais la crise économique peut au contraire avoir des effets négatifs sur ladémocratisation si le pouvoir en place ne voit pas d’autre recours qu’une fuite dansl’autoritarisme ou si le désespoir du peuple le conduit à invoquer des sauveurs ou à désignerdes boucs émissaires102. La Yougoslavie titiste a tenu plus ou moins ensemble tant que lacroissance économique apaisait les tensions entre ses composantes, mais celles-ci se sontexacerbées avec la crise. De même la crise a-t-elle provoqué la montée de l’extrémismeislamiste en Algérie et celle du nationalisme populiste en Roumanie, tandis qu’elle contribuait

98 David Chandler, « Democratization in Bosnia : the limits of civil society building strategies »,Democratization, vol. 5, n° 4, hiver 1998, pp. 78-102 (traduction libre).99 Cf. Jeffrey Haynes, ed., Democracy and political change in the third world, London, Routledge, 2001, pp. 5 et15-16.100 Barry K. Gills, Joel Rocamara et Richard Wilson, Low intensity democracy: political power in the new worldorder, London, Pluto Press, 1993.101 Il faut toutefois remarquer que ces deux types d’organisations n’agissent pas sur le même plan : si l’ondistingue dans la démocratie le pouvoir de délibérer et le pouvoir de décider, les associations d’intérêt socialinterviennent plutôt sur le premier plan et les syndicats sur le second.102 Cf. Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, op. cit., p. 250.

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fortement à déclencher l’insurrection néo-zapatiste au Chiapas. De façon générale, lorsque leshorizons paraissent fermés, elle tend à délégitimer, en raison de leur impuissance supposée,non seulement les gouvernements démocratiques103, mais la démocratie elle-même ; et, dansce cas-là, les contre-pouvoirs démocratiques sont également mis en question.

C’est ici qu’il convient de prendre en compte les effets spécifiques de la libéralisationéconomique. Si l’on compare en effet les conséquences d’une crise économique avant et aprèsla généralisation des politiques de libéralisation économique, on observe que lesgouvernements et les groupes sociaux dominants sont beaucoup moins tentés à présent par desméthodes autoritaires. Bien que celles-ci paraissent parfois nécessaires pour imposer lesnouvelles politiques, elles finissent généralement par être regardées comme inutiles, les voiesétant fermées à d’autres solutions que la libéralisation économique. Peu importe alors lanature du régime, et même l’orientation idéologique affichée par le gouvernement de garde :les politiques suivies demeureront à peu près similaires et les structures de pouvoir à peu prèsinchangées. Et, tant qu’à faire, il vaut mieux encore sans doute qu’un régime démocratiqueserve de soupape d’échappement à la grogne des populations ou de théâtre où pourronts’agiter les groupes qui prétendent s’ériger en contre-pouvoirs.

Si l’on se tourne d’ailleurs du côté des catégories dominées et des forces d’oppositionpotentielles aux politiques de libéralisation, on ne peut que constater qu’elles finissent biensouvent également par se résigner à leur caractère apparemment inéluctable. Le cas de laRoumanie est à cet égard exemplaire. En effet, alors que jusqu’en 2000 encore les syndicatsavaient montré leur force, ils semblent pongés dans l’atonie depuis le retour au pouvoir de IonIliescu, celui-là même qui menait la lutte politique contre la libéralisation économique : sansdoute parce qu’il s’est vu lui-même forcé de s’y convertir et parce que les décisionsessentielles, dans le domaine économique tout au moins, ne relèvent plus vraiment du systèmepolitique roumain, mais plutôt de négociations entre l’exécutif et les bailleurs de fondsinternationaux ; et c’est vers ces mêmes bailleurs que se tournent également les acteurs del’opposition. Mais la grande perdante ne sera-t-elle pas à terme la vision qu’ont les Roumainsde la démocratie ?

De façon générale, la sphère du politique tend à perdre son autonomie, ainsi quel’affirment Michael Hardt et Antonio Negri : « Comme le concept de souveraineté nationaleperd de son efficacité, il en va de même pour ce que l'on appelle l'autonomie du politique. Denos jours, la notion de politique comme sphère indépendante de la détermination duconsensus et sphère de médiation entre forces sociales en conflit a peu de place pour exister.Le consensus est déterminé de façon plus importante par des facteurs économiques »104.

En tout état de cause, notre analyse comparative paraît indiquer que dans les paysétudiés les frontières du politique se déplacent, ce qui devrait modifier les enjeux et lesmodalités d’action des contre-pouvoirs.

103 Cf. Enrique Dussell, Hacia una filosofía política crítica, Espagne ,Editions Desclée de Brouwer (CollectionPalimpsesto), 2001.104 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, pp. 374-375.

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Résumé

L’objet de ce texte est de faire une analyse comparative du rôle que jouent les contre-pouvoirs (notion qui est préférée ici à celle de « société civile ») dans les processus dedémocratisation, lorsque ceux-ci se réalisent plus ou moins simultanément à des processus delibéralisation économique.

L’étude porte sur deux pays postpopulistes, l’Algérie et le Mexique, et deux payspostcommunistes, la Bosnie-Herzégovine et la Roumanie. Deux catégories de contre-pouvoirspotentiels sont analysés : les syndicats de travailleurs et les associations d’intérêt social(généralement appelées « organisations non gouvernementales »).

Selon les conclusions de l’étude, ces organisations jouent déjà un rôle appréciabledans la démocratisation, mais il est très différent selon les pays et reste très éloigné de ce quiserait souhaitable. Cela s’explique par le fait qu’elles n’ont pu encore se constituer réellementen contre-pouvoirs et par les contraintes de l’environnement économique et international.

Resumen

El objetivo de este texto es plantear un análisis comparativo sobre el papel que jueganlos « contra-poderes » (término que hemos preferido al de « sociedad civil ») en los procesosde democratización, cuando se realizan más o menos de manera simultánea con los procesosde liberalización económica.

El estudio abarca dos países post-populistas, Argelia y México, y dos países post-comunistas, Bosnia-Herzegovina y Rumania. Dos categorías de contra-poderes potencialesestán analizados: los sindicatos de trabajadores y las asociaciones de interés social(generalmente llamadas « organizaciones no gubernamentales »).

Según las conclusiones del estudio, estas organizaciones juegan ya un papel importanteen la democratización, pero es muy distinto según los países y muy lejano de lo que seríadeseable, lo que se explica por el hecho de que estas organizaciones todavía no se constituyenrealmente en contre-poderes y por las limitaciones que impone el marco económico einternacional.

Abstract

The aim of this paper is to do a comparative analysis of the role played indemocratization by counterbalancing powers (a notion the authors prefer to that of “civilsociety”), when democratization is more or less simultaneous with economic liberalization.

The study is about two postpopulist countries, Algeria and Mexico, and twopostcommunist ones, Bosnia Herzegovina and Romania. It analyses two categories ofcounterbalancing powers: trade unions and public interest societies (commonly called “nongovernmental organizations”).

The paper concludes that these organizations are already playing an appreciable role indemocratization. But their role differs greatly from country to country and is very far fromwhat would be desirable. This can be explained (a) by the fact that they couldn’t yet formthemselves really into counterbalancing powers and (b) by the constraints of the economicand international environment.