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Publié sur Contretemps (http://www.contretemps.eu ) A lire : un extrait de "Brève histoire du néolibéralisme" de David Harvey Lectures [1] A lire : un extrait de "Brève histoire du néolibéralisme" de David Harvey [2] DOMPDF_ENABLE_REMOTE is set to FALSE http://www.contretemps.eu/sites/default/files/Harvey_couv.jpg David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014, 320 pages, 20 €. Après la publication de la Géographie de la domination (2008), du Nouvel Impérialisme (2010), et de Paris, capitale de la modernité (2011), les Prairies ordinaires poursuivent leur entreprise de traduction des oeuvres du géographe marxiste David Harvey avec sa Brève histoire du néolibéralisme (2014). Alors que la plupart des ouvrages traitant du néolibéralisme accordent une très grande importance à l'histoire intellectuelle et théorique de ce courant de pensée, David Harvey, au contraire, se concentre surtout sur le fonctionnement concret du néolibéralisme (lequel est bien souvent en contradiction avec les théories professées). Par ailleurs, l'intérêt de l'ouvrage tient au fait que son analyse n'est pas centrée sur les seuls Etats-Unis et Grand-Bretagne, mais analyse également la spécificité de la mise en place et de la pratique du néolibéralisme dans les différents pays (il consacre ainsi un chapitre entier à la Chine, et aborde aussi la situation de pays comme le Mexique, la Suède ou la Corée du Sud). Contretemps publie ici le chapitre 3 de l'ouvrage qui analyse la place de l'Etat dans le néolibéralisme. David Harvey n'est cependant pas un inconnu pour les lecteurs de Contretemps. Vous pourrez ainsi compléter votre lecture de l'ouvrage par l'entretien que David Harvey nous a accordé, sur "le néolibéralisme comme projet de classe" (http://www.contretemps.eu/interviews/n%C3%A9olib%C3%A9ralisme-comme- projet-classe-entretien-david-harvey [3]), ainsi que par un article paru sous le titre "S'organiser pour la transition anticapitaliste"(http://www.contretemps.eu/archives/sorganiser-transition-anticapitaliste [4]). Nous avons également publié une présentation de David Harvey par Razmig Keucheyan ( http://www.contretemps.eu/lectures/david-harvey-retour-marxisme [5]). 3 – L'État néolibéral

Contretemps - A Lire _ Un Extrait de &Quot;Brève Histoire Du Néolibéralisme&Quot; De David Harvey - 2014-04-30

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histoire du liberalisme

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  • Publi sur Contretemps (http://www.contretemps.eu)

    A lire : un extrait de "Brve histoire du nolibralisme" de David Harvey

    Lectures [1]

    A lire : un extrait de "Brve histoire du nolibralisme" de David Harvey [2]

    DOMPDF_ENABLE_REMOTE is set to FALSEhttp://www.contretemps.eu/sites/default/files/Harvey_couv.jpg

    David Harvey, Brve histoire du nolibralisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014, 320 pages, 20 .

    Aprs la publication de la Gographie de la domination (2008), du Nouvel Imprialisme (2010), et de Paris, capitale de la modernit (2011), les Prairies ordinaires poursuivent leur entreprise de traduction des oeuvres du gographe marxiste David Harvey avec sa Brve histoire du nolibralisme (2014). Alors que la plupart des ouvrages traitant du nolibralisme accordent une trs grande importance l'histoire intellectuelle et thorique de ce courant de pense, David Harvey, au contraire, se concentre surtout sur le fonctionnement concret du nolibralisme (lequel est bien souvent en contradiction avec les thories professes). Par ailleurs, l'intrt de l'ouvrage tient au fait que son analyse n'est pas centre sur les seuls Etats-Unis et Grand-Bretagne, mais analyse galement la spcificit de la mise en place et de la pratique du nolibralisme dans les diffrents pays (il consacre ainsi un chapitre entier la Chine, et aborde aussi la situation de pays comme le Mexique, la Sude ou la Core du Sud). Contretemps publie ici le chapitre 3 de l'ouvrage qui analyse la place de l'Etat dans le nolibralisme.

    David Harvey n'est cependant pas un inconnu pour les lecteurs de Contretemps. Vous pourrez ainsi complter votre lecture de l'ouvrage par l'entretien que David Harvey nous a accord, sur "le nolibralisme comme projet de classe" (http://www.contretemps.eu/interviews/n%C3%A9olib%C3%A9ralisme-comme-projet-classe-entretien-david-harvey [3]), ainsi que par un article paru sous le titre "S'organiser pour la transition anticapitaliste"(http://www.contretemps.eu/archives/sorganiser-transition-anticapitaliste [4]). Nous avons galement publi une prsentation de David Harvey par Razmig Keucheyan (http://www.contretemps.eu/lectures/david-harvey-retour-marxisme [5]).

    3 L'tat nolibral

  • Le rle de l'tat dans la thorie nolibrale est relativement facile dfinir. En pratique toutefois, la nolibralisation sest sensiblement carte du modle fourni par la thorie. L'volution quelque peu chaotique et le dveloppement gographiquement ingal des institutions, des pouvoirs et des fonctions tatiques au cours des 30 dernires annes suggrent en outre que l'tat nolibral pourrait bien tre une forme politique instable et contradictoire.

    Ltat nolibral en thorieEn thorie, l'tat nolibral devrait promouvoir de solides droits de proprit prive, le rgne du droit et les institutions du libre march et du libre-change.1 Tels sont les agencements institutionnels qui apparaissent essentiels pour garantir les liberts individuelles. Le cadre lgal est celui d'obligations contractuelles librement ngocies entre sujets juridiques au sein du march. Le caractre sacr des contrats et le droit individuel d'agir, de s'exprimer et de choisir librement doivent tre protgs. L'tat doit donc utiliser son monopole de la violence pour dfendre tout prix ces liberts. Par extension, la libert qu'ont les entreprises et les grandes socits (que la loi considre comme des personnes) d'oprer l'intrieur de ce cadre institutionnel du march libre et du libre change est considre comme un bien fondamental. L'entreprise prive et l'initiative entrepreneuriale sont considres comme les cls de l'innovation et de la cration de richesse. Les droits de proprit intellectuelle sont protgs (par exemple au moyen de brevets), de manire encourager le changement technologique. La hausse continue de la productivit devrait ensuite offrir tous des niveaux de vie plus levs. Partant du principe que la mare montante soulve tous les bateaux , ou encore du concept de ruissellement (trickle down), la thorie nolibrale soutient que la libert des marchs et le libre-change sont plus mme de garantir l'limination de la pauvret (aussi bien dans le cadre national qu'au plan international).

    Les nolibraux sont particulirement enclins privatiser les actifs. Ils voient mme labsence de droits de proprit prive clairs comme c'est le cas dans beaucoup de pays en voie de dveloppement comme l'une des plus grandes entraves institutionnelles au dveloppement conomique et l'amlioration du bien-tre humain. Pour eux, lenclosure et l'attribution de droits de proprit prive constituent les meilleurs moyens de se protger contre la prtendue tragdie des communs (la tendance des individus surexploiter, de manire irresponsable, les ressources possdes en commun, comme la terre et l'eau). Les secteurs qui taient autrefois rgis ou rguls par l'tat doivent tre rendus la sphre prive et drguls (librs de toute ingrence tatique). La concurrence entre individus, entre firmes, entre entits territoriales (cits, rgions, nations, regroupements rgionaux) est tenue pour une vertu primordiale. Les rgles fondamentales de la comptition l'intrieur du march doivent, bien sr, tre dment respectes. Dans les situations o de telles rgles ne sont pas clairement tablies, ou dans les situations o les droits de proprit sont difficiles dfinir, ltat doit utiliser son pouvoir pour imposer ou inventer des systmes de march (comme le march du droit de polluer). La privatisation et la drgulation combines la concurrence liminent, selon les nolibraux, la paperasserie bureaucratique, augmentent le rendement et la productivit, amliorent la qualit, et rduisent les cots, la fois directement, pour le consommateur, grce des marchandises et des services moins chers, et indirectement, en rduisant le poids des impts. Ltat nolibral doit constamment chercher se rorganiser et concevoir de nouveaux agencements institutionnels propres amliorer sa position concurrentielle vis--vis des autres tats sur le march mondial.

  • En mme temps qu'est garantie la libert personnelle et individuelle sur le march, chaque individu est tenu pour responsable de ses actions et de son bien-tre, pour lesquels il peut avoir rendre des comptes. Ce principe s'tend aux domaines de la protection sociale, de l'ducation, de la sant et mme des retraites (le systme d'assurance sociale a t privatis au Chili et en Slovaquie, et il existe des propositions visant faire de mme aux tats-Unis). Les succs et les checs individuels sont interprts en termes de vertus entrepreneuriales ou de faiblesses personnelles (par exemple, ne pas avoir investi suffisamment dans son propre capital humain travers l'ducation) plutt qu'attribus une quelconque proprit systmique (par exemple, aux phnomnes d'exclusion de classe que l'on attribue gnralement au capitalisme).

    La libre circulation des capitaux entre secteurs, rgions et pays est considre comme cruciale. Toutes les entraves cette libre circulation (comme les barrires douanires, les mesures de taxation punitive, la planification et les contrles environnementaux, et autres obstacles locaux) doivent tre leves, except dans les domaines cruciaux pour l'intrt national , quelle que soit la manire dont celui-ci est dfini. L'tat doit volontairement abdiquer sa souverainet sur les mouvements de biens et de capitaux au profit du march mondial. La concurrence internationale est vue comme un facteur de bonne sant, dans la mesure o elle amliore lefficacit et la productivit, fait baisser les prix et jugule ainsi les tendances inflationnistes. Les tats doivent donc viser et ngocier collectivement la rduction des entraves au mouvement du capital travers les frontires, ainsi que l'ouverture des marchs ( la fois pour les marchandises et pour les capitaux) aux changes internationaux. Toutefois, la question de savoir si cela s'applique au travail en tant qu'il serait une marchandise fait lobjet de dbats. Dans la mesure o tous les tats doivent collaborer pour rduire les entraves aux changes, des structures de coordination doivent tre mises en place, telles que le groupe des pays capitalistes les plus dvelopps (tats-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Canada et Japon) baptis G7 (aujourd'hui le G8 avec l'adjonction de la Russie). Des accords internationaux entre tats, garantissant le droit et la libert du commerce, comme ceux qui sont aujourd'hui intgrs dans les accords de l'OMC, sont essentiels l'avance du projet nolibral l'chelle mondiale.Les thoriciens nolibraux nourrissent cependant une profonde mfiance l'gard de la dmocratie. Le gouvernement de la majorit est peru comme une menace potentielle pour les droits individuels et les liberts constitutionnelles. La dmocratie apparat comme un luxe, possible seulement dans un pays o la prosprit serait peu prs gnrale et la classe moyenne suffisamment puissante pour que soit assure la stabilit politique. Les nolibraux ont tendance privilgier un gouvernement o sigeraient des experts et des lites. Ils ont une prfrence marque pour un gouvernement par dcrets et par dcisions de justice, plutt que pour les processus dcisionnels dmocratiques et parlementaires. Les nolibraux prfrent tenir les institutions cls, comme les banques centrales, labri dventuelles pressions dmocratiques. tant donn que la thorie nolibrale accorde une place centrale au droit et une stricte interprtation de la constitutionnalit, il s'ensuit que les conflits et les oppositions doivent tre tranchs par les tribunaux. C'est dans le systme juridique que les individus doivent chercher la solution et le remde tous les problmes qu'ils rencontrent.

    Tensions et contradictions

  • Il y a quelques zones d'ombre et quelques points de dsaccord au sein de la thorie gnrale de l'tat nolibral. Il y a d'abord le problme de l'interprtation du pouvoir monopolistique. La concurrence dbouche souvent sur des monopoles ou des oligopoles, les entreprises les plus fortes vinant les plus faibles. La plupart des thoriciens nolibraux considrent que ce n'est pas un problme (selon eux, cela doit maximiser l'efficience), condition toutefois qu'il n'y ait pas d'entrave substantielle l'entre de nouveaux acteurs dans la comptition (une condition souvent difficile raliser, et que l'tat doit donc veiller prserver). Le cas de ce que l'on appelle les monopoles naturels est plus dlicat. Il est absurde davoir une concurrence entre plusieurs rseaux d'lectricit ou de gaz, plusieurs systmes de distribution d'eau et de chauffage, ou plusieurs lignes de chemins de fer entre Washington et Boston. Une rgulation tatique portant sur l'approvisionnement, l'accs, les prix semble invitable dans de tels domaines. Si une drgulation partielle est parfois possible (permettant des producteurs en concurrence les uns avec les autres de diffuser de l'lectricit dans le mme rseau ou de faire rouler des trains sur les mmes rails), il y a un risque bien rel d'abus et de profits excessifs, comme la amplement montr la crise de l'lectricit qu'a connue la Californie en 2002, ou comme l'a prouv, dans une confusion et un dsordre meurtriers, la situation du chemin de fer britannique.

    Le deuxime grand domaine de controverse concerne les dfaillances du march. Celles-ci surgissent quand des individus ou des entreprises esquivent le paiement de l'intgralit des cots qui leur incombent en vacuant en dehors du march leurs passifs (qui sont alors, en termes techniques, externaliss ). Lexemple classique est celui de la pollution, avec des individus ou des firmes qui vitent certains cots en rejetant gratis dans l'environnement des dchets toxiques susceptibles de dgrader ou dtruire des cosystmes productifs. L'exposition des substances dangereuses ou des dangers physiques sur le lieu de travail peut affecter la sant humaine, voire dpeupler les rangs des travailleurs en bonne sant. Si certains nolibraux admettent que c'est un problme, et si certains consentent, dans ce cas, envisager une intervention de l'tat, d'autres plaident pour qu'il ne fasse rien, au motif que le remde serait presque coup sr pire que le mal. Mais la plupart s'accorderaient pour dire que, s'il doit y avoir intervention de l'tat, celui-ci doit agir en jouant sur les mcanismes du march (par le biais d'impts ou d'avantages fiscaux, de droits polluer, et d'autres choses de ce genre). Les dfaillances de la concurrence font l'objet d'une approche similaire. La prolifration des relations contractuelles et sub-contractuelles peut entraner des cots de transaction croissants. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le vaste systme sur lequel s'appuie la spculation financire apparat de plus en plus coteux, alors mme qu'il devient de plus en plus fondamental pour capter des profits spculatifs. D'autres problmes surgissent quand, par exemple, tous les hpitaux concurrents d'une rgion achtent le mme quipement sophistiqu, qui reste sous-utilis, ce qui fait grimper les cots agrgs. Voil qui plaide fortement en faveur d'une limitation des cots qui passerait par une planification, une rgulation, une coopration imposes par l'tat, mais, l encore, les nolibraux sont profondment mfiants face de telles interventions.

    Tous les agents actifs sur le march sont censs avoir accs aux mmes informations. On suppose qu'il nexiste pas d'asymtries de pouvoir ou d'information susceptibles d'interfrer avec la capacit des individus prendre des dcisions conomiques rationnelles dans leur propre intrt. Cette condition est rarement sinon jamais remplie dans la pratique, et cela a des consquences non ngligeables.2 Les acteurs les plus puissants ou les mieux informs ont un avantage qu'ils peuvent trs facilement faire fructifier, pour en tirer toujours plus d'informations et un pouvoir relatif accru. En outre, l'tablissement de droits de proprit intellectuelle (brevets) encourage la recherche de rentes. Ceux qui possdent des brevets utilisent leur pouvoir de monopole pour fixer des prix de monopole et viter les transferts technologiques, si ce n'est un prix trs lev. Les rapports de pouvoir asymtriques tendent donc plus crotre qu' diminuer avec le temps, moins que l'tat n'intervienne pour les contrer. Le prsuppos nolibral selon lequel l'information est parfaite et la comptition se droule sur un pied d'galit apparat comme une occultation, navement utopique ou dlibre, des processus qui conduisent la concentration de la richesse et donc la restauration du pouvoir de classe.

  • La thorie nolibrale du changement technologique compte sur la force contraignante de la comptition pour inciter la recherche de nouveaux produits, de nouvelles mthodes de production et de nouvelles formes d'organisation. Cette incitation est dsormais si profondment ancre dans le sens commun entrepreneurial qu'elle devient une croyance-ftiche : lide selon laquelle il existerait une solution technologique tout problme possible et imaginable. Dans la mesure o cette croyance s'enracine non seulement dans les entreprises, mais aussi dans l'appareil d'tat (notamment militaire), elle produit des dynamiques de changement technologique puissantes et autonomes qui peuvent devenir dstabilisantes, voire contre-productives. Les dveloppements technologiques peuvent tourner au dlire, quand des secteurs ddis uniquement l'innovation crent de nouveaux produits et de nouvelles manires de produire des choses qui n'ont pas encore de march (par exemple, de nouveaux produits pharmaceutiques pour lesquels on invente de nouvelles maladies). Dhabiles escrocs peuvent en outre utiliser l'innovation technologique pour miner les relations et institutions sociales dominantes ; ils peuvent mme, par leurs activits, remodeler le sens commun dans leur propre intrt pcuniaire. Il y a par consquent un lien intrinsque entre le dynamisme technologique, l'instabilit, la dissolution des solidarits sociales, la dgradation de l'environnement, la dsindustrialisation, les transformations rapides du rapport temps/espace, les bulles spculatives et la tendance gnrale la formation de crises au sein du capitalisme.3

    Il y a enfin, l'intrieur du nolibralisme, quelques problmes politiques fondamentaux qu'il convient d'aborder. Une contradiction surgit entre, d'une part, lindividualisme possessif, sduisant mais alinant, et, d'autre part, le dsir d'une vie collective qui ait du sens. Alors que les individus sont censs tre libres de leurs choix, on n'attend pas d'eux qu'ils choisissent de btir des institutions collectives fortes (comme des syndicats) plutt que des associations faibles fondes sur le bnvolat (comme les organisations caritatives).A fortiori ils ne doivent pas choisir de s'associer pour construire des partis politiques dont le but est de forcer l'tat intervenir sur le march ou lliminer. Pour se protger de leurs plus grandes peurs le fascisme, le communisme, le socialisme, le populisme autoritaire, ou mme le rgne de la majorit , les nolibraux doivent fixer des limites rigoureuses la gouvernance dmocratique. Cest pourquoi ils prfrent confier les dcisions importantes des institutions non dmocratiques, qui n'ont de comptes rendre personne (comme la Rserve Fdrale et le FMI). Do un paradoxe : de fortes interventions de l'tat et un gouvernement des lites et des experts , dans un monde qui nest pas cens tre interventionniste. Cette situation n'est pas sans rappeler le conte utopique de Francis Bacon,La Nouvelle Atlantide (1626), o un conseil des Anciens a pour mission de prendre les dcisions importantes. Confront des mouvements sociaux qui cherchent intervenir collectivement, l'tat nolibral est lui-mme forc d'intervenir, parfois de manire rpressive, au mpris des liberts qu'il est pourtant charg de faire respecter. Dans ce cas, cependant, il peut sortir ses armes : la concurrence internationale et la mondialisation peuvent tre utilises pour discipliner les mouvements opposs au programme nolibral l'intrieur de chaque tat. Si cette tentative choue, alors l'tat doit recourir la persuasion, la propagande, voire la force brute et la police pour craser l'opposition au nolibralisme. C'tait prcisment ce que redoutait Polanyi : que le projet utopique libral (et, par extension, nolibral) ne puisse en dfinitive tre maintenu que par le recours l'autoritarisme. Que la libert des masses soit restreinte au profit des liberts de quelques-uns.

    L'tat nolibral en pratiqueLa nature gnrale de l'tat lpoque de la nolibralisation est difficile dcrire pour deux raisons spcifiques. Dabord, on voit rapidement apparatre des carts par rapport au modle de la thorie nolibrale, des carts qui ne peuvent pas tous tre rapports aux contradictions internes que je viens de souligner. Deuximement, la dynamique de la nolibralisation a donn lieu des adaptations qui ont grandement vari, d'un endroit l'autre et au fil du temps. Toute tentative pour composer, partir de cette gographie historique instable et erratique, l'image d'un tat nolibral typique, peut sembler voue l'chec. Nanmoins, il me semble utile d'esquisser quelques grandes lignes directrices qui montreront la pertinence du concept.

  • Il existe en particulier deux domaines o le projet de restauration du pouvoir de classe fait subir une distorsion la thorie nolibrale, et mme, d'un certain point de vue, la renverse en pratique. Le premier rsulte du besoin de crer, pour les entreprises capitalistes, un climat propice aux affaires et linvestissement . Si certaines conditions, telles que la stabilit politique, le plein respect de la loi, ou l'application quitable de celle-ci, peuvent raisonnablement tre considres comme neutres d'un point de vue de classe, d'autres sont manifestement discriminantes. Ces discriminations dcoulent, plus particulirement, du fait que l'on traite le travail et l'environnement comme de simples marchandises. Si un conflit survient, l'tat nolibral typique aura tendance choisir un climat propice aux affaires, aux dpens des droits collectifs (et de la qualit de vie) des travailleurs ou de la capacit de l'environnement se rgnrer. Le second type de discrimination tient au fait que, si un conflit survient, l'tat nolibral prfrera gnralement l'intgrit du systme financier et la solvabilit des institutions financires au bien-tre de la population ou la qualit environnementale.

    Ces partis pris systmatiques ne sont pas toujours faciles distinguer dans le fouillis des pratiques tatiques, souvent divergentes et trs disparates. Les considrations pragmatiques ou opportunistes jouent un grand rle. Le prsident Bush dfend le march libre et le libre-change, mais il a impos des taxes sur les importations d'acier pour consolider ses chances lectorales dans l'Ohio (tactique qui se rvla finalement payante). On impose des quotas parfaitement arbitraire aux importations, dans le seul but dapaiser des mcontentements intrieurs. Les Europens protgent leur agriculture, pour des raisons sociales, politiques et mme esthtiques, tout en dfendant le libre-change dans tous les autres domaines. Les interventions spciales de l'tat favorisent des intrts conomiques particuliers (par exemple, les contrats d'armement), et un tat peut arbitrairement choisir d'accorder des crdits un autre tat pour prendre pied politiquement et gagner de l'influence dans des rgions sensibles au plan gopolitique (comme le Moyen-Orient). Pour toutes ces raisons, il serait bien surprenant de voir les tats nolibraux, fussent-ils les plus fondamentalistes, respecter constamment lorthodoxie nolibrale.

  • Dans d'autres cas, on peut raisonnablement imputer les divergences et frictions entre thorie et pratique des problmes de transition, qui renvoient aux diffrentes formes tatiques qui existaient avant le tournant nolibral. Par exemple, les conditions qui prvalaient en Europe centrale et en Europe de lEst avant la chute du communisme taient trs particulires. La vitesse laquelle la privatisation s'est opre sous l'effet de la thrapie de choc inflige ces pays au cours des annes 1990 a cr des tensions normes dont les rpercussions se font sentir aujourd'hui encore. Les tats sociaux-dmocrates (comme les tats scandinaves ou la Grande-Bretagne dans l'immdiat aprs-guerre) avaient longtemps maintenu hors de la sphre marchande des secteurs-cls comme la sant, l'ducation ou mme le logement, au nom de l'ide selon laquelle la satisfaction des besoins humains les plus lmentaires ne devait pas tre assure par les forces du march ni limite par la capacit financire des individus. Si Margaret Thatcher a russi changer cette situation, les Sudois ont rsist bien plus longtemps, malgr les vigoureux efforts des capitalistes qui leur enjoignaient demprunter la voie nolibrale. Les tats dits dveloppementalistes (comme Singapour et quantit d'autres pays d'Asie) se sont, pour des raisons trs diffrentes, appuys sur le secteur public et sur la planification tatique, en association troite avec le capital national et le capital d'affaires (souvent tranger et multinational), pour favoriser l'accumulation du capital et la croissance conomique.4 Ils sont gnralement trs attentifs aux infrastructures sociales et physiques, d'o des politiques bien plus galitaires en matire daccs l'ducation et la sant, par exemple. Ainsi, ils considrent l'investissement de l'tat dans l'ducation comme une condition cruciale pour obtenir un avantage concurrentiel dans le commerce mondial. Ces tats sont en phase avec la nolibralisation dans la mesure o ils facilitent la comptition entre les firmes, les entreprises et les entits territoriales, acceptent les rgles du libre-change et s'appuient sur des marchs extrieurs ouverts. Mais ils sont activement interventionnistes dans la mesure o ils crent des infrastructures propres entretenir un climat favorable aux affaires. La nolibralisation offre donc aux tats dveloppementalistes la possibilit d'amliorer leur position dans la concurrence internationale grce la cration de nouvelles structures d'intervention tatique (comme le soutien au secteur Recherche & Dveloppement). Mais, du mme coup, la nolibralisation cre aussi les conditions pour la formation de classes, et mesure que le pouvoir d'une classe se renforce, cette dernire a tendance (cest le cas en Core) vouloir se dgager de sa dpendance l'gard du pouvoir d'tat, ainsi qu rorienter le pouvoir d'tat suivant des lignes nolibrales.

    mesure que de nouveaux agencements institutionnels viennent dfinir les rgles du commerce international par exemple, pour devenir membre du FMI et de l'OMC , les tats dveloppementalistes sont de plus en plus pousss prendre un pli nolibral. L'un des principaux effets de la crise asiatique de 1997-1998, par exemple, a t daligner davantage ces tats sur les pratiques nolibrales les plus communes. Et, comme nous l'avons vu dans le cas britannique, il est difficile de maintenir l'extrieur une position nolibrale (notamment en facilitant les oprations du capital financier) sans accepter l'intrieur un minimum de nolibralisation (la Core du Sud a t confronte exactement au mme type de tensions). Mais les tats dveloppementalistes ne sont nullement convaincus que la voie nolibrale est la bonne, en particulier parce que ceux qui (comme Tawan et la Chine) n'avaient pas libralis leurs marchs de capitaux ont beaucoup moins souffert de la crise financire de 1997-98 que ceux qui l'avaient fait.5

  • Les pratiques qui se rapportent au capital financier et aux institutions financires sont peut-tre les plus difficiles concilier avec l'orthodoxie nolibrale. En rgle gnrale, les tats nolibraux, en pratiquant la drgulation, largissent la sphre dinfluence des institutions financires, mais garantissent ensuite trs souvent leur intgrit et leur solvabilit, quel qu'en soit le prix. Cet engagement provient en partie (et lgitimement, selon certaines versions de la thorie nolibrale) dune confiance aveugle dans le montarisme, lintgrit et la solidit de la monnaie tant perues comme l'axe central des politiques publiques. Mais cela signifie paradoxalement que l'tat nolibral ne saurait tolrer de dfaut financier massif, y compris quand ce sont les institutions financires qui ont pris les mauvaises dcisions. L'tat doit intervenir et remplacer la mauvaise monnaie par sa prtendue bonne monnaie ce qui explique la pression exerce sur les banquiers centraux pour qu'ils assurent la solidit de la monnaie de l'tat. Le pouvoir de l'tat a souvent servi renflouer de grandes entreprises ou viter des dsastres financiers ainsi, aux tats-Unis, dans la crise des Caisses dpargne de 1987-88, dont on estime qu'elle cota 150 milliards de dollars au contribuable amricain, ou dans leffondrement du fonds spculatif Long Term Capital Management en 1997-8, qui cota 3,5 milliards.

    Au niveau international, les tats nolibraux ont donn en 1982 toute autorit au FMI et la Banque Mondiale pour ngocier les allgements de dettes, ce qui revenait, dans les faits, protger les principales institutions financires mondiale de la menace dun dfaut. En ralit, le FMI couvre, du mieux qu'il peut, l'exposition aux risques et aux incertitudes sur les marchs financiers internationaux. Pratique difficile justifier par rapport la thorie nolibrale, puisque les investisseurs devraient en principe tre responsables de leurs propres erreurs. Les nolibraux les plus intgristes pensent donc que le FMI devrait tre supprim. Cette option t srieusement envisage durant les premires annes de l'administration Reagan, et les Rpublicains du Congrs soulevrent nouveau la question en 1990. James Baker, Secrtaire au Trsor sous Reagan, insuffla une nouvelle vie l'institution aprs s'tre trouv confront une possible banqueroute du Mexique en 1982, impliquant de lourdes pertes pour les principales banques d'investissement new-yorkaises qui dtenaient la dette mexicaine. Il utilisa le FMI pour imposer au Mexique des politiques d'ajustement structurel et protger les banquiers de New York dun dfaut de paiement. Cette pratique consistant donner la priorit aux besoins des banques et des institutions financires alors que l'on diminue le niveau de vie du pays dbiteur avait dj t exprimente durant la crise de la dette de la ville de New York. Dans le cadre international, elle revient extorquer des surplus aux populations pauvres du Tiers-monde pour rembourser les banquiers internationaux. Drle de monde, note Stiglitz avec ironie, dans lequel les pays pauvres subventionnent en fait les plus riches. Mme le Chili exemple d'une pratique nolibrale pure partir de 1975 fut pouss dans cette voie en 1982-1983, si bien que son PIB chuta de prs de 14 % et que le chmage grimpa 20 % en un an. Les thoriciens n'allrent pas jusqu' en conclure que la nolibralisation pure ne fonctionnait pas, mais les adaptations pragmatiques qui s'ensuivirent au Chili (de mme qu'en Grande-Bretagne partir de 1983) ouvrirent un espace de compromis qui approfondit davantage encore la fracture entre thorie et pratique.6

    L'extorsion d'un tribut par l'intermdiaire de mcanismes financiers est une vieille pratique impriale. Elle s'est rvle trs utile pour restaurer le pouvoir de classe, particulirement dans les principaux centres financiers du monde, et elle n'a pas toujours besoin d'une crise d'ajustement structurel pour fonctionner. Ainsi, quand des entrepreneurs de pays en voie de dveloppement empruntent de l'argent l'tranger, l'exigence selon laquelle leur propre tat doit avoir des rserves de change suffisantes pour couvrir leurs emprunts se traduit de la faon suivante : l'tat doit investir, par exemple, dans des bons du Trsor amricain. La diffrence entre le taux d'intrt appliqu sur l'argent emprunt (mettons 12%) et celui auquel est soumis l'argent plac en parallle dans des bons du Trsor Washington (disons 4%) cre un puissant flux financier net en direction du centre imprial et aux dpens du pays en voie de dveloppement.

  • Cette tendance, de la part dtats du centre comme les tats-Unis, protger les intrts financiers et les laisser faire quand ils pompent des surplus aux quatre coins du monde, favorise et reflte la fois la consolidation, autour des processus de financiarisation, du pouvoir de la classe dominante dans ces pays. Mais l'habitude d'intervenir sur les marchs et de renflouer les institutions financires lorsquelles sont en difficult demeure irrconciliable avec la thorie nolibrale. Les investissements imprudents devraient tre sanctionns par des pertes pour le prteur, mais les tats prmunissent largement ces derniers contre les pertes. Ce sont donc les emprunteurs qui doivent payer leur place, quel qu'en soit le cot social. Les thories nolibrales devraient avoir pour mot d'ordre : Prteurs, gare vous ; en pratique, on devrait plutt dire : Emprunteurs, prenez garde .

    Il y a toutefois des limites la capacit de soutirer des surplus aux conomies des pays en dveloppement. Pour ces pays, prisonniers dune d'austrit qui les condamne une stagnation conomique chronique, la perspective de rembourser leurs dettes est souvent relgue dans un lointain avenir. Dans ces conditions, des pertes limites peuvent apparatre comme une option sduisante. C'est ce qui s'est pass avec le plan Brady de 1989.7 Les institutions financires acceptrent de rduire de 35% le montant de la dette cumule, en change de bons du Trsor au rabais (garantis par le FMI et le Trsor amricain), pour garantir le remboursement du reste (en d'autres termes, les cranciers voyaient leur dette garantie hauteur de 65 cents pour un dollar). En 1994, 18 pays (dont le Mexique, le Brsil, l'Argentine, le Venezuela et l'Uruguay) passrent des accords qui annulaient leur dette hauteur de 60 milliards. Ils espraient, videmment, que cette remise de dette provoquerait une reprise conomique qui permettrait le remboursement du reste de la dette dans un dlai raisonnable. Mais le FMI veilla ce que tous les pays bnficiaires de cette modeste remise de dette (que beaucoup jugeaient minime par rapport ce que les banques pouvaient permettre) soient aussi tenus davaler la pilule empoisonne des rformes institutionnelles nolibrales. La crise du peso de 1995 au Mexique, la crise brsilienne de 1998 et l'effondrement total de l'conomie argentine en 2001 furent le rsultat prvisible de toutes ces mesures.

    Voil qui nous amne enfin au problme pineux du rapport des tats nolibraux au march du travail. Sur le plan intrieur, l'tat nolibral est ncessairement hostile toute forme de solidarit sociale, qui impose des limites l'accumulation du capital. Par consquent, les syndicats indpendants et autres mouvements sociaux (tels que le socialisme municipal du type pratiqu par le Greater London Council), qui ont acquis un pouvoir considrable sous le rgime du libralisme intgr, doivent tre disciplins, sinon dtruits, au nom de la sacro-sainte libert individuelle du travailleur isol. La flexibilit devient le matre-mot en ce qui concerne le march du travail. Il est difficile de dfendre l'ide que la flexibilit est foncirement mauvaise, notamment face des pratiques syndicales hautement restrictives et sclroses. Certains rformateurs de gauche plaident donc avec force pour la spcialisation flexible , qui serait un moyen d'aller de lavant.8Quelques individus en tireraient indiscutablement profit, mais les asymtries d'information et de pouvoir qui se font jour, combines l'absence d'une circulation facile et libre pour la force de travail (en particulier pour ce qui est de franchir les frontires tatiques) dsavantagent les travailleurs. La spcialisation flexible peut tre utilise par le capital comme une moyen commode de trouver des modes d'accumulation plus flexibles. Les deux termes spcialisation flexible et accumulation flexible ont des connotations bien diffrentes.9Ces diffrentes tendances ont en gnral pour rsultat : une baisse des salaires, une inscurit de l'emploi croissante, et dans bien de cas, la disparition des avantages et des protections lis l'emploi. Ces tendances sont clairement visibles dans tous les tats qui ont emprunt la voie nolibrale. Si lon en juge par l'attaque violente contre toutes les formes d'organisation des travailleurs et le recours massif des rserves de travailleurs considrables mais largement inorganises dans des pays comme la Chine, l'Indonsie, l'Inde, le Mexique le Bangladesh, il semble bien que le contrle des travailleurs et le maintien dun fort taux d'exploitation de la force de travail ont occup une place centrale tout au long du processus de nolibralisation. La restauration et la formation du pouvoir de classe se fait, comme toujours, aux dpens des travailleurs.

  • C'est prcisment dans ce contexte de diminution des ressources personnelles tires du march du travail que la volont nolibrale de re-transfrer aux individus toute responsabilit en matire de sant a un effet doublement dltre. L'tat se retirant du domaine de la protection sociale et rduisant son rle dans des secteurs comme la sant, l'enseignement public, les services sociaux, il laisse des portions de plus en plus larges de la populations exposes la pauvret.10 Le filet de protection sociale est rduit au strict minimum, au bnfice d'un systme qui insiste sur la responsabilit individuelle. L'chec d'une personne est gnralement attribue des dfaillances personnelles, et la victime trs souvent rendue responsable de son malheur.

    Derrire ces tournants majeurs de la politique sociale se cachent d'importants changements structurels dans la nature de la gouvernance. tant donne la suspicion du nolibralisme envers la dmocratie, il faut trouver un moyen d'intgrer les processus de dcisions tatiques dans les dynamiques de l'accumulation du capital et dans les rseaux du pouvoir de classe qui sont en cours de restauration ou, comme en Chine ou en Russie, en cours de formation. La nolibralisation a occasionn, par exemple, un recours croissant aux partenariats public-priv (c'tait l'une des ides fortes avances par Margaret Thatcher lorsqu'elle mit en place des institutions quasi-gouvernementales , telles que les agences de dveloppement urbain, qui devaient favoriser le dveloppement conomique). Non seulement les milieux d'affaires et les grandes entreprises collaborent intimement avec l'tat, mais ils acquirent en plus un rle considrable en rdigeant des textes de loi, en dterminant les politiques publiques et en instaurant des cadres rglementaires (qui sont pour la plupart faits leur avantage). De nouveaux modles de ngociation mergent, qui intgrent le monde des affaires et quelquefois des corps professionnels, lors dtroites consultations parfois tenues secrtes. L'exemple le plus frappant fut le refus rpt du Vice-Prsident amricain Dick Cheney de rvler le nom des membres du groupe qui avait mis au point la feuille de route de l'administration Bush pour 2002 en matire de politique nergtique. Ce groupe comprenait certainement Kenneth Lay, prsident d'Enron une compagnie qui tait accuse de faire des bnfices indus en entretenant une crise nergtique en Californie, et qui par la suite s'effondra en donnant lieu un scandale retentissant. Le passage du gouvernement (le pouvoir d'tat en tant que tel) la gouvernance (une plus large configuration regroupant l'tat et des lments-cls de la socit civile) a donc t particulirement net sous le nolibralisme.11De ce point de vue, les pratiques de l'tat nolibral et de l'tat dveloppementaliste convergent largement.L'tat produit gnralement une lgislation et des cadres rglementaires avantageux pour les entreprises et, dans certains cas, pour des branches particulires comme le secteur de l'nergie, l'industrie pharmaceutique, lagribusiness, etc. Dans bien des partenariats public-priv, en particulier au niveau municipal, l'tat assume la majeure partie des risques tandis que le secteur priv rcupre la plupart des profits. En outre, l'tat pourra si ncessaire recourir une lgislation coercitive et des tactiques de maintien de l'ordre (des lois anti-grves par exemple) pour disperser ou rprimer les oppositions collectives au pouvoir des entreprises. Les formes de surveillance et de maintien de l'ordre prolifrent : aux tats-Unis, l'incarcration est devenu une stratgie centrale de l'tat pour traiter les problmes qui ont surgi dans les rangs des ouvriers licencis et au sein des minorits marginalises. Le bras arm de l'tat est renforc pour protger les intrts des entreprises et, si besoin, rprimer les oppositions. Rien de tout cela ne semble en phase avec la thorie nolibrale. La peur nolibrale de voir des groupes d'intrts particuliers pervertir et subvertir l'tat n'a nulle part plus de ralit qu' Washington, o des armes de lobbyistes (dont la plupart ont profit despasserelles (revolving doors) entre la fonction publique et des emplois bien plus lucratifs dans les grandes entreprises) dictent bel et bien la loi pour servir leurs intrts particuliers. Si certains tats continuent respecter la traditionnelle indpendance de la fonction publique, son intgrit a t partout menace par le progrs de la nolibralisation. La frontire entre ltat et lentreprise est devenue de plus en plus poreuse. Ce qui reste de la dmocratie reprsentative se trouve submerg, corrompu lgalement par le pouvoir de l'argent.

  • Laccs au systme judiciaire est en principe gal pour tous. En pratique, il est particulirement coteux (qu'il s'agisse d'un individu intentant un procs pour ngligence ou d'un pays portant plainte contre les tats-Unis pour non-respect des rgles de l'OMC, procdure qui peut coter un million de dollars, somme quivalente au budget annuel de certains petits pays pauvres), les jugements sont souvent trs favorables ceux qui jouissent du pouvoir de l'argent. Ce parti pris de classe dans les dcisions de justice est sinon systmatique, du moins frquent.12 Il n'y a pas lieu de s'tonner que, dans un rgime nolibral, les moyens privilgis d'action collective soient dfinis et formuls par des groupes de pression non lus (et gnralement dirigs par l'lite), crs pour dfendre divers droits. Dans certains domaines, comme la protection des consommateurs, les droits civils, ou les droits des personnes handicapes, des progrs importants ont t obtenus par ce moyen. Les organisations non gouvernementales (ONG) et les organisations populaires (grassroots) se sont remarquablement dveloppes sous le rgne du nolibralisme, nourrissant la croyance selon laquelle une opposition mobilise en dehors de l'appareil d'tat et l'intrieur d'une entit spare appele socit civile constitue le moteur de la contestation politique et de la transformation sociale.13 La priode au cours de laquelle ltat nolibral est devenu hgmonique a aussi t celle o le concept de socit civile souvent entendu comme une entit oppose au pouvoir d'tat est devenu central dans la formulation de la contestation politique. L'ide gramscienne de l'tat comme unit de la socit politique et de la socit civile a cd la place l'ide selon laquelle la socit civile serait le principal foyer d'opposition, voire lalternative, l'tat.Cela montre clairement que le nolibralisme ne condamne pas l'tat, ou certaines institutions tatiques, l'insignifiance, comme l'ont soutenu des commentateurs de droite et de gauche.14 Toutefois, il sest opr une reconfiguration radicale des institutions et des pratiques tatiques (notamment en ce qui concerne l'quilibre entre coercition et consentement, entre le pouvoir du capital et celui des mouvements populaires, entre les pouvoirs excutif et judiciaire, d'une part, et le pouvoir de la dmocratie reprsentative, d'autre part).

    Mais il y a des choses qui ne tournent pas rond dans l'tat nolibral. Aussi apparat-il comme une forme politique transitionnelle ou instable. Au cur du problme, l'cart grandissant entre les objectifs affichs du nolibralisme le bien-tre de tous et ses consquences relles la restauration du pouvoir de classe. Mais derrire tout cela se cache toute une srie de contradictions plus spcifiques quil convient de mettre en vidence :

    1.D'un ct, on attend de l'tat nolibral qu'il se mette en retrait et se contente de prparer le terrain au march, mais d'un autre ct, il est cens se dmener pour crer un climat favorable aux affaires et se comporter comme une entit comptitive sur la scne politique mondiale. Dans ce dernier rle, il doit agir comme un corps collectif, ce qui pose un problme : comment assurer la loyaut des citoyens ? Le nationalisme est une rponse qui s'impose d'elle-mme, mais il est profondment contraire au programme nolibral. C'tait le dilemme de Margaret Thatcher : elle tait oblige de jouer la carte nationaliste dans la guerre des Malouines et plus encore dans la campagne contre l'intgration europenne pour obtenir sa rlection et poursuivre les rformes nolibrales en Grande-Bretagne. Que ce soit au sein de l'Union Europenne, du Mercosur (o les nationalismes brsilien et argentin entravent l'intgration), du NAFTA ou de l'ASEAN, le nationalisme, ncessaire au bon fonctionnement de l'tat comme entreprise cohrente et comptitive, vient constamment entraver les liberts commerciales au sens large.

    2.

  • L'autoritarisme mis au service du march s'accorde mal avec l'idal des liberts individuelles. Plus le nolibralisme tend vers l'autoritarisme, plus il lui est difficile de maintenir sa lgitimit en respectant ces liberts, et plus il doit rvler sa vraie nature anti-dmocratique. Paralllement cette contradiction, on constate une dissymtrie croissante dans la relation entre les entreprises et les individus comme vous et moi. Si le pouvoir des entreprises nous vole notre libert personnelle , alors les promesses du nolibralisme sont rduites nant.15 Cela vaut pour les individus sur leur lieu de travail comme dans leur vie prive. Cest une chose d'affirmer, par exemple, que mon tat de sant relve de mes choix et de ma responsabilit personnelle. Mais est-ce une raison pour faire du march le seul moyen de satisfaire mes besoins en payant des sommes exorbitantes des compagnies dassurances aussi inefficaces, gargantuesques et bureaucratiques que lucratives ? En outre, lorsque ces compagnies ont mme le pouvoir de dfinir de nouvelles catgories de maladies correspondant de nouveaux mdicaments arrivant sur le march, il y a clairement quelque chose qui ne tourne pas rond.16 Dans une telle situation, le maintien de la lgitimit et la perptuation du consentement deviennent, comme nous l'avons vu au chapitre prcdent, un difficile exercice d'quilibriste qui peut facilement finir en culbute si les choses commencent mal tourner.

    3.Sil est sans doute crucial de prserver l'intgrit du systme financier, l'individualisme irresponsable des acteurs de ce systme produit de la volatilit spculative, des scandales financiers et une instabilit chronique. Les scandales de Wall Street, les affaires de comptabilit frauduleuse de ces dernires annes ont sap la confiance et pos aux autorits de rgulation de srieux problmes : comment et quand intervenir, au niveau international comme au niveau national ? Le libre-change international exige des rgles du jeu globales et ne rend que plus manifeste la ncessit d'une forme de gouvernance l'chelle plantaire (qui serait par exemple assure par l'OMC). La drgulation du systme financier facilite des comportements qui appellent de nouvelles formes de rgulation si l'on veut viter les crises.17

    4.Tandis que l'on vante les vertus de la concurrence, on assiste en ralit la consolidation croissante d'un pouvoir oligopolistique, monopoliste et transnational dtenu par une poigne de multinationales centralises : la comptition en matire de sodas se rduit l'opposition Coca-Cola vs. Pepsi, l'industrie de l'nergie se rsume cinq gigantesques transnationales, et quelques magnats des mdias contrlent l'essentiel des informations, qui constituent en grande partie de la propagande pure et simple.

    5.

  • Au niveau des populations, la dynamique de libration des marchs et de marchandisation de toute chose peut facilement verser dans le dlire et produire des incohrences sociales. La destruction des formes de solidarit sociale et mme, comme le suggrait Thatcher, de l'ide de socit, laisse un trou bant dans l'ordre social. Il devient alors particulirement difficile de lutter contre l'anomie et de contrler les comportements anti-sociaux qui en dcoulent, comme la criminalit, la pornographie et la quasi-mise en esclavage dune partie de lhumanit. La rduction de la libert la libert d'entreprendre dchane toutes ces liberts ngatives que Polanyi considrait comme inextricablement lies aux liberts positives. La rponse consiste donc reconstruire des solidarits sociales, mais selon des modalits diffrentes do le regain d'intrt pour la religion et la morale, pour de nouvelles formes d'association (autour de questions de droits et de citoyennet par exemple) et mme le retour de formes politiques anciennes (fascisme, nationalisme, localisme et autres tendances du mme genre). Le nolibralisme ltat pur a toujours menac de faire apparatre sa Nmsis, les diverses formes de populisme autoritaire et de nationalisme. Ds 1996, Schwab et Smadja, les organisateurs de la grande fte nolibrale de Davos, lanaient l'avertissement suivant :

    La mondialisation de l'conomie est entre dans une phase nouvelle : une violente raction contre ses effets est en train de monter, tout particulirement dans les dmocraties industrielles, o elle menace de perturber l'activit conomique et la stabilit sociale de nombreux pays. L'tat d'esprit qui domine dans ces dmocraties est un mlange d'impuissance et dinquitude, qui contribue expliquer le succs de politiciens populistes d'un nouveau genre. Tout cela pourrait facilement finir en rvolte.18

    La rponse noconservatrice

    Si l'tat nolibral est intrinsquement instable, quest-ce qui pourrait le remplacer ? Aux tats-Unis, le no-conservatisme entend clairement apporter des rponses cette question. Rflchissant l'histoire rcente de la Chine, Wang suggre galement que, au niveau thorique, le no-autoritarisme , le no-conservatisme , le libralisme classique , le fondamentalisme du march, la modernisation nationale () : tous ces discours entretiennent, d'une manire ou d'une autre, une relation troite avec la constitution du nolibralisme. Le fait que ces expressions se soient successivement substitues les unes aux autres (et mme quelles soient mutuellement contradictoires) donne voir les transformations de la structure du pouvoir, aussi bien dans la Chine contemporaine que dans le monde contemporain en gnral.19

    Il reste voir si cela dbouchera sur une reconfiguration plus gnrale des structures de gouvernance travers le monde. Quoi quil en soit, il est intressant de noter l'apparente convergence entre la nolibralisation d'tats autoritaires comme la Chine ou Singapour et l'autoritarisme croissant qui se manifeste dans des tats nolibraux comme les tats-Unis et la Grande-Bretagne. Que l'on songe la manire dont ont volu, au tats-Unis, les rponses apportes l'instabilit intrinsque de l'tat nolibral.Comme les nolibraux qui les ont prcd, cest au sein des universits que les no-cons ont longtemps cultiv leurs ides sur l'ordre social (Lo Strauss, l'universit de Chicago, jouissait dune influence significative), mais aussi dans des think tanks gnreusement dots ou encore dans des publications influentes (commeCommentary).20 Les no-conservateurs amricains dfendent le pouvoir des milieux d'affaires, l'initiative prive et la restauration du pouvoir de classe. Aussi le no-conservatisme est-il parfaitement en phase avec le programme nolibral fond sur le gouvernement des lites, la dfiance l'gard de la dmocratie et la garantie de la libert des marchs. Il scarte toutefois des principes du nolibralisme pur sur deux points fondamentaux : premirement, il prne l'ordre comme rponse au chaos des intrts individuels ; deuximement, il fait de la moralit le ciment ncessaire pour maintenir l'intgrit du corps politique face aux dangers extrieurs et intrieurs.

  • Par cette exigence d'ordre, le no-conservatisme sinscrit dans le prolongement du nolibralisme, dont il dvoile le caractre autoritaire. Mais il avance aussi des rponses qui lui sont propres l'une des contradictions centrales du nolibralisme. Si, comme la dit Thatcher, il n'y a pas de socit mais seulement des individus , alors le chaos des intrts individuels pourrait trs bien finir par l'emporter sur l'ordre. L'anarchie du march, de la concurrence et d'un individualisme dbrid (espoirs, dsirs, inquitudes et peurs individuels ; choix de styles de vie, d'habitudes et d'orientations sexuelles ; modes d'expression de soi et comportement avec les autres) cre une situation de plus en plus ingouvernable, qui pourrait conduire la rupture de tous les liens de solidarit, voire l'anarchie et au nihilisme.

    Dans ces conditions, un certain degr de coercition apparat ncessaire pour restaurer l'ordre. Les no-conservateurs voient dans la militarisation un antidote au chaos des intrts individuels et sont particulirement enclins souligner les menaces, relles ou imaginaires, qui psent sur l'intgrit et la stabilit de la nation. Aux tats-Unis, cela revient laisser libre cours ce que Hofstadter appelle le style paranoaque de la politique amricaine , qui prsente une nation assige, menace par des ennemis intrieurs et extrieurs.21 Ce style de politique a une longue histoire aux tats-Unis. Le no-conservatisme n'est pas nouveau, et depuis la Deuxime Guerre mondiale il a trouv refuge au sein d'un puissant complexe militaro-industriel qui a tout intrt la militarisation permanente. Mais avec la fin de la Guerre froide, qui pouvait bien menacer la scurit des tats-Unis ? L'Islam radical et la Chine sont alors apparus comme les deux principaux ennemis extrieurs, et les dissidents de l'intrieur (les Davidiens brls Waco, les milices qui ont soutenu l'attentat la bombe d'Oklahoma City, les meutes qui ont suivi le passage tabac de Rodney King Los Angeles, et enfin les dsordres qui ont clat Seattle en 1999) ont fait l'objet d'une surveillance accrue. L'mergence bien relle de la menace de l'islam radical au cours des annes 1990, qui a atteint son apoge avec le 11 Septembre, est finalement apparue comme l'objet principal d'une guerre permanente contre le terrorisme , qui exigeait, pour assurer la scurit de la nation, une militarisation la fois extrieure et intrieure. Si la menace rvle par les deux attentats contre le World Trade Center appelait bel et bien une rponse militaire ou policire, les no-conservateurs, une fois au pouvoir, ont mis en uvre une militarisation du pays et de sa politique trangre que beaucoup jugeaient disproportionne.22Le no-conservatisme a longtemps attendu son heure en coulisses. Ce mouvement hostile la permissivit lie lessor de l'individualisme cherche restaurer les valeurs morales pour en faire le centre de gravit du corps politique. Cette possibilit est, d'une certaine manire, dj esquisse dans le cadre des thories nolibrales qui, en mettant en question les fondements politiques des modles interventionnistes depilotage conomique () ont rintgr dans l'conomie des questions de morale, de justice et de pouvoir - du moins leur manire .23 Ce que font les no-conservateurs, c'est modifier la manire dont de telles questions sont dbattues. Leur intention est de contrer les effets dissolvants du chaos des intrts individuels que le nolibralisme produit immanquablement. Ils ne s'cartent nullement du programme nolibral de construction ou de restauration du pouvoir de la classe dominante. Mais ils cherchent assurer une lgitimit ce pouvoir et exercer un contrle social qui passerait par la cration d'un climat consensuel autour d'un ensemble cohrent de valeurs morales. Cela soulve immdiatement la question suivante : quelles valeurs morales doivent prvaloir ? Il serait tout fait possible, par exemple, d'en appeler au systme libral des droits de l'homme, puisque, aprs tout, comme l'affirme Mary Kaldor, le militantisme en faveur des droits de lhomme vise non seulement l'intervention pour dfendre les droits humains, mais aussi la cration d'une communaut morale .24 Aux tats-Unis, les doctrines de l' exceptionnalisme et la longue tradition de combat pour les droits ont donn naissance des mouvements moraux mobiliss autour de questions comme les droits civiques, la faim dans le monde et la philanthropie, mais aussi un fanatisme missionnaire.

  • Toutefois, les valeurs morales qui sont dsormais centrales pour les no-conservateurs doivent tre comprises comme des produits de la coalition particulire constitue dans les annes 1970, entre, d'une part, l'lite sociale et les milieux d'affaires soucieux de restaurer leur pouvoir de classe, et, dautre part, la base lectorale gagne au sein de la majorit morale dune classe ouvrire blanche mcontente. Les valeurs morales touchaient au nationalisme culturel, la droiture morale, au christianisme (de type vanglique), aux valeurs familiales et au droit la vie, en profonde opposition aux nouveaux mouvements sociaux comme le fminisme, la dfense des droits des gays, la discrimination positive et l'cologie. Sous Reagan, cette alliance tait essentiellement dordre tactique, mais le dsordre intrieur des annes Clinton a propuls le thme des valeurs morales en tte du programme rpublicain de George Bush fils. Il forme aujourd'hui le noyau du programme moral du mouvement no-conservateur.25

    On aurait tort de voir dans ce tournant no-conservateur une exception amricaine, mme sil lest sous certains aspects. Laffirmation des valeurs morales repose en grande partie sur les idaux de la nation amricaine - la religion, l'histoire, la tradition culturelle, etc. -, des idaux qui ne sont nullement l'apanage des tats-Unis. Cela nous ramne l'un des aspects les plus troublants de la nolibralisation : la curieuse relation quy entretiennent l'tat et la nation. En principe, la thorie nolibrale ne voit pas lanationdun bon il, y compris lorsquelle prne un tat fort. Pour que le nolibralisme spanouisse, il faut couper le cordon ombilical qui, dans le libralisme intgr, rattache ltat la nation. Ctait particulirement vrai dans des tats qui, comme le Mexique ou la France, avaient une forme corporatiste. Le Partido Revolucionario Institucional au Mexique a eu longtemps pour mot d'ordre l'unit de l'tat et de la nation, mais cette unit s'est dfaite peu peu, au point quavec la nolibralisation conduite dans les annes 1990, une bonne partie de la nation sest retourne contre ltat. Le nationalisme est, depuis longtemps, une caractristique de l'conomie mondiale et il et t bien trange qu'il disparaisse sans laisser de trace la suite des rformes nolibrales ; en ralit, il a connu un certain regain, prcisment en raction au processus de nolibralisation. L'essor de partis fascistes d'extrme droite, qui traduit un fort sentiment anti-immigration en Europe, en est un bon exemple. Plus affligeant encore est le nationalisme ethnique qui a surgi la suite de l'effondrement conomique de l'Indonsie et qui a abouti une agression brutale contre la minorit chinoise.

  • Mais, comme nous l'avons vu, l'tat nolibral a besoin pour survivre d'un certain type de nationalisme. Contraint de devenir un acteur comptitif sur le march mondial, cherchant tablir le climat le plus favorable aux affaires, il mobilise le nationalisme pour parvenir ses fins. La concurrence produit dphmres gagnants et perdants dans la lutte globale pour conqurir la meilleure position, ce qui peut tre pour un pays une source de fiert ou d'examen de conscience. Le nationalisme dans les comptitions sportives internationales en est un signe. En Chine, l'appel au sentiment national pour procurer l'tat une bonne position (sinon une hgmonie) dans l'conomie mondiale est clairement assum. Le nationalisme est galement rpandu en Core du Sud et au Japon, deux pays o il constitue sans doute un antidote la dissolution des anciens liens de solidarit sociale sous l'impact du nolibralisme. De puissants courants de nationalisme culturel s'agitent dans les vieux tats-nations (comme la France) aujourdhui runis dans l'Union Europenne. La religion et le nationalisme culturel ont fourni au Parti nationaliste hindou lassise morale qui lui a permis de dvelopper des politiques nolibrales en Inde ces dernires annes. L'invocation des vertus morales dans la rvolution iranienne et le tournant autoritaire qui s'en est suivi n'ont pas conduit un abandon total des pratiques de march dans le pays, alors mme que la rvolution stait attaque la dcadence de l'individualisme dbrid du march. C'est une impulsion similaire qui sous-tend le vieux sentiment de supriorit morale qui imprgne des pays comme Singapour ou le Japon, par rapport ce qu'ils considrent comme l'individualisme dcadent et le multiculturalisme invertbr des tats-Unis. Le cas de Singapour est particulirement instructif. Singapour a combin le nolibralisme en matire de march avec un pouvoir d'tat coercitif et autoritaire draconien, tout en invoquant des formes de solidarit morale fondes sur les idaux nationalistes d'une le assige (aprs son exclusion de la fdration de Malaisie), les valeurs confucennes et, plus rcemment, une thique cosmopolite trs particulire, adapte sa position actuelle dans le commerce international.26 Le cas britannique est lui aussi particulirement intressant. Margaret Thatcher, avec la guerre des Malouines et la posture d'opposition qu'elle a maintenu face l'Europe, invoquait le sentiment nationaliste l'appui de son projet nolibral mais elle dfendait en ralit l'Angleterre et Saint George, non le Royaume-Uni, ce qui lui valut l'hostilit de l'cosse et du Pays de Galles.Clairement, si le flirt du nolibralisme avec un certain type de nationalisme constitue un danger, les noces sauvages du no-conservatisme avec une mission morale nationale reprsentent une menace bien plus grande. La perspective de voir de nombreux tats, tous prts recourir des pratiques coercitives draconiennes, et chacun adhrant des valeurs morales supposes suprieures, se livrer une concurrence froce sur la scne mondiale, na rien de rassurant. Ce qui apparat comme une solution aux contradictions du nolibralisme pourrait bien devenir un problme. La dissmination d'un pouvoir no-conservateur, voire carrment autoritaire (du type de celui qu'exerce Vladimir Poutine en Russie, et que le Parti Communiste exerce en Chine), mme enracin dans des formations sociales trs diffrentes, souligne les risques de basculement dans des nationalismes rivaux qui pourraient entraner des guerres. Si une quelconque ncessit est ici l'oeuvre, elle relve davantage du tournant no-conservateur que dune quelconque vrit ternelle des diffrences nationales. Pour viter les catastrophes, il faut donc rejeter la solution apporte par le no-conservatisme aux contradictions du nolibralisme. Cela suppose toutefois qu'il existe des alternatives. Nous aborderons cette question plus loin.

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    1. Chang, Globalisation ; B. Jessop, Liberalism, Neoliberalism and Urban Governance: A State-Theoretical Perspective , Antipode, 34/3 (2002), p. 452-72 ; N. Poulantzas, L'tat, le pouvoir, le socialisme, Paris,Les Prairies ordinaires, 2013 ; S. Clarke (dir.), The State Debate, Londres, Macmillan, 1991 ; S. Haggard & R. Kaufman (dir.), The Politics of Economic Adjustment: International Constraints, Distributive Conflicts and the State, Princeton, Princeton University Press,

  • 1992 ; R. Nozick, tat, Anarchie et utopie, Paris, PUF, 1988.2. Joseph Stiglitz, auteur de Quand le capitalisme perd la tte, a remport le Prix Nobel pour ses travaux consacrs la manire dont les asymtries d'information affectent les comportements sur le march et leurs rsultats.3. Cf. Harvey, The Condition of Postmodernity, Oxford, Basil Blackwell, 1989 ; Harvey, The Limits to Capital, Oxford, Basil Blackwell, 1982.4. P. Evans, Embedded Autonomy : States and Industrial Transformation, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; R. Wade, Governing the Market, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; M. Woo-Cummings ed., The Developmental State, Itahca, NY, Cornell University Press, 1999.5. J. Henderson, Uneven Crises: Institutional Foundation of East Asian Turmoil , Economy and Society, 28/3, 1999, 327-68.6. Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tte, op. cit. ; P. Hall, Governing the Economy, art. cit ; Fourcade-Gourichas & Babb, The Rebirth of the Liberal Creed , art. cit.7. I. Vasquez, The Brady Plan and Market-Based Solutions to Debt Crises , The Cato Journal, 16/2.8. M. Piore et C. Sable, The Second Industrial Divide: Possibilities for Prosperity, New York, Basic Books, 1986.9. Cf. Harvey, The Condition of Postmodernity, op. cit.10. V. Navarro (dir.), The Political Economy of Social Inequalities: Consequences for Health and the Quality of Life, Amityville, NY, Baywood, 2002.11. P. McCarney et R. Stern, Governance on the Ground: Innovations and Discontinuities in the Cities of the Developping World, Princeton, Woodrow Wilson Center Press, 2003 ; A. Dixit, Lawlessness and Economics: Alternative Modes of Governance, Princeton, Princeton University Press, 2004.12. R. Miliband, L'tat dans la socit capitaliste, Bruxelles Presses de l'Universit de Bruxelles, 2013.13. N. Rosenblum et R. Post (dir.), Civil Society and Government, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; S. Chambers et W. Kymlicka (dir.), Alternative Conceptions of Civil Society, Princeton, Princeton University Press, 2001.14. K. Ohmae, The End of the nation State: The Rise of the Regional Economy, New York, Touchstone Press, 1996.15. Court, Corporateering, op. cit.16. D. Healy, Let Them Eat Prozac: The Unhealthy Relationship between the Pharmaceutical Industry and Depression, New York, New York University Press, 2004.17. W. Bello, N. Bullard & K. Malhotra (dir.), Global Finance: New Thinking on Regulating Speculative Markets, Londres, Zed Books, 2000.18. K. Schwab & C. Smadja, cit dans D. Harvey, Spaces of Hope, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2000, p. 70.19. H. Wang, China's New Order: Society, Politics and Economy in Transition, Cambridge, Harvard University Press, 2003, p. 44.20. J. Mann, The Rise of the Vulcans: The History of Bush War's Cabinet, New York, Viking Books, 2004 ; S. Drury, Leo Strauss and the American Right, New York, Palgrave Macmillan, 1999.21. R. Hofstadter, Le Style paranoaque dans la politique amricaine, Bourin, 2012.22. Harvey, Le nouvel imprialisme, op. cit., chap. 4.23. Chang, Globalisation, op. cit., p. 31.24. M. Kaldor, New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 130.25. T. Frank, Pourquoi les pauvres votent droite, Marseille, Agone, 2008.26. Lee Kuan Yew, From Third World to First: The Singapore Story, 1965-2000, New York, HarperCollins, 2000.

    date: 28/04/2014 - 20:45David Harvey [6]

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