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ESSAY-REVIEW Corps et continuité. Remarques sur la nouvellephysique dAverroès CRISTINA CERAMI Centre dhistoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS Université Paris-Diderot, UMR 7219 5 rue Thomas Mann, Bâtiment Condorcet, Case 7093, 75205 Paris Cedex 13 Email: [email protected] Ruth Glasner, AverroesPhysics. A Turning Point in Medieval Natural Philosophy (Oxford: Oxford University Press, 2009), X229 p., ISBN 9780199567737. Dans lhorizon de létude de la philosophie naturelle dAverroès, le nou- veau travail de Ruth Glasner (RG) intitulé AverroesPhysics: a Turning Point in Medieval Natural Philosophy occupera assurément une place de premier plan. Dans cet ouvrage, RG propose une étude analytique des trois commentaires dAverroès à la Physique dAristote lAbrégé, le Commentaire Moyen et le Grand Commentaire. La force incontes- table de son travail réside tout dabord dans son approche double du texte dAverroès, à la fois philologique et théorique. Tout au long de son analyse, ces deux aspects restent intimement liés et la mobilisation des instruments philologiques nest jamais une fin en soi. Cette analyse a en effet pour but ultime de reconstruire le système du monde tel quAverroès le concevait. Lenjeu fondamental de cette étude est alors de supplanter la vision dun Averroès interprète servile de la phy- sique aristotélicienne et de présenter sa conception de la nature comme un système cohérent, organique et original. Dans le prolongement des travaux de G ˘ . al-ʿAlawī 1 et J. Puig, 2 RG propose une étude systématique des trois types de commentaire qui lui permet de confirmer lhypothèse selon laquelle Averroès serait 1 G ˘ . al-ʿAlawī a été en effet le premier exégète à tenter une reconstruction de la pensée dAverroès visant à la comprendre dans son évolution (Cf. G ˘ . al-ʿAlawī, al-Matn al-rušdī (Casablanca, 1986). 2 J. Puig, Les stades de la philosophie naturelle dAverroès, Arabic Sciences and Philosophy, 7 (1997): 11537. Arabic Sciences and Philosophy, vol. 21 (2011) pp. 299318 doi:10.1017/S0957423911000051 © 2011 Cambridge University Press

Corps et continuité. Remarques sur la “nouvelle” physique d'Averroès

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ESSAY-REVIEW

Corps et continuité. Remarques sur la“nouvelle” physique d’Averroès

CRISTINA CERAMICentre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales,CNRS – Université Paris-Diderot, UMR 7219 5 rue Thomas Mann,

Bâtiment Condorcet, Case 7093, 75205 Paris Cedex 13Email: [email protected]

Ruth Glasner, Averroes’ Physics. A Turning Point in Medieval NaturalPhilosophy (Oxford: Oxford University Press, 2009), X–229 p., ISBN978–0199567737.

Dans l’horizon de l’étude de la philosophie naturelle d’Averroès, le nou-veau travail de RuthGlasner (RG) intituléAverroes’Physics: a TurningPoint in Medieval Natural Philosophy occupera assurément une placede premier plan. Dans cet ouvrage, RG propose une étude analytiquedes trois commentaires d’Averroès à la Physique d’Aristote – l’Abrégé,le Commentaire Moyen et le Grand Commentaire. La force incontes-table de son travail réside tout d’abord dans son approche double dutexte d’Averroès, à la fois philologique et théorique. Tout au long deson analyse, ces deux aspects restent intimement liés et lamobilisationdes instruments philologiques n’est jamais une fin en soi. Cette analysea en effet pour but ultime de reconstruire le système du monde telqu’Averroès le concevait. L’enjeu fondamental de cette étude estalors de supplanter la vision d’un Averroès interprète servile de la phy-sique aristotélicienne et de présenter sa conception de la nature commeun système cohérent, organique et original.Dans le prolongement des travaux de G. al-ʿAlawī1 et J. Puig,2 RG

propose une étude systématique des trois types de commentaire quilui permet de confirmer l’hypothèse selon laquelle Averroès serait

1 G. al-ʿAlawī a été en effet le premier exégète à tenter une reconstruction de la penséed’Averroès visant à la comprendre dans son évolution (Cf. G. al-ʿAlawī, al-Matn al-rušdī(Casablanca, 1986).

2 J. Puig, “Les stades de la philosophie naturelle d’Averroès”, Arabic Sciences and Philosophy,7 (1997): 115–37.

Arabic Sciences and Philosophy, vol. 21 (2011) pp. 299–318doi:10.1017/S0957423911000051 © 2011 Cambridge University Press

revenu, plusieurs fois au cours de sa vie, sur ses traités physiquesdans le but de les modifier et parfois de les réécrire. Les trois cas para-digmatiques qu’elle choisit pour démontrer cette thèse (Phys. VIII 1;VI 4; VII 1) confirment deux aspects de la biographie intellectuelled’Averroès: 1) le fait que la réélaboration des nouvelles thèses se pro-duisait toujours dans des contextes polémiques; 2) le fait que cesrévisions présupposaient un cadre théorique unique que RG appelle“atomisme aristotélicien”. C’est le cœur de la reconstruction qu’ellepropose de la philosophie naturelle d’Averroès: tout l’effort de ce der-nier serait orienté vers la mise en place d’une nouvelle physique qui,en s’opposant à la pure continuité géométrique et à la discontinuitédes atomistes, se fonderait sur la notion de contiguïté physique.C’est en recourant à cette notion qu’Averroès élaborait, d’après RG,trois de ses thèses philosophiques fondamentales: sa démonstrationde l’éternité du mouvement, sa doctrine de la forma fluens et sathéorie des minima naturalia.La démonstration de la thèse de RG passe tout d’abord par une

analyse philologique des rapports historiques entre les trois com-mentaires, à laquelle elle consacre la première partie de sonouvrage, puis par une analyse des enjeux philosophiques des thèsesqui y sont transmises, analyse sur laquelle porte la seconde partiedu livre.

PART A: THE COMPLEXITY OF AVERROES’ WRITING

Le but ultime de la première partie, intitulée “la complexité del’écriture d’Averroès”, est essentiellement de démontrer que les troiscommentaires à la Physique, écrits à des périodes différentes de lavie du Cordouan, ont tous été retravaillés. RG va porter à l’appui decette thèse plusieurs preuves matérielles qui permettent de tirerune conclusion ultérieure concernant les trois cas paradigmatiquesqu’elle choisit: les dernières révisions des trois commentaires ontété réalisées dans une même période et dans un même cadrethéorique.RG commence par présenter chaque type de commentaire et la tra-

dition manuscrite correspondante. Elle montre ainsi que, pour chaquecommentaire, les manuscrits témoignent de strates de compositiondifférentes et transmettent soit des exégèses différentes pour unmême passage soit des ajouts et des modifications significatives.Elle confirme également que l’ordre de composition des trois traitésest celui communément admis, à savoir l’ordre, pour ainsi dire,naturel: l’Abrégé, le Commentaire Moyen et enfin le GrandCommentaire. Elle est toutefois la première à montrer, par une com-paraison des traductions latine et hébraïque, qu’Averroès a réécrit

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nombre de passages dans les trois commentaires tandis qu’il révisaitou terminait la rédaction du Grand Commentaire.Parmi les preuves que RG fournit à l’appui de sa thèse, on peut tout

d’abord distinguer celles tirées de considérations purement textuellesde celles liées à des réflexions concernant le style exégétiqued’Averroès. Parmi les preuves textuelles, il faut tenir compte à lafois des preuves directes (c’est-à-dire des passages dans lesquels ontrouve deux exégèses différentes dont l’une est explicitementprésentée comme postérieure) et des preuves indirectes, qui ne nousfournissent pas en elles-mêmes d’éléments de datation, mais quitémoignent d’un travail de révision (c’est le cas de tous les ajouts mar-ginaux, des modifications et des passages confus, qui se signalentdans les manuscrits par de nombreuses variantes et de problèmes tex-tuels). RG énumère dans le chap. IV de cette première partie toutesles preuves textuelles qui confirment pour chaque type de commen-taire l’existence de plusieurs révisions, qu’il s’agisse de simples modi-fications ou de la réécriture de passages entiers. En général, etnotamment pour ce qui concerne le Grand Commentaire, RG partdu présupposé que lorsqu’on trouve deux exégèses différentes d’unmême passage, la plus élaborée, qu’elle soit transmise par la traduc-tion hébraïque ou par la latine, est postérieure à l’autre.Quant au second type de preuves, celles liées aux changements

dans l’exégèse d’Averroès, elles constituent elles aussi un critère per-mettant de reconstruire le chemin qui a conduit le commentateur à larévision de ses traités. La première de ces preuves est liée à la con-naissance qu’Averroès avait de ses prédécesseurs, philosophes et com-mentateurs, et à l’attitude qu’il manifeste envers eux dans les troiscommentaires. Comme l’ont suggéré d’autres exégètes avant elle,RG confirme que dans le cas des commentaires à la Physique, onpeut constater de la part d’Averroès un intérêt croissant pour letexte d’Aristote en lui-même et une attitude de plus en plus critiqueenvers ses prédécesseurs. RG déduit du nombre de citations et desdéclarations explicites faites par Averroès qu’à l’époque de larédaction de l’Abrégé, Averroès ne connaissait directement des com-mentaires antérieurs que la paraphrase d’Ibn Bāgga et celle deThemistius. Dans le Commentaire Moyen, en revanche, il entre enpossession du commentaire de Philopon, qui suscite en général sonapprobation. Dans le Grand Commentaire, enfin, il fait montred’une connaissance approfondie du commentaire d’Alexandre etdu traité d’al-Fārābī Sur les êtres changeants, alors que son attitudese fait plus critique à l’égard de tous ses prédécesseurs (à l’exclusiond’Alexandre) et notamment d’Ibn Bāgga, d’al-Fārābī et de Philopon.En ce qui concerne Alexandre, RG s’efforce de montrer qu’Averroèsne possédait pas son commentaire au moment où il commençaitd’écrire son Grand Commentaire. Une fois prouvé cet ordre dans

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l’appropriation de la tradition exégétique et philosophique antérieure,RG conclut que tous les passages qui contredisent ce tableau doiventêtre considérés comme le produit de révisions postérieures.Un deuxième élément qui marque une différence dans le style

exégétique d’Averroès et constitue, d’après RG, une preuve à l’appuide sa thèse, c’est l’attitude de plus en plus “logicisante” de sonexégèse. Par rapport à l’Abrégé, dans le Commentaire Moyen et encoreplus dans le Grand Commentaire, Averroès s’efforce de mettre enforme syllogistique les arguments d’Aristote et d’en apprécier lavaleur plus ou moins démonstrative. Cette caractéristique serait leproduit de l’intérêt progressif qu’Averroès manifeste pour les com-mentaires grecs, qui affichent un souci comparable. RG en déduitque les passages duGrand Commentaire qui se trouvent dans des par-ties vraisemblablement remaniées et qui manifestent davantage unetelle attitude sont à considérer comme des ajouts postérieurs, qu’ils setrouvent dans la traduction hébraïque ou dans la traduction latine.Un dernier trait de l’exégèse qu’Averroès aurait hérité des commen-

tateurs grecs et qui serait propre à la phase avancée de son travailexégétique est l’insertion d’introductions et de prologues dans sescommentaires, et notamment dans le Grand Commentaire à laPhysique. Il faut supposer, d’après RG, que le prologue du GrandCommentaire n’a pas été composé dès le début, mais qu’il a étéinséré dans un deuxième temps. Elle apporte à l’appui de sa thèsetrois arguments: 1) l’introduction (proemium) “n’apparaît que dansla traduction hébraïque et ne se trouve pas dans la traduction latinedu XIIIe siècle”3; 2) dans la traduction latine du commentaire au pre-mier chapitre de Phys. I, Averroès fait mention de trois des huit pointsintroductifs traités dans le prologue sans remarquer la superposition,alors que dans un passage préservé par la seule traduction hébraïque,Averroès précise que les trois points traités dans le chap. I sont la basedes huit points énumérés dans le prologue; 3) dans le prologue,Averroès affirme posséder une partie du commentaire d’Alexandreà la Physique, alors qu’il nous dit dans le c. 38 du Grand Commen-taire au livre V ne pas avoir encore examiné ce commentaire.L’hypothèse de RG est globalement convaincante. Il faut pourtant

faire quelques remarques qui doivent nous inciter à la prudence.Concernant le premier argument, il convient de remarquer quemême si le prologue n’apparaît pas dans la traduction latine deMichel Scot, il a été traduit, d’après l’hypothèse de H.A.Wolfson4

3 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 32.4 Cf. H.A. Wolfson, “Revised plan for the publication of aCorpus commentario rum Averrois inAristotelem”, Speculum, 38 (1963): 88–104. La traduction attribuée à Théodore est impriméedans l’édition des Juntes de 1562 à côté de la traduction hébraico-latine réalisée par JacobMantino au XVIe siècle.

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que RG accepte,5 par Théodore d’Antioche. Or, il est bien attesté quece dernier, comme Michel Scot, avait travaillé dans les premièresdécennies du XIIIe siècle à la cour de l’empereur Frédéric II.6 Onpeut donc toujours supposer qu’une partie de la tradition latinedépendait d’un témoin qui ne possédait pas le prologue, mais on nepeut conclure que la tradition hébraïque soit le seul témoin de la ver-sion du Grand Commentaire contenant le proemium. En se fondantsur le deuxième argument, qui est à l’évidence le plus fort, RG conclutque la traduction hébraïque témoignerait dans ce cas précis d’un stadede révision postérieur, le même que celui au cours duquel Averroèsaurait inséré son introduction au reste du Grand Commentaire. Ilfaut néanmoins remarquer qu’une explication plus anodine de ladifférence entre les deux versions n’est pas à exclure. On pourraiten effet supposer que, lors d’une dernière lecture, Averroès futfrappé par une certaine redondance entre le proemium et son com-mentaire à Phys. I 1 et voulut en rendre compte. Cette redondance,d’ailleurs, pourrait s’expliquer par le fait qu’Averroès concevait leproemium comme l’introduction de son commentaire, alors qu’ilconsidérait Phys. I 1 comme l’introduction qu’Aristote auraitcomposée pour son propre traité. Dans ce cadre, les superpositionsentre le proemium et le commentaire à Phys. I 1 ne seraient pas, ausens strict, des répétitions. Quant au troisième argument, qui consisteà établir la postériorité du prologue à partir des mentions qu’il con-tient du commentaire d’Alexandre à la Physique, il n’est pas nonplus tout à fait décisif. Il se fonde sur l’hypothèse qu’Averroès auraiteu accès au commentaire d’Alexandre pendant la composition duGrand Commentaire. Cette hypothèse est fondée à son tour sur l’ob-servation que, dans les cinq premiers livres, les mentions du commen-taire d’Alexandre se trouveraient pour la plupart dans des passagesretravaillés. Dans ce cadre, RG insiste sur l’importance d’un passagedu Grand Commentaire à Phys. V 4 (GC Phys., c. 38, latin 231 C1–4;hébreu 28b17–18) dans lequel Averroès affirme avoir commenté letexte d’Aristote avant d’avoir analysé le commentaire d’Alexandre.Toutefois, au moins dans le texte latin, Averroès ne dit pas qu’il nepossédait pas encore ce commentaire, mais simplement qu’il ne l’avaitpas encore examiné (“nondum inspexeram”). À partir de ce texte,donc, la seule chose qu’on peut conclure est qu’Averroès serait revenu

5 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 32.6 Sur la figure historique de Théodore d’Antioche et sur le rôle qu’il a joué à la cour de FrédéricII, voir C. Burnett, “Master Theodore, Frederick II’s philosopher”, dans Federico II e le nuoveculture. Atti del XXXI Convegno storico internazionale (Todi, 9-12 ottobre 1994), (Spoleto,1995), pp. 225–85; A. Varvaro, “Federico II e la cultura del suo tempo”, Studi Storici, 37(1996): 391–404; B. Z. Kedar-E. Kohlberg, “The intercultural career of Theodore ofAntioch”, dans B. Arbel (éd.), Intercultural Contacts in the Medieval Mediterranean(London / Portland, 1996), pp. 164–76.

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sur certaines parties de son propre commentaire après avoir analysécelui d’Alexandre.Lorsqu’elle s’interroge sur le rôle qu’Alexandre a joué dans la phase

de révision du Grand Commentaire, RG en vient à demander quellepartie du commentaire d’Alexandre Averroès possédait. Dans lespremières lignes de son prologue (GC Phys., latin 1B7-11; hébreu1a2–5), Averroès affirme en effet posséder un commentaire ad lit-teram dont seulement une partie est d’Alexandre. Sur la base des tra-ductions arabo-latine et arabo-hébraïque de ces lignes,7 Averroèssemblerait conclure, comme le traducteur latin et Jacob Mantino lesuggèrent,8 que la seule partie qu’Averroès n’attribue pas àAlexandre est celle portant sur une partie du commentaire au livreVIII. RG propose une autre lecture: Averroès affirmerait que le com-mentaire au livre VII n’était pas non plus d’Alexandre.9 Elle men-tionne, à l’appui de son hypothèse, le fait que les citations explicitesd’Alexandre dans le commentaire au livre VII sont très peu nom-breuses et qu’elles sembleraient tirées d’autres traités d’Alexandre,notamment du commentaire aux Catégories et de la Réfutation deGalien.10L’hypothèse qu’Averroès ne lisait pas la totalité du livre VII est

assez vraisemblable; celle, en revanche, qui consiste à supposerqu’Averroès, dans son commentaire à Phys. VII 3, 247 b1–9,11 necite pas le commentaire au livre VII d’Alexandre, mais le commen-taire aux Catégories, est plus difficile. Dans ce chapitre, Aristote

7 Averroès, GC Phys., (antiqua translatio) 1B7–11: “On ne connaît pas non plus de commen-taire littéral d’Alexandre si ce n’est pour une partie du premier <livre>, pour le deuxième, lequatrième, le cinquième, le sixième, le septième; et ce qu’on a sur une partie du huitièmen’est pas d’Alexandre” (je traduis); (Mantini translatio) 1E7–11: “Ce que jusque-là on a vudu commentaire d’Alexandre est une partie du premier, le deuxième, le quatrième, lecinquième, le sixième, le septième; de fait, une certaine partie du huitième livre [corr. sex-tum in octavum] ne sont pas les paroles d’Alexandre”; hébreu 1a2–5: “As for what hasreached us of the commentary of Alexander on this book, part of the first [treatise], thesecond, the fourth, the fifth, the sixth, the seventh, and part of the eight are not thewords of Alexander” (trad. S. Harvey, “The Hebrew translation of Averroes’ Prooemium tohis Long Commentary on Aristotle’s Physics”, Proceedings of the American Academy forJewish Research, 52 [1983]: 55–84).

8 La traduction de S. Harvey me semble peu plausible, car en ne distinguant pas entre unepartie du commentaire qu’Averroès attribuerait à Alexandre et une partie qu’il ne lui attri-buerait pas, elle semble suggérer que la totalité soit des livres soit des parties énuméréesétait considérée par Averroès comme n’étant pas d’Alexandre. En outre, dans le cas oùAverroès parlerait des parties et non des livres dans leur ensemble, on ne comprend paspourquoi il répéterait à nouveau, à la fin de la liste, que la partie du huitième livre n’estpas, elle non plus, d’Alexandre.

9 En reprenant la traduction de S. Harvey, elle suggère alors de lire le début du prologue avecune ponctuation différente: “As for what has reached us of the commentary of Alexander onthis book, part of the first [treatise], the second, the fourth, the fifth, the sixth; [what we haveof] the seventh, and part of the eight are not the words of Alexander”.

10 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 54.11 Ce passage correspond aux lignes 248 b27–28 de la version B, dont Averroès lisait et com-

mentait la traduction.

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analyse une série de phénomènes qui peuvent à tort être considéréscomme des altérations, pour conclure que, dans le cas de l’âme,l’altération ne se trouve que dans sa partie sensitive. À la toute finde son commentaire de ce passage, Averroès se demande pour quelleraison Aristote, dans ce chapitre, ne fait pas mention de la capacité etde l’incapacité naturelles.12 Le passage est très ramassé, mais il estclair que la question porte sur la possibilité de considérer le change-ment selon la capacité naturelle comme un type d’altération. Il rap-porte ensuite la solution proposée par Alexandre, qui affirmaitqu’Aristote avait “déjà montré d’une façon générale” que la puissancenaturelle n’est pas au sens strict une qualité.13 Averroès hésite sur lesens du propos d’Alexandre et évoque deux lectures possibles: soitAlexandre voulait dire qu’Aristote avait déjà montré que ce genre dephénomènes, à savoir ceux qui accompagnent les capacités naturelles,ne relèvent pas de la qualité, mais de la matière et de la forme et doncde la substance; soit que toutes ces puissances ne sont pas des“qualités altérables”, mais des formes. En dépit, donc, du caractèreramassé de la citation, on comprend l’enjeu de la difficultéqu’Averroès retrouve chez Alexandre: il s’agit de comprendre le statutcomplexe de la forme substantielle, qui se trouve toujours à lafrontière entre qualité et substance, qu’elle le soit dans la mesureoù elle est ce en vertu de quoi le composé possède certaines qualitésou dans la mesure où son apparition suit nécessairement un certainchangement qualitatif de la matière. La question est donc de com-prendre où Averroès trouvait un tel développement.Comme on vient de le signaler, RG estime que la citation est tirée du

commentaire d’Alexandre auxCatégories. Cela, pourtant, paraît assezdouteux pour plusieurs raisons. Dans son Fihrist, al-Nadīm rapportequ’une traduction arabe de ce commentaire avait été demandée àYah

˙yā ibn ʿAdī14 par Abū Sulaymān al-Sigistānī al-Mant

˙iqī. Cette tra-

duction a toutefois disparu assez rapidement et on ne la retrouve citéeque deux fois dans le corpus historique et philosophique arabe.15 Il estdifficile de savoir si Averroès y avait eu accès, mais du fait que dansaucun de ses ouvrages, y compris les commentaires aux Catégories,Averroès ne cite ce commentaire, on peut considérer l’hypothèse

12 CG Phys. VII 3, c. 20, 323 I10–13: “Sed quaeritur hic, quare tacuit hic speciem qualitatisquae dicitur potentia et impotentia naturalis”.

13 CG Phys. V 3, c. 20, 323 I13–K9: “Et Alexander dicit quod iam declaratum est universaliterquod <hoc> non est qualitas. Et intendit, ut mihi videtur, quod res agunt per suas formas etpatiuntur per suas materias; et formae et materiae sunt substantiae necessario. Et forteintendit quod declaratum est universaliter quod non est qualitas alterabilis, quoniam estforma: et declaratum est quod formae non sunt alteratio, sed sequuntur alterationem”.

14 Ibn al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, mit Anmerkungen herausgegeben von Gustav Flügel(Leipzig, I871), I, p. 248.

15 Cf. F.E. Peters, Aristoteles Arabus (Leiden, 1968), pp. 7–12; Dictionnaire des philosophesantiques, publié sous la direction de R. Goulet, t. I (Paris, 1989), pp. 129–30.

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comme très peu probable. La possibilité qu’Averroès lise cedéveloppement d’Alexandre dans le commentaire de Simplicius auxCatégories est également à exclure. D’une part parce que rien n’attestela circulation de cette traduction dans l’Espagne almohade du XII

e

siècle; d’autre part parce que, bien que Simplicius rapporte plusieursdéveloppements d’Alexandre dans le chapitre consacré à la qualité,aucun d’eux ne porte sur la question soulevée par Averroès: on netrouve notamment pas de remarque de ce genre dans le commentaireaux lignes 9a14–27, consacrées à la puissance et à l’impuissancenaturelles.Si l’on regarde en revanche le commentaire de Simplicius à Phys.

VII 3, 247 b1–9,16 on trouve une discussion attribuée à Alexandrequi porte sur une question très proche de celle soulevée parAverroès. Alexandre se demande comment il est possible que le chan-gement d’état (hexis) et de configuration (morphê) ne soit pas unealtération, si dans les Catégories Aristote affirme que ces deuxpropriétés sont énumérées parmi les qualités. La solutiond’Alexandre, telle que Simplicius la rapporte, consiste à affirmerque les états, ainsi que les configurations, ne sont pas des “qualitésaffectives” (παθητικαὶ ποιότητες), mais des “perfections” (τελειότητες).De la même manière, poursuit Alexandre, il faut conclure que ni leschangements des qualités primaires, lorsqu’ils ont lieu à l’occasiondes transformations élémentaires, ni les changements concernantles vertus ne sont des altérations. Dans les deux cas, en effet, les“qualités” sont en réalité des propriétés qui contribuent à l’essenceet constituent la forme de la chose. Le fait que, dans le développe-ment résumé par Simplicius, Alexandre renvoie aux Catégories prou-ve que ce passage ne se trouvait pas dans son commentaire à cetouvrage.Les fragments du commentaire perdu d’Alexandre à Phys. VII17

confirment que l’exégète avait soulevé dans son commentaire à celivre des questions similaires à celle qu’on trouve dans le GrandCommentaire d’Averroès. Dans la scholie 468, Alexandre affirmeque la santé se produit par altération, mais qu’elle ne se réduit pasà une altération. Dans la scholie 479, il tire une conclusion similaireà propos de l’acquisition de la prudence lors de la puberté: cela n’estpas une altération, mais se produit par altération.Les scholies byzantines, les développements chez Simplicius et la

citation d’Alexandre par Averroès portent donc tous sur un même

16 Simplicius, In Phys. VII 3, 1080, 26 et ss. Les lignes du lemme de Simplicius correspondentaux lignes 248 b27–28 de la version B.

17 Je remercie Marwan Rashed de m’avoir permis d’examiner, avant leur parution, les frag-ments du commentaire perdu d’Alexandre dont il va publier l’édition, cf. M. Rashed,Alexandre d’Aphrodise. Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (livres IV-VIII): lesscholies byzantines (Berlin / New York, 2011).

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type de question. Ce qui, associé à la quasi-inexistence du commen-taire aux Catégories dans la tradition arabe, paraît être une preuvesuffisante du fait que la citation par Averroès devait appartenir elleaussi au commentaire d’Alexandre à Phys. VII. Cela dit, lorsqu’onexamine les passages du Grand Commentaire à Phys. VII qui cor-respondent aux lignes dont on connaît l’exégèse d’Alexandre, on n’ytrouve aucune correspondance directe. Quelle conclusion faut-il dèslors tirer? Sur la base de ces considérations et du caractère succinctet conjectural de l’explication de la remarque d’Alexandre proposéepar Averroès, il faut accorder, comme RG le propose, qu’Averroès nepossédait pas le commentaire d’Alexandre au livre VII dans sonentier. En revanche, il ne faut pas conclure, comme la spécialiste lesuggère, que la citation dans le c. 20 est tirée du commentaired’Alexandre aux Catégories, mais plutôt supposer qu’elle constitueun fragment du commentaire d’Alexandre au livre VII de laPhysique qu’Averroès lisait, ou bien sous la forme d’une glose margi-nale ou bien dans une source intermédiaire.

PART B: AVERROES’ NEW PHYSICS

Dans la seconde partie de cet ouvrage, significativement intitulée “lanouvelle physique d’Averroès”, on tient le cœur de la thèse de RG.L’auteur admet que les preuves matérielles fournies dans lapremière partie ne permettent pas à elles seules d’établir la chronolo-gie des différentes versions des trois commentaires. Il faut aussiexaminer le contenu. Comme on l’a indiqué plus haut, RG choisittrois passages paradigmatiques qui présentent des différences signi-ficatives et qui, plus précisément, marquent un tournant dans laréflexion philosophique d’Averroès. Il s’agit de: Phys. VIII 1; Phys.VI 4; Phys. VII 1. Dans le premier cas, les trois commentaires trans-mettent les deux mêmes exégèses concourantes. Pour les deux autres,les divergences les plus significatives se trouvent dans les deux ver-sions hébraïque et latine du Grand Commentaire. Dans les trois cas,RG soutient l’hypothèse qu’après une période de réflexion approfondieet une lecture attentive de ses prédécesseurs grecs et arabes, Averroèss’est éloigné de leur interprétation pour formuler une lecture originaledes arguments d’Aristote. Au fondement de l’interprétation des troistextes, Averroès poserait une même hypothèse physique: le mondesublunaire, qu’il soit considéré sous son aspect cinétique, matérielou formel, manifeste une structure contiguë.

I. The Turning Point of Physics VIII: The Breakdown of Determinism

RG commence par étudier le cas du premier argument de Phys. VIII 1,mais avant d’aborder dans le détail l’interprétation d’Averroès, elle

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esquisse ce qu’elle considère comme son arrière-plan théorique. Ellepart du présupposé qu’Averroès, au moins dans les textes qu’onpossède, n’a jamais mis en question ni l’éternité du mouvement nicelle de l’univers; il a plutôt hésité sur la démonstration qu’Aristoteen a fournie et cela, affirme-t-elle, à cause des conséquencesdéterministes qu’elle pouvait entraîner. RG ne définit pas clairementce qu’elle entend ici par déterminisme et indéterminisme, maiselle semble concevoir le déterminisme comme la négation de lapossibilité au niveau de la causalité du sensible. C’est en effet àla lumière de cette définition qu’elle interprète l’oppositiondéterminisme/indéterminisme ainsi que celle entre le systèmestoïcien et le système épicurien qu’elle choisit comme paradigme dela première opposition. En s’appuyant sur le travail de 1959 deS. Sambursky,18 RG affirme que le fondement du déterminismestoïcien est la structure spatio-temporelle continue du réel garantiepar le pneuma; celle de l’indéterminisme grec et musulman la “succes-sion interrompue” des événements naturels et la nature discontinuedu réel. Elle définit alors la philosophie d’Avicenne commedéterministe et elle associe à l’indéterminisme épicurien l’atomismedu Kalām: ces deux systèmes atomistes – affirme-t-elle – sontindéterministes, car ils admettent des événements spontanés noncausés. Leur différence tient au fait que dans l’atomisme grec, le mou-vement est interrompu par les collisions des atomes, dans l’atomismemusulman par l’intervention directe de Dieu. La conclusion quiressort de ce cadre historique est que la contiguïté serait un attributessentiel de la causalité. RG suppose alors qu’Averroès, plus oumoins conscient de ce cadre théorique, a voulu substituer à lacontinuité stoïcienne ainsi qu’à la discontinuité atomiste la notionde contiguïté. C’est dans ce même but qu’Averroès, dans son commen-taire à Phys. VIII 1, s’efforcerait d’attribuer aux mouvements sublu-naires la propriété de la contiguïté et au seul mouvement céleste lapropriété de l’absolue continuité. Ce n’est qu’ainsi, affirme RG, qu’ilpeut sauver la causalité naturelle, sans éliminer la possibilité.La spécialiste montre bien que c’est à l’encontre de la lecture croisée

que Philopon avait proposée de Phys. V 2, 225b14–226a7 et VIII 1qu’al-Fārābī et Ibn Bāgga ont formulé leur interprétation de Phys.VIII 1. Elle reconstruit alors l’interprétation qu’Averroès proposaitde Phys. V 2 et de l’affirmation d’Aristote selon laquelle on peutavoir mouvement du mouvement par accident, mais non par soi.Elle suggère qu’Averroès trouvait dans cette idée un fondement desa thèse dans la mesure où il y voyait affirmé que les mouvementssublunaires se succèdent l’un à l’autre de façon accidentelle.19 RG

18 Cf. S. Sambursky, Physics of the Stoics (London, 1959), p. 53.19 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 73.

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reconstruit ensuite la lecture qu’Averroès propose de Phys. VIII 1dans les trois commentaires et montre de façon convaincante que,pendant la récriture duGC, Averroès prend conscience du fait que l’af-firmation qui veut que “avant tout mouvement il y a nécessairementun mouvement précédent” peut être interprétée en deux sens: unsens que RG appelle “fort” et qu’Averroès, à la suite d’al-Fārābī etd’Ibn Bāgga, aurait adopté dans un premier temps, qui consiste à sup-poser “qu’avant tout mouvement il y a toujours un mouvement et unechose mue”; un sens faible qui consiste à conclure “qu’avec tout mou-vement il y a toujours une chose mue” et un autre mouvement.20L’abandon par Averroès de l’interprétation d’al-Fārābī et d’IbnBāgga marque ainsi ce que RG appelle le tournant vers la nouvellephysique averroïste, car la nouvelle interprétation se fonde surl’idée que la structure des mouvements sublunaires appartient,pour Averroès, au domaine du contigu et non pas du continu.D’après cette seconde interprétation, Aristote ne serait pas en trainde dire que nécessairement dans l’horizon du sensible sublunairetout mouvement est précédé par un autre mouvement, mais qu’il ya un premier mouvement, celui de la dernière sphère céleste, quirend l’enchaînement des mouvements sublunaires nécessaire, en lesrendant contigus.Tirant les conclusions de son analyse, RG suggère qu’Averroès

abandonne l’interprétation proposée par al-Fārābī et formule sapropre lecture de l’argument de la succession, parce qu’il voyaitdans celle-ci un danger déterministe ou, pour reprendre les proposde RG, parce qu’il voulait marquer le début de l’histoire dudéterminisme avec al-Fārābī et non pas Aristote. Cette hypothèsepourtant me semble plus douteuse dans la mesure où elle ne saisitpas le véritable enjeu de la critique qu’Averroès adresse à al-Fārābī.Il est certain que la préservation de la possibilité dans la chaîne cau-sale naturelle était pour Averroès l’une des conditions sine qua non detoute théorie dumouvement et RG le montre bien en évoquant un pas-sage duGC (GC Phys. VIII 1, c. latin 342 D14–E7) où Averroès affirmeque le fait que les mouvements sublunaires successifs sont renduscontigus par le mouvement de la première sphère laisse encoreplace à la possibilité. En effet, explique Averroès, entre un mouve-ment et l’autre il peut y avoir “le temps du repos, dans lequel onpeut trouver le possible”. Cela, toutefois, ne constitue ni le seul oule principal enjeu de l’interprétation de Phys. VIII 1 ni le noyau de

20 La précision est nécessaire. En effet, si l’on garde la formulation que RG propose de la “lec-ture faible” de l’argument de Phys. VIII (cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 70), Aristote ici neferait que répéter ce qu’il a affirmé en Phys. III 1, c’est-à-dire que le mouvement existe tou-jours dans une chose mue. Ce qui ne permet, en aucun sens, de conclure que tout mouve-ment est précédé par un autre mouvement.

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la critique qu’Averroès adresse à al-Fārābī. En effet, le véritablereproche latent dans l’interprétation de ce dernier ne concerne pasle danger déterministe de la lecture d’al-Fārābī, mais son efficacitéà démontrer l’éternité du mouvement dans son ensemble. Car, sil’on revient aux passages du Moyen et du Grand Commentaire enquestion, ce qui est pour Averroès défaillant dans la lectured’al-Fārābī, c’est qu’elle suppose que la capacité à mouvoir précèdel’acte du mouvement. En effet – lui rétorque Averroès – ce n’est pascela qu’Aristote affirme en Phys. VIII 1; ce qu’il postule dans cetexte, c’est que le mouvement est dans le corps. C’est là qu’est lepoint crucial de la querelle. En effet, Averroès ne veut pas dire quela lecture de Fārābī est contradictoire, mais plutôt qu’elle est faible.Le fait de prouver (en postulant que la puissance préexiste à l’acte)que le mouvement dans son ensemble (in genere) est ininterrompu,ne suffit pas à repousser les critiques créationnistes de Philopon.C’est Averroès lui-même qui nous le dit dans le GrandCommentaire, lorsqu’il avoue que, dans un premier temps, il avaittrouvé la declaratio d’Aristote diminuta, à savoir faible, mais nonpas contradictoire, contrairement à ce que RG traduit. Cette accusa-tion, poursuit Averroès, ne doit pas être adressée à l’affirmationd’Aristote mais à la lecture qu’en propose al-Fārābī. La lecture de cedernier ne permet pas en effet de démontrer l’éternité du premiermouvement, au contraire – rétorquerait Averroès – elle prête leflanc aux attaques de Philopon. Car détacher la puissance de mouvoirde son acte, dans le cas du premier mouvement, pourrait conduire àadmettre que cet acte émane d’une puissance autre que celle dumobile.

II. The Turning Point of Physics VI: The Breakdown of Motion

Le chapitre VI est consacré à montrer que chaque mouvement dans lesensible sublunaire manifeste pour Averroès une structure contiguëet non pas continue, ce qui constitue le deuxième acquis de sa nouvellephysique. Comme d’autres l’ont suggéré avant elle,21 RG veut

21 A. Maier, “Forma fluens oder Fluxus formae?”, dans ead., Zwischen Philosophie undMechanik (Roma, 1958), p. 81–215; J. E. Murdoch et E. D. Sylla, “The science of motion”,dans D.C. Lindberg (éd.), Science in the Middle Ages (Chigaco, 1978), pp. 206–64; C.Trifogli, Oxford Physics in the Thirteenth Century (Leiden / Boston / Köln, 2000); A.Hasnawi, “Alexandre d’Aphrodise vs Jean Philopon. Notes sur quelques traitésd’Alexandre ‘perdus’ en grec, conservés en arabe”, Arabic Sciences and Philosophy, 4.1(1994): 53–109, p. 67; id., “Le mouvement et les catégories selon Avicenne et Averroès:L’arrière-fond grec et les prolongements latins médiévaux”, Oriens-Occidens, 2 (1998):119–22; id., “Le statut catégorial du mouvement chez Avicenne: contexte grec et postéritémédiévale latine”, dans R. Morelon et A. Hasnawi (éd.) De Zénon d’Élée à Poincaré: recueild’études en hommage à Roshdi Rashed (Paris, 2004), pp. 561–605.

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conclure, en examinant des textes passés parfois inaperçus, que cenouveau concept du mouvement est ce qui sera appelé par la suiteforma fluens.RG montre de façon convaincante que l’élaboration par Averroès de

son propre concept de changement se produit dans le cadre d’unepolémique qui trouve son origine chez Théophraste. Averroès recons-truit ce débat dans son commentaire à Phys. VI 4 (GC Phys. VI 4, c. 32,265 L6–266 C6), lorsqu’il s’efforce de résoudre deux difficultéssoulevées par les commentateurs qui l’ont précédé. Ces deuxdifficultés découlent de la thèse affirmée au début du chapitre selonlaquelle “tout ce qui change doit être divisible”, de sorte que l’unede ses parties se trouve encore au point de départ alors qu’uneautre se trouve à celui qu’Aristote appelle “le premier par rapportau changement” (to prôton kata tên metabolên), c’est-à-dire le premier“ce vers quoi la chose change” ou, en d’autres termes, le premier termede la série des pas intermédiaires qui amènent d’un contraire à l’au-tre. La première difficulté concerne la nature continue dumouvement:comment est-il possible qu’il y ait un “premier” pas, alors que le mou-vement est une grandeur continue? La seconde difficulté concerne lechangement instantané: comment est-il possible qu’il y ait un “pre-mier” pas, lorsque le mouvement se produit de façon instantanée?C’est dans le but de résoudre ces deux difficultés qu’Averroès auraitélaboré sa propre théorie du changement comme “entitéhétérogène”.22 RG essaie de montrer que c’est en résolvant la secondedifficulté qu’Averroès se trouve confronté à la première. Cettedifficulté s’estompe, d’après l’Averroès du GC, lorsqu’on admet queles supposés changements instantanés ne sont en réalité des change-ments que de façon équivoque.23 Il n’y a pas à strictement parler dechangement qui ne se produise dans le temps; ce qui est atemporel(“non in tempore”), c’est plutôt le terme final d’un changement, quipeut être improprement appelé “transmutatio”, mais qui en étant lafin du changement lui-même n’est ni divisible, ni dans le temps (c.32, 266 C6–D7). Averroès explique ensuite qu’il y a deux types dechangements véritables (“transmutationes principales”): ceux dontle terme final appartient à leur genre; ceux dont le terme final appar-tient à un autre genre (en entendant par “genre” “catégorie”). Cesdeux types de changements sont tous les deux in tempore, de mêmeque leurs sujets se trouvent en partie dans “ce à partir de quoi” eten partie dans “ce vers quoi” (c. 32, 266 D7–E11). Dans plusieurs pas-sages du GC, Averroès prend le cas de la génération substantiellecomme exemple du second type de changement: la génération des

22 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 119.23 Averroès, GC Phys. VI 4, c. 32, C6–D16.

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substances telles que les corps homéomères se produit toujours à lasuite d’un changement qualitatif. La génération substantielle ainsiconçue fait partie des phénomènes que RG appelle hétérogènes.Elle suggère alors que tous les changements pour Averroès sontdes entités hétérogènes. Comme dans le cas de l’oppositiondéterminisme/indéterminisme, on ne comprend pas d’emblée ce queRG entend par “entité hétérogène”. Sur la base des précisions qu’elleapporte par la suite, on saisit que cette formule exprime à ses yeux lefait que le mouvement n’est pas quelque chose d’homéomère,c’est-à-dire capable d’être divisé en d’autres mouvements à leur tourdivisibles. Si cela est le cas, le texte choisi pour appuyer sa conclusionn’est pas le plus pertinent. En effet, concevoir la fin du mouvementcomme quelque chose qui n’appartient pas à la même catégorie quelui n’implique pas en soi le fait que le mouvement ait une naturehétérogène, mais que l’apparition de la forme est un phénomènenon commensurable au mouvement qui y amène. Cette thèse consti-tue d’ailleurs le but ultime du propos d’Averroès dans ce chapitre,car ce texte vise premièrement à démontrer, contre ce que les com-mentateurs précédents affirmaient, que le substrat de la générationsubstantielle, comme celui des autres changements, est divisible.En effet, même si, au sens strict, l’apparition de la forme ne se produitpas dans le temps, elle suit un changement qui se produit dans letemps: l’altération. L’erreur qu’Averroès attribue à Ibn Bāgga,comme aux autres commentateurs, serait en ce sens d’avoir exclu cequi change dans la catégorie de la substance du nombre des chosesdivisibles.RG passe ensuite à l’analyse de ce qu’elle considère comme la solu-

tion d’Averroès à la seconde difficulté liée à la thèse de Phys. VI 4:comment peut-on encore accorder une structure continue à un mouve-ment dans lequel on distingue un premier “ce vers quoi”? La réponsed’Averroès consiste, d’après elle, à dénier au changement une naturecontinue et à introduire le nouveau concept de “changementintermédiaire”. Un changement d’un point t0 à un point tn serait donccomposé par des mouvements intermédiaires (t0−t1; t2−t3. . .tn-1−tn)qui seraient contigus les uns aux autres, mais non continus –résultat qu’elle tire des lignes du c. 32 qui suivent la distinctionentre le changement par soi et le changement non par soi. Averroèsy affirme que le seul changement essentiel (“qui est essentialiter”)est le changement qui va du repos au repos. Il poursuit en expliquantque “le changement qui suit (“sequitur”) le changement” n’est pas unchangement du repos au repos et qu’il n’est donc pas un changementexistant par soi (“existens per se”) (c. 32, 266 F12–G5). RG estime quedans ces lignes Averroès fait allusion à un nouveau type de change-ment qui serait intermédiaire entre le point de départ et le pointd’arrivée et qui serait, en étant contigu, lié par accident à celui qui

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le précède.24 Elle en conclut que le but d’Averroès dans ce passage estd’affirmer qu’un mouvement sublunaire n’est qu’une série de mouve-ments contigus. Il me semble toutefois que, dans ces lignes, Averroèsne fait pas mention d’un nouveau type de changement intermédiaire,mais qu’il reprend simplement la distinction qu’il vient de formulerentre le changement au sens strict (celui qui va de repos à repos) etce qui n’est pas un changement par soi (à savoir la fin du changement).Il ne fait, en d’autres termes, que résumer le propos qu’il vientd’énoncer, selon lequel la fin suit le changement non pas au sens oùil serait un changement successif au précédent, mais comme l’instantprésent (le nun) survient au temps passé, sans être une partie dutemps par soi, mais par accident. C’est Averroès lui-même d’ailleursqui nous le dit, tout juste avant les lignes 266 F12–G5, lorsqu’il com-mence l’exégèse ad litteram du chapitre: “sicut diximus”, c’est-à-dire,“comme on l’a déjà dit”, ce qui n’est pas un changement par soi “suit”(“sequitur”) le changement lui-même. Il est clair que la référence estaux lignes 266 E11–14 où Averroès a expliqué que la fin du change-ment, celle qu’on peut appeler “transmutatio non in tempore” suit(“consequatur”) le changement qui la précède et est un changementpar accident. C’est en revanche seulement dans la suite du texte(266, I7 et ss.) qu’Averroès en vient à expliquer pourquoi l’on peutdire que, dans les quatre types de changement, il y a un premier “cevers quoi”.L’interprétation proposée par RG a toutefois un fondement réel

dans d’autres textes d’Averroès, où ce dernier semble volontairementutiliser la notion de “fin du mouvement” pour saisir la nature du mou-vement. Ce qui expliquerait le malentendu sur le c. 32 du GC à Phys.VI 6. En effet, RGmontre que c’est dans le but de distinguer le mouve-ment sublunaire du mouvement céleste qu’Averroès aurait accentuéla nature non continue du premier type de mouvement. Dans le GCà Phys. VIII 7, c. 62, Averroès affirme que le mouvement d’un corpsun peut être composé de deux mouvements dont l’un est la perfectionde l’autre. Dans ce cas précis, il n’y a pas de pause actuelle entre unmouvement et l’autre et – comme on le lit dans un ajout donttémoigne la seule traduction hébraïque – les deux mouvements sontcontigus. Dans un autre passage du GC à Phys. VIII (c. 85, 432 M2et ss.), Averroès affirme qu’aucun des mouvements qui se produisentpar l’action propulsive ou attractive d’un moteur corporel sur un corpsqui se meut dans un milieu, que ce soit l’eau, l’air ou autre chose, nepeut être continu. RG en conclut que dans le GC à la PhysiqueAverroès abandonne la conception continuiste du mouvement et enformule une nouvelle d’après laquelle un mouvement sublunaire

24 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, pp. 122 et ss.

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n’est qu’une “chaîne contiguë” de mouvements successifs ou, commeelle le précise par la suite,25 la série de tous les termini ad quem dumouvement. Cet argument, pourtant, dans la mesure où il se fondesur une analyse des seuls mouvements contre nature, ne permetpas d’étendre la conclusion voulue à tout mouvement.Dans d’autres passages, de plus, Averroès semble prendre une posi-

tion moins forte que celle que RG lui attribue, car il ne parle pas demouvements contigus dans un même mouvement, mais de “parties”d’un mouvement. Deux textes sont en ce sens éclairants. Dans le pre-mier (GC Phys. V, c. 36, I7–K3) Averroès affirme qu’un mouvementnumériquement un est continu, car ses parties sont engendrées lesunes après les autres, sans que l’on puisse ni les distinguer ni les indi-quer. Le même concept est exprimé dans le célèbre c. 4 du GC à Phys.III 1, où Averroès affirme d’abord que le mouvement ne diffère pas desa perfection si ce n’est selon le plus et le moins, pour le définir ensuitecomme la génération des parties, les unes après les autres, de la per-fection vers laquelle il est orienté. Ici, comme dans les autres passagesoù il parle de parties de la perfection ou du mouvement, Averroès nesemble pas vouloir abandonner l’idée que le mouvement soit uneentité homogène, mais plutôt la défendre, en expliquant que leterme “perfection” n’est pas homonyme, mais qu’on peut l’utiliserpour désigner à la fois la fin du mouvement et ses différents stades,parce que ce terme se prédique des deux types de réalités selon leplus et le moins.Sur la base de ces quelques remarques, il semble difficile de con-

clure qu’Averroès, dans la dernière phase de sa réflexion, interprètele mouvement comme une entité à la structure hétérogène. En effet,les passages du GC à la Phys. où il s’efforce d’expliquer, en ayantrecours à la notion de “perfection” selon le plus et le moins, qu’unmou-vement numériquement un peut avoir des parties, semblent allerdans l’autre sens. Toutefois, il reste vrai qu’Averroès s’efforce ausside mettre en lumière le caractère discret du mouvement, notammentlorsque, voulant montrer la nature absolument unique dumouvementde la dernière sphère, il accentue le caractère contigu et fini de toutmouvement sublunaire.

III. The Turning Point of Physics VII: The Breakdown ofPhysical Body

Ce chapitre, qui vise à démontrer que la grandeur physique n’est pluspour Averroès une entité homéomère, en tant qu’elle est constituée departies divisées en acte, est une version modifiée et augmentée de

25 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, pp. 127 et ss.

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l’article “Ibn Rushd’s theory of minima naturalia” paru en 2001 dansla présente revue.RG pose d’abord dans les premières pages de ce chapitre une dis-

tinction qu’elle reprend à T. Holden26 entre “la théorie des minimanaturalia” selon laquelle le corps physique n’est pas constitué de par-ties qui existent en acte en lui, mais de parties qui peuvent être crééespar une division du corps et “une théorie corpusculaire” selon laquellele corps physique est constitué d’unités indivisibles qui existent enacte en lui. Ces unités donc ne sont pas créées à la suite d’un processusde division, mais préexistent à la division qui ne fait que les séparerles unes des autres. RG expose tout de suite après la thèse qu’elleva s’efforcer de démontrer – la théorie d’Averroès est “beaucoup plusqu’une théorie des minima naturalia: c’est une théorie des partiesactuelles, c’est-à-dire une théorie corpusculaire”.27L’un des principaux enjeux de la reconstruction de RG consiste à

montrer que la théorie des minima naturalia a été élaborée parAverroès dans le cadre de la polémique entre Galien et Alexandresur la question de savoir s’il existe quelque chose qui est mû par soi,question qu’Aristote discute dans le premier chapitre de Phys. VII.RG explique ainsi que, dans le cas des quatre éléments, c’est le mini-mum naturale en tant que corps non ultérieurement divisible qui est“le premier mû” et ce qui se meut par soi. En effet, le minimum natu-rale – explique RG sur la base de l’Abrégé et du CMMoyen à Phys. VII1 – satisfait aux deux conditions qu’en Phys. VIII 4 Aristote postulepour tout automoteur: il n’est ni mû par une partie ni n’estlui-même une partie. En se fondant sur ces considérations, RG conclutqu’Averroès parvient à nier la structure homéomère et continue de laréalité physique et que c’est par ce biais qu’il résout la questionqu’Aristote et Alexandre ont laissée partiellement sans réponse:celle de savoir quel type d’unité et de mouvement attribuer auxéléments. Elle explique ainsi que la grandeur minimale aussi estmue par quelque chose parce qu’elle peut être encore analysée enune partie mue (la matière) et une partie motrice (la forme). Puis,en se référant au c. 32 du GC à Phys. VI 4, où Averroès affirme quele premier mû dans le cas de la génération substantielle est la pluspetite grandeur qui se trouve dans un corps, RG conclut que lesminima naturalia sont des entités actuelles. Enfin, à partir d’un pas-sage du CM au De Generatione et Corruptione,28 dans lequel Averroèsexplique que la croissance animale se produit à la suite de la

26 T. Holden, The Architecture of Matter: Galileo to Kant (Oxford, 2004), p. 18.27 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, p. 145.28 Averroès (Abū l-Walīd Ibn Rušd), Mittlerer Kommentar zu Aristoteles’, De Generatione et

Corruptione, mit einer einleitenden Studie versehen, herausgegeben und Kommentiert vonHeidrun Eichner (Paderbon / München / Wien / Zürich, 2005), (dorénavant Averroès, CMDGC), c. 38, pp. 47,16–48,6.

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génération des plus petites parties possibles des corps homéomèresqui s’accroissent, elle précise que les corps vivants aussi bien sontconstitués par ces mêmes unités actuelles. Donc, d’après la recons-truction que RG propose, les minima naturalia d’Averroès sont nonseulement les plus petites parties d’un corps que l’on pourrait obtenirpar un processus de division, mais aussi des corpuscules actuellementséparés les uns des autres dans les corps de tout être vivant. De cesconsidérations, la spécialiste tire une dernière conclusion: dans lanouvelle vision du monde d’Averroès, il faut postuler un divorceentre physique et mathématique et conclure que le continuum estpour lui une structure purement mathématique et non pasphysique.29On a déjà soulevé ailleurs certaines difficultés qui remettent en

question l’hypothèse voulant que les corps des animaux soientconstitués, d’après Averroès, par des unités actuellement séparéesles unes des autres.30 On a essayé de montrer, à partir d’une analysede la théorie du mélange défendue par Averroès, que si l’on peutlégitimement admettre que les amas de corps simples sont pour luiconstitués d’unités minimales, on ne peut étendre cette même con-clusion au corps vivant. Ici, je me limiterai à deux remarques sur ceque RG appelle le divorce entre physique et mathématique, lapremière pour proposer une relecture de certains textes que laspécialiste prend en compte, la seconde consistant simplement àévoquer un cas qui semble échapper à la distinction qu’elle propose.Contre l’idée d’une séparation trop nette entre les deux sciences, on

pourrait objecter qu’Averroès admet souvent que, dans le réel sensi-ble, la division infinie n’est pas possible du point de vue de la forme,mais seulement de la matière. Cette thèse n’est pas infirmée par lefait qu’Averroès ne se soucie pas à tous les coups de préciser que ladivision infinie n’est acceptable par le physicien que du point de vuede la matière. Deux passages parallèles du CM et du GC à Phys. IIIsont éclairants à ce sujet. RG les mentionne, mais elle semble seméprendre sur leur interprétation.31 Dans le CM à Phys. III 7 (c.58–62),32 Averroès affirme d’abord que le physicien et le mathéma-ticien peuvent diviser la grandeur à l’infini, pourvu que cette divisionse produise “per intellectum”. Le physicien, en revanche, ne peut

29 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, pp. 159–63.30 Cf. C. Cerami, “Mélange, minima naturalia et croissance animale dans le Commentaire

Moyen d’Averroès à De Generatione et Corruptione I 5”, dans J. Biard (éd.), La nature et levide. Le vide dans la physique du Moyen Âge. Volume en honneur d’E. Grant, Brepols, àparaître.

31 Cf. Glasner, Averroes’ Physics, n. 76 p. 153; n. 118, p. 161.32 N’ayant pas accès au texte hébraïque, je ferai référence à la traduction hébraico-latine

réalisée à la Renaissance par Jacob Mantino et publiée dans l’édition des Juntes en 1562aux f. 455 et ss., c. 58–62.

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concevoir une grandeur qui s’accroîtrait indéfiniment, alors que lemathématicien le peut. Il précise ensuite que les deux sciences par-viennent à des résultats différents quant à la divisibilité de la gran-deur, d’une ligne par exemple, si celle-ci est considérée en tantqu’elle possède une certaine forme, comme celle du feu ou de l’eau.Dans ce cas, le physicien ne peut considérer la ligne comme divisibleà l’infini, tout comme il ne peut considérer une grandeur toujours plusgrande. Il poursuit alors en évoquant une possible difficulté: quel-qu’un pourrait affirmer que le physicien peut, comme le géomètre,prolonger une ligne indéfiniment, pourvu qu’il le fasse en considé-rant la ligne en tant que ligne. Mais si cela était le cas, pour quelle rai-son – se demande Averroès – Aristote aurait-il dit que l’on ne peutaccroître la grandeur à l’infini?33 Averroès répond alors en expliquantque le “maître de cette science” considère les grandeurs en tant“qu’elles sont les fins, les limites et les extrémités des corps naturelsmatériels”, c’est pourquoi il peut les considérer comme divisibles àl’infini, à savoir du point de vue de la matière (“ratio materiae”). RGsuppose que par l’expression le “maître de cette science” Averroèsfait allusion au mathématicien qui, en faisant abstraction de laforme, peut, à la différence du physicien, diviser la grandeur à l’infini.La suite, pourtant, montre que cette expression ne désigne pas lemathématicien, mais le physicien. Lorsqu’Averroès en vient àrésoudre la difficulté évoquée, il affirme que c’est pour cette mêmeraison, à savoir parce que la grandeur est considérée dans lamatière (“quatenus magnitudo est in materia”) que l’augmentation,du point de vue du physicien, ne peut procéder à l’infini. En effet, iln’y a pas en dehors du monde d’autre quantité de matière. Quantau géomètre, poursuit Averroès, bien qu’il s’enquière de la quantité,il “ne la considère pas en tant qu’elle est la limite et la fin des corpsnaturels, comme le fait le physicien”.Dans le GC au même texte (GC Phys. III 7, c. 60, 114 C3 et ss.),

Averroès évoque la même difficulté et affirme la retrouver dans lespropos d’al-Fārābī et d’Ibn Bāgga. Il expose ensuite sa solution, quicorrespond à celle qu’on a suggérée pour le CM:

[. . .] En effet, le physicien considère l’extension en tant qu’elle est fin et entant qu’elle existe dans la matière, le géomètre en revanche <la considère>en tant qu’elle est abstraite de la matière. Et puisque l’extension peut êtreconsidérée de ces deux façons, on peut la retrouver <dans les deux sciences>selon des dispositions à la fois opposées et concordantes. La concordance<entre les deux sciences> porte sur le fait que <l’extension> peut toujoursêtre divisée, qu’elle soit considérée en tant qu’elle est dans la matière ou

33 Dans la note 76 de la p. 153, Glasner propose une traduction de ce passage, mais elle sauteles lignes dans lesquelles Averroès pose sa propre question. La structure du raisonnementd’Averroès s’en trouve assez modifiée.

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en tant qu’elle est dans l’imagination. En effet, la proposition du géomètre ditqu’il est possible d’imaginer pour toute ligne une ligne plus petite, la propo-sition du physicien, qui concorde avec celle-ci, dit que la ligne peut êtredivisée à l’infini.34

RG traduit une partie de ce texte à la note 118 de la page 161. Bienqu’elle renvoie aux lignes du texte latin ainsi qu’à celles de la traduc-tion hébraïque, sa traduction ne correspond pas au texte latind’Averroès: “According to the geometrical definition, it is always poss-ible to substract from any line a smaller line; according to the naturalproposition infinite substraction is impossible”. De fait, cette traduc-tion fait dire à Averroès le contraire de ce qu’il affirme, car d’aprèsle texte latin, il est clair qu’aussi bien pour le mathématicien quepour le physicien la division de la grandeur à l’infini est possible.En se fondant sur ces textes, on peut conclure qu’il y a pourAverroès une certaine séparation entre les deux sciences, car le phy-sicien ne peut admettre l’accroissement indéfini d’une ligne, sans pro-noncer une affirmation fausse (“falsa”), alors que le géomètre peut lefaire, car il manie des concepts qui n’existent pas forcément en dehorsde l’âme (“extra animam”). Cette séparation, toutefois, est relative etne s’apparente que lointainement à un divorce, dès lors que les deuxsciences continuent à avoir certains principes en commun.On peut, en conclusion, faire état d’une dernière difficulté concer-

nant l’idée que la séparation entre les deux sciences est pourAverroès fondée sur le fait que le continuum est une structure pure-ment mathématique et non pas physique. Il y a en effet au moinsun cas où le physicien se trouve avoir comme objet propre de rechercheune réalité à la structure absolument continue: le mouvement de ladernière sphère. Car s’il est vrai que l’étude des cieux constitue la par-tie la plus géométrique de la physique aristotélicienne, elle demeureune partie intégrante de sa philosophie de la nature.*

34 Averroès, GC Phys., III 7, c. 60, 114 D3–E4: “Consideratio enim Naturalis de mensura estsecundum quod est finis et existens in materia, consideratio vero Geometrae secundumquod est abstracta a materia. Et cum mensura consideratur his duobus modis, invenitursecundum dispositiones oppositas et convenientes. Convenientia enim est in hoc quoniamsemper diminuitur, sive consideretur secundum quod est in materia, sive secundum quodest in imaginatione. Propositio igitur Geometrae est quoniam possibile est imaginari adomnem lineam lineam minorem illa, et propositio Naturalis conveniens isti est quod lineapotest diminui in infinito”.

* Je tiens à remercier vivement Marwan Rashed qui, avec ses conseils et ses critiques, m’apermis d’améliorer la forme et le contenu d’une première version de ce texte. Je voudraiségalement remercier V. Cordonier pour ses remarques et ses suggestions. Je suisévidemment seule responsable pour les fautes et les imprécisions qui demeurent.

318 CRISTINA CERAMI