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Michel-Edouard Leclerc adresse un courrier à Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence
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Ivry-sur-Seine, le 14 décembre 2010
Monsieur Bruno Lasserre
Président de l’Autorité de la concurrence
11, rue de l’Echelle
75001 PARIS
Monsieur le Président,
L’Autorité de la concurrence vient d’émettre un avis (10.A.26) relatif aux contrats
d’affiliation des magasins indépendants et aux modalités d’acquisition du foncier commercial
dans le secteur de la distribution alimentaire.
Jugeant potentiellement préoccupant le niveau de concentration dans certaines zones de
chalandise, mais constatant aussi qu’aucune enseigne, même les enseignes intégrées, n’atteint un
taux de part de marché nécessitant une enquête particulière, c’est sur les seuls groupements de
commerçants indépendants que l’Autorité de la concurrence fait reposer l’obligation de « lever
les barrières comportementales » supposées préjudiciables à l’entrée de nouveaux commerçants
sur le marché. Et pour ce faire, elle leur enjoint d’assurer la mobilité de leurs adhérents et de
favoriser les transferts entre enseignes.
Les adhérents qui composent le mouvement E. Leclerc ne contestent évidemment pas à
l’Autorité de la concurrence le droit d’analyser et de recommander toute évolution des
comportements et des dispositions législatives qui renforcerait l’efficacité des politiques de
concurrence. Pas plus, nous ne contesterions le droit des pouvoirs publics ou de l’Autorité de la
concurrence de faire respecter la législation, y compris en critiquant les effets négatifs d’une trop
grande concentration de certains acteurs économiques ou encore tout excès que comporteraient
tel contrat ou telle clause, dont il serait démontré qu’ils nuisent au bon fonctionnement de la
concurrence.
Mais, le contenu de l’avis du 7 décembre révèle tellement d’erreurs, de contresens,
d’approximations qu’il nous a laissés sans voix !
Cela fait bientôt trente ans que j’ai rejoint le mouvement E. Leclerc. A travers son
développement, j’ai eu à participer à tous les débats qui ont jalonné la construction de la
politique française de concurrence. Notre mouvement a été en pointe sur toutes les questions
concernant l’ouverture des marchés : la distribution sélective (notamment la parapharmacie, la
parfumerie, etc.), la dénonciation des ententes (tarif carte bancaire), la lutte contre les
monopoles (carburant), le droit d’implantation (loi Royer, Raffarin, etc.), la liberté de
communication (interdiction de publicité télévisée, publicité comparative), et plus généralement
la liberté des prix (contre la loi Galland, pour la LME, etc.). A ce titre, j’ai eu à connaître moult
rapports émanant de vos prédécesseurs au Conseil de la concurrence. Mais je n’ai jamais eu
l’occasion de lire un texte aussi dogmatique et aussi pernicieux que celui que vous venez de
publier le 7 décembre.
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Son contenu, les analyses qui le sous-tendent, les amalgames auxquels il procède ont
conduit à des recommandations qui constitueraient, si elles étaient mises en œuvre, une véritable
rupture par rapport à la jurisprudence, maintes fois répétée, de la Cour de cassation, des Cours
d’appel et de votre propre Autorité. Elles en viendraient à nier le droit à des opérateurs
économiques regroupés au sein d’associations ou de coopératives, de relever le défi généré par
la concentration croissante des formes capitalistiques d’entreprises. C’est la dynamique même de
toute la concurrence sur les marchés français qui se trouverait altérée, pénalisée par la
fragilisation des réseaux d’indépendants dont tout le monde s’accorde à dire qu’ils renouvellent
le tissu économique (c’est par milliers qu’il faut chiffrer le nombre d’entrepreneurs promus par
Système U, E. Leclerc, Intermarché, dont beaucoup issus du salariat). Et surtout, ces réseaux
sont reconnus pour être parmi les moins chers.
Depuis 45 années, les Autorités et Juridictions de concurrence françaises et européennes
ont affirmé, de façon répétée, l’intérêt d’une compétition entre acteurs économiques
juridiquement et capitalistiquement différenciés. Les pouvoirs publics ont toujours pris soin de
les placer en situation de concurrence efficace en tenant compte des avantages et des faiblesses
de chaque mode d’organisation librement choisi. Quels que soient les marchés, quelle que soit la
situation des organisations en amont ou en aval de ces marchés, les Autorités de concurrence, en
France comme en Europe, ont toujours voulu maintenir une symétrie dans le traitement des
situations économiques, qu’il s’agisse de sociétés privées ou de coopératives et de groupements.
L’avis du 7 décembre ignore ces sages précédents. Refusant par avance d’avoir à
démontrer des asymétries prétendument découvertes dans les rapports des associés avec leurs
franchiseurs ou leurs coopératives, ignorant de surcroît les différences économiques qui existent
entre un coopérateur et un franchisé, simple titulaire de licence, votre Autorité ne propose rien
d’autre que de fragiliser les réseaux qui ont permis la survie des indépendants, créant de ce fait
un boulevard pour le développement des seules entreprises intégrées.
Cette différence de traitement, cette discrimination, n’a aucune raison d’être.
En Europe, tout opérateur a le droit d’organiser son entreprise comme il le souhaite.
Tout opérateur a droit à la sécurité juridique dès lors que son organisation et son action
n’entravent pas la concurrence sur les marchés pertinents que sont en l’occurrence, ici, ceux du
détail et de l’approvisionnement. Tout opérateur a le droit de se développer et de grandir,
d’étendre son aire d’action qui recouvre, faut-il le rappeler aujourd’hui, l’ensemble des
territoires européens.
Ces trente dernières années, alors que la distribution française vivait d’importants
mouvements de concentration (fusion Carrefour-Promodès, rapprochements Rallye-Casino,
Auchan-Mammouth), les commerçants indépendants n’ont trouvé de salut qu’en se regroupant,
en créant des réseaux suffisamment stables et crédibles pour permettre d’obtenir des banques les
prêts nécessaires au développement de leurs entreprises et des fournisseurs, les conditions
d’achat leur permettant de rivaliser avec les groupes intégrés. Dans un contexte législatif (loi
Royer) qui constituait un véritable barrage à l’entrée sur les marchés, ces réseaux ont mis en
place des instruments de sécurisation qui leur ont permis d’anticiper les surenchères financières
sur les magasins créés à leur enseigne. Ils ont su, par des engagements de solidarité, résister
collectivement à des actes de prédation et éviter ainsi le sort des réseaux trop fragiles
d’indépendants, d’Egé à Codec, aujourd’hui disparus.
Pourquoi venir nous dire qu’il faut désormais fluidifier nos réseaux ? L’obligation de
mobilité, c’est du pur dogmatisme. D’où tire-t-on que la mobilité des indépendants serait
favorable à une saine concurrence. A quel modèle économique connu fait-on référence ? Tous
les groupements européens d’indépendants travaillent à leur sécurisation.
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Il ne s’agit pas évidemment de cautionner les excès. Mais passer d’une recommandation
qui viserait à préserver le libre choix d’entreprise…à l’injonction d’organiser systématiquement
la mobilité des magasins entre réseaux concurrents, il y a un pas que l’Autorité n’avait pas à
franchir.
Comment devons-nous recevoir cette recommandation : 5 ans, dites-vous, pour un
contrat de marque, sans possibilité de contrôle ni d’obtenir la préférence. 5 ans, même pas le
temps d’amortir un investissement collectif, industriel ou logistique, même pas le temps de
fabriquer ensemble les marques qui font notre attractivité. Ce n’est pas sérieux.
La fluidité d’un marché de points de vente, exigée des seuls réseaux d’indépendants n’est
rien d’autre, ici, qu’un concept militant. Il ne viendrait à l’idée de personne d’interdire aux
dirigeants de Carrefour, de Cora ou de Casino de se protéger d’une OPA sauvage. Pas plus, on
n’est choqué que des actionnaires d’Hermès veuillent contrer les avances d’un Bernard Arnault
en tentant d’organiser « un noyau dur » par des pactes d’actionnaires, etc. D’où vient donc cette
idée que les indépendants devraient, eux, fragiliser leur réseau ? Pourquoi ne pourraient-ils pas,
eux aussi, consolider leur organisation, marquant leur volonté de durer et de pouvoir se doter
des logistiques, des communications, des possibilités de développement en rivaux performants
des groupes intégrés ? A qui fera-t-on croire que, demain, des entreprises pourront rester
indépendantes et investir dans des programmes lourds sur Internet et se développer sur le
marché européen sans être adossées à des structures dont la crédibilité et l’efficacité auront été
patiemment constuites dans le temps ?
Le plus étonnant dans cet Avis, c’est qu’il ne repose sur l’observation d’aucune situation
concrète et nommément désignée. A partir d’une simple prémisse, le rapporteur découvre tout à
coup qu’il existe un marché de magasins, dont les propriétaires devraient pouvoir circuler d’une
enseigne à l’autre, sans être astreints aux obligations qui ont fait l’attractivité et la durabilité de
ces enseignes. Un marché qu’il faudrait ouvrir à la prédation d’un nouvel entrant mythique, fût-il
filiale d’un groupe intégré, capable de surenchère financière.
Jamais, dans cet avis, l’Autorité ne s’est interrogée sur les conséquences possibles d’un
tel turnover, sur la crédibilité que perdraient ainsi les enseignes vis-à-vis de leurs fournisseurs, et
sur les niveaux de prix pour les consommateurs. L’Autorité fait d’ailleurs fi des différences de
performance prix entre enseignes. Récemment, E. Leclerc a attiré d’anciens associés « U » (en
Corse), d’anciens franchisés Leader Price et Champion (à la Réunion), d’anciens franchisés
Carrefour (à la Martinique). Dans ces trois cas de figure, l’adossement au réseau E. Leclerc a
permis de baisser les prix de 8 à 10 %. Que vient-on nous demander : de faciliter la revente de
tel magasin, et des fonds de commerce créés sous notre enseigne à des groupes qui n’auraient
d’autre objectif que la rentabilité et la remontée des prix ? Où est l’intérêt des consommateurs
dans tout cela ?
Cet Avis pourrait n’être qu’un médiocre rapport si, dans la forme, ne se cachait
insidieusement, dans sa formulation, une véritable décision.
Je m’interroge sincèrement sur les motivations de l’Autorité de la concurrence. Je
voudrais n’y voir qu’un malencontreux dérapage si de tout cela n’énamait un parfum
d’instrumentalisation. A la lecture de l’avis, on voit bien que l’Autorité a surtout cherché à
justifier les conclusions déjà présentes dans la décision de saisine. La brièveté de la réflexion que
l’Autorité s’est imposée à elle-même, ainsi que le caractère secret et unilatéral de la procédure
suivie, refusant toute démarche contradictoire, justifient une interprétation en ce sens.
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Voici donc un avis en forme de sentence : « les magasins affiliés sont aujourd’hui captifs
de l’enseigne qui les regroupe » (communiqué de presse). Les conclusions y sont présentées
comme impératives car « nécessaires ». Elles doivent être « mises en œuvre » sous la
« vigilance » de l’Autorité. Que penser de la fausse invitation faite aux groupes d’indépendants
de s’auto-réformer ? Le délai est court, dites-vous pour excuser l’absence d’analyse réelle des
marchés. Pourquoi donc cette urgence ? Pensez-vous réellement qu’un groupement, à supposer
qu’il le veuille, puisse, dans le bref délai que vous lui assignez, modifier les rapports avec ses
adhérents (contrats, licences et statuts) sans que preuve soit rapportée de leur irrégularité ?
Vous y croyez si peu que vous envisagez déjà le recours au législateur. A lire la conclusion, la
messe est dite et le projet de loi sur les rails.
Dans ce contexte, l’Association des Centres E. Leclerc que je préside, m’a demandé
d’engager un recours, auprès du Conseil d’Etat, en annulation de l’avis 10.A.26. Outre la
faiblesse des raisonnements qu’il contient, il nous paraît entaché d’un excès de pouvoir par
détournement de procédure ayant conduit en réalité à transformer un Avis en une injonction
nous portant préjudice.
Je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l’expression de ma considération
distinguée.
Michel-Edouard LECLERC